III. UNE RECONFIGURATION DU RAPPORT AU SAVOIR ET À L'ÉDUCATION
Apprendre et transmettre le savoir : ces activités sont actuellement bousculées par un ensemble de transformations culturelles, économiques et techniques profondes qu'on peut regrouper en trois axes :
- le développement de voies d'accès au savoir nouvelles et non contrôlées par les institutions jusque-là en charge de former les esprits ;
- une tendance à l'obsolescence accélérée des savoirs et des compétences techniques dans un contexte de progrès technique et d'innovation économique continus ;
- une demande de plus en plus pressante de personnalisation de l'offre éducative.
Mis sous tension par ces transformations aussi massives qu'inéluctables, le système éducatif se voit entraîné dans un processus d'adaptation difficile, qui met en question à la fois son organisation, ses objectifs et ses méthodes et qui pourrait aboutir à une recomposition assez profonde des modalités de transmission des savoirs et des liens qui se nouent entre les générations dans les processus éducatifs.
A. LA TRANSMISSION DES SAVOIRS BOUSCULÉE PAR UNE TRIPLE ÉVOLUTION
1. L'école concurrencée par d'autres voies d'accès au savoir
Une première tendance qui impacte fortement les processus de transmission culturelle est la multiplication des sources d'informations et de savoirs en marge des institutions traditionnellement en charge de former les esprits . Si ce phénomène n'est pas entièrement nouveau, le développement d'internet lui a donné une ampleur sans précédent depuis une quinzaine d'années. Quel que soit le sujet auquel il s'intéresse, chacun peut désormais accéder immédiatement à une information abondante sans aucun filtre institutionnel .
Cela place les institutions jusqu'alors en charge de socialisation (famille, école, médias traditionnels...) dans une situation de concurrence inédite . « Cette mutation technologique (...) introduit un nouveau vecteur que les adultes et les institutions ont le sentiment de ne pas contrôler. (...) La culture scolaire perd progressivement son autorité pour la simple raison qu'elle n'a plus le monopole de la « grande culture » et de la vérité. (...) Aujourd'hui, tout élève peut mettre en regard le cours et les informations qu'il a lui-même trouvées sur les écrans. Il dispose donc d'une ressource critique, soit pour contester la vérité du cours, soit pour mettre en cause sa qualité (...) » 51 ( * ) . L'autorité et la légitimité de l'institution scolaire, déjà minées par les critiques qui lui étaient adressées en matière de reproduction des inégalités sociales et de performance éducative, sont donc également fragilisées par cette concurrence des nouveaux moyens de communication.
La multiplication des sources questionne aussi la pertinence de certains des savoirs et des compétences transmis par l'école et oblige l'institution à s'interroger sur ce qu'elle doit transmettre. Une partie du travail de mémorisation qui se trouvait jusqu'à présent au coeur des processus de formation intellectuelle et qui exigeait des efforts importants devient en effet inutile, ce qui tend à déplacer l'enjeu éducatif de la transmission/accumulation de connaissances vers la transmission de méthodes fiables permettant à chacun de s'orienter dans une information pléthorique et faire le tri entre ce qui est pertinent et ce qui ne l'est pas.
Enfin, à l'heure des réseaux sociaux, les modes coopératifs de résolution des problèmes se posent en alternative au modèle scolaire traditionnel fondé sur la valorisation de l'effort intellectuel et de la discipline de travail individuels . Chaque jeune peut faire quotidiennement le constat, via son utilisation d'internet et des réseaux sociaux, que le partage des expériences et la mise en réseau des ressources sont aussi des moyens de trouver des réponses rapides et à moindre coût aux exercices scolaires. Il est peu vraisemblable que le nouveau modèle « coopératif » supplante complètement l'ancien, car toute formation intellectuelle véritable suppose sa part de discipline et de rigueur personnelles. Mais l'école doit tenir compte de cette coexistence et réfléchir à la façon de relégitimer son modèle fondé sur la recherche personnelle et à la façon de l'articuler avec les logiques coopératives émergentes.
2. L'obsolescence accélérée des savoirs et des compétences techniques
La deuxième tendance qui impacte les processus de transmission des savoirs est l'obsolescence rapide des compétences techniques dans un contexte de progrès technologique et d'innovation économique perpétuels . Les métiers se transforment, certains disparaissent, d'autres apparaissent, ce qui rend nécessaire le renforcement de la capacité des personnes à s'adapter à un environnement économique et professionnel changeant. Fait relativement nouveau : si le progrès technique a jusqu'à présent affecté surtout les tâches de production matérielle au travers de la mécanisation, de plus en plus d'opérations « intellectuelles » peuvent désormais être effectuées par systèmes mécaniques de traitement de l'information.
À l'heure du développement des intelligences artificielles, du fait du déplacement des sources de la valeur ajoutée intellectuelle, l'objectif central du travail éducatif devient ainsi la maîtrise de compétences transverses et de savoirs fondamentaux structurants qui permettent de renouveler ou d'étendre ses connaissances. Il ne s'agit plus de former un individu une fois pour toutes, de l'équiper d'un stock de compétences, mais de lui donner les moyens cognitifs de continuer à se former tout au long de sa vie.
