B. UNE NOUVELLE MISSION DIFFICILEMENT ACCEPTÉE PAR LES RÉGIMES DE RETRAITE
1. La mission de simplification et de mutualisation de l'assurance vieillesse : un virage difficile à prendre pour les régimes
Si le bilan du nouveau groupement au regard des objectifs fixés dans le COP semble bon, il est apparu au cours des auditions de vos rapporteurs une volonté des régimes de retraite de ne pas aller plus avant dans l'ambition de simplification et de mutualisation portée par l'interrégimes.
Outre le problème du caractère chronophage des instances interrégimes, deux autres sujets conjoncturels, sur lesquels ce rapport reviendra par la suite (voir la seconde partie), ont été soulignés de façon récurrente par les régimes :
- le manque d'articulation entre le COP du GIP et les conventions d'objectifs et de gestion (COG) des régimes expliquant une partie des tensions budgétaires actuellement observées ;
- la multiplication des projets informatiques, qu'ils soient impulsés par l'interrégimes ou par des impératifs réglementaires, provoquant une forme de saturation.
Mais plus fondamentalement, les régimes de retraite ont exprimé des doutes sur la légitimité même de la nouvelle mission du GIP de simplification et de mutualisation. Les critiques ont été formulées de façon plus ou moins directe.
De façon indirecte, les régimes ont pointé les insuffisances de la préparation du COP 2015-2018 à la fois dans son aspect budgétaire, avec la sous-évaluation du coût des projets, mais également au niveau de la définition du cadre stratégique de ces mêmes projets.
Ainsi Gérard Rivière, au nom de la Cnav, a souligné le « manque de vision urbanisée des services interrégimes » entraînant pour les régimes « une absence de visibilité quant aux impacts sur les processus métiers » 97 ( * ) . Le directeur du SRE, Alain Piau, a également regretté que « le morcellement des projets et les multiples chantiers menés en parallèle conduisent à des chevauchements et finalement à un manque de vision globale par les régimes » avant d'ajouter : « le périmètre des projets est généralement ambitieux mais instable et mouvant. Les paliers fonctionnels ne sont pas arrêtés clairement en amont et partagés par tous les acteurs et sont sources d'incompréhension. Le pilotage se fait essentiellement par les délais, en lien avec les exigences de la convention d'objectifs du GIP » . 98 ( * )
De façon plus directe, la critique à l'encontre de l'action interrégimes se concentre volontiers sur la faible prise en compte de la dimension « métier » des régimes. Pour Alain Piau en effet, « la gestion des projets s'intéresse beaucoup aux systèmes d'information et pas assez aux processus métiers » 99 ( * ) . De même Gérard Rivière a expliqué à vos rapporteurs que « les chantiers impliquant des transformations métier conséquentes peuvent difficilement être pilotés par le GIP, compte tenu du manque de lien avec le métier « terrain ». Pour exemple, la liquidation unique des régimes alignés n'aurait pas pu être un projet repris au sein des objectifs du GIP en raison de la nécessité d'articuler règles métiers, pratique de gestion et outils informatiques. Les régimes disposant de cette triple vision associée à une connaissance terrain, sont plus à même de porter des transformations de cette nature. L'organisation encore jeune du GIP, qui fragilise sa légitimité, renforce ce constat » 100 ( * ) .
Les projets du GIP reposent en effet sur une culture « métier » différente de celle des régimes. Résumé à grands traits, le métier des régimes consiste à « payer le bon montant de pension, à la bonne personne, à la bonne date » 101 ( * ) . Par conséquent, les régimes de retraite ne sont pas, par nature, orientés vers le service à l'usager hormis celui de payer les retraites. À l'inverse, la culture « métier » du groupement, telle que voulue par le législateur, est de produire un service permettant de simplifier la relation entre l'assuré et ses régimes de retraite.
