C. ATELIER

Les débats sont animés par Dominique Rousset, journaliste à France Culture.

Ont participé à ces débats :

- Jean-Christophe Sarrot, membre d'ATD Quart Monde, rédacteur en chef du mensuel Feuille de route Quart Monde ;

- Bintou Diallo, membre du huitième collège du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) ;

- Philippe Warin, directeur de recherche au CNRS, responsable scientifique de l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) ;

- Isabelle Maquet-Engsted, chef d'unité adjoint, Direction Analyse, évaluation, relations extérieures, DG Emploi, affaires sociales et inclusion, Commission européenne ;

- Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français ;

- Pierre Corvol, professeur émérite au Collège de France, vice-président de l'association Resolis.

Mme Dominique Rousset . - Bonjour à toutes et à tous. Nous commençons donc nos échanges sur le thème qui nous intéresse aujourd'hui : comment enrayer le cycle de la pauvreté ?

Assez récemment est paru un ouvrage d'ATD Quart Monde, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté ; il a remporté un beau succès en librairie, ce qui montre bien que le sujet qui nous intéresse aujourd'hui suscite de la curiosité. Jean-Christophe Sarrot, vous avez co-écrit cet ouvrage. Pouvez-vous nous donner trois ou quatre exemples d'idées fausses ou reçues sur la pauvreté ?

M. Jean-Christophe Sarrot, membre d'ATD Quart Monde, rédacteur en chef du mensuel Feuille de route Quart Monde . - Ce petit livre a fait suite à une campagne d'affichage et répond à deux objectifs : permettre aux personnes en situation de précarité de réagir à ce qu'elles entendent dire sur elles pour dépasser la honte et permettre aux personnes non pauvres de mieux comprendre ce que vivent celle qui se trouvent le plus en difficulté.

Nous entendons par exemple les préjugés suivants : les pauvres sont des assistés, ils coûtent cher à la société, ils font des enfants pour toucher des aides ; on peut gagner plus au RSA qu'au Smic ; au RSA, on ne vit pas si mal que ça ; les pauvres ne veulent pas travailler, ils ont des écrans plats, des téléphones portables, ils ne payent pas d'impôts ; ils sont incapables d'élever leurs enfants, ils se désintéressent de leur réussite à l'école ; ils ne se saisissent pas des outils de participation qu'on leur propose.

Je voudrais évoquer dès à présent la question du non-recours. Le taux de non-recours, en fonction des prestations telles que le RSA ou les aides au logement, va de 50 % à 70 %. Cela pourrait conduire certains à s'interroger sur la suppression de ces aides sociales. Nous avons donc écrit ce livre pour comprendre tous ces mécanismes.

Mme Dominique Rousset . - J'ai noté également dans votre livre une autre idée reçue qui m'a un peu surprise : la pauvreté, ça peut arriver à tout le monde. Vous écrivez que ce n'est pas vrai.

M. Jean-Christophe Sarrot . - Plus des deux tiers des Français estiment que chacun de nous peut un jour se retrouver à la rue, ce qui est contradictoire avec le fait qu'une bonne partie d'entre eux pense que les gens qui vivent dans la rue l'ont choisi. Nous sommes là dans le domaine du fantasme. En observant le parcours des gens qui vivent dans la rue, nous remarquons qu'il s'agit d'une étape de plus dans un parcours souvent très déstructuré depuis l'enfance.

Mme Dominique Rousset . - Il s'agit souvent en effet de gens qui ont été placés au cours de leur petite enfance ou qui n'ont pas de réseau social. Ça ne peut donc pas arriver à tout le monde, ce qui confirme la thèse qu'a soulevée de Yannick Vaugrenard : nous héritons de la pauvreté.

M. Jean-Christophe Sarrot . - Tout à fait. L'idée est non pas d'introduire des gradations dans les souffrances des personnes, mais de comprendre les mécanismes pour pouvoir ajuster les réponses, qui ne sont pas forcément les mêmes, entre un cadre en entreprise qui a tout perdu et se retrouve à un moment à la rue et la personne qui vit à la rue parce qu'elle n'a connu que des logements précaires et une vie très difficile depuis sa naissance.

