IV. TRANCHER LE NoeUD GORDIEN EN S'INSPIRANT DE LA LÉGISLATION AMÉRICAINE : LE CAPPER-VOLSTEAD ACT DU 18 FÉVRIER 1922, UN CADRE JURIDIQUE QUI A FAIT SES PREUVES

Les perspectives de réforme de la PAC à l'horizon 2021/2027, de même que l'examen rétrospectif des crises agricoles survenues au cours des dix dernières années, sans omettre les premiers enseignements des conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 plaident en faveur d'un changement de paradigme en matière de concurrence et d'agriculture, dans l'Union européenne.

Dans cet objectif, le présent rapport d'information plaide, d'une façon générale, en faveur du rapprochement du droit européen avec le dispositif législatif existant depuis près d'un siècle au États-Unis : le Capper-Volstead Act du 18 février 1922.

La Commission des affaires européennes a d'ailleurs récemment pris position en ce sens, en adoptant, le 14 mai 2020, une proposition de résolution européenne, devenue résolution du Sénat le 19 juin 2020 29 ( * ) . Cette résolution, déposée à l'initiative du rapporteur, porte sur deux grands axes : les conséquences de la pandémie de Covid-19, d'une part, l'affirmation de la primauté effective des objectifs de la PAC sur les règles européennes de concurrence, d'autre part.

1. L'idée générale : s'inspirer du Capper-Volstead Act du 18 février 1922 et de l'approche de certains pays étrangers.

L'adoption par le Congrès des États-Unis, le 18 février 1922, du Capper-Volstead Act consacre une large exemption de principe, en faveur des organisations agricoles, au droit commun des dispositions anti-trust ( Sherman Act de 1890).

Ce texte, toujours en vigueur, est considéré comme la « Magna Carta » de l'agriculture américaine, par analogie avec le texte fondateur de l'histoire constitutionnelle britannique. Le Capper-Volstead Act permet aux associations agricoles de s'entendre sur les prix, d'agir de concert, de pratiquer des actions marketing en commun et de planifier la production. En outre, la première section de cette loi autorise les agriculteurs à s'associer, suivant une liste non limitative de modalités de coopération. Environ 3 000 coopératives en bénéficient de nos jours. Les États-Unis ont ainsi privilégié une approche pragmatique.

Il en va de même désormais pour la Nouvelle-Zélande. Les politiques de concurrence y ont d'abord été très strictes concernant le regroupement de l'offre, dans la mesure où les pouvoirs publics avaient contraint certaines entreprises à « défusionner » et fractionner leurs outils industriels, de façon à préserver la diversité des acteurs économiques.

Depuis la fin des années 1990, les autorités néo-zélandaises ont adopté une position inverse, en autorisant la constitution de conglomérats dans les secteurs du lait (comme le grand groupe coopératif Fonterra), du vin et des ovins. Elles ont considéré, en premier lieu, que la taille pertinente des marchés n'était plus celle de la Nouvelle-Zélande mais était désormais mondiale, en second lieu, que ces conglomérats devaient pouvoir développer des plans de recherche et développement que des acteurs plus petits n'auraient pas été en mesure de financer.

D'une façon générale, la nécessité de constituer des champions de taille mondiale pour s'imposer dans la compétition internationale a prévalu sur la mise en concurrence des opérateurs locaux pour le marché national.

L'exemple de la Nouvelle-Zélande fait écho aux débats en cours en Europe sur la politique industrielle et sur l'assouplissement des règles de concurrence, dans la foulée du courrier adressé le 5 février 2020 par les ministres de l'Économie de la France, de l'Allemagne, de l'Italie et de la Pologne à la commissaire Margrethe Vestager. Ces débats ont été ravivés à la suite du refus par la Commission européenne de la fusion entre Alstom et Siemens ; la problématique se pose dans des termes analogues pour le secteur de l'agriculture.