Jusqu'en 2015, l'action du GIP, concentrée sur la mise en oeuvre du droit à l'information retraite, n'interférait pas avec les outils ou les procédures des régimes. Le GIP développait un service ad hoc dont tous les régimes convenaient de l'intérêt et qu'ils n'avaient jamais fourni. Depuis 2015 en revanche, les projets du GIP ou développés sous son égide, en particulier le RGCU, ont un impact direct sur la manière dont les régimes travaillent et échangent avec leurs assurés. La demande unique de retraite en ligne, par exemple, implique d'uniformiser les pièces justificatives demandées, de partager les informations et a donc des conséquences sur les outils métier. Elle impliquera de remettre en cause certaines habitudes et de former les personnels alors même qu'elle n'apportera pas de gains particuliers aux régimes.
Comme le résume Jean-Luc Izard, « opter pour une approche résolument tournée vers les services à l'usager et, de surcroît, vers les services interrégimes, suppose donc une très forte évolution de la culture informatique (...) et de la culture métier. Ce type d'évolution est toujours délicat, a fortiori lorsqu'il doit se faire, comme c'est le cas aujourd'hui dans la branche retraite, dans des délais contraints, sous la pression des attentes des usagers et des pouvoirs publics et dans un environnement technologique fortement évolutif. Les services informatiques des régimes peinent le plus souvent face à l'irruption massive et rapide de nouveaux concepts et de nouveaux usages comme les applications mobiles, l'open data, le conseil virtuel, la génération de parcours... et cette situation est génératrice de tensions avec l'échelon interrégimes qui, n'ayant qu'à la marge la responsabilité d'un informatique de production, tend à privilégier des approches novatrices et des développements rapides et agiles » 102 ( * ) .
Vos rapporteurs ont bien pris conscience de ce « choc » des cultures entre le niveau interrégimes et celui des régimes de retraite. Ces deux cultures reposent sur une histoire, une légitimité et une perception de l'assuré tout à fait différentes. La multiplicité des règles et des spécificités propres à chaque régime, et que ces derniers sont enclins à défendre, renforcent cette divergence et remettent en cause l'action interrégimes dont le but est, par nature, d'unifier les pratiques.
Ce débat n'est pas purement technique car il révèle en réalité les limites de la démarche mise en oeuvre par le GIP consistant à assurer la lisibilité du système de retraite, aux yeux de l'assuré, en masquant sa complexité sans toutefois y remédier sur le fond. Le débat sur la réforme systémique qui s'ouvre doit être l'occasion de repenser cette complexité en s'attaquant à la structure du système de retraite et non plus en se contentant d'en offrir une vitrine plus agréable.
2. Risques et avantages d'un interrégimes à plusieurs vitesses : l'exemple de la liquidation unique des régimes alignés
Le GIP Union retraite peut même être considéré comme un frein pour la conduite de projets entre certains régimes. Comme l'a constaté Gérard Rivière, « sans doute que la feuille de route du GIP freine la perspective de projets régimes alignés et Agirc-Arrco alors même que l'essentiel des futurs retraités dépendent essentiellement de ces régimes. Est-ce qu'il n'aurait pas été plus simple pour les assurés de disposer plus tôt d'une demande unique de retraite puis d'une demande unique en ligne pour les seuls régimes alignés et régimes complémentaires ? » 103 ( * ) . Et de comparer les limites actuellement observées au sein de l'interrégimes de retraite avec le fonctionnement de l'Union européenne : « c'est un peu la même comparaison dans une moindre mesure que la problématique du fonctionnement de l'UE - le fait de vouloir embarquer « nativement » tous les régimes sur tous les chantiers peut empêcher la réalisation de projets régimes alignés et régimes complémentaires qui concernent pourtant la grande majorité des assurés » .
Cette plus grande efficacité d'un interrégimes à plusieurs vitesses, au sein duquel un noyau dur de régimes avance plus rapidement, a été expérimentée avec la mise en oeuvre d'un très important projet : la liquidation unique des régimes alignés (Lura). Ces derniers, que sont le régime général, le régime social des indépendants (RSI) et le régime des salariés agricoles (MSA), présentent des règles identiques de calcul des droits à la retraite.