Mme Dominique Rousset . - Yannick Vaugrenard, ce non-recours est l'un des points qui vous a le plus interpellé. Qu'avez-vous entendu à ce sujet ? Nous demanderons également à Philippe Warin, responsable scientifique de l'Observatoire des non-recours aux droits et services, d'intervenir sur ce point.

M. Yannick Vaugrenard , rapporteur . - Sur le non-recours, comme, plus généralement, sur les phénomènes de pauvreté, nous assistons à une banalisation absolument tragique. Au cours de nos auditions, nous avons remarqué que les documents administratifs à remplir pour bénéficier de ces aides sont parfois très compliqués et ne sont pas élaborés avec les personnes directement concernées par les situations de pauvreté. Nous avons, de ce point de vue, certaines solutions à proposer.

Dans une République démocratique comme la nôtre, je considère qu'il n'y a pas d'assistés ; il n'y a que des ayants droit. Il faudrait donc en quelque sorte inverser la donne, partir non pas de la défiance ni de la méfiance, mais de la confiance, ce qui serait intéressant pour les personnes en situation de pauvreté et d'extrême pauvreté ainsi que pour les finances de l'État. Au bout du compte, tout le monde aurait à y gagner.

Le phénomène de non-recours est considérable. Il est de l'ordre de 68 % pour le RSA activité. Martin Hirsch l'a lui-même reconnu : du fait de la complexité du dispositif, il n'a pas profité à ceux qui auraient dû en bénéficier en priorité. Quelles conclusions faut-il en tirer ? Lorsque de nouveaux textes législatifs sont élaborés, il conviendrait d'y associer les personnes directement concernées - nous aurons l'occasion de revenir sur ce point en évoquant le huitième collège du CNLE -, comme c'est couramment le cas en Belgique. Ce principe de confiance pourrait devenir très positif pour les personnes concernées, pour le vivre-ensemble, ainsi que pour le budget de la nation.

Mme Dominique Rousset . - Peut-être pouvons-nous également recueillir sur ce point le témoignage de Bintou Diallo, membre du huitième collège du CNLE, qui regroupe des personnes en situation de pauvreté et de précarité. N'est-ce pas également parfois pour des raisons de dignité que certains n'ont pas recours aux prestations et notamment au RSA ?

Mme Bintou Diallo, membre du huitième collège du CNLE . - Il s'agit effectivement d'une question de dignité. Certaines personnes ignorent également quels sont leurs droits. C'est pourquoi le huitième collège a été créé.

Je rappellerai cette phrase de Nelson Mandela : « Tout ce qui fait pour moi, sans moi, est fait contre moi ». Il faut encourager la participation à ces politiques publiques des personnes vivant dans des situations de précarité, afin qu'elles connaissent leurs droits et soient en mesure de faire valoir leurs avis.

Mme Dominique Rousset . - Vous évoquez le manque d'information. Cependant, lorsque ces personnes sont informées de leurs droits, est-il possible qu'elles refusent d'en bénéficier pour ne pas être considérées comme pauvres, pour ne pas subir la défiance qu'évoquait Yannick Vaugrenard ?

Mme Bintou Diallo . - Oui, j'ai rencontré des personnes qui vivent dans des situations de pauvreté et qui refusent ces aides car elles ont honte. Il existe également une certaine discrimination liée à la pauvreté. Les personnes en situation de pauvreté sont ainsi parfois mal accueillies dans les organismes sociaux.

Mme Dominique Rousset . - Philippe Warin, vous observez également ce phénomène ; c'est d'ailleurs l'objet premier des travaux de l'Odenore.

M. Philippe Warin, directeur de recherche au CNRS, responsable scientifique de l'Odenore . - Effectivement, le taux de non-recours au RSA activité s'élève à 68 %, ce qui est considérable. C'est d'ailleurs avec la médiatisation de cette évaluation que cette question a été intégrée à l'agenda politique. Cependant, à l'époque du RMI, le non-recours était déjà proche de 50 %. Le phénomène n'a donc rien de nouveau et n'est pas propre au RSA. D'après le fonds CMU, le taux de non-recours à l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé (ACS) s'élève ainsi à 70 % et les aides des collectivités territoriales présentent elles aussi des taux de non-recours très importants.

