N° 370
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2018-2019
Enregistré à la Présidence du Sénat le 7 mars 2019 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires européennes (1) sur les normes sociales européennes applicables au secteur des transports ,
Par Mme Fabienne KELLER et M. Didier MARIE,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Philippe Bonnecarrère, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, M. Didier Marie, Mme Colette Mélot, MM. Cyril Pellevat, André Reichardt, Simon Sutour, Mme Véronique Guillotin, M. Pierre Ouzoulias , vice-présidents ; M. Benoît Huré, Mme Gisèle Jourda, MM. Pierre Médevielle, Jean-François Rapin , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jacques Bigot, Yannick Botrel, Pierre Cuypers, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Laurence Harribey, MM. Claude Haut, Olivier Henno, Mmes Sophie Joissains, Claudine Kauffmann, MM. Guy-Dominique Kennel, Claude Kern, Pierre Laurent, Jean-Yves Leconte, Jean-Pierre Leleux, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Franck Menonville, Georges Patient, Michel Raison, Claude Raynal, Mme Sylvie Robert . |
AVANT-PROPOS
L'adoption en juin 2018 de la directive modifiant celle de 1996 sur le détachement des travailleurs a constitué une première étape en vue de revenir au fondement de l'encadrement réglementaire du détachement : protéger les travailleurs. Le recours massif au détachement depuis 2010 avait en effet biaisé sa perception pour en faire un synonyme de concurrence déloyale, contribuant à la disparition de certaines filières professionnelles dans les pays d'accueil.
Le Sénat, à l'initiative de votre commission des affaires européennes, a multiplié ces dernières années les prises de position sur ce sujet pour dénoncer les cas de fraude et appeler à des réformes d'ampleur visant tout à la fois le droit du travail et le droit de la sécurité sociale et permettre au dispositif de redevenir le symbole d'une Europe qui protège. Il convient de rappeler, par ailleurs, que 125 000 Français bénéficient de ce dispositif pour exercer un emploi à travers l'Union européenne.
Les salariés du secteur du transport se trouvent dans une situation particulière à l'égard du régime du détachement. Travailleurs par essence mobiles, ils sont au premier chef concernés par l'application des normes du pays d'accueil et le maintien d'une affiliation au régime de sécurité sociale du pays où leur entreprise est établie, si tant est qu'elle y exerce une véritable activité. Reste que le caractère éphémère ou volatil de leur activité fragilise une application pleine et entière de la réglementation européenne afférente, qui peut s'avérer par ailleurs peu claire. Le présent rapport a pour objet de faire un point sur celle-ci, d'évaluer les suites données à la tentative de révision formulée par la Commission européenne (Paquet mobilité I) et de formuler des préconisations en vue de mettre en place un contrôle adapté à la réalité du secteur.
I. QUEL AVENIR POUR LA LEX SPECIALIS DANS LE TRANSPORT ROUTIER ?
La modification de la directive de 1996 concernant le détachement des travailleurs approuvée en juin 2018 renvoie à l'adoption d'une lex specialis les modalités d'application du régime du détachement au secteur du transport routier 1 ( * ) . Ce renvoi constitue néanmoins un véritable apport puisqu'il clarifie la situation du secteur du transport routier, considéré par certains États membres comme ne relevant pas du régime du détachement des travailleurs. Seuls quatre pays - Allemagne, Belgique, Espagne et France - appliquent aujourd'hui les normes relatives au détachement au transport routier de marchandises.
La lex specialis est contenue dans le paquet « Europe en mouvement » que la Commission européenne a présenté le 31 mai 2017 2 ( * ) . L'objectif affiché consistait à moderniser la mobilité et les transports européens afin d'aider le secteur à rester compétitif tout en garantissant une transition vers une énergie propre et la numérisation. La Commission européenne entendait, dans le même temps, réduire les formalités administratives pour les entreprises, lutter contre le travail illégal et offrir aux travailleurs des conditions d'emploi et des temps de repos adéquats, en particulier dans le secteur du transport routier.
Le paquet prévoyait, dans ces conditions, la révision de deux règlements de 2009 visant les conditions à remplir pour exercer la profession de transporteur par route et l'accès au marché du transport international par routes - et en particulier la question du cabotage - 3 ( * ) , ainsi que celle d'un règlement de 2006 relatif au temps de travail des transporteurs routiers 4 ( * ) .
