CHAPITRE II - GÉRER LA DIMENSION ÉCONOMIQUE

Bien que l'expérience reste limitée en ce domaine, elle démontre déjà qu'en dehors de cas très particuliers, guère généralisables car fondés sur des ressources exceptionnelles en hydroélectricité, une transition énergétique conduite à marche forcée aurait un coût intenable (I). Pour que le tempo soit compatible avec les contraintes économiques, il faut donc envisager le triptyque associant la maîtrise des prix et la gestion du marché avec le rythme de la transition (II).

I. LE COÛT INTENABLE D'UNE TRANSITION À MARCHE FORCÉE

A. LES CHIFFRES SONT SANS APPEL

Le coût excessif de l'énergie pèse sur l'activité, donc sur l'emploi, car aller trop vite impose de mobiliser trop de ressources (1), alors que les prix élevés compromettent l'attractivité de l'espace européen (2).

1. Aller trop vite impose de mobiliser trop de ressources
a)  Les leçons de l'expérience allemande

Publiée fin février 2014, une étude réalisée par le cabinet IHS a montré qu'un prix excessif de l'énergie avait handicapé les exportations allemandes, le manque à gagner étant estimé à 15 milliards d'euros en 2013, le cumul de 2008 à 2013 atteignant 52 milliards, dont 30 en provenance d'industries électro-intensives. Que cette réalité ait été masquée par le traditionnel dynamisme exportateur de l'Allemagne n'autorise pas à l'ignorer.

En effet, les subventions généreusement versées aux producteurs sont répercutées sur les consommateurs, à l'exception de 2 098 entreprises industrielles électro-intensives qui ont évité en 2013 de payer 5,6 milliards d'euros. L'exonération de ces industries est certes inévitable, mais le report partiel de leurs factures sur les autres agents économiques pèse sur la rentabilité de toutes les entreprises, donc sur l'investissement productif.

D'après le Centre d'analyse stratégique, l'Allemagne devrait investir 350 à 415 milliards d'euros au cours de la décennie 2010 pour conduire à bien la transition énergétique, telle qu'elle figure dans la loi allemande. Selon une étude publiée par l'université de Stuttgart, plus de 2 000 milliards d'euros seraient nécessaires pour que les énergies renouvelables atteignent 80 % du bouquet énergétique en 2050 !

Sans aller jusqu'à des sommes aussi astronomiques à une échéance aussi éloignée, le Karlsruher Institut für Technologie (KIT) estime que les prix de l'électricité payée par les industriels allemands devraient augmenter d'au moins 70 % entre 2010 et 2025, alors que le niveau de départ était déjà l'un des plus élevés d'Europe, avec 244 euros par mégawattheure en moyenne fin 2010. Le tarif moyen avoisinerait donc 400 euros par mégawatheure et plus encore pour les particuliers, une perspective inquiétante pour une grande part de la population : d'après l' Institut für Demoskopie Allensbach , cité par le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 17 juin 2012, les Allemands soutiennent à 73 % la sortie du nucléaire d'ici 2022 même au prix d'une énergie plus coûteuse, mais la position s'inverse dès lors qu'il s'agit de substituer des énergies renouvelables chères à l'utilisation de lignite bon marché : 53 % d'entre eux refusaient toute hausse des tarifs motivée par le développement des énergies renouvelables.

Ces constats ne peuvent être totalement étrangers à la révision annoncée de la loi sur la transition énergétique ( Energiewende) par le gouvernement issu du dernier scrutin législatif.

b) Les projections pour la France

L'étude très complète publiée par l'Union française de l'électricité montre que la France est placée devant un choix aux implications économiques gigantesques, dans l'hypothèse où le gouvernement déciderait, pour des raisons de sécurité, de fermer 18 gigawatts nucléaires parmi les 63 produits actuellement :

- la modernisation des réacteurs concernés coûterait 20 milliards d'euros en 20 ans ;

- le remplacement de ces mêmes réacteurs par un modèle « post-Fukushima » porterait l'investissement à 120 milliards d'euros pendant la même période ;

- enfin la substitution par de l'énergie renouvelable à raison de six gigawatts fournis par l'éolien terrestre, six autres par l'éolien en mer et six par des panneaux solaires exigerait d'investir quelque 250 milliards, soit respectivement 40, 70 et 140 milliards pour chacune des filières d'énergie renouvelable envisagées.

