II. LE « VOTE PAR INTERNET » : DES CRITIQUES FORTES, UN USAGE À DELIMITER STRICTEMENT
A. DE FORTES CRITIQUES SUR LES GARANTIES DE SINCERITÉ DU SCRUTIN ET DE SECRET DU VOTE
Comme les machines à voter, le « vote par internet » a suscité des interrogations voire des critiques au regard de sa conformité aux règles constitutionnelles en matière électorale.
Bien que se déroulant hors du territoire national, les élections françaises à l'étranger demeurent régies par les principes constitutionnels qui s'attachent à toute élection au suffrage universel.
Le juge constitutionnel n'a jamais explicitement statué sur la conformité à la Constitution du dispositif permettant le recours au « vote par internet » 39 ( * ) . Au demeurant, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État dans leur office de juge électoral n'ont jamais été saisis d'une question prioritaire de constitutionnalité sur ce point.
Les critiques n'en demeurent pas moins persistantes depuis les premiers usages du vote par correspondance électronique. À l'occasion du renouvellement partiel de l'Assemblée des Français de l'étranger en juin 2006, trois experts 40 ( * ) , mandatés par les différentes listes en présence, ont produit des observations particulièrement critiques sur le vote électronique.
Comme le souligne M. François Pellegrini dans ses observations de l'époque, « la dématérialisation du bulletin constitue en fait une rupture radicale, aux conséquences considérables sur le processus de vote, et dont les risques ne doivent pas être sous-estimés ». Il concluait alors que, sans remettre en cause la compétence et l'énergie déployée par les concepteurs du système, « le système mis en oeuvre n'offre aucune des garanties que l'on doit attendre d'un processus de vote ».
1. Des critiques abondantes et nourries
a) Les atteintes à la sincérité du scrutin et au secret du vote
Le vote requiert la réunion concomitante de deux exigences : la sincérité et le secret. Pour M. Pellegrini, si les machines à voter permettent d'en obtenir au moins une des deux en alternance, le « vote par internet » ne permet de réunir aucune des deux, en l'état actuel des techniques.
S'agissant de la sincérité du scrutin, il n'y aucune garantie que la personne votant « par internet » soit l'électeur concerné. L'authentification de l'électeur à l'aide uniquement d'un identifiant et d'un authentifiant adressés par voie postale ne constitue pas une garantie absolue. Ces éléments d'authentification peuvent avoir été détournés par un tiers, mal dirigés par les services postaux, voire monnayés par un électeur indélicat.
En outre, il est impossible à l'électeur de savoir si l'information enregistrant son vote a correctement retranscrit le choix qu'il a effectué et si cette information, à la supposer correcte, n'a pas été modifiée en cours d'acheminement jusqu'au serveur collectant les « bulletins électroniques ».
Comme le relevait Mme Chantal Enguehard lors de son audition, au-delà de l'hypothèse d'une attaque contre le système informatique, possible mais rare, le principal danger provient d'un bogue informatique.
En matière de vote à distance, la sécurité est d'autant plus délicate à garantir que la puissance publique n'a aucune prise ou moyen de contrôle sur le terminal qui sert à l'électeur à voter. L'électeur choisit librement le terminal de vote, le plus souvent un ordinateur personnel. Or, comme le rappelaient les représentants de l'agence nationale de sécurité des systèmes d'information (ANSSI), les moyens pour parer tous les risques informatiques sont hors de prix pour un simple particulier. Ce risque est d'autant plus fort que selon les électeurs, les terminaux varient, de même que les logiciels et les navigateurs.
En matière de secret, l'absence d'un cadre formel comme le passage dans l'isoloir n'assure pas les conditions garantissant le caractère non-public du vote. L'électeur peut donc voter devant son ordinateur sous le regard et donc sous la pression plus ou moins forte d'un tiers.
Dans le cas du « vote par internet », le recours à un tiers paraît presque naturel pour les personnes peu rompues à l'usage des nouvelles technologies, notamment les électeurs les plus âgés. Lors des auditions, il a même été rapporté le cas de fêtes dont l'objet était de réunir, autour d'un moment de convivialité, des électeurs pour voter « par internet ».
b) Un contrôle direct par l'électeur rendu impossible
En intégrant un intermédiaire technique dans le processus de vote, l'électeur ne peut plus contrôler par lui-même le bon déroulement des opérations électorales.
Reprenant le mythe de la caverne de Platon, M. François Pellegrini relève que l'électeur « ne peut plus faire confiance à ses sens pour attester de la réalité d'actions immatérielles, se produisant au sein d'équipements informatiques dont seule l'existence peut être attestée, et dont les effets ne sont perceptibles qu'à travers d'autres dispositifs techniques ». En d'autres termes, l'électeur valide son choix sur son ordinateur mais n'a aucune garantie que son vote ait été bien pris en compte, ni que le sens de son vote n'a pas été altéré. Lors de son audition, Mme Chantal Enguehard évoquait ainsi une injonction adressée à l'électeur de faire confiance, sans moyen de constater par lui-même qu'aucun dysfonctionnement n'est à l'oeuvre.
