II. LA NECESSITE DU DIALOGUE SUR LES SUJETS ECONOMIQUES
S'il est un domaine pour lequel le besoin d'un dialogue avec nos homologues néerlandais est particulièrement évident, c'est bien les questions économiques. Cette conviction avait justifié les choix des thèmes de travail de notre délégation avant son déplacement et elle n'a été que renforcée par nos échanges sur place.
Nous avons notamment pu préciser quel était le rôle joué par l'attractivité fiscale dans les résultats spectaculaires affichés par l'économie néerlandaise. Nous avons aussi pu confronter nos interrogations à la vision de nos interlocuteurs sur les équilibres budgétaires et financiers au sein de l'Union, au moment où l'Europe prépare son cadre financier pluriannuel.
A. LE BOOM ECONOMIQUE ET LES INTERROGATIONS SUR UN « PARADIS FISCAL » NEERLANDAIS
1. L'attractivité fiscale néerlandaise
a) Une politique fiscale au service de la compétitivité économique
L'attractivité économique du pays constitue le but ultime auquel contribue de façon centrale la politique fiscale . La consolidation du rôle de plateforme financière européenne et internationale des Pays-Bas participe à la stratégie de connectivité mondiale, au même titre que le port de Rotterdam ou l'aéroport de Schiphol.
b) Trois instruments fiscaux
Le gouvernement utilise trois instruments fiscaux, principalement destinés à attirer les entreprises internationales :
- son réseau de conventions fiscales, très étendu et très favorable aux multinationales. Environ 90 accords fiscaux bilatéraux sont en vigueur ;
- l'exemption du revenu des participations. Cet instrument, censé éviter la double imposition des entreprises multinationales à la fois aux Pays-Bas et à l'étranger, permet en pratique d' utiliser les Pays-Bas pour faire transiter hors d'Europe des revenus générés en Europe sans qu'ils soient taxés ;
- les rescrits fiscaux ou rulings . L'administration fiscale néerlandaise émet annuellement pour les entreprises des centaines de décisions permettant de fixer le régime fiscal de long terme. Ces rescrits participent grandement de la sécurité juridique ressentie aux Pays-Bas par les entreprises. Toutefois, ils ne font pas l'objet d'une publication et contribuent à l'opacité du système. Un très récent bilan des premiers échanges automatiques de rulings montre que près de 40% des rescrits au sein de l'OCDE sont consentis par les Pays-Bas . Le fait que le récent débat européen sur le sujet ait plutôt porté sur d'autres États (le Luxembourg ou l'Irlande) tient sans doute à la discrétion du dispositif néerlandais. Les révélations des Paradise Papers ont en effet mis en exergue l'absence de base de données centralisée exhaustive de ces décisions aux Pays-Bas.
2. Vers une normalisation sans renoncer à la compétitivité
a) Les Pays-Bas au banc des accusés
Tout d'abord, le 7 septembre 2017, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a jugé que le régime fiscal néerlandais sur la déductibilité d'intérêts conduisait à une discrimination entre filiales néerlandaises et étrangères. En effet, ce régime permet aux entreprises de soustraire de leurs déclarations les intérêts sur des prêts à leurs filiales, tant que toutes les entités concernées sont basées aux Pays-Bas, mais cette déduction n'est pas permise aux multinationales basées aux Pays-Bas dont les filiales sont installées dans un autre pays.
Ensuite, la chaîne publique NOS a pointé, le 5 décembre dernier, l'attitude des Pays-Bas en matière de politique fiscale au niveau européen. Elle a en particulier fait état du point de vue selon lequel les Pays-Bas feraient partie de la « coalition des pays réfractaires » avec des pays comme Chypre, Malte, l'Irlande et le Luxembourg. Une semaine après la diffusion de ce reportage (le 13 décembre), le Parlement européen a rejeté à une voix près (327 pour, 327 contre) une proposition de l'Eurodéputé néerlandais Paul Tang (parti travailliste PvdA) visant à qualifier les Pays-Bas de paradis fiscal .
