N° 396
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016
Enregistré à la Présidence du Sénat le 11 février 2016 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la consultation publique de la Commission européenne « Habiliter les autorités nationales de concurrence à appliquer les règles européennes de concurrence plus efficacement » ,
Par M. Philippe BONNECARRÈRE,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet, président ; MM. Michel Billout, Michel Delebarre, Jean-Paul Emorine, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, MM Yves Pozzo di Borgo, André Reichardt, Jean-Claude Requier, Simon Sutour, Richard Yung, vice-présidents ; Mme Colette Mélot, M Louis Nègre, Mme Patricia Schillinger, secrétaires , MM. Pascal Allizard, Éric Bocquet, Philippe Bonnecarrère, Gérard César, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Pascale Gruny, MM. Claude Haut, Mme Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, Jean-Yves Leconte, François Marc, Didier Marie, Michel Mercier, Robert Navarro, Georges Patient, Michel Raison, Daniel Raoul, Alain Richard et Alain Vasselle . |
AVANT-PROPOS
Depuis l'entrée en vigueur du règlement 1/2003, le droit de la concurrence est mis en oeuvre en Europe à la fois par la Commission européenne et par les autorités nationales de concurrence : l'application de ces règles européennes est désormais décentralisée. Toutefois, des spécificités nationales, voire des divergences, en particulier en termes de moyens et en matière procédurale, subsistent entre les autorités nationales.
En lançant sa consultation publique, en novembre 2015, la Commission a souhaité recueillir des avis sur la possibilité de mieux appliquer le droit européen de la concurrence, en particulier grâce à l'harmonisation de l'instruction des dossiers par les autorités nationales de concurrence.
Votre commission des affaires européennes a décidé de prendre part au débat et d'apporter sa contribution à cette consultation publique en fixant quelques grandes orientations à l'attention du gouvernement, en adoptant une proposition de résolution européenne, et de la Commission, en lui adressant un avis politique.
L'APPLICATION DU DROIT EUROPÉEN DE LA CONCURRENCE, UNE COMPÉTENCE PARTAGÉE ENTRE L'UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS MEMBRES
La consultation publique, lancée par la Commission européenne le 4 novembre 2015, jusqu'au 12 février 2016, vise à savoir s'il est opportun d'habiliter les autorités nationales de concurrence à appliquer les règles européennes de concurrence plus efficacement et, en cas de réponse positive, s'il convient de légiférer en la matière. Toutefois, d'après les informations obtenues à Bruxelles par votre rapporteur, une éventuelle proposition d'acte législatif n'interviendrait de toute façon pas avant 2017.
LE RÈGLEMENT 1/2003
LES PRINCIPALES DISPOSITIONS DU RÈGLEMENT
Cette consultation publique intervient plus de dix ans après l'entrée en vigueur, le 1 er mai 2004, du règlement n° 1/2003 (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne , relatifs, respectivement, aux pratiques concertées qui restreignent la concurrence et aux abus de position dominante.
Les procédures visées par les articles
101 et 102
Procédures de l'article 101 - antitrust Les affaires visant à enquêter sur des accords anticoncurrentiels (des ententes, par exemple) sont déclenchées par : - une plainte, par exemple de la part d'un concurrent ; - l'initiative de l'autorité de la concurrence, c'est-à-dire la Commission européenne ou une autorité nationale de concurrence ; - une demande dans le cadre d'un programme de clémence (le participant à une entente peut alors éviter une amende ou bénéficier d'une amende réduite en échange d'informations sur l'entente). Si la Commission européenne lance une enquête, elle a des compétences étendues. Elle a notamment le droit de demander des informations aux entreprises, mais également d'entrer dans les locaux de ces sociétés, de saisir leurs registres et d'interroger leurs représentants. Si, sur la base de son enquête initiale, la Commission décide d'ouvrir une enquête approfondie, elle élabore une communication des griefs qu'elle envoie aux entreprises concernées. Les entreprises faisant l'objet d'une enquête peuvent accéder au dossier de la Commission et répondre à la communication des griefs. Elles peuvent également demander une audition. Si, à l'issue de cette étape, la Commission est toujours convaincue qu'il y a infraction, elle peut adopter une décision d'infraction qui peut notamment infliger des amendes aux parties. La Commission peut également décider d'adopter une décision d'engagement où aucune amende n'est infligée. Dans le cadre de cette décision, les parties s'engagent à dissiper les inquiétudes de la Commission quant au respect des règles de concurrence, généralement pour une période donnée. Si les parties ne tiennent pas leur engagement, elles peuvent se voir