ANNEXE - Audition de M. Gilles de Kerchove, coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme
M. Philippe Bas , président de la commission des lois . - Avec M. Jean-Paul Emorine, vice-président de la commission des affaires européennes, nous avons le plaisir d'accueillir M. Gilles de Kerchove pour examiner l'apport de l'Union européenne dans la lutte contre le terrorisme. Il présentera les différents aspects de cette politique avant que nous échangions.
M. Jean-Paul Emorine , vice-président . - Le président Bizet ne peut malheureusement pas être présent aujourd'hui. Nous sommes heureux de recevoir M. de Kerchove afin d'aborder la coordination européenne contre le terrorisme, sujet de préoccupation pour la France.
M. Gilles de Kerchove, coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme . - L'Europe traverse une crise existentielle grave. Moi qui ai consacré vingt ans à promouvoir l'Europe de la sécurité, je n'en ai jamais connu d'une telle ampleur. Si la sécurité intérieure est bien une compétence partagée entre l'Union européenne et les États membres, ces derniers en assurent en l'état actuel 90 %, ils en sont les premiers responsables. Le traité de Lisbonne dispose également que les États membres sont les seuls responsables de la sécurité nationale, ce qui signifie que le secteur du renseignement échappe aux compétences de l'Union européenne : les États membres en ont la compétence exclusive. Après les attentats de Paris, les chefs de gouvernement ont voulu se réunir à Bruxelles afin d'envoyer un message fort.
La crise migratoire et la toxicité du lien noué entre terrorisme et migrations constituent également des défis. La présence d'un passeport syrien contrefait près du Stade de France, le 13 novembre, n'est pas due au hasard.
Les services de renseignement estiment que la principale menace est représentée par les citoyens d'États membres qui se sont radicalisés sans établir de lien direct avec une organisation terroriste, par internet, la télévision satellitaire, la prison, la rencontre d'un imam itinérant, et susceptibles de commettre des attentats de petite ampleur, de façon opportuniste. Abou Moussab al-Souri a théorisé cette stratégie dont l'effet psychologique est important. Les combattants étrangers sont plus de 5 000 à provenir de l'Union européenne. S'il faut éviter de penser qu'Al-Qaeda est finie, puisque des franchises s'en revendiquent, Daech est une organisation considérable par le nombre de ses combattants, son emprise territoriale, ses moyens financiers, sa maîtrise des réseaux sociaux, sa communication stratégique. Ces derniers mois, elle est sur la défensive en raison des frappes aériennes qui la visent.
Cette pression militaire accrue pourrait malheureusement se traduire par une multiplication des attentats - on l'a déjà constaté avec les attentats à Suruç et Ankara en Turquie, dans le Sinaï, à Beyrouth, à Paris et en Tunisie. Cette organisation qui gagnait de nouveaux territoires, recrutait massivement, a besoin de montrer des succès quand elle est mise en difficulté. Autre conséquence, le retour accru de nos ressortissants issus de Daech et de Jabhat al-Nosra. S'il n'est pas simple pour eux de partir, les bombardements rendent un départ possible. Des responsables de Daech pourraient aussi quitter la Syrie et l'Irak pour rejoindre la Libye.
Cinq facteurs sont susceptibles d'amplifier cette menace : les États faillis se sont multipliés, or les organisations terroristes aiment les zones de non droit ; la tension entre Chiites et Sunnites grandit en raison du sentiment que l'Iran gagne la partie ; les pays du printemps arabe doivent restructurer leur appareil sécuritaire, à l'image de la Tunisie dont plus de 5 000 ressortissants ont rejoint Daech - imaginez la digestion de leur retour, pour ce petit pays ; le salafisme se propage - les experts divergent sur l'impact de l'idéologie sur la radicalisation : pour schématiser, Gilles Kepel le pense, comme moi, quand Olivier Roy met davantage en avant la marginalisation ; les nouvelles technologies de l'information et de la communication se développent et accroissent la capacité d'un individu isolé à commettre un attentat. Je ne serais pas étonné de voir émerger le cyberterrorisme d'ici cinq ans. Les explosifs ont été miniaturisés. Une bombe faisant exploser un avion peut avoir la taille d'une batterie d'iPad, ce qui explique que les Américains demandent que les appareils électroniques puissent être allumés lors de l'embarquement à l'aéroport. L'un des premiers numéros du magazine d'Al-Qaeda en péninsule arabique expliquait comment fabriquer une bombe dans la cuisine de votre maman ; un jour, un virus de synthèse pourra sans doute être mis au point dans la cuisine de votre maman.