3. Une demande de plus en plus pressante de différenciation de l'offre éducative
C'est la troisième révolution en cours. La pression vers plus de différenciation, voire de personnalisation, de l'offre éducative et des parcours d'apprentissage découle pour une part de changements idéologiques : on voit en effet progresser dans la population une conception de l'éducation qui assigne au système éducatif une finalité d'épanouissement personnel des élèves et des étudiants 52 ( * ) . Dans les médias, parmi les spécialistes du système éducatif, dans les attentes des familles et dans l'esprit des jeunes scolarisés eux-mêmes, il est de plus en plus fréquemment admis que l'école doit aider les enfants à développer leurs aspirations et leurs talents propres, les guider dans la construction de leur projet de formation et de vie, tenir compte de leur singularité, de leurs rythmes, de leurs spécificités psychologiques et cognitives, de leur background social et culturel, de leurs goûts, et en définitive de leur bien-être.
Cette finalité d'épanouissement personnel n'est pas partagée par tous, loin s'en faut. Elle a même des opposants farouches qui y voient le signe d'un déclin éducatif, sinon civilisationnel. En outre, même quand elle est admise comme légitime, elle n'est pas non plus la seule finalité assignée à l'école. Elle a toujours été, reste et continuera à rester en concurrence, sinon en contradiction, avec d'autres objectifs tels que la sélection dans l'accès aux diplômes (et donc aux positions sociales et professionnelles), la construction et la transmission d'une culture commune qui nourrisse l'appartenance citoyenne, la conservation d'un patrimoine culturel collectif qu'il faut à la fois transmettre et protéger, ou encore la préparation à la vie active (et donc la prise en compte par anticipation des exigences de l'économie et du marché du travail). Par conséquent, le fait nouveau n'est pas l'apparition, mais la montée en puissance des demandes visant à mieux prendre en compte le bien-être et l'accomplissement personnel des jeunes : cette demande sociale exerce une pression qui oblige à repenser, intellectuellement et en pratique, la manière dont doit se réaliser la conciliation entre les finalités multiples et potentiellement antagonistes de l'école.
Outre les causes idéologiques qui viennent d'être évoquées, la demande croissante de personnalisation de l'offre éducative est également nourrie, plus pragmatiquement, par le souci de renforcer l'efficacité du système éducatif et répondre aux critiques qui lui sont adressées concernant l'échec scolaire . Tout le monde est en effet désormais parfaitement conscient que la démocratisation de l'accès à l'école 53 ( * ) ne s'est pas accompagnée d'une démocratisation de la réussite scolaire. Le nombre considérable d'élèves décrocheurs ou sortant de l'école sans diplôme ; l'échec massif en premier cycle universitaire ; le niveau global relativement faible d'acquisition des savoirs fondamentaux dont témoignent les enquêtes internationales ; les inégalités sociales criantes et de plus en plus marquées dans l'accès aux filières et aux formations les plus désirées ; la baisse du rendement professionnel des diplômes par un effet d'inflation scolaire ; les phénomènes de fuite devant les établissements socialement défavorisés et les stratégies de contournement de la carte scolaire qui font de l'objectif de mixité sociale de l'école un voeu pieux : tous ces phénomènes, massifs et durablement installés, obligent le système éducatif à s'interroger sur les moyens de mieux faire réussir les élèves.
Or, l'une des raisons 54 ( * ) qui expliquent les difficultés de l'école à tenir les promesses de la démocratisation tient sans doute à son modèle d'enseignement. Comme le montrent les historiens du système éducatif, l'élargissement de l'accès au secondaire s'est appuyé sur la généralisation du modèle éducatif du lycée classique. Ce modèle, conçu à l'origine pour s'appliquer à 10 % d'une classe d'âge, fonctionne relativement bien avec des jeunes dotés des dispositions sociales et des codes culturels adaptés aux exigences de l'institution. Par ailleurs, ces jeunes socialement prédisposés pour l'école acceptent d'autant plus aisément la discipline et les sacrifices imposés par ce modèle d'enseignement qu'ils savent que leurs efforts leur garantissent en retour un rendement social et professionnel élevé. En revanche, c'est une évidence avec quarante ans de recul, cette organisation scolaire et ce modèle pédagogique fonctionnent beaucoup plus difficilement pour la majorité des jeunes, ceux qui n'ont pas hérité de leur famille de la bonne volonté culturelle et des codes adéquats. Peinant à trouver leurs marques à l'école, ils vivent leur parcours scolaire sur le mode de l'incompréhension, de l'ennui, de la démotivation, voire de la souffrance.
Du reste, et c'est sans doute une tendance émergente qui mériterait d'être mieux analysée, il semble que, désormais au-delà des catégories populaires ou moyennes, même les enfants issus de milieux relativement favorisés éprouvent une difficulté croissante à se plier à la discipline scolaire traditionnelle.
* 51 François Dubet, Trois jeunesses, Le bord de l'eau éditions, 2018
* 52 Cette évolution touche l'école après avoir transformé la famille. (Cf. Dubet, op. cit., p.93 : « (...) l'éducation vise moins l'obéissance des enfants et des jeunes que le soutien à la découverte de leur “vraie” personnalité. »)
* 53 Qui est une réalité comme en témoigne l'accès universel au collège et un accès très large au lycée et aux études supérieures.
* 54 Les causes des difficultés de l'école sont complexes et multiples. On se gardera de toute explication simpliste et monocausale.