Le rapport du député Dominique Tian sur la fraude aux prestations sociales, publié en 2011, faisait état d'une estimation de 4 milliards d'euros, alors que la Dares et la Cnaf ont évalué la non-dépense liée au non-recours au RSA à environ 5,7 milliards d'euros. À cette somme, nous pouvons ajouter 1 milliard d'euros liée à la non-dépense en matière de CMU-c et d'ACS, plusieurs milliards d'euros en matière de transports, etc. La Cour des comptes britannique travaille sur ce sujet depuis longtemps et fait état d'un rapport de 1 à 10 entre l'estimation des fraudes aux prestations sociales et la non-dépense.

Mme Dominique Rousset . - Il s'agit donc encore d'une idée reçue.

M. Philippe Warin . - Il s'agit d'une variable d'ajustement pour des budgets en compression. Comme l'indiquait très explicitement Jacques Attali en 2006 dans L'Express , il faut que 20 % de la population visée par une politique n'y accède pas pour que les budgets soient tenus.

Mme Diallo a raison lorsqu'elle met en avant l'importance de l'information, dans un système composé de millefeuilles administratifs incompréhensibles, y compris pour les agents eux-mêmes. Nous pouvons également citer les effets de stigmatisation et nous constatons des marges d'amélioration dans les procédures - nous travaillons dessus avec le Défenseur des droits - pour que les demandes aboutissent en temps et en heure. Dans la branche famille, nous constatons des déséquilibres notables entre les indus et les rappels de droits. Pour un euro d'indu, il y a en effet trois euros de rappel de droits. Cela correspond à des sommes colossales. De telles situations pénalisent grandement de nombreux ménages, qui sont contraints de se tourner vers l'aide d'urgence. Des transferts de charges s'opèrent donc entre acteurs sociaux.

Il faut en outre citer le non-recours par non-demande, par refus du véritable parcours du combattant à effectuer pour percevoir ne serait-ce que quelques euros, notamment en matière de RSA activité. À ce titre, d'autres éléments entrent en ligne de compte : le désintérêt même pour le système des personnes qui n'y recourent pas et qui souhaitent vivre, non de soutiens publics, mais d'une véritable politique de salaire.

Il existe donc des désaccords de fond sur les logiques à l'oeuvre aujourd'hui. Le reste à charge laissé aujourd'hui à l'usager en matière non seulement de santé mais aussi de loisirs et de culture apparaît comme une cause principale de renoncement, comme on le voit aujourd'hui en travaillant avec des acteurs de l'assurance maladie en Languedoc-Roussillon.

Le sujet du non-recours est donc massif, ancien, mais il n'est pas propre à la France. Ce phénomène est en effet particulièrement étendu, mais il a été laissé de côté, car il constitue une formidable variable d'ajustement.

La question est donc posée aujourd'hui : comment faut-il agir pour avoir une politique du juste droit, pour que les droits soient pleinement appliqués, comme le souligne M. Vaugrenard ?

Mme Dominique Rousset . - Avant de poursuivre la discussion, je laisse la parole à Alain Fouché, sénateur de la Vienne, qui souhaitait d'ores et déjà réagir à ce qui a été dit.

M. Alain Fouché , sénateur de la Vienne . - La Vienne a été le deuxième département à avoir mis le RSA en place. Je présidais le conseil général à l'époque. À propos de l'information sur le RSA et des résultats de ce dispositif, n'y a-t-il pas une différence pour les gens résidant en région parisienne et ceux qui vivent en province ? Les conditions de vie des premiers sont en effet plus difficiles que dans un territoire rural comme le mien, où des assistantes sociales travaillent sur le terrain au plus près de ses 430 000 habitants. L'information y est donc plus accessible que dans la couronne parisienne.

Nous rencontrons toutefois des problèmes administratifs de retards de versement avec la caisse d'allocations familiales, dont le personnel n'est pas suffisamment nombreux.

Mme Dominique Rousset . - Monsieur Warin, avez-vous procédé à des études comparatives entre régions ?

M. Philippe Warin . - Nous ignorons s'il y a un non-recours des villes et un non-recours des champs. Les formes de non-recours peuvent néanmoins se recouper, mais avec des intensités différentes. Les effets de stigmatisation ne renverront pas, par exemple, aux mêmes questions ni aux mêmes enjeux selon les territoires.