Le point capital tient à la disponibilité encore insuffisante des filières renouvelables, limitée à 13 % pour le solaire, à 26 % pour l'éolien terrestre et à 35 % pour l'éolien en mer, alors qu'une centrale nucléaire fonctionne pendant 80 % du temps.

Dans le contexte actuel, de pareils chiffres apportent la réponse à la question posée : les considérations économiques suffisent à exclure de réduire significativement la production d'énergie électronucléaire s'il faut compenser une telle réduction par un recours accru à la filière photovoltaïque . Bien que les sommes en jeu soient plus réduites, une conclusion identique s'oppose au remplacement de réacteurs nucléaires par une production éolienne accrue.

Cette conclusion s'impose avec encore plus de force lorsqu'on prend en compte l'intermittence caractérisant l'énergie éolienne : même en admettant que des progrès technique substantiels permettent à cette source d'énergie de fournir en moyenne l'équivalent du tiers de sa capacité théorique maximale il faudrait a priori installer un parc d'éoliennes dont la capacité cumulée atteindrait trois gigawatts pour chaque gigawatt d'origine nucléaire supprimé. L'équivalent ne serait toutefois pas atteint, puisqu'une source intermittente remplacerait une production permanente. Et la perte d'énergie occasionnée par la seule technique actuellement disponible permettant le stockage à grande échelle - à savoir l'utilisation de l'énergie électrique pour produire du méthane lui-même brûlé ultérieurement afin d'obtenir de l'électricité - aboutirait donc à la triple obligation 4 ( * ) de : mettre en place au minimum une capacité en éoliennes égale à 3,2 fois la puissance nucléaire supprimée ; ajouter les capacités de transformation et de stockage absorbant l'écart entre le débit maximal d'éolienne et le débit supprimé d'origine électronucléaire, soit un peu plus des deux tiers de la production électrique d'origine éolienne ; compléter l'ensemble par des usines thermiques produisant de l'électricité à partir du méthane, avec une puissance identique à celle de l'installation électronucléaire remplacée. Parmi les installations supplémentaires créées, le parc éolien et la transformation de l'excédent en méthane fonctionneraient un tiers du temps, la centrale thermique fonctionnerait pendant les deux autres tiers.

Il va de soi que des hypothèses moins optimistes quant à l'intermittence de la production éolienne conduiraient à des investissements plus lourds. Actuellement, l'éolien maritime fonctionne réellement environ un tiers du temps (l'éolien terrestre, un quart) pour une puissance obtenue loin d'être toujours maximale quand les pales sont en mouvement...

La situation est assez simple à décrire : si la transition énergétique doit supprimer tout recours aux énergies fossiles ainsi qu'à la filière électronucléaire, la contrainte économique ne lui laisse que deux moyens - économiser l'énergie obtenue à partir de ces deux sources ou leur substituer la filière hydraulique, disponible à la demande sans exiger de stockage particulier. Encore faut-il que cette dernière option soit concrètement réalisable. Sans surprise, l'hydraulique fournit la quasi-totalité de l'énergie renouvelable utilisée en Suède, au Canada, en Norvège et en Islande, où les énergies renouvelables représentent respectivement 55 %, 63 %, 97 % et 100 % de la consommation.

Les pays dépourvus de ressource hydraulique suffisante ne peuvent aujourd'hui remplacer la production des filières thermique ou nucléaire par des énergies renouvelables (nécessairement intermittentes).

Par quelles installations compenser la suppression d'un gigawatt électronucléaire, toutes choses égales par ailleurs ?

