II. UNE DEMANDE BANALISÉE : LA PROSTITUTION, UNE AFFAIRE D'HOMMES
A. L'ACHETEUR : « MONSIEUR TOUT LE MONDE » ?
Le mot « client » est ici utilisé par commodité, bien qu'il ne soit pas adapté au système prostitutionnel car, comme le rappelait lors de son audition par la délégation Florence Montreynaud, historienne, auteure de Amours à vendre. Les dessous de la prostitution , il semble valider implicitement l'idée que la prostitution serait un service comme un autre 72 ( * ) , point de vue que la délégation ne partage pas.
Pilier du système prostitutionnel, condition de son existence, le client n'est ni inquiété, ni fiché : le délit de racolage (même si cette qualification est en constante diminution) réserve en France la délinquance aux seules personnes prostituées.
Les rares études disponibles sur les consommateurs de prostitution 73 ( * ) mettent en évidence le fait que le client est de tous les âges et de toutes les conditions sociales : c'est « Monsieur tout le monde ».
Cette expression, qui met apparemment en avant le caractère inoffensif du prostitueur, semble permettre une certaine indulgence à l'égard du client : « Exonéré de toute culpabilité, le client a toujours de bons prétextes. [...] Il lui est tacitement reconnu le « droit » d'acheter un corps prostitué » 74 ( * ) .
1. Essai de typologie des acheteurs
Trois typologies différentes ont été présentées à la délégation.
La première a été exposée à la délégation par les auteurs de L'enquête sur la sexualité en France publiée en 2008 par Michel Bozon, sociologue, et Nathalie Bajos, sociologue-démographe 75 ( * )76 ( * ) .
Statistiquement, cette enquête montre tout d'abord que si un tiers des hommes déclarait en 1970 avoir eu recours à une prostituée, la proportion est passée de nos jours à 20 %. Sur ces 20 %, 8 % auraient eu une expérience unique avec une prostituée.
25 % des personnes âgées de 20 à 29 ans avaient été clients d'une prostituée en 1970 : la proportion est passée aujourd'hui à 4 %. Dans la tranche d'âge 30-39 ans, ils étaient 39 % en 1970 ; ils ne sont plus que 9 % actuellement.
Ces chiffres traduiraient-ils un déclin de la prostitution ?
Dans cette logique, les auteurs soulignent que la prostitution ne semble plus être le cadre de l'initiation sexuelle des hommes : en 1970, les hommes âgés étaient 21 % à avoir eu leur premier rapport avec une prostituée ; aujourd'hui, la proportion des hommes de 70 ans à avoir été ainsi initiés n'est plus que de 6 % ; elle est de 2 % pour les 40-50 ans. D'après Michel Bozon et Nathalie Bajos, cette proportion est devenue exceptionnelle en-deçà de 40 ans.
Le profil des clients dégagé par l'étude de Michel Bozon et Nathalie Bajos met en évidence les caractéristiques suivantes :
- le recours à la prostitution coïncide avec une sexualité plus tardive et concerne des personnes qui peinent généralement à trouver un partenaire : ce constat traduit une certaine évolution puisque le recours à la prostitution était, par le passé, le signe d'une sexualité précoce et de l'appartenance à un milieu social favorisé ;
- les célibataires sont deux fois plus nombreux ;
- les clients sont généralement jeunes (les 20-29 ans sont 6 % à avoir eu recours à la prostitution au cours des cinq dernières années) ;
- ils vivent pour leur majorité dans de grandes agglomérations ;
- les clients appartiennent à tous les milieux sociaux ; les artisans et commerçants étant légèrement surreprésentés ; le niveau d'étude n'est pas déterminant ;
- leur sexualité se caractérise par une certaine diversité : les clients fréquentent des sites érotiques et pornographiques (selon Michel Bozon et Nathalie Bajos, ils consomment du viagra) ;
- enfin, ils se déclarent moins satisfaits par leur sexualité que les hommes qui n'ont pas recours à la prostitution.
L'analyse de Michel Bozon et Nathalie Bajos met en évidence le fait que les clients des personnes prostituées n'ont pas une conception atypique de la sexualité, même s'ils semblent plus nombreux à penser que la relation sexuelle peut être indépendante de l'amour :
- ils se réfèrent aux besoins sexuels naturels des hommes ;
- ils s'inscrivent dans un contexte social où « une vie sexuelle régulière et épanouie constitue une injonction sociale » ;
- une minorité seulement évoque la nécessité de « combler un manque affectif » par le recours à la prostitution ;
- les clients ne semblent pas attirés par la violence.