Cette situation contraste avec des opérations classiques de vote où l'électeur peut constater de visu les opérations en cours 41 ( * ) .
Dans le même esprit, M. Bernard Lang, dans ses observations sur les élections de juin 2006, indique que « la confiance dans la sincérité du scrutin est garantie par l'observabilité de l'ensemble des procédures par des représentants des parties ». Plusieurs personnes entendues par vos rapporteurs estiment que cette confiance est susceptible de s'éroder. Elle détermine pourtant la légitimité démocratique des résultats de l'élection et des personnes ainsi élues.
La présence d'assesseurs au sein d'un bureau de vote électronique, par analogie avec un bureau de vote traditionnel, n'est pas décisive aux yeux de plusieurs personnes entendues par vos rapporteurs. M. François Pellegrini conclut même que « la dématérialisation du processus de vote vide le rôle d'assesseur de sa substance, et par là même enlève toute possibilité d'attester de la sincérité du processus de vote ». Pour étayer son affirmation, il constate qu'un assesseur, à l'instar d'un électeur, n'a aucun moyen à sa disposition pour s'assurer qu'aucune manipulation informatique ou aucun dysfonctionnement interne n'a lieu au sein des équipements informatiques.
En ce sens, M. Patrick Pailloux, directeur général de l'ANSSI, notait, lors de son audition, que plus la technologie utilisée est sophistiquée, moins les membres du bureau de vote électronique ou les délégués des candidats censés en contrôler le fonctionnement sont en mesure de le faire en l'absence de compétences approfondies. La quête d'une sécurité accrue peut donc heurter l'exigence concomitante de contrôle sur les opérations électorales.
Enfin, contrairement à un vote classique, un nouveau décompte des bulletins, en cas de doute, est matériellement impossible, ce que M. Bernard Lang résume ainsi : « sans trace physique permettant le recomptage, se pose la question de la confiance que l'on peut accorder au système et à ceux qui le mettent en oeuvre, car ce qui se passe dans la machine n'est pas observable ».
c) Une perte de la solennité du vote
Le geste électoral par voie électronique s'exerce de manière aisée, ne requérant aucun déplacement et qu'un temps réduit. Le vote devient, contrairement à la tradition du bureau de vote, un acte solitaire.
Or, comme le soulignent Yves Déloye et Olivier Ihl, le bureau de vote, espace spécialement aménagé à cette fin avec son matériel propre, permet de fixer des attitudes et de matérialiser des valeurs : « le contact avec l'urne apparaît bien comme le moment où l'élection sort le plus du monde profane pour pénétrer dans le cercle des choses sacrées » 42 ( * ) . Ils ajoutent que « voter, c'est dépasser l'expression d'une « opinion » singulière pour prendre place dans un processus plus large : la fabrique d'une décision collective » 43 ( * ) .
Cette fonction est parfaitement illustrée par l'enveloppe qui, tout juste introduite dans l'urne par l'électeur, vient s'agréger aux autres enveloppes desquelles sortira une décision collective.
Le vote à distance brise évidemment ce cérémonial républicain. Comme le redoute M. Gilles Toulemonde lors de son audition, l'acte de vote peut ainsi être relégué au rang d'acte de la vie courante que l'internaute accomplit, parfois en parallèle, d'autres activités depuis son écran.
* 39 Dans le dispositif de sa décision du 18 juillet 2013, le Conseil constitutionnel s'est borné à juger conforme à la Constitution le I de l'article 21, le II de l'article 22 et le troisième alinéa de l'article 51 de la loi relative à la représentation des Français établis hors de France et non le I de l'article 22 qui autorise le vote par correspondance électronique pour l'élection des conseillers consulaires.
* 40 Observations de M. François Pellegrini, de M. Bernard Lang et de M. Andrew W. Appel en juin 2006
* 41 Plusieurs dispositions assurent des techniques de contrôle simples à l'électeur : il peut ainsi observer l'introduction de son bulletin de vote dans l'urne grâce à la transparence de l'urne, obligatoire depuis 1991 (article L. 63 du code électoral), ou constater le décompte des suffrages, obligatoirement effectués par deux scrutateurs différents dont l'un le déplie tandis que l'autre doit le lire à haute voix (article L. 65 du code électoral) sans oublier que « les tables sur lesquelles s'effectue le dépouillement sont disposées de telle sorte que les électeurs puissent circuler autour » (article R. 63 du code électoral).
* 42 Yves Déloye, Olivier Ihl, L'acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po « Références », 2008, p. 57
* 43 Idem, p. 50