2. Les points clés de la résolution n° 104 du Sénat du 19 juin 2020

La proposition de résolution européenne, que la commission des affaires européennes a adoptée le 14 mai 2020 et qui est devenue résolution du Sénat, le 19 juin 2020, vise largement à dénoncer le défaut d'articulation entre la PAC et la politique de concurrence.

Au préalable, deux considérations générales y sont rappelées :

- les objectifs de la PAC doivent primer effectivement sur ceux de la politique de la concurrence ;

- il est nécessaire d'aller au-delà des avancées du règlement dit « Omnibus » (UE) 2017/2393 du 13 décembre 2017, ainsi que de celles plus modestes de la directive (UE) 2019/633 du 17 avril 2019 sur les pratiques commerciales déloyales ;

La résolution consacre ensuite trois autres points au coeur du sujet :

- le Sénat y affirme que les activités collectives menées par les organisations de producteurs devraient par principe être présumées compatibles avec la politique de la concurrence ;

- il y fait valoir la nécessité de renforcer le pouvoir de négociation des producteurs agricoles et de favoriser une répartition plus équitable de la valeur ajoutée tout au long de la chaîne d'approvisionnement ;

- il considère qu'il y a lieu pour cela de développer les moyens d'action en matière de régulation des prix des organisations de producteurs, afin de soutenir les différentes filières agricoles, notamment la filière viande bovine française.

Pour ce faire, le Sénat y demande :

- que les pratiques des agriculteurs et de leurs associations soient présumées licites aux articles 152 et 209 du règlement « OCM » ;

- la suppression à l'article 152 du règlement (dit « OCM ») 1308/2013 de la référence au paragraphe 1 de l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (visant à interdire les pratiques susceptibles de fausser le jeu de la concurrence dans le marché intérieur), dans la mesure où les missions et les objectifs des organisations agricoles définies par la PAC échappent nécessairement à l'application des règles de concurrence.

En conclusion , dans cette résolution européenne, le Sénat met en avant trois points clés :

- la nécessaire suppression de la prohibition des clauses de prix à l'article 209 §1 du règlement « OCM »1308/2013, afin de permettre aux agriculteurs européens de pratiquer des prix communs de cession, comme le font les agriculteurs américains depuis le Capper-Volstead Act du 18 février  1922 ;

- l'importance de permettre aux producteurs agricoles, par la négociation collective, de convenir de prix minimaux ;

- l'impératif, également formulé dans la résolution du 14 février 2017 du Parlement européen, d'estimer le « juste prix » pas seulement comme le prix le plus bas possible pour le consommateur, mais comme un prix raisonnable et permettant une juste rémunération de chaque maillon de la chaîne d'approvisionnement alimentaire.

La situation de la filière bovine française apparaît emblématique des difficultés de l'agriculture française et illustre la nécessité de faire évoluer le paradigme de l'articulation actuelle entre PAC et concurrence. Pour autant, il serait vain de s'en remettre exclusivement à l'Union européenne pour résoudre un problème spécifique à notre pays.

Il appartient aux pouvoirs publics français d'aller jusqu'à contraindre financièrement les producteurs de viande bovine à sortir du piège dans lequel ils sont pris, dans la mesure où leur production ne correspond plus aux attentes des consommateurs. Pour ce faire, il convient de privilégier des animaux moins lourds et plus jeunes, à l'origine d'une viande plus tendre et goûteuse, ce qui permettrait également de réduire l'emprunte carbone et, par là même, de contribuer favorablement à la transition écologique.

En conditionnant la perception de la totalité de l'Aide aux bovins allaitants (ABA) à l'abattage des animaux avant leurs 16 mois, le ministre de l'Agriculture interviendrait utilement sur l'offre. Techniquement, il pourrait le faire par voie réglementaire. Seul un électrochoc de cette nature serait de nature à permettre de surmonter la grande force d'inertie des acteurs de la filière : aucun scénario de sortie de crise n'apparaît envisageable sans un changement des comportements individuels et collectifs.