Il convient de rappeler à ce stade les chiffres du détachement dans le transport routier en France, cités dans le rapport que vos rapporteurs ont présenté en mai 2018 5 ( * ) . En 2017, 880 295 attestations de transport ont été produites par des entreprises étrangères en France. Elles représentent 81 % des déclarations de détachement. Parmi les pays qui détachent le plus de chauffeurs en France, on retrouve la Pologne (212 776 attestations), l'Espagne (105 072 attestations), la Roumanie (99 028 attestations), la Lituanie (61 256 attestations), le Portugal (55 372 attestations), l'Allemagne (48 293 attestations) et les Pays-Bas (45 414 attestations). À eux seuls, ces sept pays concentrent 71 % des attestations de transport faites en France en 2017. Ce sont les ressortissants polonais (171 498 salariés), roumains (145 554 salariés), ukrainiens (90 905 salariés), espagnols (60 786 salariés), bulgares (47 076 salariés), néerlandais (41 380 salariés), hongrois (38 301 salariés) et allemands (37 381 salariés) qui sont les plus représentés. 6 ( * )
A. LES PROPOSITIONS DE LA COMMISSION EUROPÉENNE ET LES OBSERVATIONS DU SÉNAT
1. Le volet social du paquet mobilité : détachement et libéralisation du cabotage
La question du détachement dans le transport international routier de marchandises a principalement été abordée par la Commission européenne au travers du cabotage.
Celui-ci est encadré par un règlement adopté en 2009 7 ( * ) . Il prévoit la possibilité d'effectuer trois opérations de cabotage dans un délai de 7 jours dans le pays où vient d'être effectuée une livraison internationale. Ce droit est renouvelé à chaque franchissement de frontière pour une livraison internationale. Le droit européen prévoit également qu'une opération de cabotage est autorisée dans chaque État membre parcouru sur le trajet du retour, dès lors que le véhicule passe la frontière à vide. L'ensemble - initialement destiné à lutter contre les retours à vide - crée les conditions d'un cabotage permanent, qui fragilise les transporteurs locaux.
Vos rapporteurs rappellent, à ce titre, les chiffres qu'ils avaient publiés dans leur précédent rapport sur la question : le régime actuel s'est traduit, en France, par une multiplication des opérations de cabotage par 5 sur la période 1999-2016. La France est donc un marché déjà largement ouvert, comme en témoigne l'augmentation de 17 % des opérations de cabotage en 2016 par rapport à 2015. Dans le même temps, compte-tenu de la concurrence des transporteurs établis dans des pays à bas coûts salariaux, la part de l'international ne représente que 7 % des activités du transport routier mobile pour compte d'autrui français, là où elle dépasse 80 % en Lettonie ou en Slovaquie ou atteint plus de 60 % au Portugal et en Pologne. Les chiffres sont également éloquents lorsqu'on mesure l'importance du pavillon français dans les échanges internationaux en partance ou à destination de la France ; si la part atteignait 55,7 % en 1992, elle est aujourd'hui ramenée à 10,5 %.
Transport routier de marchandises international par pavillon
Rang |
Pavillon |
Poids au sein de l'UE |
Évolution 2016/2015 |
Poids de l'international au sein du pavillon |
1 |
Pologne |
27,8 % |
+ 18 % |
63 % |
2 |
Espagne |
10,9 % |
- 0,2 % |
33 % |
3 |
Allemagne |
6,7 % |
- 2,3 % |
14 % |
4 |
Roumanie |
5,3 % |
+ 30 % |
73 % |
5 |
Pays-Bas |
5,1 % |
+ 18 % |
50 % |
6 |
Slovaquie |
4,6 % |
+ 17 % |
84 % |
7 |
Hongrie |
4,3 % |
+ 15 % |
71 % |
8 |
Bulgarie |
4,2 % |
+ 11,8 % |
79 % |
9 |
République tchèque |
4,2 % |
- 22,4 % |
56 % |
10 |
Lituanie |
4,2 % |
+ 18,8 % |
90 % |
11 |
Portugal |
3,7 % |
+ 16,4 % |
70 % |
12 |
Slovénie |
2,5 % |
+ 4,6 % |
89 % |
13 |
Italie |
1,9 % |
+6,7 % |
11 % |
14 |
Belgique |
1,8 % |
- 5,8 % |
39 % |
15 |
France |
1,8 % |
- 5,7 % |
7 % |
Source : Comité national routier
Le considérant 17 du règlement de 2009 indique que les dispositions de la directive de 1996 s'appliquent aux sociétés de transport effectuant un transport de cabotage. Cette référence n'est pour autant pas reprise à l'article 9 dudit règlement. Aux termes de celui-ci, chaque transport de cabotage est soumis à la législation nationale de l'État membre d'accueil en ce qui concerne le contrat de transport, le poids et la dimension des véhicules, les prescriptions spécifiques à certaines catégories de marchandises, le contrôle des temps de conduite ou de repos des conducteurs et la taxe sur la valeur ajoutée. Rien n'est indiqué concernant les normes sociales prévues dans le noyau dur de la directive sur le détachement, et notamment la question de la rémunération. Il en va de même pour le temps de travail.