Selon Michel Bozon et Nathalie Bajos, ce profil-type s'écarte des conceptions véhiculées par les médias.
Cette analyse se présente en apparence comme rassurante puisqu'elle met en évidence une diminution du recours à la prostitution, notamment lors du premier rapport sexuel.
La deuxième typologie a été exposée par Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au CEVIPOF et auteure de La prostitution à Paris 77 ( * ) ainsi que de La vie sexuelle en France 78 ( * ) , qui a noté pour sa part que la prostitution était « entrée dans les moeurs » , mentionnant par exemple des « cadres en costume trois pièces » qui rendent visite à une prostituée avant d'aller au bureau.
Janine Mossuz-Lavau a évoqué 79 ( * ) les trois types de clients, et partant les trois motifs de recourir à la prostitution , mis en évidence par ses recherches :
- les clients « accidentels » qui s'adressent à une prostituée en raison d'un manque ; en général, ils ne renouvellent pas l'expérience qui les déçoit, car ils n'y trouvent pas l'attention qu'ils attendaient ;
- les hommes en couple mais insatisfaits et qui n'ont pas l'impression de tromper leur compagne en recourant à une prostituée : selon Janine Mossuz-Lavau, cette formule rassurerait ceux qui ne veulent pas risquer de « tomber amoureux » ; à cette catégorie appartiennent aussi ceux qui paient « juste pour s'asseoir un moment et se confier, être écoutés » ;
- les clients réguliers vivant seuls et qui recourent à une prostituée soit parce que, du fait de leur âge ou de leur timidité, ils ont renoncé à séduire, soit parce qu'ils voient dans le sexe tarifé une solution facile et moins coûteuse, qui leur évite le risque d'un « investissement sans retour » .
Selon les personnes prostituées dont le témoignage a été entendu dans le cadre des recherches de Janine Mossuz-Lavau, certains clients ont des exigences particulières , parmi lesquelles il faut citer les perversions scatologiques, les relations sans préservatif (pour lesquelles ils acceptent généralement de payer plus cher) et le besoin d'être dominés . Dans ce dernier cas, il s'agirait d'hommes qui ont des responsabilités professionnelles, voire qui sont brutaux avec leur femme ; ils viennent en quelque sorte « expier » auprès de la personne prostituée, à qui ils demandent de les délester du poids de devoir paraître virils.
Selon l'historienne Florence Montreynaud, les six types d'acheteurs mis en évidence dans les années 1980 par le chercheur Suédois Sven-Axel Månsson 80 ( * ) se retrouvent dans ce que l'on peut observer actuellement de cette population :
- le premier type considère la personne prostituée comme un « cloaque », et répond à un profil qualifié de « fast-food » ;
- le deuxième a le fantasme de la « sale pute », ses relations avec les personnes prostituées relèvent à la fois de la séduction et du mépris ;
- le troisième cherche un autre type de sexualité (« ma femme ne veut pas ») ;
- le quatrième a pour fantasme d'être dominé, il cherche une inversion des rôles traditionnels ;
- le cinquième semble se sentir menacé par le changement des relations entre hommes et femmes et compense cette inquiétude par sa puissance sexuelle ;
- le sixième se perçoit comme un perdant, il estime qu'il n'y a pas d'autres femmes pour lui que les personnes prostituées ; il pourrait éventuellement devenir violent.
La délégation constate que, comme l'exprimait Florence Montreynaud, quelles que soient les nuances entre ces différents profils, un point semble émerger : la prostitution se caractérise, du côté de l'acheteur, par le malaise et le mal-être.
2. L'acheteur en ligne et l'« escorting » : des femmes « à la carte » pour une relation idéalisée, fondée sur un plaisir prétendument partagé
Sylvie Bigot-Maloizel, sociologue, a identifié cinq profils de clients d'escort girls 81 ( * ) :
- les « comédiens » , qui recherchent avant tout chez l'« escort » des qualités physiques et intellectuelles pour les accompagner à des dîners et réceptions : si une relation sexuelle se produit, ils se plaisent à penser qu'elle intervient en dehors de la prestation ;
- les « laissés pour compte » , qui ont une faible estime d'eux-mêmes et ont recours à l'« escorting » parce qu'ils s'estiment « exclus du marché matrimonial et amoureux » , tout en ayant honte de cette pratique ;
- les « nostalgiques » qui cherchent à retrouver une rencontre idéalisée dans une quête « vouée à l'échec » ;
- les « récréatifs relationnels » qui cherchent dans l'« escorting » un divertissement ; ils sont attentifs à l'ambiance de la rencontre et « espèrent le désir réciproque » . Au sein de cette catégorie, Sylvie Bigot-Maloizel distingue le sous-groupe des « récréatifs égoïstes » qui recherchent leur propre plaisir dans une relation qu'ils distinguent nettement de la sexualité conjugale ;
- enfin, les « dominateurs » et les « pervers » , qui pensent pouvoir tout se permettre en contrepartie de leur argent : toutes les « escorts » rencontrées par Sylvie Bigot-Maloizel affirment avoir rencontré ce profil.