L'Union européenne n'est pas la première responsable de la sécurité intérieure, mais elle est soucieuse d'apporter son soutien à l'action des États. Dans leur déclaration après les attentats de janvier, les chefs d'État et de gouvernement ont demandé davantage d'efforts de répression, de prévention et de soutien aux pays tiers. Ils l'ont confirmé en décembre, et ces objectifs ont été discutés lors de réunions avec les ministres de l'intérieur et de la justice. La France joue un rôle moteur considérable en la matière.
Le volet répressif a pour but de s'assurer que les États accèdent aux données utiles, le fichier PNR sur les passagers aériens par exemple - le Parlement européen devrait adopter cette mesure dans un mois - mais aussi qu'ils participent correctement aux plateformes européennes. Il faut comprendre les obstacles techniques, juridiques et culturels qui l'empêchent. Le Système d'Information Schengen (SIS) n'a pas fonctionné correctement dans plusieurs cas, dont celui de Mehdi Nemmouche. La base de données d'Europol pâtit des réticences de la communauté du renseignement à partager ses informations. Hors du cadre de l'Union européenne, il faut faire en sorte que les services de renseignement se coordonnent mieux. En décembre, pour la première fois, le Conseil européen a demandé aux services de renseignement de structurer leur coopération en dehors du cadre institutionnel de l'Union. L'interopérabilité des bases de données doit être assurée, or elles ont chacune leur logique et leur but. L'emploi de faux documents par les terroristes rend nécessaire le croisement des informations de différents fichiers, ce qui est compliqué dans la mesure où le principe de protection des données est qu'elles ne puissent être utilisées que pour la finalité pour laquelle elles ont été recueillies.
La Commission européenne vient de saisir le Conseil d'une proposition de modifier le code frontières Schengen pour prévoir un contrôle systématique des ressortissants européens aux frontières extérieures. Tous les Américains sont contrôlés lors de leur entrée aux États-Unis. L'Union européenne ne fait pas de même. Si la crainte d'encombrements aux aéroports a pu peser lors de l'adoption de la législation, il peut y être répondu grâce aux lecteurs de passeports biométriques. Certains États membres renâclent car la mesure entraînerait des contraintes comme le déploiement des lecteurs dans tous les points de passage aux frontières. Le contrôle des ressortissants de pays tiers entraîne le besoin d'équipement de toutes les îles grecques en branchements et terminaux informatiques, afin de procéder à des contrôles de sécurité.
Le trafic d'armes pose également problème. Il semble facile d'acquérir une Kalachnikov en Belgique pour 300 euros. La France a pris des initiatives pour lutter contre le financement du terrorisme et encouragé la Commission européenne à affiner son dispositif. La quatrième directive anti-blanchiment a été adoptée récemment. La Commission compte y ajouter des éléments sur les cartes prépayées, mentionnées après les attentats de novembre, les monnaies virtuelles ou le trafic d'oeuvres d'art.
La lutte contre le terrorisme relève des ministres de l'intérieur mais aussi de ceux de la justice. La Commission a saisi le Conseil d'un projet de Directive tendant à définir le crime de djihadisme de façon harmonisée. La résolution 2178 des Nations unies nous en fait obligation.