Cette particularité explique le périmètre limité retenu, même si vos rapporteurs remarquent qu'au regard des réflexions du président de la Cnav, les régimes complémentaires des salariés du privé auraient pu également être concernés.
Instaurée par l'article 43 de la loi du 20 janvier 2014, la liquidation unique des régimes alignés permet de calculer et de verser une pension unique à un assuré relevant de plusieurs régimes alignés alors qu'il aurait dû percevoir auparavant deux ou trois pensions différentes.
Présentée comme une mesure de simplification à destination de l'assuré polyaffilié, cette disposition renforce également l'équité du système de retraite entre monopensionnés et polypensionnés : à salaire égal porté au compte tout au long de la carrière, le montant des pensions peut être différent selon que l'assuré relève d'un ou de plusieurs régimes 104 ( * ) . La Lura permet de liquider une pension comme si l'assuré polyaffilié n'avait, tout au long de sa carrière, relevé que d'un seul régime. Les revenus d'activité sont cumulés pour déterminer les 25 meilleures années mais la validation de trimestres est limitée à quatre par an au maximum.
Le décret du 1 er septembre 2016 105 ( * ) fixe les modalités de détermination du régime compétent pour liquider la pension. Sauf exception, il s'agit du dernier régime d'affiliation de l'assuré.
La Lura devait entrer en vigueur au 1 er janvier 2017 mais en raison de sa complexité pour sa mise en oeuvre et afin de permettre un bon achèvement des travaux informatiques, son application a été finalement repoussée au 1 er juillet 2017 par la loi du 23 décembre 2016 106 ( * ) .
Comme l'a montré une note de la Cnav 107 ( * ) , la Lura entraîne trois séries de conséquences :
- tout d'abord une modification majeure dans l'organisation et le fonctionnement des régimes alignés . Comme l'ont expliqué à vos rapporteurs les représentants de la direction de la sécurité sociale, cette réforme nécessite des évolutions informatiques d'ampleur du fait, notamment, des adaptations importantes de l'outil de carrière de la Cnav, de la constitution d'un dispositif commun de stockage et de traçabilité des demandes de retraite et de la mise en place d'outils de signalement entre régimes.
Une difficulté supplémentaire se pose pour le RSI, tenu de développer une nouvelle interface de son outil de gestion retraite avec le nouveau répertoire de demandes, dans un contexte d'évolutions importantes de son système d'information. Les trois régimes ont donc dû s'adapter et former leurs agents à cette nouvelle procédure ;
- ensuite, des mouvements importants dans la gestion des liquidations de retraite : à l'horizon 2020, la Lura devrait entraîner une baisse du nombre de pensions liquidées de 9 % pour la Cnav et de 65 % pour la MSA et le RSI en cumulé. La baisse de ce chiffre ne signifie pas pour autant une baisse d'activité puisque chaque régime reste responsable de la reconstitution de la partie de carrière le concernant et éventuellement de sa régularisation ;
- enfin, un impact à la baisse sur le montant des retraites individuelles en moyenne de 1 % : les principaux perdants sont d'une part, les assurés dont la somme des durées d'assurance dans les trois régimes alignés est supérieure à la durée pour le taux plein et d'autre part, les assurés dont la somme des trimestres validés dans les trois régimes sur une même année est supérieure à quatre. La Cnav précise que « ces effets sur la proratisation s'atténueront au fil des générations avec l'augmentation de la durée requise pour le taux plein. (...) Les pertes (...) seront par ailleurs compensées par les effets positifs sur le salaire annuel moyen ». Entre 2017 et 2030, deux-tiers des assurés polypensionnés devraient percevoir une retraite plus faible et près d'un tiers une retraite plus élevée.
La Lura a pu entrer en application comme prévu le 1 er juillet 2017 à la suite de la publication de deux derniers textes réglementaires manquants 108 ( * ) et ce dans un contexte difficile pour le régime des indépendants 109 ( * ) .
Les représentants de la Cnav ont indiqué à vos rapporteurs que les conséquences de la mise en oeuvre de la Lura sur l'offre de service des régimes devront être rapidement tirées. Ce dispositif implique en effet de repenser les relations clients en proposant désormais des parcours et des points d'accueil clients, physiques ou complètement coordonnés.
