LES FRAUDES

Le transport aérien européen a connu une mutation considérable en une quinzaine d'années avec la libéralisation progressive du secteur entre 1987 et 1992 et l'émergence des compagnies à bas coût, les low cost . S'il n'existe pas de définition juridique de ce modèle économique, plusieurs critères caractérisent ce type d'activité : homogénéité de la flotte, forte utilisation des avions, absence de système de correspondance, utilisation d'aéroports secondaires, non attribution de sièges ou prise en charge des bagages payante. La plupart de ces compagnies s'inspirent du modèle de la compagnie américaine Southwest airlines . Avec respectivement 76,4 millions et 54,5 millions de passagers en 2011, la compagnie irlandaise Ryanair et son homologue britannique easyJet sont aujourd'hui les leaders de ce secteur en Europe. Elles sont suivies par l'allemande Air Berlin (35,3 millions de passagers en 2011), Norwegian (15,7 millions) et l'espagnole Vueling (12,3 millions). Ryanair est aujourd'hui la deuxième compagnie low cost au monde, derrière Southwest airlines (110 millions de passagers). En 2011, Ryanair a par ailleurs transporté autant de passagers sur ses lignes qu' Air France-KLM et plus que la Lufthansa (65 millions) ou British airways (34 millions).

Si l'on prend en compte la distance parcourue par passager, la domination des grandes compagnies est plus nette. Ce qui laisse supposer que s'installe progressivement une réelle division des marchés avec des low costs dominant celui des petits trajets, les grandes compagnies opérant sur du long courrier. Avec 217 milliards de passager-kilomètre-transporté (PKT) en 2011, Air France-KLM surclasse Ryanair , qui atteint 94 milliards de PKT. La compagnie irlandaise se classe également derrière la Lufthansa (141 milliards de PKT) et British airways-Iberia (117 milliards de PKT).

Le volume de passagers transportés par les compagnies low cost est également à rapprocher du trafic aérien au sein de l'Union européenne qui a atteint 1 134 millions de passagers, en 2011. Plus de 10 % d'entre eux ont donc été transportés par Ryanair et easyJet . Un tel succès explique la multiplication de ces sociétés, bien qu'un mouvement de concentration ait pu être observé avec le déclenchement de la crise économique et financière mondiale en 2007. Les grandes compagnies nationales développent d'ailleurs leurs propres modèles, à l'image de Transavia au sein du groupe Air France ou de Vueling , déclinaison à bas coût d' Iberia .

Nombre de compagnies low cost opérant en France et nombre de dessertes

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

Nombre de compagnies

7

10

18

29

31

35

33

30

28

25

24

23

Liaisons servies

29

70

88

146

203

294

401

480

478

504

574

590

Source : Direction générale de l'aviation civile, Observatoire de l'aviation civile 2011-2012, tome I

Reste que le succès économique de ces compagnies repose sur une réduction drastique de la plupart des coûts, en particulier ceux afférents au personnel. Il n'est donc pas étonnant de constater qu'à l'image de Ryanair , elles soient à la pointe des techniques d'optimisation sociale, en contournant le droit européen voire en y dérogeant. Dans un contexte de concurrence exacerbée, ces pratiques tendent désormais à être mises en oeuvre au sein de certaines filiales de grands groupes.

LA GÉNÉRALISATION DU RECOURS AUX FAUX INDÉPENDANTS

Afin de contourner la réglementation européenne et les incidences salariales de la notion de base d'affectation, certaines compagnies ont généralisé le recrutement de travailleurs indépendants pour composer leurs équipages. Ce statut permet à l'exploitant de s'exonérer des charges sociales et patronales. Si elle ne détient pas le monopole de telles pratiques - les compagnies espagnoles Vueling et Volotea , la hongroise Wizz Air , la polonaise Enter air ou la lituanienne Small Planet agissent de la sorte - Ryanair est sans doute l'entreprise qui a le plus développé ce système. 70 % de ses 3 200 pilotes seraient recrutés sous ce statut. (60 % des personnels de cabine). La compagnie irlandaise a mis en place une filière complexe lui permettant de ne pas apparaître comme l'employeur de ses propres pilotes (les pilotes indépendants sont appelés contracts pilots ) ou de ses équipages de cabine.

