B. LA BANALISATION DE LA PORNOGRAPHIE : QUELLES CONSÉQUENCES ?
La banalisation de la pornographie, observée notamment sur Internet et plus particulièrement auprès de la jeunesse , pose deux questions :
- celle de son lien potentiel avec la prostitution ;
- et celle de son influence sur les relations entre filles et garçons - et, à terme, entre hommes et femmes .
1. Quelles interactions entre consommation de pornographie et de prostitution ?
La délégation ne remet pas en cause la liberté de visionner de telles images et ne s'inscrit aucunement dans un esprit de censure. Pourtant les profils d'acheteurs ci-dessus évoqués ont montré une interaction entre consommation de pornographie et recours au sexe tarifé.
Une enquête conduite par le Mouvement du nid à partir d'un questionnaire adressé à 5 000 personnes 85 ( * ) semble confirmer ce lien entre pornographie et prostitution .
Selon cette enquête, 20 % des garçons déclareraient regarder régulièrement des images pornographiques ; 40 % de ces garçons se diraient capables d'acheter un acte sexuel. Grégoire Théry a par ailleurs remarqué, lors de son audition par la délégation, que « la pornographie met les jeunes filles très mal à l'aise , surtout lorsque leurs copains les contraignent à regarder ces films avec eux » 86 ( * ) . Il estime également que la demande actuelle de chirurgie esthétique en procède directement.
Parmi les points communs entre ces deux systèmes, on retrouve l'omniprésence d'Internet et le modèle économique qui les sous-tend.
On peut aussi considérer que, comme la fréquentation des clubs de La Jonquera, la pornographie relève également, dans une certaine mesure, de rites d'apprentissage masculins : de même que le recours à la prostitution était autrefois privilégié pour le premier rapport sexuel des jeunes hommes, de même les garçons y cherchent aujourd'hui des informations avant de passer à l'acte.
Un autre point commun entre prostitution et pornographie est que, pour certains, le visionnage de ces images est le substitut à une sexualité épanouie.
Tant que cette consommation d'images concerne des adultes volontaires, elle ne suscite toutefois pas d'interrogation.
2. Quelle influence sur la jeunesse et quelles conséquences sur les relations entre filles et garçons ?
S'agissant de la pornographie, la question qui se pose est celle de son influence sur la jeunesse - et à terme sur les adultes qu'ils deviendront .
Ce point est d'importance car la pornographie met en scène des pratiques sexuelles centrées autour du plaisir masculin et de la soumission féminine . Elle est à l'origine de schémas de comportements, axés pour l'homme sur la performance, et pour la femme sur la manifestation d'un plaisir valorisant pour son partenaire. Or ces deux clichés de comportement sont autant d'injonctions pour les hommes et pour les femmes.
Si ces pratiques sont - ou deviennent - la norme, voire un modèle pour la jeunesse, on peut craindre la généralisation de conceptions faussées de la sexualité et de pratiques étrangères à l'idéal égalitaire d'un désir et d'un plaisir partagés.
Visionner ces images avec une capacité de distanciation ne porte pas nécessairement à conséquence. Le doute est permis quand les spectateurs ne sont pas en mesure d'établir la différence entre les fantasmes mis en scène par les films pornographiques et la réalité.
Les interrogations sur la nocivité de la pornographie pour la jeunesse ne datent certes pas d'aujourd'hui, si l'on se réfère au rapport sur La violence à la télévision présenté au ministre de la culture et de la communication par Blandine Kriegel en 2002. Les présomptions de dommages causés par ces images sur le jeune public et les perturbations susceptibles d'en résulter sur l'équilibre intérieur du cerveau justifiaient alors, selon l'auteure, la défense d'une logique de prévention.
Dans le même esprit, une enquête européenne de 2003 87 ( * ) assimilait le fait, pour les jeunes, de visionner des images pornographiques à une addiction et établissait des corrélations statistiques entre le visionnage de pornographie et des comportements tels que les tendances suicidaires.
L'interrogation de la délégation sur les conséquences, pour les jeunes, du visionnage d'images pornographiques s'appuie sur deux raisons :
Tout d'abord, cette pratique semble largement répandue : L'enquête sur la sexualité en France publiée en 2008 par Michel Bozon et Nathalie Bajos montrait que, dans la tranche d'âge 18-19 ans, 60 % des filles et 90 % des garçons déclaraient avoir déjà vu un film pornographique (10 % des filles et 55 % des garçons affirment en avoir visionné « souvent ou parfois » au cours des 12 derniers mois).
Selon Christian Spitz, animateur sur Fun radio, auteur de Doc ? J'ai une love life ! , qui n'hésite pas à parler de « tsunami porno », « Le X est devenu pour les jeunes un passage obligé » 88 ( * ) . L'auteure d'une enquête récente publiée par L'Express 89 ( * ) évoque la « génération YouPorn » et remarque que pour ces ados « tôt déniaisés » par les films pornographiques, « L'expression « faire l'amour » sent presque autant la poussière qu'un roman d'Honoré d'Urfé »...
