V. M. André Cicolella, président du Réseau santé et environnement
Cette question des perturbateurs endocriniens nous a permis d'appréhender dans une large mesure les causes de l'épidémie de maladies chroniques.
Parlons du bisphénol A, qui est la substance la plus étudiée. En 2006, la déclaration de consensus de Chapel Hill établit le lien entre l'exposition au bisphénol A, d'une part, et les cancers du sein et de la prostate, les troubles du comportement ou de la reproduction, et les désordres métaboliques, tels que l'obésité et le diabète, d'autre part : excusez du peu !
On le sait, l'exposition à cette substance est très impliquée dans le développement de ces grandes maladies. Pour autant, est-il nécessaire de chercher à en connaître l'impact au pourcentage près, voire au dixième de pourcentage près ? Ce serait vain et dénué de sens ! Ce qui est clair, c'est qu'en interdisant l'utilisation du bisphénol A pour la fabrication des biberons, on diminue les risques pour le nourrisson, ce qui procure un gain en termes de santé.
Pour la démonstration des effets, il faut abandonner la démarche classique, qui consiste à attendre leur apparition chez l'humain. Cette attente est très longue et, dans ce cas précis, elle se prolongera encore plus longtemps puisque les effets sont transgénérationnels.
En ce qui concerne le DDT, on dispose d'une étude rarissime. Menée par l'école de santé publique de Berkeley , elle a porté sur une cohorte de 9 300 femmes, dont les mères ont fait l'objet en 1960 d'un dosage sanguin du DDT. Cinquante-deux ans après, on a regardé ce qu'étaient devenues ces femmes, en s'intéressant notamment à celles qui ont eu un cancer du sein. Il apparaît que la prévalence du cancer du sein est quatre fois plus élevée pour les femmes dont les mères étaient les plus contaminées.
Une telle étude, très longue et très lourde à mener, est évidemment très coûteuse. On ne va pas essayer d'obtenir des preuves à partir de ce type d'étude. Les données animales dont nous disposons sont suffisantes. Le système endocrinien a été conservé à travers l'évolution. Barbara Demeneix nous dit que l'hormone thyroïdienne T3, qui contrôle le développement du cerveau, est la même que celle qui contrôle la métamorphose du papillon. Les observations faites chez l'animal peuvent être extrapolées à l'humain : n'attendons pas d'obtenir des preuves chez l'humain à partir des outils classiques de l'épidémiologie !
L'exposition au distilbène de 4 millions de femmes représente une deuxième expérience en grandeur nature chez l'humain. Les tests pratiqués sur la souris et le rat sont en parfaite concordance avec ce que l'on commence à observer chez l'humain, quarante ans après : des malformations génitales à la naissance chez les garçons et chez les filles, un taux plus élevé de cancer du sein chez celles-ci, des signes précurseurs du cancer de la prostate. Là encore, ce que l'on observe pour la souris et le rat est tout à fait extrapolable à l'humain.
Cela étant, il faut mener des expériences et, à cet égard, consacrer seulement 5 millions d'euros à la recherche sur les perturbateurs endocriniens n'est pas à la hauteur du défi sanitaire que nous devons relever. Produire des indicateurs globaux nous permettra de disposer d'éléments de compréhension beaucoup plus larges, de mesurer notamment l'impact sur l'épigénome. On parle beaucoup du décryptage du génome, mais c'est celui de l'épigénome qui doit être prioritaire, parce que, pour l'essentiel, nos maladies s'inscrivent dans notre épigénome. Or, sur ce plan, les recherches sont tout à fait embryonnaires. Cet objectif ne mobilise pas le même effort financier et ne motive guère les équipes de recherche. Le Sénat constitue un cadre approprié pour débattre de cette dimension politique du problème.
L'enjeu sanitaire est considérable. L'OMS évoque une « épidémie » de maladies chroniques. Il s'agit d'un problème mondial. Je note que ma proposition de créer un « GIEC » de la santé environnementale a été retenue par la commission sénatoriale. L'effort de recherche doit être à la mesure de l'enjeu sanitaire : faire face à une épidémie mondiale de maladies chroniques qui s'explique en grande partie par l'exposition aux perturbateurs endocriniens.
L'Organisation mondiale de la santé a d'ailleurs fixé des objectifs de réduction de la mortalité imputable à ces maladies chroniques. Il s'agit notamment de stopper l'épidémie d'obésité et de diabète. Concernant les perturbateurs endocriniens, la seule solution consiste, sur la base des effets constatés, à prendre des décisions d'interdiction, sans attendre de connaître le détail des mécanismes physiologiques. En termes de politiques publiques, c'est la démarche d'évaluation et de gestion du risque qui doit évoluer : il s'agit d'éliminer, pas de gérer en fixant un seuil.