1° Éléments du calcul

- Un élément de réacteur dont la puissance s'établit à un gigawatt fournit environ 7 000 gigawattheures chaque année - soit en moyenne 580 gigawatts heure par mois - équivalant à une production maximale pendant 80 % de temps ;

- Une fraction de parc éolien dont la puissance atteint un gigawatt permet d'obtenir environ 2 200 gigawattheures en un an - soit en moyenne 240 gigawattheures par mois - à raison d'un débit maximal pendant un tiers du temps (hypothèse extrêmement optimiste actuellement) ;

- Le stockage d'un éventuel excédent d'énergie éolienne permet d'obtenir ultérieurement les deux tiers de l'énergie électrique initialement excédentaire.

2° Formalisation du calcul

- La formule permettant de déterminer la puissance de l'énergie éolienne à installer est la suivante :

Puissance éolienne à installer = {[(580x4) + (3/2) (580x8)]/8800} x3

Le terme 580x4 correspond à l'énergie produite par les éoliennes pendant un tiers de l'année pour être directement utilisée par les consommateurs en lieu et place de l'ancienne électricité nucléaire.

Le terme 580x8 correspond à l'énergie qu'il faut fournir au réseau pendant les huit mois (en cumul annuel) où les éoliennes ne tournent pas. Cette quantité est multipliée par 3/2, pour prendre en compte la déperdition d'énergie tout au long du processus de stockage et déstockage.

La somme de (580x4) + (3/2) (580x8) désigne donc l'énergie électrique fournie par l'énergie renouvelable intermittente afin de remplacer l'énergie produite antérieurement par les installations nucléaires pendant une année L'énergie renouvelable est soit immédiatement consommée, soit stockée.

La division par 8 800 - soit le nombre d'heures par an - permet le passage de l'énergie annuelle à la puissance moyenne sur un an de l'installation éolienne à créer.

Multiplier par trois le résultat ainsi obtenu détermine la puissance maximale que le parc éolien doit atteindre pendant quatre mois sur douze en cumul annuel.

- La puissance de transformation d'électricité en méthane est égale à l'excédent de la puissance du parc éolien installé sur l'énergie électrique immédiatement consommée lorsque le vent tourne.

- La puissance de l'usine thermique produisant de l'électricité à partir du méthane doit être identique à celle des éléments nucléaires supprimée.

3° Résultats

- L'énergie électrique du parc éolien de remplacement doit atteindre 9 300 gigawattheures, obtenus pendant quatre mois en cumul annuel.

- La puissance dudit parc doit donc être égale à 3,2 gigawatts, soit quatre fois la puissance électronucléaire supprimée.

- Quelque 2 300 gigawattheures d'origine éolienne sont directement consommés - pendant quatre mois en cumul annuel -ce qui permet de remplacer à l'identique l'énergie nucléaire disparue.

- Le reste, soit 7 000 gigawattheure est simultanément stocké sous forme de méthane.

- La centrale thermique à méthane permettra de produire 4.700 gigawattheures à partir des 7 000 gigawattheures initialement stockés, compensant ainsi - pendant l'équivalent de huit mois en cumul annuel - à la fois l'élimination d'énergie d'origine nucléaire et l'absence de vent.

CONCLUSIONS :

a) Toutes choses égales par ailleurs, supprimer un gigawatt d'énergie nucléaire exige :

- d'installer une puissance éolienne de 3,2 gigawatts, à supposer que le vent souffle à un niveau suffisant pendant un tiers du temps ;

- d'ajouter une installation industrielle permettant de transformer en méthane l'excès intermittent d'électricité éolienne, soit une puissance absorbée d'au moins 2,2 gigawatts, adossée à une capacité suffisante de stockage de méthane ;

- enfin, de créer une centrale thermique à méthane dont la puissance maximale soit identique à celle des éléments nucléaires supprimés 1 gigawatt.

b) La seule action raisonnable consiste donc à ne réduire les installations électronucléaires que lorsque les économies d'énergie permettent de diminuer la consommation. Cet aspect de la conclusion peut sembler de prime abord contredit par l'exemple allemand ; mais il reste valable car l'Allemagne s'abstient de stocker ses surplus d'électricité. En outre, elle aura bientôt un grand besoin de l'électricité nucléaire française pour compenser la fermeture de ses propres centrales : ne pas produire d'énergie nucléaire sur son sol est une chose, ne pas consommer d'électricité produite ailleurs par des centrales nucléaires en est une autre !