Les rouages de ce mécanisme ont été décrits dans un arrêt de la County Court de Londres du 26 juillet 2013. Le recrutement des pilotes est en effet opéré par une société indépendante, la Brookfield Aviation International Ltd , Crewlink ou Workforce. Ces entreprises d'intérim participent à la sélection des candidats au poste de pilote ou de personnel de cabine. Une fois celle-ci opérée, les entreprises d'intérim rapprochent les pilotes choisis de cabinets d'experts comptables irlandais. Ceux-ci leur demande d'intégrer des micro-sociétés déjà existantes (3 à 5 personnes) en tant que gérants. Cette société dépend bien évidemment du droit du travail et du droit social irlandais, peu importe le lieu de résidence. Ryanair recrute alors cette société pour effectuer des heures de vol et ne rémunère que celles-ci, ces microsociétés ne travaillant donc pas en conséquence toute l'année. Aucune base d'affectation n'est bien sûr signifiée au pilote, Ryanai r ayant mis au point le principe de « base flottante » ( floating base ), évoluant au gré des plannings. À charge pour le pilote de rejoindre par lui-même les aéroports où il prend son service de part et d'autre du continent. Le jugement rendu par le tribunal d'Aix-en-Provence le 2 octobre 2013 à l'encontre de la société irlandaise a ainsi mis en lumière un dispositif qui concernait 56 personnels navigants sur la base de Marseille.

Exemples de micro-sociétés utilisées par Ryanair
( les noms des pilotes ont été effacés )

(first officer at Ryanair) : Starlight Aviation Limited

(first officer at Ryanair) : Bundoora Consultants Limited

(first officer at Ryanair) : Rylecroft Consultants Limited

(first officer at Ryanair) : Lombardy Consulting Limited

(pilot at Ryanair) : Rosarna Management Services Limited

(first officer at Ryanair) : Neptune Aviation Limited

(first officer at Ryanair) : Storwing Consultants Limited

(pilot at Ryanair): Leopard Aviation limited

(first officer at Ryanair) : Neesha Consulting Limited

(pilot at Ryanair) : Janciro Consultants Limited

(first officer at Ryanair): Arrivo Management Services Limited

(first officer at Ryanair) : Chloris Services Limited

(first officer at Ryanair) : Swan Aviation Limited

(pilot at Ryanair) : Vistnam Consulting Limited

(first officer at Ryanair) : Shetland Aviation Limited

(pilot at Ryanair) : Ethelton Consultants Limited

(first officer at Ryanair): Hazel Aviation Limited

(first officer at Ryanair): Maglora Management Services Limited

(first officer at Ryanair): Coomera Consultants Limited

(first officer at Ryanair) : Flash Aviation Limited

(first officer at Ryanair) : Heyson Management Consultancy Limited

(first officer at Ryanair): Chrome Aviation Limited

(first officer at Ryanair) : Heart Aviation Limited

(first officer at Ryanair) : Halley Aviation Limited

(first officer at Ryanair) : Ibis Aviation Limited

(first officer at Ryanair) : Zills Management Services Limited

(first officer at Ryanair) : Faya Consultants Limited

(first officer at Ryanair) : Zarandi Consultants Limited

(pilot at Ryanair) : Kinvera Consultants Limited

(pilot at Ryanair) : Excelsior Aviation Limited

(first officer at Ryanair) : Zadbury Services Limited

En ce qui concerne les personnels de cabine, ils peuvent également être recrutés en contrat à durée déterminée par ces sociétés d'intérim. La rémunération dépend, quel que soit le statut, de l'heure de vol effectivement assurée. Elle ne prend pas en compte le temps de service. Le montant de l'heure de vol s'élève à 16,20 euros, soit un salaire mensuel variant entre 750 euros l'hiver et 1 600 euros l'été, sommes auxquelles il convient d'ajouter des primes d'intéressement aux ventes de produits en cabine, qui peuvent atteindre dans le meilleur des cas 250 euros. Au bout de trois ans, ils peuvent espérer intégrer Ryanair en contrat à durée indéterminée. Un PNC sur quatre est ainsi salarié par Ryanair sur ses avions. Leur contrat est irlandais, peu importe la base d'affectation à laquelle ils sont rattachés. Les PNC perçoivent alors 2 000 euros par mois plus 16,20 euros par heure de vol.

Il convient d'ajouter que les pilotes comme les personnels de cabine paient à Ryanair une formation (2 500 euros pour un personnel de cabine, 9 à 13 000 euros pour un pilote) pour leur « adaptation » à la compagnie. Or, cette dépense est traditionnellement à la charge des exploitants. Elle peut représenter jusqu'à 3 % du chiffre d'affaires. Pilotes et personnels de cabine doivent, par ailleurs, acheter leurs uniformes. Cette pratique fait des émules puisque la compagnie Aigle Azur a récemment été suspectée de faire voler sans les payer ses jeunes pilotes de façon à ce qu'ils « remboursent » cet apprentissage. La compagnie luxembourgeoise Strategic avait, quant à elle, mis en place un système dit de pay to fly , les jeunes pilotes devant payer pour voler et ainsi acquérir des heures de vol.

