B. LE MODÈLE ÉCONOMIQUE DES ENR ET SES CONSÉQUENCES

1. Des investissements très élevés, des coûts marginaux nuls

Par nature, le surcroît d'énergie naturelle est gratuit, qu'il s'agisse d'ensoleillement, de vent ou de courants marins. Il n'en va pas tout à fait de même pour la méthanisation de la biomasse, puisqu'un transport préalable est nécessaire. La conséquence de ce dernier point ne doit cependant pas être surestimée, puisque transporter des déchets ménagers vers un méthaniseur ne coûte pas plus cher que leur acheminement vers un incinérateur. Et la méthanisation de la biomasse d'origine agricole ou sylvestre produit aussi un engrais d'excellente qualité, dont la valeur couvre largement les frais de collecte. En pratique, tout se passe comme si le coût marginal de l'énergie renouvelable était systématiquement nul. Il y a là plus qu'une simple analogie avec les investissements tendant à réduire la consommation énergétique, que ce soit grâce au recours à des procédés plus économes, grâce à la récupération d'énergie gaspillée jusque-là ou par la simple isolation de locaux.

Le modèle économique consiste à investir aujourd'hui pour ne plus rien dépenser demain. Concrètement, l'énergie produite ultérieurement apparaît toujours sous forme d'électricité, même lorsque l'hydrogène ou le méthane est utilisé au cours du processus. La viabilité de ce modèle économique dépend en premier lieu de la comparaison entre la valorisation à venir de l'électricité vendue et l'amortissement de l'investissement réalisé. Le second facteur à prendre en compte tient bien sûr à l'intermittence et aux coûts de stockage.

Il est donc vital de n'investir qu'en étant certain que l'obsolescence ne frappera pas trop vite des installations encore récentes. L'écart est parfois abyssal entre capacités théoriques et production effective.

La conséquence essentielle de ce modèle économique très particulier est qu'il faut éviter le surinvestissement. Paraphrasant une formule qui a beaucoup servi, on pourrait presque proclamer « Le surinvestissement, voilà l'ennemi ! », à condition d'ajouter qu'il faut pourtant investir.

Lorsque les sommes en jeu se chiffrent en centaines de milliards d'euros, lorsque l'électricité qui circule est à même de déstabiliser techniquement un réseau et d'aggraver le vieillissement de centrales thermiques situées à des milliers de kilomètres parce qu'elles subissent des enchaînements intempestifs d'arrêts et de montées en charge, aucun État ne peut aller seul très loin sur le chemin de la transition : une authentique coopération s'impose . Dans cette optique, le rapprochement de centres de décision entre la France et l'Allemagne constitue la première étape , indispensable, d'une politique européenne ayant vocation à couvrir presque tous les États de l'Union. En effet, l'insularité de la Grande-Bretagne limite les relations avec le continent, cependant que les ressources hydrauliques de la Suède lui confèrent une large autonomie confortée par la situation de sa voisine norvégienne, dont l'énergie consommée provient à 97 % de ressources hydrauliques selon l'Agence internationale de l'énergie.

Comment effectuer des choix rationnels en ce domaine ? Cette interrogation sert de trame au chapitre Ier du présent rapport. Les réflexions formulées à ce propos doivent être complétées par la prise en considération des conséquences que l'intermittence a pour le système énergétique traditionnel, dont la viabilité économique est compromise alors que sa contribution reste indispensable.

2. L'intermittence compromet les réseaux et les industries énergétiques existantes
a) Les réseaux en première ligne

Tel qu'il a été conduit jusqu'à présent sur les territoires français et allemands, l'essor des énergies renouvelables ne s'est pas accompagné de mesures spécifiques destinées aux productions thermiques, alors que l'évolution conduite est loin d'être neutre à leur égard. Les conséquences concrètes identifiées sont plus importantes en Allemagne, mais le principe est identique partout : dès lors que l'électricité obtenue à partir de sources renouvelables n'est pas stockée, elle bénéficie d'un accès prioritaire au réseau, avec des variations d'énergie fournie sans rapport aucun avec la demande.