Eurojust peut aider le Conseil à aborder le problème des combattants étrangers. Certains pays se montrent extrêmement répressifs vis-à-vis des personnes de retour de Syrie ; d'autres sont tentés par des politiques plus nuancées. Que faire quand on n'a pas de preuve ? Les seules preuves sont parfois électroniques. Au début, les djihadistes étaient extrêmement narcissiques et publiaient des photos d'eux avec le drapeau de Daech sur Facebook, ce qui est suffisant. Mais ces données sont stockées sur des clouds américains. Les messages échangés sur Whatsapp entre deux Français sont stockés aux États-Unis. Le juge français doit émettre une requête d'entraide pénale qui prend au moins dix mois et peut se heurter aux exigences du quatrième amendement de la Constitution américaine. Les Britanniques sont en train de négocier un accès plus rapide à ces données. La Commission y travaille également.
Le deuxième volet politique porte sur la
prévention, à la fois directe et indirecte
- les
politiques de contexte telles que l'éducation, la jeunesse, la culture,
le sport ou l'accès à l'emploi. Le commissaire en charge de ces
questions doit faire prochainement une communication sur la mobilisation de
programmes européens dans cette direction.
La prévention plus directe consiste d'abord en la détection précoce des signaux faibles. La France a beaucoup investi ce domaine récemment. Je m'en réjouis. En arrivant au ministère de l'intérieur, Manuel Valls et ensuite Bernard Cazeneuve ont été sensibilisés à ces questions et oeuvré pour apporter très rapidement des réponses non sécuritaires. La question porte sur une meilleure formation des acteurs de première ligne tels que la police de proximité, les travailleurs sociaux et les professeurs.
La prévention concerne aussi Internet et les réseaux sociaux. Le commissaire Avramopoulos a lancé un partenariat public-privé avec les grands opérateurs Google et Facebook pour enlever les contenus en contradiction avec leur charte d'utilisation. Europol a mis sur pied une équipe qui trie les contenus, entre liberté d'expression et infraction à la charte, inspirée de l'exemple de Scotland Yard. Les contenus signalés par l'équipe britannique sont retirés à 93 % alors qu'ils ne le sont qu'à 33 % quand ils sont signalés par de simples utilisateurs. La Commission a recruté un groupe d'experts du contre-discours, surtout britanniques, afin de définir une communication stratégique.
Le troisième axe de la prévention porte sur la réintégration des ressortissants partis en Syrie. Si 2 000 Français rentrent, peut-être que 50 % seront traduits en justice et 20 % contrôlés en permanence par les services de renseignement. Reste un grand nombre de personnes dont il faudra bien faire quelque chose, sans la preuve qu'ils aient du sang sur les mains. Le Gouvernement français imagine une prise en charge d'une dizaine de mois comprenant du coaching psychologique et une formation à la citoyenneté. J'en suis très partisan.
Quant aux pays du pourtour de la Méditerranée, je passe 60 % de mon temps à nouer des partenariats de sécurité avec eux, qu'il s'agisse de la Turquie ou d'États des Balkans occidentaux.
L'Union européenne est confrontée à quelques défis. Elle doit détecter les signaux faibles. Un expert français a analysé les comportements en prison il y a dix ans et récemment mis en évidence la pratique de la taqiya - la dissimulation - qui consiste à éviter les signes extérieurs de radicalisation. L'Union européenne doit connecter les données qu'elle possède. Les États-Unis ont reconnu qu'ils auraient pu empêcher le 11 septembre en reliant les indices dont leurs différents services disposaient. Elle doit aussi penser hors du cadre, enrichir son analyse. Un service de renseignement confronté à des milliers de personnes potentiellement dangereuses doit se concentrer sur quelques cas, ce qui suppose de disposer d'une palette de compétences. J'approuve la démarche de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui s'adjoint les services de sociologues, de psychologues, de spécialistes des nouvelles technologies.
L'Union européenne doit aussi trouver le difficile équilibre entre sécurité et liberté. Une vision inexacte consiste à voir le Parlement européen comme le défenseur des libertés et le Conseil des ministres comme celui de la sécurité. Il faudra être créatif pour développer des réponses équilibrées.
Un sujet important n'est pas discuté à Bruxelles : celui du chiffrement. De nombreuses entreprises ont réagi aux révélations d'Edward Snowden. Faut-il les obliger à donner leurs clés de chiffrement ? Les ministères de l'intérieur n'ont pas une grande culture de l'expression de besoins, contrairement aux ministères de la défense. Il est important de développer l'industrie européenne de la sécurité. La France a des champions mondiaux. La cybersécurité a un très grand potentiel, avec une croissance de 6 à 8 % par an.