Il est possible que les problèmes se concentrent dans les grandes villes, mais il faut être prudent dans ce domaine. Pour le milieu rural, nous avons travaillé dans les Alpes-de-Haute-Provence et avons constaté que les raisons se cumulaient et pénalisaient fortement les populations concernées. C'est ce qui a amené les organismes sociaux et les conseils généraux à penser des dispositifs d'actions « sortantes », pour aller au-devant des personnes, notamment en matière de santé.

Les territoires plus ruraux peuvent donc également présenter des facteurs d'aggravation de pauvreté, au regard de la question de l'accès aux droits et du non-recours.

Il est en outre possible que, sur les territoires ruraux ou moins urbanisés, se mettent en place des formes d'action collective, en particulier avec les systèmes collectifs de relais ou de maisons de service public, labellisés par la Datar par exemple, qui permettent d'ajuster au mieux les moyens. Effectivement, dans certains départements ruraux, nous constatons que des dispositifs viennent largement corriger ces formes de difficultés d'accès aux droits qui aggravent les phénomènes de pauvreté.

Mme Dominique Rousset . - Je vous propose de développer cette question du non-recours, qui est très importante, et de l'élargir au niveau de l'Union européenne, avec Isabelle Maquet-Engsted. Nous établissons régulièrement des comparaisons entre les pays d'Europe du Nord et du Sud. Ces comparaisons sont-elles pertinentes pour la façon dont nous traitons ce phénomène de la pauvreté ? Quelles sont les données générales sur ce sujet ?

Mme Isabelle Maquet-Engsted, chef d'unité adjoint, Direction Analyse, évaluation, relations extérieures, DG Emploi, affaires sociales et inclusion, Commission européenne . - En 2010, les chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne se sont engagés sur une cible commune de réduction de la pauvreté et de l'exclusion de 20 millions de personnes. Or, aujourd'hui, nous comptons 7 millions de personnes pauvres supplémentaires en Europe.

Cet effort collectif a néanmoins permis d'organiser une réflexion commune autour de la définition de la pauvreté, même si, dans un premier temps, des désaccords ont émergé. En France, l'Insee indique qu'environ 8,5 millions de personnes vivent avec moins de mille euros par mois.

Mme Dominique Rousset . - Ces mesures sont effectuées par rapport au revenu médian.

Mme Isabelle Maquet-Engsted . - Effectivement, le seuil de pauvreté est fixé à 60 % du revenu médian pour tous les États membres, ce qui pose quelques problèmes de comparaison, car le revenu médian varie énormément selon les pays. En France comme en Allemagne, le seuil de pauvreté correspond à un revenu mensuel de mille euros, contre trois cents euros en Bulgarie. Même en termes de parité de pouvoir d'achat, les écarts restent importants.

Les chefs d'État et de gouvernement ont décidé d'élargir la définition de la pauvreté, en ajoutant une composante liée à ce qu'on appelle, en France, la pauvreté en conditions de vie, afin de pouvoir mesurer l'accumulation des difficultés pour subvenir à certains besoins (logement, électricité, biens de consommation, etc.) chez les personnes en situation de privation matérielle sévère.

En prenant en compte toutes ces considérations, au lieu des 80 millions de pauvres estimés selon le seuil de pauvreté relative à 60 %, nous parvenons à un total de 100 millions de personnes en situation de pauvreté, auxquelles il faut ajouter les personnes sans aucun emploi soit, au total, 125 millions de pauvres en Europe, c'est-à-dire 25 % de la population européenne - 17 % de la population en France. Il faut ici rappeler que l'objectif de l'Union européenne consistait à ramener le nombre de pauvres de 116 millions à 96 millions à l'horizon 2020. Nous sommes donc très loin de cet objectif.