L'intermittence des sources renouvelables est ainsi répercutée sur le fonctionnement des centrales thermiques, ainsi que sur l'ensemble du réseau. Au-delà d'une certaine échelle, des incidences internationales sont inévitables, surtout lorsque la production d'énergies intermittentes est très éloignée des zones industrielles de consommation, comme c'est le cas en Allemagne où les éoliennes et les installations photovoltaïques massives sont au Nord, alors que les usines sont plus densément implantées dans le Sud. Les lignes à haute tension existantes ne suffisant pas toujours à transporter l'énergie, d'où une congestion induite sur les réseaux nationaux des pays voisins, principalement l'Autriche, la Pologne, les Pays-Bas, la République tchèque et la Suisse, mais aussi la France et la Belgique Ainsi, les centrales thermiques d'autres pays peuvent subir d'importantes variations de puissance : des conséquences dommageables sur du matériel un peu ancien ont été constatées jusqu'en Espagne !

Dès le 4 novembre 2006, un incident léger observé dans le Nord de l'Allemagne soumise au fonctionnement maximal d'éoliennes a débouché sur un black-out européen, il est vrai de brève durée.

b) Les centrales thermiques brûlent-elles ?

De façon générale, l'intermittence subie par les centrales thermiques réduit leur chiffre d'affaires à due concurrence et compromet leur viabilité strictement économique.

L'origine des difficultés tient au fait que les énergies renouvelables bénéficient de tarifs garantis, échappant donc à toute régulation par le marché, alors que l'électricité ainsi produite arrive prioritairement sur le marché, dont elle déstabilise le système de prix. Les productions d'énergies renouvelables ne subissent aucun signal-prix, mais en provoquent un très violent pour les autres producteurs.

En pratique, le prix de l'électricité sur les marchés de gros est parfois passé en zone négative ! Être payé pour consommer l'électricité parait sans doute idéal pour le client, mais des producteurs qui payent pour ``vendre'' leur production sont sur le chemin de la faillite.

La situation actuelle se traduit par l'extension progressive de difficultés pour l'ensemble du secteur énergétique traditionnel. D'où l'initiative prise récemment pas dix grands producteurs européens d'électricité.

L'initiative du G10

À elles seules, les dix sociétés 5 ( * ) productrices d'énergie concernées représentent la moitié de la capacité de production d'électricité au sein de l'Union européenne et 30 % de sa capacité de production d'énergie renouvelable. Elles emploient 665 000 salariés et desservent 377 millions de clients.

Lancée en mars 2013, leur initiative poursuit une triple finalité : formuler un diagnostic partagé de la situation, exprimer une analyse commune des causes et proposer un ensemble d'orientations soutenues par toute la filière.

I - Un diagnostic partagé de la situation actuelle

La situation actuelle de l'énergie au sein de l'Union européenne est caractérisée par la concomitance d'un paradoxe et d'une double menace.

A/ Le paradoxe : une filière mal en point malgré des produits chers

1° Le coût élevé de l'énergie pour les consommateurs

Les factures énergétiques ont fortement augmenté en quatre ans, avec une hausse moyenne de 17 % pour les ménages, alors que les industriels ont subi un alourdissement de leurs charges encore plus élevé, avec une moyenne de 21 % au moment même où la langueur économique contenait la demande.

La situation de l'industrie manufacturière française illustre cette situation: entre 2005 et 2012, la production a reculé de 14 %, la consommation d'énergie a diminué de 18 % grâce aux efforts de rationalisation, mais la facture s'est accrue de 26,5 %, (Source : Les échos du 18 février 2014) soit une hausse des prix de 54 % (1,26/0,82=1,54) !

2° Une filière qui va mal

Deux facteurs expliquent les difficultés rencontrées par le secteur énergétique :

- les dysfonctionnements du marché de gros imputables à sa désorganisation par les énergies renouvelables intermittentes ;

- la surcapacité globale en production énergétique : entre 2008 et 2012, la consommation a stagné en raison de la conjoncture économique, alors que les productions traditionnelles mises en chantier avant 2008 ont augmenté la capacité de 200 térawatts, les investissements nouveaux en énergies renouvelables ayant encore ajouté 300 térawatts, soit une capacité totale atteignant 3 500 térawatts pour l'Union européenne alors que 3 000 suffiraient à satisfaire la demande.