L'antisémitisme et l'islamophobie sont préoccupants. En Allemagne, des tensions existent, notamment autour du parti Pegida. Je suis séduit par la proposition de Wolfgang Schäuble de lever un impôt européen sur le pétrole pour financer la sécurisation des frontières et l'intégration des migrants. Enfin, comment promouvoir un islam européen et non un islam en Europe ? Il faut aider les musulmans pour que l'exercice de leur culte puisse être serein, ouvert et transparent.
M. Philippe Bas , président de la commission des lois . - Merci de la clarté de cet exposé très complet. Quels sont les progrès dans l'enregistrement des arrivées de migrants aux frontières de l'Europe ? Y a-t-il une montée en régime des moyens humains de Frontex ?
M. Michel Mercier . - J'ai envie de vous entendre plus longuement sur chacun des sujets que vous abordez. Vos propos sont passionnants et rejoignent ceux de nombreux policiers et magistrats que nous entendons. Comment voyez-vous une meilleure coordination des services de renseignement européens ? Il est évident que les terroristes ne connaissent pas la notion d'État et élaborent leurs actions sur plusieurs territoires. Comment nous mettre sur le même plan ?
M. Daniel Raoul . - Je suis très impressionné par votre précision. L'interopérabilité des bases de données pose un problème de cybersécurité. Plus on multiplie les points sources, plus on s'affaiblit vis-à-vis des pirates. J'ai découvert ce soir la taqyia , dissimulation autorisée par la charia. Va-t-on s'appuyer uniquement sur les messages numériques pour détecter les signaux faibles, en développant des algorithmes ? Ne serait-ce pas, là aussi, une porte d'entrée pour les pirates ?
Mme Fabienne Keller . - Vous montrez la belle Europe, qui se penche sur les préoccupations des citoyens. Le renforcement des frontières, la coordination des services de renseignement nécessitent de l'argent. Outre la taxe Schäuble - une bonne piste -, y aurait-il d'autres financements ? Pourrait-on utiliser les restes du budget européen ?
Des observateurs suggèrent de créer un fonds de rachat des armes à feu dans les Balkans pour lutter contre leur trafic. Qu'en pensez-vous ?
M. Alain Vasselle . - La France débat de l'état d'urgence et de la déchéance de nationalité. Dans quelle catégorie, de la répression, de la prévention ou de l'aide aux pays tiers, les classez-vous ? Quelles seraient les répercussions de ce vote sur l'Union européenne ? Où iraient ces personnes ? Comment les autres États membres réagiraient-ils ?
Comment expliquer le déficit de contrôle aux frontières ? L'arsenal juridique européen n'est-il pas efficient ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Merci de votre exposé. Quelles sont vos recommandations sur le contre-discours ? J'avais assisté à un séminaire organisé par le président Obama à Washington où des promoteurs proposaient gratuitement des messages vidéo très forts de prévention contre le terrorisme. Apparemment, les États européens n'en voulaient pas. Pourquoi un tel refus ?
M. Richard Yung . - Merci de cet exposé passionnant. Le lien entre migration et terrorisme n'est pas vécu en France comme ailleurs. Le ministre de l'intérieur a développé l'idée selon laquelle les auteurs des attentats étaient d'abord des citoyens français. Comment voyez-vous les choses ?
Au développement du salafisme, j'ajouterais le wahhabisme. L'Arabie saoudite est un pays difficile à appréhender, qui prétend combattre Daech et Al-Qaïda tout en propageant des idées proches. Certains manuels scolaires saoudiens expliquent qu'il ne faut pas serrer la main d'un incroyant. Comment « taquiner » ce pays, dont la situation politique est fragile ?
Les réseaux terroristes se financent entre autres par la contrefaçon. C'est préoccupant. On manque de vision et de stratégie en la matière.