infliger une amende. Les parties peuvent faire appel des décisions de la Commission. Procédures de l'article 102 - abus de position dominante Une autorité de concurrence nationale ou la Commission peut ouvrir une enquête de sa propre initiative ou à la suite d'une plainte. La première étape essentielle dans ces affaires consiste à déterminer si l'entreprise concernée a une « position dominante ». Il faut notamment définir son marché concernant le(s) produit(s) qu'elle fournit et la zone géographique dans laquelle ils sont commercialisés. En règle générale, si sa part de marché est inférieure à 40 %, il est peu probable que l'entreprise ait une position dominante. D'autres facteurs sont également pris en compte : l'existence ou non de barrières empêchant de nouveaux entrants de pénétrer le marché ou le degré d'implication de l'entreprise faisant l'objet de l'enquête à différents stades de la chaîne d'approvisionnement (connu sous le nom d'« intégration verticale »). L'étape suivante consiste à déterminer si cette position dominante fait l'objet d'un abus en raison de pratiques telles que le fait de brader les prix (prix inférieurs à ceux des concurrents), d'affirmer que l'entreprise est le fournisseur exclusif, etc. Les autorités de concurrence ont les mêmes pouvoirs d'investigation que pour les procédures de l'article 101. Les dispositions relatives au droit de défense, au système de communication des griefs, aux décisions d'engagement, aux amendes et à l'indemnisation sont également identiques. |
Ce règlement, pour l'adoption duquel le commissaire de l'époque Mario Monti s'était beaucoup investi, détermine les règles du droit européen de la concurrence .
Ses dispositions ont largement modifié l'application du droit européen de la concurrence. Ce texte permet l'application décentralisée, par les autorités nationales de concurrence, des règles de concurrence appliquées auparavant par la Commission européenne qui disposait, en la matière, d'un monopole exclusif depuis un règlement de 1962. Il accroît ainsi le rôle des autorités nationales de concurrence et juridictions nationales dans la mise en oeuvre du droit européen de la concurrence. Cette réforme a permis à la Commission de concentrer ses ressources sur la lutte contre les infractions les plus graves aux règles de la concurrence, celles ayant une dimension transfrontalière.
Parmi ses principales dispositions figurent :
- l' habilitation des autorités nationales de concurrence et des juridictions nationales à appliquer intégralement les règles communautaires relatives aux pratiques restrictives, ce qui multiplie les instances dotées de ces pouvoirs et assure ainsi une application plus large de ces règles 1 ( * ) ;
- une coopération étroite entre la Commission européenne et les autorités nationales de concurrence au sein du réseau européen de la concurrence .
La Commission considère que ce texte a permis un changement qualitatif et constitue un indéniable succès , en particulier parce qu'il permet une meilleure articulation entre la Commission et les États membres - en dix ans, 250 cartels ont été démantelés, dont 60 par la Commission.
Cette appréciation positive est partagée par le président de l'Autorité de la concurrence, M. Bruno Lasserre, qui a souligné les deux grandes réussites permises par le règlement :
- par la décentralisation qu'il a réalisée, le règlement illustre la mise en oeuvre du principe de subsidiarité : aujourd'hui 85 % des décisions relatives à l'application du droit de la concurrence sont prises par les autorités nationales, la Commission indiquant que, du 1 er mai 2004 au 31 décembre 2013, sur 787 affaires instruites, 122 l'ont été par elle et 665 par les autorités nationales ;
- sur le fond, l'oeuvre d'harmonisation engagée par le règlement a beaucoup avancé , et la Commission, qui en a la possibilité juridique, n'a jamais eu besoin de recourir à son pouvoir de dessaisissement pour remettre en cause la décision d'une autorité nationale qu'elle aurait désapprouvée.
Pour autant, si les autorités nationales de concurrence appliquent les mêmes règles de fond , elles utilisent des procédures divergentes . C'est pourquoi la Commission estime qu'il convient d'améliorer encore l'application du règlement 1/2003, notamment en permettant aux autorités nationales de se l'approprier davantage pour le mettre en oeuvre au plus près des réalités du terrain et pour aboutir à des décisions plus cohérentes entre autorités nationales.
LA RÉPARTITION DES COMPÉTENCES ENTRE LA COMMISSION EUROPÉENNE ET LES AUTORITÉS NATIONALES DE CONCURRENCE
Le règlement 1/2003, pour l'application des articles 101 et 102 du traité, a organisé le passage d'une compétence exclusive de la Commission européenne à des compétences parallèles entre la Commission et les autorités nationales de concurrence et définit, dans son article 11, la coordination des différents acteurs nécessaire au bon fonctionnement du dispositif.