Dans le cas de l'« escorting », la première sélection, pour le client, se passe sur Internet, l'ultime élément du choix, plus personnel, intervenant par téléphone.
La manière qu'ont les « escorts » de « s'afficher » en ligne serait très révélatrice pour les clients avertis qui semblent chercher en ligne une prestation très personnalisée, fondée sur une attirance - réelle ou supposée - pour leur personne et sur le mythe d'un plaisir partagé .
Sylvie Bigot-Maloizel a ainsi noté le caractère significatif :
- de la méfiance suscitée pour les clients par les signes de l'appartenance à un réseau comme la participation aux « city tours » ou la multiplicité des clients rencontrés en très peu de temps : selon Sylvie Bigot-Maloizel, les clients fuient les « escorts » « sous contrainte » ;
- des ressources physiques et intellectuelles de l'« escort »comme l'âge ou l'apparence physique et des éléments de personnalité tels que l'humour ;
- du caractère occasionnel ou non des rencontres : certains clients préfèrent les « escorts » ne multipliant pas les rencontres , ce qui permet de déduire qu'elles prennent plaisir à leur activité ; d'autres repèrent les débutantes et les étudiantes ;
- de tarifs bas , révélateurs des « escorts » qui recherchent aussi leur propre plaisir ;
- des types de « prestations » proposées sur le plan sexuel ;
- du lieu des rencontres (certains clients préfèrent l'hôtel, « décor naturel d'une relation extra conjugale » ), d'autres le domicile de l'« escort ».
Il ressort de ces éléments que le client de l'« escort girl » est à la recherche d'une relation plus complète qu'un simple rapport sexuel tarifé, au point d'en oublier que l'« escorting » relève de l'univers prostitutionnel.
3. Le cas particulier de La Jonquera : idéalisation de la prostitution, banalisation de sa « consommation »
Petite ville espagnole de 1 000 habitants proche de la frontière avec la France, La Jonquera est connue aujourd'hui pour ses nombreux clubs où s'exerce une prostitution qui n'est pas sans conséquences sur les habitants du département voisin des Pyrénées-Orientales.
L'audition, par la délégation, de Sophie Avargnez et Aude Harlé, auteures d'une étude sociologique sur La Jonquera 82 ( * ) , montre la banalisation du phénomène prostitutionnel dans l'environnement de ce site, évoqué par tous les habitants de manière très décomplexée :
- La Jonquera est considérée comme une sorte de fierté locale ;
- les tarifs et les noms des clubs sont connus de tous, y compris des jeunes filles françaises ;
- La Jonquera est un sujet de conversation ordinaire (cours de récréation, cercle familial, entreprise...) ;
- les publicités pour des clubs de La Jonquera sont très répandues (panneaux au bord des routes, prospectus distribués lors des matchs de rugby, périodique destiné aux jeunes pour les informer des adresses à la mode), elles relèvent d'un « marketing poussé », ciblé vers les jeunes. Des flyers sont ainsi distribués à l'entrée et à la sortie des matchs de rugby de l'équipe locale : à cet égard, on peut s'étonner que ces publicités ne soient pas passibles de l'incitation à la débauche ;
- des articles sur les clubs ont été publiés dans le journal local, L'Indépendant ;
- des garçons se vantent spontanément d'avoir fréquenté un club ;
- La Jonquera semble être devenue un lieu de festivité ordinaire, au point que des élèves de BTS âgés de 20 ans y fêtent des anniversaires, comme le rappelait Danièle Bousquet, présidente du Haut conseil à l'égalité, lors de son audition par la commission spéciale de l'Assemblée nationale 83 ( * ) ;
- le carnaval, dans un petit village du département, avait pour thème le Paradise , l'un des clubs bien connu de La Jonquera ;
- aller à La Jonquera, dans le langage courant, relève d'une consommation ordinaire, comme l'achat d'alcool et de cigarettes, très courant dans les zones frontières : « pour 50 euros, tu as une fille ».