La proposition de révision présentée par la Commission européenne prévoyait de supprimer le nombre d'opérations de cabotage en réduisant, cependant, la période pour effectuer celles-ci. Dans un délai de cinq jours - contre sept auparavant -, un transporteur aurait pu effectuer autant de livraisons qu'il le souhaite, alors qu'il est aujourd'hui limité à trois opérations. Il devait seulement être en mesure de prouver la date de sa dernière opération de transport international afin de pouvoir vérifier qu'il respecte la durée maximale de cabotage prévue par le texte. Les opérations de cabotage pouvaient également viser les pays limitrophes.
La Commission justifiait cette position en insistant sur la simplification qu'elle représente pour les autorités de contrôle. Dans le même temps, celles-ci se voyaient assigner des objectifs : la Commission souhaite qu'elles vérifient 2 % de l'activité de cabotage sur leur sol d'ici au 1 er janvier 2020, puis 3 % à partir du 1 er janvier 2022. L'activité est mesurée à partir des chiffres d'Eurostat, en tonnes-kilomètres. Le texte initial prévoyait, par ailleurs, la possibilité pour les États de sanctionner les donneurs d'ordre commissionnant un transporteur qui enfreint le règlement.
La libéralisation des opérations de cabotage était surtout compensée, selon la Commission européenne, par l'application, au cours de celles-ci, des règles applicables au détachement des travailleurs.
Ces règles devaient également viser les opérations de transport international dès lors qu'elles sont égales ou supérieures à trois jours sur une période d'un mois calendaire, hors transit. Aux fins de calcul de cette période de trois jours :
- une période de travail journalière inférieure à six heures sur le territoire d'un État membre d'accueil est considérée comme une demi-journée ;
- une période de travail journalière supérieure à six heures sur le territoire d'un État membre d'accueil est considérée comme une journée complète ;
- les pauses et les temps de repos ainsi que les périodes de disponibilités passés sur le territoire d'un État membre d'accueil sont considérés comme une période de travail.
Ce calcul, rétroactif, apparaissait complexe et difficilement applicable. Il ne suscitait pas l'adhésion des États membres, bien au contraire. La Commission indiquait que la révision des normes relatives au temps de travail des transporteurs routiers devrait également réduire le recours au cabotage. Il convient cependant de rappeler que le régime des opérations de cabotage vise le camion et non le chauffeur. Un changement d'équipage est donc parfaitement envisageable afin de limiter l'impact des normes proposées.
Le champ d'application de la réglementation européenne en matière de cabotage concernait les véhicules dont le poids est situé entre 2,4 et 3,5 tonnes (véhicules utilitaires légers - VUL). Le droit européen ne s'applique actuellement qu'aux seuls camions de plus de 3,5 tonnes. Le recours aux VUL est particulièrement patent ces dernières années, créant, là encore, les conditions d'une concurrence déloyale avec les transporteurs traditionnels. Ce phénomène est d'autant plus exacerbé que le droit européen ne prévoit pas, pour l'heure, de règles concernant l'accès à la profession de transporteur routier de marchandises par VUL.