Enfin, la Commission européenne a annoncé, le 18 décembre, l'ouverture d'une enquête sur la situation fiscale d'Ikea aux Pays-Bas.
b) La réaction des autorités
Quelques jours seulement après la décision de la CJUE, le Secrétaire d'État à la Fiscalité, Menno Snel, a annoncé le dépôt d'une « loi d'urgence » afin d'abolir les avantages incriminés 10 ( * ) . À terme, il a même indiqué qu'il souhaitait modifier la législation sur l'unité fiscale des sociétés pour la rendre de nouveau conforme au cadre règlementaire européen.
En outre, une vaste enquête sur la pratique des rescrits fiscaux a été lancée à la suite de révélations faites l'an dernier sur des défaillances dans les accords passés avec de grandes multinationales. Elle a révélé des erreurs de procédures dans 78 cas sur 4 462 accords, essentiellement dans le cas d'accords passés avec un inspecteur des finances publiques local. Si ces résultats sont dans l'ensemble satisfaisants et témoignent plutôt de la qualité de l'administration fiscale, le débat soulevé a conduit le secrétaire d'État aux Finances Menno Snel à préciser la politique gouvernementale en matière de rescrits.
Ce dernier défend la pratique des rulings qui constitue un élément-clé de l'attractivité internationale des Pays-Bas en garantissant sécurité et prévisibilité fiscale aux opérateurs. Selon lui, les dispositions en vigueur assurent leur transparence vis-à-vis des services fiscaux étrangers.
Il a cependant convenu de la nécessité de s'assurer d'un meilleur contrôle des accords fiscaux en fonction de la contribution à l'économie réelle des entreprises bénéficiaires. Des mesures devront être prises à partir du 1 er janvier 2019 prochain pour : durcir les critères d'éligibilité afin de s'assurer que les sociétés-écrans ne puissent pas en bénéficier et confier exclusivement à des équipes dédiées en administration centrale la conclusion de tels accords.
Enfin, dans ce contexte de pressions croissantes, le Gouvernement a publié en février un vaste plan d'action en faveur de la lutte contre l'évasion fiscale .
Ce plan d'action vise à la fois à la protection des bases d'imposition et à l'amélioration de la transparence.
1. Protection de la base d'imposition - Protection de la base d'imposition néerlandaise : Les Pays-Bas doivent transposer la directive européenne ATAD 1 (Anti Tax Avoidance Directive) dès le 1er semestre 2018 et optent pour une application plus stricte de certaines dispositions. Cela concerne notamment la limitation de la déductibilité des intérêts à un maximum de 30% de l'EBITDA, où l'Union européenne applique un seuil de 3 millions d'euros. Les Pays-Bas réduiront ce seuil à 1 million d'euros. En outre, la règle relative aux sociétés étrangères contrôlées sera appliquée de façon plus stricte aux « sociétés sans substance réelle ». - Lutte contre l'évasion fiscale suite aux différences de qualification : Les Pays-Bas s'engagent à mettre en oeuvre la deuxième directive européenne contre l'évasion fiscale, ATAD 2 visant les entités hybrides, dont les différences de statut selon les législations fiscales nationales peuvent entrainer des avantages fiscaux illégitimes. Le gouvernement prévoit une proposition de loi est prévue en 2019 ainsi que l'introduction d'une mesure spécifique dans les accords fiscaux, à venir comme existants, pour éviter la double non taxation d'entités hybrides. |
- Lutte contre l'utilisation internationale abusive du système fiscal néerlandais : Afin d'éviter de servir de pays intermédiaire aux flux financiers vers les paradis fiscaux, les Pays-Bas mettront en place en 2021 un impôt conditionnel à la source sur les dividendes les intérêts ou les redevances versés dans des pays à bas taux d'imposition et/ou jugés non coopératifs selon les critères établis par l'UE. Il est également prévu l'introduction de clause antifraude dans les accords fiscaux bilatéraux. - Sociétés « boite aux lettre » : les Pays-Bas prévoient le renforcement des échanges d'informations entre administrations fiscales concernant les sociétés « sans substance réelle » basées aux Pays-Bas, dont les critères de définition seront durcis. - Prix de transferts : Les Pays-Bas suivront les consignes du projet BEPS de l'OCDE. 2. Mesures en matière de transparence et d'intégrité morale - Politique fiscale nationale en faveur de la transparence : Le gouvernement compte renforcer la collecte d'informations et le dispositif de sanction à l'égard des intermédiaires (sociétés fiduciaires, consultants fiscaux, bureaux de notaires...) en cas d'implication dans la création de constructions fiscales illégales ou illégitimes. - Rescrits fiscaux : Le gouvernement a prévu d'encadrer et mieux contrôler la pratique des rescrits fiscaux pour les réserver aux sociétés contribuant réellement à l'économie (cf. plus haut). - Renforcement de l'intégrité des marchés financiers : il est prévu de mettre en place un registre des bénéficiaires effectifs en dernière analyse (UBO - ultimate beneficial owner) de toutes les sociétés basées aux Pays-Bas. Suite aux malversations des sociétés fiduciaires, la réglementation de ce secteur sera désormais plus stricte. - Politique européenne en faveur de la transparence : Le gouvernement soutient les initiatives européennes en faveur de la divulgation obligatoire par les intermédiaires d'information sur les schémas d'optimisation fiscale et en faveur du reporting pays par pays. Il est favorable à une plus grande transparence des travaux du groupe « Code de conduite (fiscalité des entreprises) ». - Respect des standards européens et internationaux : Le gouvernement exprime son soutien à l'introduction de sanctions contre les pays non-coopératifs définis comme tels par l'Union européenne et la poursuite de leur participation active au Cadre inclusif pour la mise en oeuvre du BEPS et au Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales (OCDE). Les Pays-Bas participent également au soutien technique pour les pays en développement, notamment en Afrique, en matière fiscale. |
La crédibilité de ce plan d'action dépend bien sûr de l'élaboration concrète des mesures annoncées. Il convient toutefois de donner crédit à l'administration fiscale néerlandaise de sa rigueur particulière et de sa grande efficacité lorsqu'il s'agit d'appliquer les règles. Pour autant, il serait sans doute erroné d'interpréter cette inflexion comme une renonciation des Pays-Bas à leur modèle économique.
À ce stade, trois observations peuvent être formulées :
a) d'une part, la grande réactivité du gouvernement néerlandais confirme sa fébrilité sur ce sujet, déjà perceptible dans la vigueur de sa réponse lors de la mise aux voix de la résolution du Parlement européen sur la qualification de « paradis fiscal » ;
b) d'autre part, la « normalisation » engagée intervient peut-être à un moment où la fiscalité est devenue de moins en moins nécessaire à l'attractivité des Pays-Bas pour les grands groupes internationaux et en particulier leurs holdings. En effet, l'élément fiscal n'est qu'un élément d'un écosystème fondé notamment sur :
- un environnement juridique stable et simple (droit des sociétés très largement fondé sur le contrat, simplicité administrative, nombre de taxes très réduit 11 ( * ) ),
- des services extrêmement performants adaptés aux entreprises multinationales (consultants, services comptables, bureaux, équipements, logistique),
- ainsi que sur des fondamentaux résolument tournés vers l'activité internationale (le port de Rotterdam et les infrastructures de son hinterland, une main-d'oeuvre qualifiée et anglophone).
Les Pays-Bas seraient déjà largement entrés dans un cercle vertueux par lequel la présence de ces sièges sociaux entraîne l'arrivée d'autres entités plus spécialisées (leurs filiales financières, R&D, marketing, achats, etc.) contribuant à renforcer la compétitivité de l'écosystème néerlandais. Cette dynamique étant enclenchée, l'atténuation de certains avantages fiscaux aujourd'hui au banc des accusés, ne remettra pas nécessairement en cause le positionnement des Pays-Bas comme hub d'entrée et de sortie de l'Union européenne, auquel l'ensemble du pays demeure très attaché.
c) la troisième observation est que la stratégie néerlandaise semble avoir pour objectif de préserver le modèle national en défendant sa réputation et sa crédibilité. Le pays cherche à s'afficher comme étant coopératif sur les questions de lutte contre l'optimisation fiscale, notamment en préconisant un durcissement de la législation en matière de sanction et transparence contre les montages artificiels. Il peut s'agir d`une monnaie d'échange permettant de maintenir et même de renforcer les autres aspects du modèle.