De fait, La Jonquera est fréquentée comme une « zone de consumérisme rapide, facile et pas cher » ; elle est comparée à un vaste duty free et perçue par les clients comme un « entre deux », qui n'est « ni la France, ni l'Espagne ». La consommation y est « ritualisée, codifiée et porte sur des produits ciblés perçus à bas prix ». Dans le vocabulaire des clients, la consommation de « filles » est ainsi présentée comme à la portée de tous : « C'est pas cher comparé à la France », entend-on.
Or, la réalité est toute autre. Selon Sophie Arvagnez et Claude Harlé, des personnes prostituées dans les clubs de La Jonquera seraient victimes de séquestration et de la traite, certaines étant mineures.
Les auteures constatent également la survalorisation des clubs (dénommés en Catalogne « puticlubs ») où les personnes prostituées sont présentées comme saines et belles, parallèlement à la dévalorisation de la prostitution de rue qui continue à exister à La Jonquera : les clients y sont assimilés à de « pauvres types » motivés par la « misère sexuelle » ; les personnes prostituées sont dépréciées, décrites comme « moches », « sales » et « victimes de la traite ».
Un autre constat dressé par les auteures de cette étude concerne l'importance attachée à ce qui est considéré comme un privilège masculin : La Jonquera reste réservée aux hommes, d'où la dimension initiatique de la découverte de ce lieu, où les clients se rendent en groupe.
De manière logique, cet aspect initiatique a pour conséquence, dans l'esprit des clients de La Jonquera, un lien entre la fréquentation de ces clubs et l'idée que la sexualité masculine serait naturellement fondée sur des besoins irrépressibles . Dans cet esprit, certains habitants de La Jonquera penseraient que les clubs offrent un espace aux prédateurs et en protègent les femmes du voisinage.
Par ailleurs, l'étude de Sophie Avargnez et Aude Harlé met en évidence un lien fort entre l'expérience des clients des clubs et les fantasmes véhiculés par la pornographie qui constitue leur imaginaire sexuel. Les clients ont ainsi l'impression de vivre leurs fantasmes grâce aux prostituées de La Jonquera.
Le relatif luxe des clubs de La Jonquera cache ce que Danièle Bousquet a qualifié, lors de son audition par la délégation, d'« horreur en direct », d'« exploitation absolue de la personne humaine », décrivant l'arrivée de deux jeunes femmes conduites par un homme « avec pour seul bagage une couette qui leur servira à exercer leur activité dans un hangar » 84 ( * ) .
Par ailleurs, il résulte de cette « consommation » des clubs de La Jonquera un véritable mal-être, voire une souffrance pour les femmes qui habitent dans le même département . Ce malaise est dû à la proximité de La Jonquera et à la fascination que les clubs exercent sur leurs compagnons . A la peur des maladies sexuellement transmissibles s'ajoute l'obligation ressentie par certaines d'accepter des pratiques sexuelles non désirées (voire d'en prendre l'initiative) pour décourager une visite à un club...
Le cas de La Jonquera illustre donc les conséquences négatives de la banalisation de la prostitution sur les relations entre hommes et femmes.
* 72 Voir le compte rendu du 27 février 2014.
* 73 Selon une étude réalisée en 1987 pour l'UNESCO par Sven-Axel Månsson, 20 % des hommes avouaient alors avoir eu des rapports sexuels avec une prostituée ; parmi eux, 30 % étaient des clients réguliers.
* 74 La prostitution , Claudine Legardinier, Les essentiels Milan, Paris, 2006.
* 75 Commandée par l'Agence nationale de recherche sur le Sida, cette enquête a été conduite dans une préoccupation de santé publique à partir d'un échantillon aléatoire et représentatif de 6 000 hommes et 6 000 femmes.
* 76 Voir le compte rendu du 27 février 2014.
* 77 Avec Marie-Elisabeth Handman, Ed. La Martinière, Paris, 2005.
* 78 Paris, Seuil, 2005.
* 79 Voir le compte rendu du 20 février 2014.
* 80 Sven-Axel Månsson, L'homme dans le commerce du sexe , Université de Göteborg, 1984.
* 81 Voir le compte rendu du 27 février.
* 82 Étude fondée sur des entretiens avec 70 personnes (habitant(e)s de la ville, jeunes du département des Pyrénées orientales âgés de 17 à 35 ans et avec les deux animatrices du Planning familial de Perpignan. Voir le compte rendu du 27 février 2014.
* 83 Voir le compte rendu du 6 novembre 2013, p. 293.
* 84 Voir le compte rendu du 24 janvier 2013.