M. Philippe Bas , président de la commission des lois . - Les attentats du 13 novembre ont été organisés depuis le territoire d'un autre pays européen, fomentés par des individus en Syrie et exécutés après une traversée de l'Europe. Les Français envoient conjointement des agents de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) et de la DGSI dans les points d'arrivée des migrants. C'est dire que nous sommes sensibilisés au risque d'une dissimulation dans la masse d'individus dangereux, d'où l'intérêt d'une surveillance accrue de ces flux.
M. Didier Marie . - Vos propos sont rassurants, puisque vous mesurez l'ampleur des difficultés et la totalité des spectres à couvrir, et inquiétants, puisque nous sommes confrontés à l'urgence et que nombre de dispositifs ne sont pas encore prêts.
Quels éléments de coordination ont-ils été mis en place à l'échelle européenne ? On constate des problèmes de coordination interne aux pays, entre la police et le renseignement, entre les dispositifs européens et nationaux, et entre la sécurité intérieure et extérieure. Que pensez-vous de l'institutionnalisation d'un conseil restreint de sécurité réunissant les ministres de l'intérieur, de la défense et des affaires étrangères ?
Quel est l'état d'avancement du renforcement de Frontex et du déploiement des gardes-frontières ? C'est une solution pour aider les pays qui rencontrent des difficultés dans la gestion des migrants, comme la Grèce.
L'Union européenne soutient la Turquie en lui versant trois milliards d'euros. Diplomatiquement, quels sont les moyens de pression et de contrôle de la mise en oeuvre des mesures que l'Europe demande ? Comment faire pour les États faillis ?
M. Yves Détraigne . - Nous avons débattu, dans un temps pas si éloigné, de la protection des données personnelles. Je songe à la directive sur le fichier PNR. Le nuage de données peut fournir des informations sensibles à des personnes mal intentionnées, d'où la nécessité de scruter la toile. Quid de l'avenir de cette protection ? Faut-il se résoudre à être sous surveillance permanente ?
M. Philippe Bas , président de la commission des lois . - La question des clés de chiffrement nous a paru extrêmement compliquée. Le chiffrement peut représenter un argument commercial pour les acteurs de l'internet, qui garantissent aux clients que personne n'aura accès à leurs données. Dans le cas de l'auto-chiffrement, même l'entreprise n'y a pas accès. La difficulté est d'autant plus grande que leur siège est aux États-Unis. Quel levier l'Europe peut-elle avoir ?
M. François Pillet . - Quand on entend une personne chargée au plus haut niveau du renseignement, on ressent un effroi supplémentaire. J'ai appris ce soir des informations nouvelles et inquiétantes. Pour accéder au renseignement, il faut réussir le difficile parcours du combattant des législations nationales protégeant les libertés publiques. Au-delà des différences techniques, n'aurait-on pas besoin d'une coordination des lois et réglementations nationales ?
M. Jean-Paul Emorine , vice-président . - Les visas européens sont attribués selon une liste de critères communs. Y en a-t-il de nouveaux intégrant la menace terroriste ?
M. Gilles de Kerchove. - Les compétences de l'immigration et du contrôle des frontières extérieures ont été pendant longtemps exercées sans lien avec les questions de sécurité, véritable « schizophrénie institutionnelle » qui résulte de la façon dont l'Union européenne s'est construite. En effet, on a communautarisé les compétences par étapes et en laissant volontairement de côté les aspects sécuritaires ; ainsi les compétences relatives à l'immigration et au contrôle des frontières extérieures, confiées à l'Union par le traité d'Amsterdam, ont-elles été exercées depuis des années sans beaucoup de lien avec les questions sécuritaires - en prenant ses fonctions, le nouveau directeur de Frontex a constaté que ses services étaient absents de la lutte contre la criminalité et le terrorisme, en particulier qu'ils n'avaient pas accès, dans l'opération Triton en Méditerranée, aux fichiers d'Europol. Les choses changent, chacun comprend bien qu'il faut recouper les témoignages et les informations du plus grand nombre de sources disponibles : Frontex et Europol ont passé, il y a deux mois, un accord pour échanger leurs données à caractère personnel, c'est le b-a ba.