Ce statut d'indépendant a toutefois ses limites puisque ces personnels travaillent exclusivement pour la compagnie Ryanair . Leur temps de travail et l'organisation de celui-ci est défini par la compagnie irlandaise. Ils se voient imposer des sanctions de la compagnie s'ils ne respectent pas les consignes hors sécurité des vols : ainsi un pilote ne peut faire charger plus de carburant que le minimum réglementaire. Enfin, le personnel navigant est tenu d'effectuer un préavis de trois mois s'il souhaite rompre son contrat avec Ryanair. L'indépendant est de facto un véritable salarié de l'entreprise.

Cet artifice juridique combiné au refus de la compagnie de déterminer des bases d'affectations permet pour l'heure à Ryanair de s'affranchir du paiement des cotisations sociales dans les pays au sein desquels elle opère. Comme ses vols, les employés de Ryanair sont low cost , la masse salariale représentant seulement 10 % des charges de la compagnie. Cette situation est d'autant plus choquante que la compagnie perçoit des subventions de la part des collectivités territoriales pour maintenir de l'activité sur les aéroports régionaux. Celles-ci sont atteint 793,1 millions d'euros en 2011 et permis à la compagnie de ne pas être déficitaire. Une soixantaine de contentieux sur la licéité de ces aides oppose d'ailleurs Ryanair à ses concurrents en Europe (une vingtaine en France). Le dumping social bénéficie pour l'heure du concours financier du contribuable.

Une telle pratique génère une concurrence déloyale, y compris à l'égard d'autres compagnies low cost . Si 60 % des coûts sont identiques entre Ryanair et les autres compagnies à bas coût puisqu'ils visent des charges incompressibles - carburant ou assurances par exemple -, les 40 % restants, à savoir les coûts de personnel, divergent.

Compte-tenu de son succès, il n'est néanmoins pas étonnant de voir cette méthode de recrutement se développer au sein d'autres compagnies . Certaines d'entre elles passent également par des sociétés d'intérim pour embaucher leurs pilotes pour de courtes durées afin de faire face aux pics de rotation des avions, low cost et charters, durant les vacances.

Le document ci-joint est assez éloquent. Le recrutement n'est pas effectué directement par la compagnie mais pour son compte, sans qu'elle n'apparaisse, la durée du contrat étant de six mois. Si le document indique que la prise de service s'effectue à l'aéroport français Roissy- Charles de Gaulle (CDG), la base d'affectation n'est pas indiquée, l'annonce se contentant de mentionner qu'elle est européenne ( european base ), ce qui n'est pas sans rappeler le principe de la floating base mise en place par Ryanair. La compagnie va donc à la fois recruter un faux indépendant ( contract pilot comme indiqué dans la référence au contrat) et contourner la réglementation européenne en matière de base d'affectation et le décret français de 2006 sur la base d'exploitation.

Il convient de rappeler que le succès de telles offres tient aussi aux difficultés pour les pilotes et les personnels de cabine de trouver des postes, alors que le secteur traverse des difficultés financières conséquentes. Sur plus de 7 000 pilotes français en activité, 1 200 sont actuellement au chômage. Un tiers d'entre eux sont issus de l'École nationale de l'aviation civile.

Ces procédés ne sont, pour autant, pas réservés au seul secteur du low cost ou des compagnies charters. Le cas de Wijet suscite, à cet égard, des interrogations. Installée à Londres, cette compagnie française effectue principalement des vols d'affaires entre les aéroports du Bourget, de Bordeaux, de Cannes et de Lyon. En dépit de cette activité principalement hexagonale, les quatre pilotes salariés de la société sont sous contrat anglais. Reste que le nombre de pilotes ne correspond pas à la flotte de la compagnie qui dispose de quatre avions. Le recours à des indépendants apparaît implicitement comme la réponse à ce décalage. Air France vient récemment de trouver un accord commercial avec cette compagnie afin de préacheminer vers l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle les passagers de première classe qui en feront la demande, depuis l'aéroport européen de leur choix. Il aurait été plus opportun de faire la lumière au préalable sur la situation de cette société au regard du droit.

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