Ce point a été confirmé par les professionnelles en contact avec les collégiens (CPE, infirmière scolaire, conseillère conjugale et familiale) rencontrées lors d'un déplacement au collège Jean Vilar de Villetaneuse , le 26 mars 2014, pour assister à un atelier destiné à aider à prévenir les comportements sexistes 90 ( * ) : certaines ont estimé la proportion des élèves de CM2 ayant déjà vu des images pornographiques à 50 %.
De fait, si l'on se réfère à l'enquête précitée publiée par le magazine L'Express , un tiers des consommateurs de sites pornographiques seraient des adolescents, parmi lesquels 75 % auraient moins de 12 ans. Selon une enquête menée en 2009-2010 dans 1 132 collèges par l'agence Calysto, spécialisée dans les enjeux du numérique, 82 % des 11-13 ans auraient déjà été confrontés à une image pornographique sur la Toile.
Ensuite, cette interrogation sur les effets de la pornographie sur la jeunesse s'impose dans la mesure où, pour certains jeunes, ces images peuvent être ressenties comme une agression . Ce point a été mis en évidence dans le cadre d'une enquête européenne en ligne 91 ( * ) mentionnée par le sociologue des médias Florian Voros, entendu par la rapporteure le 25 mars 2014 92 ( * ) . Selon cette enquête, un tiers des jeunes exposés à de telles images et un quart de ceux qui ont reçu des « sextos » considèrent cette expérience comme négative (2 % d'entre eux comme très négative).
Florian Voros a toutefois estimé pour sa part la nocivité de la pornographie non établie scientifiquement : le visionnage de la pornographie devrait, de son point de vue, être considéré comme une pratique culturelle . Il a relativisé la portée du modèle de rapports entre hommes et femmes véhiculé par les films pornographiques, considérant que ce modèle s'inscrivait dans un ensemble dont relevaient aussi les séries télévisées et les jeux-vidéos : cette remarque n'est d'ailleurs pas de nature à rassurer la délégation...
Michel Bozon, sociologue, a également relativisé l'impact de la pornographie sur les jeunes 93 ( * ) . Citant des oeuvres comme Madame Bovary ou L'amant de lady Chatterley , qui ont fait scandale au moment de leur sortie, le sociologue a fait observer que chaque époque avait dénoncé l'agression de la pornographie et ses effets négatifs sur la jeunesse. Il a jugé les jeunes capables non seulement de discerner la différence entre la réalité et le cinéma, mais aussi de comprendre qu'il s'agit d'une transgression. Selon lui, la stabilité de l'âge du premier rapport sexuel en France (autour de 17 ans) permet de mettre en doute la force de l'influence exercée par la pornographie sur les jeunes.
Certains acteurs en contact avec les réalités du terrain ne partagent pas cet avis.
Ainsi Florence Montreynaud, auteure de Amours à vendre. Les dessous de la prostitution , qui a participé à des sessions d'éducation sexuelle auprès de jeunes dans les années 1990, a exprimé de l' inquiétude face à ce qu'elle qualifie de dégradation préoccupante de la perception de la sexualité par les jeunes 94 ( * ) . Elle a imputé cette évolution au désengagement des adultes, qui ont laissé la pornographie « éduquer » les jeunes. Sans croire aux vertus de la censure dans ce domaine, car la pornographie a d'autant plus « le droit d'exister » qu'il est « difficile de la définir », elle a pour sa part noté le contraste entre la capacité des enfants à faire la différence entre réalité et fiction face aux images de violence et de mort qu'ils voient à la télévision ou au cinéma, et leur incapacité à faire la distinction entre la réalité et la pornographie . Elle a évoqué le terme d'« imprégnation » des esprits pour qualifier l'influence des modèles véhiculés par la pornographie auprès des jeunes, ce qui selon elle était inconcevable dans les années 1970.
Or il semble que l'intérêt pour les films et vidéos pornographiques soient essentiellement masculin . Ce point est ressorti des échanges auxquels la rapporteure a assisté au lycée professionnel de Savigny-sur-Orge lors d'une séance de sensibilisation à l'égalité animée par le Mouvement du nid : les jeunes filles présentes ont à plusieurs reprises insisté sur ce constat.
Par ailleurs, selon Christian Spitz, la pornographie serait responsable du fait que les jeunes « se forgent une image fausse de la sexualité. Ils sont dans une technicité revendiquée de l'acte sexuel, qui fait passer au second plan les émotions » 95 ( * ) .
Dans le même esprit, les interlocutrices de votre rapporteure au collège Jean Vilar 96 ( * ) , en Seine-Saint-Denis, ont estimé que la banalisation de la pornographie pouvait avoir pour conséquence de répandre chez les jeunes certains comportements et pratiques sexuels que les jeunes filles ne paraissent véritablement apprécier, sans que leurs réticences soient prises en compte par les garçons, et sans que les filles elles-mêmes, qui subissent comme les garçons les injonctions des films pornographiques, imaginent d'exprimer leurs réticences...