B/ La double menace : une sécurité de fourniture compromise ; des délocalisations énergétiques sont en vue, alors que l'Union doit lutter contre le chômage et combattre le réchauffement climatique

1° L'approvisionnement en énergie est de moins en moins assuré

Les deux dernières années ont vu la fermeture ou la « mise sous cocon » de centrales traditionnelles dont la capacité de production cumulée atteint 51 gigawatts. À titre de comparaison, la capacité du site de Fessenheim est limitée à 2 gigawatts.

Ces mises à l'arrêt représentent globalement des pertes de production équivalant à ce que peuvent fournir la Belgique, la République tchèque et le Portugal mis ensemble.

2° L'Union européenne est menacée de délocalisations énergétiques

Les délocalisations expliquées par le coût du travail ont très largement rythmé la désindustrialisation de l'Union européenne au cours des années passées.

La menace qui plane actuellement provient des coûts de l'énergie. Elle réorienterait le flux de délocalisation vers les États-Unis plutôt que vers l'Asie, mais toujours au détriment de l'Europe.

3° La lutte contre le changement climatique est un échec

Les objectifs en matière de réduction des gaz à effet de serre ont pu sembler atteints au moment où la récession industrielle se faisait fortement sentir, mais les émissions de gaz carbonique ont augmenté de 2,4 % pendant la période 2011 - 2012. Qu'en serait-t-il si l'activité industrielle redémarrait véritablement ?

L'organisation actuelle en matière énergétique impose à l'Union européenne de choisir entre la réduction du chômage et la diminution des énergies émettant des gaz à effet de serre. Que l'on privilégie l'un ou l'autre de ces deux objectifs, les conséquences pour l'autre écartent toute idée de développement durable, puisque ce concept réunit les objectifs économiques, sociaux et environnementaux.

II - Une analyse commune des causes

Les deux causes de cette situation particulièrement délicate sont clairement identifiées : le soutien mal calibré à l'essor des énergies renouvelables conduit à un gaspillage répercuté sur les consommateurs, cependant que le « marché du carbone » est dans l'impossibilité de jouer son rôle pour des raisons qui tiennent à sa conception.

A/ Le soutien mal calibré aux énergies renouvelables engendre un gaspillage répercuté sur les consommateurs

1° Le soutien aux énergies renouvelables repose exclusivement sur l'application systématique de tarifs subventionnés

Les producteurs d'énergie utilisant des sources renouvelables bénéficient de prix de rachat fixés ne varietur pour des durées longues, et appliquées indépendamment de la demande.

2° Il y a là une source majeure de gaspillage

Trois causes majeures de gaspillage sont clairement identifiées :

- le coût des achats d'électricité motivés par l'ensoleillement ou le vent qui souffle alors que la demande est inférieure ;

- l'application de tarifs généreux pour l'électricité obtenue à partir de sources renouvelables utilisant des techniques matures, qui bénéficient ainsi de subventions publiques indirectes dénuées de justification ;

- le maintien en activité de certaines centrales traditionnelles dont le temps de fonctionnement annuel est nettement inférieur au seuil de rentabilité. Cette dernière source de gaspillage ne peut être éliminée que par la fermeture de ces centrales, d'où la disparition d'importantes capacités de production, mentionnée ci-dessus.

3° Cette charge inutile est répercutée sur les consommateurs

Le différentiel entre le prix d'achat de l'électricité et les tarifs pratiqués au profit exclusif des filières éoliennes ou photovoltaïques représente des sommes hors de proportion avec ce qu'autorise la situation des finances publiques non seulement en Espagne, mais aussi en France ou en Allemagne. Dans ce dernier pays, l'estimation la plus optimiste fixe à 300 milliards d'euros le coût de la transition énergétique engagée. L'État ne pouvant prendre en charge les montants en cause, des contributions ont été ajoutées, qui pèsent sur le prix de l'énergie au détail. Dès aujourd'hui, l'électricité consommée par un consommateur allemand ne représente que la moitié de la facture .

Pour atténuer cette répercussion, l'Espagne a mis en oeuvre un expédiant qui revient à neutraliser très largement le contrat garantissant un prix de rachat : le producteur doit acquitter une taxe assise sur ce prix.