Tout d'abord, il convient de constater que l'annonce du plan d'action ne s'est absolument pas accompagnée d'une évolution des positions du pays sur les grands dossiers. C'est ainsi que les Pays-Bas demeurent :
- opposés aux travaux européens visant à une imposition spécifique des grandes entreprises du numérique (comme les GAFA : Google, Apple, Facebook et Amazon). Ils plaident pour que ces réflexions soient avant tout conduites au sein de l'OCDE (c'est-à-dire sans spécificité de l'Europe notamment par rapport aux États-Unis) et qu'elles s'inscrivent dans les règles de droit commun de l'impôt sur les sociétés, qu'elles ne prennent donc pas la forme d'une taxation (à l'image de celle proposée au Parlement européen par notre compatriote Alain Lamassoure) ;
- et contre l'introduction au niveau européen d'une Assiette commune consolidée pour l'impôt sur les Sociétés (ACCIS), qui contreviendrait selon eux à la souveraineté fiscale nationale.
Ensuite, la stratégie actuelle vise à déplacer l'attractivité fiscale du pays . Il s'agirait désormais moins de favoriser les mécanismes de sortie des revenus pour les multinationales extra-européennes 12 ( * ) que de baisser massivement la fiscalité sur l'ensemble des entreprises implantées aux Pays-Bas (y compris néerlandaises).
L'accord de coalition prévoyait d'ailleurs une baisse de la fiscalité sur les facteurs de production « afin de favoriser la compétitivité et l'investissement » et le transfert de son poids vers la consommation 13 ( * ) , l'immobilier et l'environnement. La baisse de l'IS, réforme de l'IR et hausse de la TVA et... la suppression de la taxe sur les dividendes annoncée pour 2018, traduisent d'ores et déjà cette orientation dans les faits.
Au final, il s'agit désormais de baisser la fiscalité sur l'ensemble de l'appareil productif moyennant :
- la reterritorialisation des bases fiscales vers les Pays-Bas du fait de l'abandon (plus ou moins contraint) de certains mécanismes d'optimisation internationale ;
- l'alourdissement de la fiscalité sur les ménages, qui fait l'objet d'une certaine acceptation sociale 14 ( * ) .
Cette stratégie fiscale nationale occupe une place centrale dans la politique économique et dans les discussions menées au sein de la coalition. Ceci explique sans doute l'attachement de nos interlocuteurs au principe de souveraineté fiscale et au maintien de marges de manoeuvre pour préserver l'attractivité de leur pays. Au-delà des dossiers du moment (ACCIS et taxation des GAFA), les Pays-Bas devraient donc demeurer farouchement opposés à tout projet d'harmonisation fiscale au sein du marché intérieur 15 ( * ) .
Les échanges que nous avons eus à La Haye nous ont permis de constater que nos divergences d'approche ne se limitaient d'ailleurs pas à la simple question de l'harmonisation fiscale.
* 10 Suite à cette décision, le Ministère des Finances se prépare à une perte fiscale immédiate de 400 millions d'euros, car certaines sociétés pourront justement augmenter rétroactivement leur déduction fiscale sur les années précédentes.
* 11 Une cinquantaine, contre dix fois plus en France.
* 12 Du fait notamment de la condamnation par la CJUE sur le terrain de l'inégalité de traitement avec les entreprises nationales et l'affaire Nike.
* 13 Alors que la fiscalité personnelle est déjà lourde.
* 14 Une illustration parmi d'autres : en dépit de la très forte activité de transports de poids lourds liée au port de Rotterdam, premier port européen, il n'existe pas au Pays-Bas de taxe kilométrique et les infrastructures routières sont donc financées par le contribuable.
* 15 Alors qu'ils nécessitent des discussions à l'unanimité au sein du Conseil.