2. L'attractivité de l'Europe souffre de prix excessifs.

L'insuffisante attractivité gêne la création d'emplois. Sur quelque 12 milliards d'euros investis à l'étranger entre 1995 et 2013 par l'industrie chimique allemande, presque 10 milliards s'expliquent par la recherche d'un moindre prix de l'énergie. La société BASF a déclaré qu'elle consacrerait désormais plus de la moitié de ses investissements aux zones extérieures à l'Union européenne, contre un tiers pendant la période 2009-2013, parce que l'énergie est trop chère en Europe, notamment en comparaison avec les prix que la révolution du gaz de schiste procure à l'Amérique du Nord : elle y est trois fois moins coûteuse qu'en Europe

Dans son dernier rapport, l'Agence internationale de l'énergie attire l'attention sur le fait que les consommateurs allemands subissent des tarifs exceptionnellement élevés de l'électricité, malgré des prix de gros relativement faibles.

Pour atténuer les incidences macro-économiques et sociales, les États membres tendent à multiplier les gestes en direction des industries électro-intensives, ce que la Commission européenne semble accepter si l'on en croit la proposition de nouveau régime d'aide aux projets énergétiques censée entrer en vigueur dès juillet 2014, avec effet rétroactif sur les trois dernières années. S'exprimant le 9 avril 2014, le commissaire à la concurrence, M. Almunia, a estimé que le régime proposé pour les aides d'État en matière d'énergie atteignait « le meilleur équilibre possible » ; non sans raison, il n'y a pas vu d'optimum absolu. Il n'y a pas de hasard si les acteurs électrointensifs allemands, espagnols, français et polonais ont publié un « mémorandum » dont la conclusion principale est un appel à la coordination, entre États membres bien sûr, mais aussi entre la direction générale de la concurrence et la direction générale de l'énergie .

La densité énergétique du PIB européen a fortement reculé ces dernières années, largement à cause de la désindustrialisation subie -principalement au profit de la Chine. Qu'y a-t-il de vertueux pour le climat dans la perte par l'Europe d'emplois délocalisés à des milliers de kilomètres, où le caractère « émergent » du pays tend à justifier de fortes émissions de gaz carbonique s'ajoutant à une grave pollution de l'air par des substances toxiques ? Mettre fin ici à des émissions de gaz à effet de serre contribue à contenir le réchauffement climatique, mais à la condition impérieuse de ne pas accroître corrélativement les importations de produits manufacturés dont la production revient à modifier uniquement l'origine géographique des gaz en question, sans réduction des quantités absorbées par l'atmosphère terrestre.

Avec le gaz et le pétrole de schiste, l'Amérique du Nord devient à son tour un territoire attractif pour y développer les activités consommant beaucoup d'énergie, au détriment de la croissance et de l'emploi sur le territoire de l'Union européenne.

La situation actuelle du droit européen est aisément explicable en termes de politiques industrielles et de lutte pour l'emploi, mais exempter de tout effort énergétique ceux qui utilisent le plus d'énergie revient à illustrer la notion de paradoxe, pour ne pas dire l'échec subi par l'Union européenne à la jonction de sa politique industrielle et de sa politique d'énergie. La cause est sans doute à rechercher dans le fait que la politique énergétique de l'Union est en réalité soumise exclusivement à une politique climatique s'épuisant à poursuivre un but mondial, alors que ses moyens d'action sont limités à l'espace européen.

Il aurait sans doute été préférable de prendre pour point de départ la réalité économique des énergies renouvelables.


* 4 Le calcul est détaillé dans l'encadré occupant les deux pages suivantes.

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