Un rapport remis à la ministre chargée des transports en avril 2018 souligne une forte présence des VUL d'entreprises non établies exerçant dans le transport routier pour compte d'autrui 8 ( * ) . Il n'existerait pas cependant pas de données statistiques permettant d'en apprécier le nombre. Reste des indicateurs sur la participation de ces véhicules aux activités. Le ratio VUL/Poids lourds qui est de 14,4 pour l'ensemble du parc français n'est plus que de 0,8 lorsqu'est ciblé le parc utilisé pour le transport pour compte d'autrui. En 2016, les VUL ont ainsi représenté 13,6 % du tonnage kilométrique réalisé par le pavillon français contre seulement 9,2 % en 2000. La part des VUL étrangers, même si elle apparaît difficile à mesurer tend également à progresser.
2. La position du Sénat
À l'initiative de votre commission, le Sénat a adopté, le 6 juillet 2018, une proposition de résolution européenne visant notamment le projet de révision proposé par la Commission européenne 9 ( * ) .
Le texte jugeait les propositions de la Commission complexes, inapplicables ou potentiellement dangereuses pour les petites entreprises ne travaillant que sur les marchés nationaux. Il insistait pour que les normes sociales du pays d'accueil s'appliquent dès le premier jour de livraison.
Rappelant que la réglementation européenne en matière de cabotage avait été initialement mise en place pour éviter les retours à vide et alléger ainsi le coût pour l'environnement et non pas pour libéraliser totalement le secteur du transport routier de marchandises, le Sénat s'opposait, en outre, à toute dérégulation du cabotage. S'il saluait la révision de la définition du temps de repos, qui interdit notamment le repos en cabine, le Sénat considérait, par ailleurs, qu'elle ne contribuerait qu'imparfaitement à limiter le cabotage permanent, les normes en matière de cabotage visant les camions et non les chauffeurs.
Le Sénat regrettait que la Commission européenne ne propose qu'une liste fermée de mesures de contrôles et d'exigences administratives et demandait en conséquence l'alignement sur la directive d'exécution 2014/67/UE qui prévoit, dans les autres secteurs, une liste ouverte de contrôles afin de permettre aux Etats membres d'être le plus réactifs possible face à des mécanismes de fraude de plus en plus complexes.
Le texte appelait, en outre, de ses voeux la généralisation à l'ensemble des camions du chronotachygraphe numérique de deuxième génération dès 2023. Cet instrument permet l'enregistrement des passages de frontières et des activités de chargement et déchargement. Les données sont conservées 56 jours contre 28 aujourd'hui. Il doit permettre de mieux lutter contre la fraude.
* 1 Directive (UE) 2018/957 du Parlement européen et du Conseil du 28 juin 2018 modifiant la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services
* 2 Proposition de directive modifiant la directive 2006/22/CE quant aux exigences en matière de contrôle et établissant des règles spécifiques en ce qui concerne la directive 96/71/CE et la directive 2014/67/UE pour le détachement de conducteurs dans le secteur du transport routier (COM(2017) 278 final).
* 3 Proposition de règlement modifiant le règlement (CE) n° 1071/2009 et le règlement (CE) n° 1072/2009 en vue de les adapter aux évolutions du secteur (COM(2017) 281 final).
* 4 Proposition de règlement modifiant le règlement (CE) n° 561/2006 en ce qui concerne les exigences minimales relatives aux durées maximales de conduite journalière et hebdomadaire et à la durée minimale des pauses et des temps de repos journalier et hebdomadaire, et le règlement (UE) n° 165/2014 en ce qui concerne la localisation au moyen de tachygraphes (COM(2017) 277 final).
* 5 La révision de la directive "détachement des travailleurs" : et après ? , Rapport d'information de Mme Fabienne KELLER et M. Didier MARIE, fait au nom de la commission des affaires européennes n°528 (2017-2018) - 31 mai 2018
* 6 Commission nationale de lutte contre le travail illégal - Plan national de lutte contre le travail illégal, bilan intermédiaire, 12 février 2018
* 7 Règlement (CE) n° 1072/2009 du 21 octobre 2009 établissant des règles communes pour l'accès au marché du transport international de marchandises par route.
* 8 Les véhicules utilitaires légers - Pour une meilleure régulation et des usages maîtrisés , Rapport de M. Damien PICHEREAU, parlementaire en mission, remis à la ministre chargée des transports, avril 2018.
* 9 Résolution européenne du Sénat n°135 (2017-2018) du 6 juillet 2018 sur le détachement des travailleurs.