La répartition des compétences n'obéit cependant pas à des dispositions très précisément rédigées. Il s'agit en effet de conserver une certaine flexibilité au système : le règlement évoque d'ailleurs une simple « coopération » et précise que « la Commission et les autorités de concurrence des États membres appliquent les règles communautaires de concurrence en étroite collaboration ». De fait, la répartition des affaires se fait à l'amiable. En règle générale, les autorités nationales traitent des affaires relevant de leur marché, tandis que la Commission instruit les dossiers les plus importants ou affectant plus de trois États membres, comme dans le cas de Gazprom, ou encore concernant un abus de position dominante à l'échelle mondiale, comme dans le dossier Google.
Le mécanisme général est le suivant :
- en début de procédure, les autorités doivent s'informer mutuellement de l'ouverture d'un cas afin de pouvoir déterminer l'allocation optimale de certaines affaires ;
- de même que la Commission européenne est tenue de consulter les autorités nationales avant chacune de ses décisions, celles-ci notifient à la Commission leurs projets de décision lorsqu'elles appliquent le droit européen.
Il favorise la stimulation, les autorités nationales devant argumenter au mieux pour expliquer pourquoi elles sont mieux placées que la Commission pour instruire les dossiers. A contrario , les rares échecs de la coopération, par exemple dans l'affaire de la réservation hôtelière en ligne où la France et l'Allemagne ont adopté des positions différentes, démontrent les effets néfastes d'attitudes de défiance. L'assistance mutuelle est également bénéfique, comme l'a montré l'affaire qui a permis à l'autorité de la concurrence britannique de mettre à jour la collusion des compagnies pétrolières pour la fourniture de kérosène qui affectait le marché français.
Les étapes de la procédure La phase d'allocation des cas L'article 11, paragraphe 3, du règlement 1/2003 dispose que « les autorités de concurrence des États membres informent la Commission par écrit avant ou sans délai après avoir initié la première mesure formelle d'enquête. Cette information peut également être mise à la disposition des autorités de concurrence des autres États membres ». En pratique, cette information des autres autorités de concurrence, y compris de la Commission européenne, au début de la procédure, se fait par la diffusion, sur l'intranet du réseau européen de la concurrence, d'une fiche type ( new case ). L'élément qui déclenche la mise sur le réseau d'une affaire réside dans la possible application du droit de l'Union des pratiques anticoncurrentielles et donc dans la possibilité d'une affectation sensible du commerce entre États membres par les pratiques visées. Cet examen est effectué en premier lieu par les services des autorités nationales aux seules fins de l'information du réseau dans le délai prévu par le règlement, sans préjudice de l'appréciation ultérieure lors de l'enquête et de l'instruction, et a fortiori de l'appréciation de l'autorité au moment de la prise de décision. Le système de consultation et le mécanisme d'attribution des cas fonctionnent horizontalement entre autorités nationales, d'une part, et verticalement, dans les sens ascendant et descendant entre les autorités nationales et la Commission européenne, d'autre part. La consultation obligatoire de la Commission L'article 11, paragraphe 4, du règlement dispose qu'« au plus tard trente jours avant l'adoption d'une décision ordonnant la cessation d'une infraction, acceptant des engagements ou retirant le bénéfice d'un règlement d'exemption par catégorie, les autorités de concurrence des États membres informent la Commission. [...] Ces informations peuvent aussi être mises à la disposition des autorités de concurrence des autres États membres ». Cette obligation d'informer la Commission est donc limitée aux cas mentionnés. Pour toutes les autres décisions, l'information de la Commission et des autres autorités nationales est facultative et peut se faire dans le cadre de l'article 11, paragraphe 5. Afin de permettre un suivi global des affaires traitées par les autorités de concurrence, le règlement a également prévu la fiche type dite de closed case . Sur une base facultative, les autorités peuvent ainsi informer les autres membres du réseau de l'issue de leurs procédures. Le dessaisissement L'article 11, paragraphe 6, du règlement permet notamment à la Commission de dessaisir les autorités nationales de cas concernant des pratiques affectant les échanges entre États membres et posant des questions d'interprétation ou d'application cohérente du droit de l'Union européenne. Cette disposition n'a toutefois jamais été utilisée jusqu'à présent. Enfin, l'article 12 du règlement, relatif aux échanges d'informations, précise qu'aux fins de l'application des articles 101 et 102 du traité, la Commission et les autorités nationales ont le pouvoir de se communiquer et d'utiliser comme moyen de preuve tout élément de fait ou de droit, y compris des informations confidentielles. |
* 1 Les États membres peuvent toutefois adopter des lois nationales en matière de concurrence plus strictes que le droit européen.