Cette proposition rejoint l'un des projets interrégimes prévu dans le COP 2015-2018 du GIP mais sur lequel ce dernier n'a que peu avancé : l'interfaçage des outils de gestion de la relation clients existants dans les différents régimes et l'ouverture d'une réflexion sur des outils partagés 110 ( * ) . Le rapport de préfiguration du GIP allait même plus loin en évoquant l'objectif d'un accueil unifié selon une logique de guichet multicanal supposant le développement d'un outil commun de gestion de la relation clientèle.
L'intégration supplémentaire des régimes autour de la demande unique de retraite en ligne nécessitera d'engager une étape supplémentaire mais elle ne relève pas, à ce jour, d'une priorité pour les régimes.
Les régimes alignés pourraient donc être précurseurs s'ils devaient tendre vers ce rapprochement. L'exemple de la Lura, même s'il est particulier en raison du fait qu'il ne pouvait concerner que les trois régimes alignés, montre cependant l'attrait d'un interrégimes à plusieurs vitesse qui permet d'agir à trois ou quatre régimes sans la procédure de comitologie du GIP Union retraite .
* 97 Réponse écrite à l'une des questions de vos rapporteurs.
* 98 Réponse écrite à l'une des questions de vos rapporteurs.
* 99 Réponse écrite à l'une des questions de vos rapporteurs.
* 100 Réponse écrite à l'une des questions de vos rapporteurs.
* 101 Selon la formule de Jean-Luc Izard, Regards Protection sociale. Op. cit.
* 102 Regards Protection sociale, op. cit.
* 103 Réponse écrite à l'une des questions de vos rapporteurs.
* 104 Le calcul d'une retraite repose sur trois paramètres : le taux de liquidation (déterminé en appréciant la durée d'assurance totale acquise dans l'ensemble des régimes de retraite, dans la limite de quatre par an), le salaire annuel moyen (correspondant aux 25 meilleures années réparties entre régimes au prorata temporis) et les mécanismes non contributifs incluant un écrêtement tous régimes. Pour un même salaire versé, ces règles entraînent des différences entre mono et polypensionnés. Les règles d'acquisition des trimestres font qu'un polypensionné peut valider quatre trimestres dans chacun de ses régimes alors qu'un monopensionné est limité à quatre par an. A l'inverse, la règle de « proratisation » (répartition des 25 meilleures années entre les régimes au prorata temporis) conduit à ne retenir que les meilleures années régime par régime et non pas les 25 meilleures années sur l'ensemble de la carrière, ce qui désavantage le polypensionné.
* 105 Décret n° 2016-1188 du 1 er septembre 2016 relatif à la liquidation unique des pensions de retraite de base des pensionnés affiliés au régime général de sécurité sociale, au régime des salariés agricoles et aux régimes d'assurance vieillesse des professions artisanales, industrielles et commerciales et au Fonds de solidarité vieillesse.
* 106 Loi n° 2016-1827 du 23 décembre 2016 de financement de la sécurité sociale pour 2017. Votre commission avait même déposé un amendement repoussant de trois mois supplémentaires l'entrée en vigueur en raison des difficultés supplémentaires que ce projet posait à certains régimes.
* 107 Prévisions de l'impact de la liquidation unique dans les régimes alignés, 27 janvier 2017, publiée dans le cadre de la réunion mensuelle du Conseil d'orientation des retraites du 1 er mars 2017, document n° 9.
* 108 Décrets n° 2017-735 et 2017-737 du 3 mai 2017 relatifs à la mise en oeuvre de la liquidation unique des pensions de retraite de base des pensionnés affiliés au régime général de sécurité sociale, au régime des salariés agricoles et au régime social des indépendants
* 109 Lors de sa campagne présidentielle, le Président de la République a annoncé la suppression du régime social des indépendants. Le principe devait en être acté dans la LFSS pour 2018.
* 110 Fiche n° 15 du COP.