B/ Le marché du carbone, tel qu'il est actuellement organisé, ne délivre pas aux opérateurs de signal-prix cohérent avec une perspective de transition énergétique

1° Les quotas de CO2 sont délivrés sans prise en compte de la conjoncture

Il y a une relation directe entre la conjoncture industrielle et la variation des consommations d'énergie, donc des émissions de gaz à effet de serre. Or, les distributions et ventes de quotas portent sur des volumes fixés par référence aux plans nationaux élaborés en vue de la politique climatique, sans lien avec la croissance.

Le « marché » du gaz carbonique a donc pour caractéristique très originale que l'offre existe et se maintient indépendamment de la demande. La conséquence de cette situation est que le prix de la tonne s'effondre lorsque le PIB n'évolue qu'à un rythme d'étiage.

2° Le rôle des autorités politiques prive le mécanisme de la nécessaire prévisibilité à long terme

La transition vers des sources d'énergie plus sobres en carbone suppose notamment la réalisation d'investissements coûteux dont l'amortissement économique n'est envisageable que sur le long terme. Tout industriel souhaitant s'engager dans cette direction a donc besoin de perspectives économiques tant soit peu cohérentes avec l'horizon de l'investissement envisagé.

Dès lors que l'offre sur le marché de l'énergie dépend - et dépendra - d'élus dont on ignore aujourd'hui ce qu'ils penseront demain, la visibilité indispensable n'est pas assurée. L'investissement attendra donc, tout comme la transition énergétique.

III - Des orientations soutenues par la filière

Le « G10 » propose trois pistes : prendre en compte la maturité des nouvelles techniques ; introduire un soutien à l'existence de capacités disponibles ; réorganiser le marché du carbone.

A/ Prendre en compte la maturité des techniques

Les producteurs qui mettent en oeuvre des procédés inévitablement coûteux dans les conditions économiques et techniques en vigueur ne peuvent maintenir leur activité que si elle bénéficie d'une forme de subvention compensant le surcoût subi.

L'attribution ou non de l'aide permettant d'équilibrer les comptes doit traduire la politique du climat et de l'énergie, mais dans des conditions cohérentes avec les progrès techniques : lorsqu'une filière nouvelle arrive à maturité, il n'est pas légitime de maintenir un régime d'aide, qui doit rester l'exception.

B/ Introduire un soutien à l'existence de capacités disponibles

Les pouvoirs publics devraient - d'après le G10 - verser une subvention d'existence dépendant des capacités disponibles immédiatement mobilisables dans des conditions concurrentielles. Les subventions seraient fixées à l'issue d'appels d'offres ou d'enchères inversées.

Concrètement, cette suggestion tend à garantir la pérennité des installations fonctionnant au gaz ou au charbon, dont l'équilibre des comptes est compromis par l'absence de clients pour peu qu'il vente ou qu'il fasse beau. La proposition est de nature à conforter la sécurité de l'approvisionnement énergétique. Son importance va croissant avec la place de l'électricité d'origine éolienne ou solaire, tout comme son coût pour les finances publiques. Cette subvention aux capacités mobilisables faciliterait indirectement le développement des énergies renouvelables, mais elle ne paraît envisageable à grande échelle que si elle favorise concomitamment le stockage du surcroît d'énergie électrique, notamment dans la forme dite « power to gas to power ».

C/ Revoir totalement le marché européen du carbone

1° Créer une « banque centrale du carbone »

L'expression « banque centrale du carbone » gagnerait à être remplacée par « autorité de régulation », puisque cette institution devrait animer le marché du carbone afin d'obtenir que celui-ci délivre en permanence un signal-prix cohérent avec les perspectives énergétiques issues de la lutte contre le réchauffement climatique.

2° Remplacer des valeurs par une formule

L'intérêt de consacrer juridiquement une formule déterminant la trajectoire du signal-prix jusqu'aux échéances de 2030 et 2050 par exemple tient à la prévisibilité ainsi apportée au monde économique. ]


* 5 CEZ, ENEL, ENI, Fortum, GasNatural Fenosa, GasTerra, Iberdrola, OMV, RWE

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