Ces interlocutrices ont à cet égard considéré que de nombreux garçons ne semblaient pas comprendre que les films pornographiques ne correspondent pas à la réalité et que ces films incitaient les garçons à ne pas valoriser le plaisir de leur partenaire .
Ce point de vue est partagé par Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du nid-France, qui a souligné combien la précocité de la mise en contact avec des images pornographiques pouvait avoir des conséquences négatives sur la construction d'une personnalité 97 ( * ) . Christian Spitz estime quant à lui que ces images peuvent être « très choquantes » pour les jeunes qui n'auraient pas la « distance critique nécessaire » 98 ( * ) .
La précocité du visionnage de ces images confirme l'importance du problème, d'autant plus que la multiplicité des supports , notamment les téléphones portables, rend difficile toute protection efficace.
Ce point a été souligné par le sociologue des médias Florian Voros, entendu par la rapporteure le 25 mars 2014 99 ( * ) : la pornographie s'est tout d'abord déplacée vers un visionnage domestique (télévision, ordinateur), le développement d'Internet a ensuite eu pour conséquence une accessibilité accrue de ces images, les tablettes et « smartphones » ayant eu pour effet de renforcer leur mobilité. Par ailleurs, la vidéo à la demande, le téléchargement illégal et les « porn tubes » permettent la constitution d'une vaste plateforme de chargement et de visionnage en ligne de vidéos pornographiques, tant professionnelles qu'amateurs.
On peut certes se demander comment cet accès est possible compte tenu des verrous que permet en théorie le contrôle parental . Celui-ci semble dans une assez large mesure inopérant pour une génération qui a grandi avec le numérique et qui connaît des procédures de contournement. De plus, l'existence de sites gratuits permettrait un large accès à ce type de films. Enfin, le caractère payant de certains sites ne semble pas faire obstacle à leur consultation, certains internautes transmettant généreusement en ligne leur mot de passe, voire des liens vers des films pornographiques : « Même pas besoin de chercher, c'est le porno qui vient à eux » 100 ( * ) .
3. La nécessaire éducation à un regard critique sur les images pornographiques
Le responsable de l'association Calysto, spécialiste des enjeux du numérique, préconise, à juste titre, une vigilance accrue des parents sur les vidéos et films téléchargés par les enfants et suggère l'adoption de règles de bon sens, parmi lesquelles l'installation de l'ordinateur dans le salon, pour que le « surf » ne se fasse pas dans un lieu isolé. Il encourage aussi des échanges entre parents et enfants sur les images choquantes qu'ils sont susceptibles de rencontrer sur la toile.
Il semble également impératif, comme l'ont suggéré les responsables du Planning familial reçues par la rapporteure le 25 mars 2014 101 ( * ) , de « démythifier » les films pornographiques et d'aider les jeunes à développer un regard critique sur la pornographie pour s'assurer qu'ils comprennent la différence entre celle-ci et la réalité. Les représentantes du Planning familial ont, dans cet esprit, jugé souhaitable de sensibiliser les jeunes au fait que la pornographie est une « industrie » qui s'inscrit dans une logique économique comparable à celle de la prostitution.
Une expérience telle que celle qu'a décrite Florian Voros, sociologue des médias, lors de son audition par votre rapporteure le 25 mars 2014 102 ( * ) semble intéressante à cet égard : expliquer aux jeunes le fonctionnement réel du tournage d'un film pornographique pourrait les aider à prendre leurs distances par rapport aux clichés véhiculés par ces films.
* 85 Voir le compte rendu du 20 février 2014.
* 86 Voir le compte rendu du 20 février 2014.
* 87 European school survey project on alcohol and other drugs , mentionné par Florian Voros lors de son entretien avec la rapporteure, le 25 mars 2014 (voir le compte rendu en annexe).
* 88 Cité par Claire Chartier, Sexe - ce que vous cachent les jeunes , L'Express , 14 mai 2014, n° 3280, pp. 38-48.
* 89 Claire Chartier, op. cit.
* 90 Voir en annexe le compte rendu de ce déplacement.
* 91 The EU kids online survey : key findings.
* 92 Voir le compte rendu en annexe.
* 93 Voir le compte rendu du 27 février 2014.
* 94 Voir le compte rendu du 27 février 2014.
* 95 Cité par Claire Chartier, op. cit.
* 96 Voir le compte rendu de ce déplacement en annexe.
* 97 Voir le compte rendu du 20 février 2014.
* 98 Claire Chartier, op. cit.
* 99 Voir le compte rendu en annexe.
* 100 Selon Claire Chartier, op. cit.
* 101 Voir le compte rendu en annexe.
* 102 Voir le compte rendu en annexe.