Face à la crise migratoire, les États membres se mobilisent pour que les États en première ligne, en particulier la Grèce, disposent des outils de contrôle, ne serait-ce qu'une connexion suffisante à internet pour l'accès rapide au système Eurodac. La situation est critique : j'ai constaté, dans un hotspot en Italie, combien les services étaient débordés lorsque, dans un épisode de beau temps et de mer calme, quelque cinq mille migrants sont arrivés en quelques jours alors que la capacité d'accueil n'était que de trois cents places...
La procédure d'IPCR, dispositif intégré pour une réaction à l'échelon politique en situation de crise, a été déclenchée pour la crise migratoire ; elle force les acteurs à partager leurs informations sur les migrants qui entrent sur le territoire communautaire. Est-ce à dire que tous les migrants font l'objet d'un enregistrement en bonne et due forme, avec prise d'empreintes digitales ou biométriques ? Ce n'est certainement pas encore le cas.
Sur les services de renseignement, je rappelle que l'Union n'a pas de compétence ; cependant, dans la pratique, les services de renseignement des États membres échangent des informations au quotidien dans la lutte antiterroriste. Faut-il structurer davantage cette coopération ? Le Conseil européen l'a demandé, les services de renseignement y travaillent dans le Groupe anti-terroriste. Il faut s'assurer, ensuite, que les États aient tous un niveau élevé de renseignement, c'est loin d'être le cas ; la France a atteint un haut niveau, grâce à des équipements comme des satellites, des services complets - la DGSE, la DGSI, l'Académie du renseignement - et une véritable culture du renseignement, ce qui place votre pays au tout premier rang européen, avec la Grande-Bretagne, quand d'autres pays ont encore beaucoup d'efforts à faire.
Il faut également parvenir à ce que les services de renseignements partagent leurs informations avec le Système d'information Schengen (SIS) et Europol. Des États membres s'y refusent avec Europol, perçu comme un service de police et non de renseignement - le circuit doit alors passer par les services de police de l'État membre. En revanche, le SIS a démontré son efficacité, la France a fait des progrès spectaculaires dans le partage d'information : la plupart des fiches « S » figurent désormais dans le SIS, c'est loin d'être le cas pour les autres pays et j'en alerte les ministres concernés dès que j'en ai l'occasion. Nous avons intérêt à partager les informations très en amont, comme le fait la DGSI, parce que nous pouvons obtenir des résultats en agrégeant des faits qui paraissent peu significatifs pris isolément - c'est le cas, par exemple, quand un individu fiché en France prend, à Berlin, un billet pour la Turquie...
Il m'est difficile de répondre sur les algorithmes et la cybercriminalité ; ils peuvent effectivement aider à cibler des comportements anormaux, les services de renseignement travaillent dans ce sens et, de fait, plus notre dispositif passe par les technologies numériques, plus il est vulnérable à la cybercriminalité - je sors là de ma compétence, je sais que les services sont mobilisés et qu'il faut mettre l'ensemble des États membres à niveau, c'est l'objet de la directive de 2013 relative aux attaques contre les systèmes d'information, ainsi que de la stratégie européenne en la matière.
Je ne peux guère répondre non plus sur la disponibilité des fonds ; la commission Juncker a récemment mobilisé des fonds additionnels pour faire face à la crise migratoire, et nous pouvons compter également sur les fonds mobilisés pour aider les pays en première ligne, en particulier la Grèce et l'Italie.
Serait-il judicieux de racheter les armes de guerre qui sont dans les Balkans ? C'est la première fois que j'entends cette idée... créative, dont le coût serait probablement très élevé, surtout si l'on compte que des armes pourraient provenir aussi du Proche-Orient et de Libye...
Quant au débat franco-français sur l'état d'urgence et sur la déchéance de nationalité, je ne saurais m'y inscrire, vous le comprendrez.
Notre contrôle aux frontières extérieures est-il suffisant ? Nous pouvons faire bien mieux, c'est pourquoi je soutiens la proposition de la Commission tendant à modifier le code frontières Schengen afin de prévoir un contrôle systématique des ressortissants européens aux frontières extérieures, la Suisse par exemple contrôle 100 % des entrants via ses aéroports ; la Commission européenne a fait des propositions à cet égard.