D'une façon générale, la question de l'application des règles de concurrence à l'agriculture apparaît comme un sujet de débats et de controverses depuis les années 1960, mais plus encore depuis 1992, date à partir de laquelle la PAC a évolué de façon croissante en fonction des règles du marché. Pourtant, ce tournant majeur ne s'est pas traduit par la consécration d'une véritable « exception agricole », sur le modèle du Capper-Volstead Act américain du 18 février 1922.

Cette incapacité à trancher le « noeud gordien » figure au coeur de bon nombre de nos difficultés actuelles : aussi bien l'insuffisante réactivité et efficacité des mécanismes de gestion des crises, que la faiblesse structurelle de plusieurs de nos filières agricoles, à commencer par la viande bovine française, sans oublier la réforme mal engagée 30 ( * ) de la PAC 2021/2027, dont la crise du Covid-19 devrait logiquement conduire à reconsidérer les termes 31 ( * ) .

Progresser dans la voie d'une version européenne du Capper-Volstead Act supposera de surmonter des résistances intellectuelles fortes. En témoigne le fait que les propositions législatives de réforme pour la Politique agricole commune à l'horizon 2021/2027, publiées par la Commission européenne le 1 er juin 2018, ne contiennent aucune disposition relative aux conditions d'application des règles de concurrence à l'agriculture ni à la concentration de l'offre.

Ce constat avait déjà été regretté par la commission des affaires européennes dans les quatre résolutions européennes précitées, devenues ensuite résolutions du Sénat. Il faut donc reprendre cette démarche, en contribuant à « faire bouger les lignes » 32 ( * ) , parallèlement aux efforts des parlementaires européens 33 ( * ) .

En dernière analyse, la concurrence en matière agricole mérite d'être considérée non pas comme une fin en soi, mais comme un instrument, au service de la réalisation des objectifs de la Politique agricole commune et de la sécurisation de l'indépendance alimentaire de l'Europe dont la récente pandémie a prouvé l'importance. Un cadre juridique rénové donnerait assurément des armes nouvelles aux agriculteurs français et européens pour s'imposer dans la compétition économique : à eux ensuite de s'en emparer, pour en faire l'outil d'une reconquête de leur pouvoir de marché.

De façon sans doute quelque peu singulière, en s'inspirant d'une législation américaine qui a fourni toutes les preuves de son efficacité et de sa fiabilité depuis son introduction en 1922, les Européens pourraient renouer, sur ce point, avec l'esprit original du Traité de Rome de 1957.


* 29 Résolution européenne n° 104 (2019-2020) du Sénat du 19 juin 2020 demandant le renforcement des mesures exceptionnelles de la Politique agricole commune (PAC), pour faire face aux conséquences de la pandémie de Covid-19, et l'affirmation de la primauté effective des objectifs de la PAC sur les règles européennes de concurrence.

* 30 Rapport d'information du Sénat n° 317 (2018-2019) PAC : arrêter l'engrenage conduisant à sa déconstruction d'ici 2027 , de M. Daniel GREMILLET, Mme Pascale GRUNY, MM. Claude HAUT et Franck MONTAUGÉ, publié le 14 février 2019.

* 31 Prise de position des sénateurs Sophie Primas et Jean Bizet publiée par le journal La Tribune , dans son édition du 3 avril 2020 : Nouvelle PAC : le Covid-19 nous oblige à refuser tout « Munich agricole »

* 32 Rapport sur les « nouvelles règles de concurrence pour la chaîne agro-alimentaire dans la PAC post 2020 » réalisé, à la demande de la commission AGRI du Parlement européen, par les professeurs Antonio Iannarelli et Catherine Del Cont et publié le 14 septembre 2018.

* 33 Cf. résolution du Parlement européen du 14 février 2017 sur le rapport annuel sur la politique de concurrence de l'Union européenne et en particulier ses points 79, 80, 81 et 82.

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