Quel contre-discours face à la radicalisation islamiste ? Je ne crois pas trop à un contre-discours qui serait diffusé par les gouvernements, mais plutôt au soutien apporté aux voix modérées qui, dans la société civile, s'élèvent sur ce sujet. Il y a des initiatives, Tweeter dispense par exemple une formation de quelques jours - qu'a suivie l'équipe de campagne du président Obama. Beaucoup peut être fait en la matière, avec des « repentis » qui reviennent de théâtres d'opération, ou encore dans les pays d'où viennent des terroristes - nous soutenons des actions en Tunisie et au Liban par exemple, bientôt en Jordanie.
Quel lien entre les migrants et le terrorisme ? La menace terroriste est endogène, des nationaux sont partis combattre en Syrie - mais le risque existe bien que Daech instille le doute sur les groupes de migrants, on l'a vu avec l'un des terroristes du Stade de France, détenteur d'un faux passeport syrien et entré comme migrant sur le territoire de l'Union ; les conséquences seraient alors très fortes dans l'opinion.
Quelle cohérence dans notre attitude envers le wahhabisme et le salafisme ? L'Union européenne doit débattre de ce sujet difficile, comme les États-Unis l'ont fait ; l'Arabie Saoudite est un pays allié, actif dans le partage de renseignement, confronté à de nombreux défis sur son territoire - nous avons de nombreux dossiers à évoquer avec eux, ils en sont bien conscients, en particulier le prosélytisme en dehors de leur territoire national.
Sur la contrefaçon, j'avoue manquer d'éléments...
M. Richard Yung . - L'Union des fabricants vient de publier un rapport, je vous le communiquerai.
M. Gilles de Kerchove. - Je le lirai avec attention.
Comment renforcer la coordination entre les services de l'Union ? Le mouvement est en marche, je travaille désormais étroitement avec le service européen d'action extérieure; nous travaillons également à renforcer les liens entre le service européen d'action extérieure et Europol, de même que, dès que j'en ai l'occasion, j'implique à l'extérieur de l'Union européenne les services d'Eurojust, d'Europol, de Frontex et du Cepol.
Sur l'aide à la Turquie, je ne saurais rien dire de plus que nous serons bien sûr vigilants à ce que les fonds européens aillent effectivement aux actions qu'ils visent.
Avec la Libye, nous attendons que le Gouvernement soit confirmé, parce qu'il est impossible d'envisager une coopération sans partenaire ; cependant, il y a effectivement une grande urgence.
Quel équilibre, dans le traitement des données, entre protection de la vie privée et sécurité publique - en particulier dans le PNR ? La question est difficile, sensible, je crois qu'il est possible de concilier les deux termes, plutôt que de les opposer comme on le fait trop souvent - et je vois un exemple intéressant dans le privacy by design , mis en place par l'État de l'Ontario, au Canada.
Quel levier vis-à-vis de l'auto-chiffrement ? Encore une question complexe. Des experts nous disent qu'on ne peut forcer les fournisseurs d'accès et les sociétés du web à communiquer les codes, ni même réserver cette possibilité aux seuls services de renseignement, sans fragiliser l'ensemble d'internet ; la Grande-Bretagne, cependant, a choisi cette voie et l'on en débat aux États-Unis. Je crois que nous devons en débattre également et en approfondir les aspects techniques.
Les différences de législations nationales sur les services de renseignement sont, effectivement, un vrai sujet et, de l'aveu du Président du GAT, constituent un frein à la coopération. La matière n'étant pas de la compétence de l'Union, on pourrait imaginer que des États membres signent un traité entre eux, un « Schengen du renseignement » ; au lendemain des attentats de Paris, le Premier ministre belge a évoqué une « CIA européenne », mais l'initiative ne peut en revenir qu'aux États membres : à eux de s'organiser comme ils l'entendent.
Pour ce qui est des visas, des mécanismes de vérification existent dans le cadre de l'examen des demandes.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. - Merci, Monsieur le coordinateur, pour toutes ces informations utiles.