Les chefs d'État et de gouvernement ont également constaté que nos données n'étaient pas du tout récentes. Ces 125 millions de pauvres correspondent ainsi aux chiffres de 2011. Ils ont mandaté la Commission européenne pour améliorer la fraîcheur des données et l'ont dotée d'un agenda de travail avec les offices statistiques publics. Nous avons ainsi développé des méthodes qui nous ont permis de constater que la pauvreté avait énormément augmenté en Grèce et en Espagne et qu'elle avait stagné en France depuis 2011. L'ambition ultime est de parvenir à publier un taux de pauvreté au même rythme que le taux de croissance ou de chômage, afin que les décideurs politiques puissent réfléchir en toute connaissance de cause avec ces trois composantes en ligne de mire. En effet, la croissance et l'emploi ne suffisent pas à eux seuls à réduire la pauvreté. Pour le dire autrement, la pauvreté n'est malheureusement pas uniquement le résultat de la crise.

Mme Dominique Rousset . - Les chiffres dont vous disposez pour 2012 sont donc plutôt ceux des associations.

Mme Isabelle Maquet-Engsted . - Oui, nous nous sommes penchés sur d'autres sources d'informations et nous avons encouragé les gouvernements à mieux mobiliser les données recueillies par les associations, notamment en 2010. À l'époque, Martin Hirsch était très actif au niveau européen dans ce domaine.

Mme Dominique Rousset . - Nous reviendrons un peu plus tard sur le lien entre l'emploi et la pauvreté ainsi que sur les chiffres. Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français, n'a sans doute pas besoin de toutes ces statistiques pour constater l'ampleur du phénomène.

M. Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français . - Il faut bien voir, derrière les statistiques, toute la misère, tout le calvaire, tous ces drames humains endurés au quotidien par des millions de nos concitoyens. L'année dernière, le Secours populaire français a aidé 2,5 millions de personnes. Nous ne croyons pas du tout à la stagnation de la pauvreté en France ; au contraire, nous constatons une croissance de la pauvreté, de la misère et de l'exclusion dans notre pays. De nombreux petits commerçants, artisans, voire industriels demandent à présent de l'aide au Secours populaire ; il s'agit d'un véritable raz-de-marée.

Ces gens demandent en premier lieu de la nourriture : le drame de la faim existe également dans notre pays. Nous venons de mener de très importants efforts avec les banques alimentaires, la Croix-Rouge et les Restos du coeur pour faire revenir l'Europe sur sa décision d'abandonner le programme européen d'aide aux plus démunis (PEAD). Certains pays d'Europe avait en effet égoïstement décidé de couper les vivres à toutes les associations.

L'année dernière, le Secours populaire français a distribué 148 millions de repas, dont la moitié provenait de l'Europe. Si cette mesure injuste et inhumaine avait été maintenue, certains seraient morts de faim. Ceux qui nous sollicitent le font non pas pour un complément de nourriture, mais tout simplement pour manger. Certaines personnes ne mangent pas à leur faim dans notre pays, ce dont nous devons tenir compte.

Nous avons édité de nouveaux cahiers de doléances, que nous avons appelés le Dire pour agir , pour montrer la misère humaine vécue au quotidien.

Comment faire en sorte que cette pauvreté cesse de se développer ? En tant que président d'une association de solidarité, je le dis et je le répète, la solidarité ne peut pas tout régler, même si elle est irremplaçable. Certains disent que ce que nous faisons ne représente qu'une goutte d'eau dans la mer. Or pour celui qui reçoit notre action, c'est un océan. Grâce à nos efforts, des personnes peuvent faire un vrai réveillon, partir en vacances. C'est en ce sens qu'il faut en premier lieu faire prendre conscience aux Français de l'étendue de la misère. Dans les zones rurales, je peux vous assurer que nous rencontrons des cas de misère et de pauvreté aussi douloureux qu'en région parisienne.

Il est très difficile pour les gens d'oser demander. C'est pourquoi nous avons mis en place des permanences mobiles d'accueil et de solidarité, qui vont au-devant des gens en difficulté. Je profite d'être devant des élus pour redire ce que j'ai déjà indiqué aux pouvoirs publics : ce raz-de-marée de la misère et de la pauvreté est très grave et touche des gens qui ne s'y attendaient pas.

En ce qui concerne le Dire pour agir , nous souhaitons redonner de la dignité à toutes les personnes en difficulté. Que peuvent faire les personnes dans la misère et la pauvreté pour s'en sortir et aider les autres à s'en sortir ? Elles peuvent nous soutenir en participant à des collectes alimentaires et en faisant des gestes pour ceux qui sont dans la pauvreté. Si, sur les 2,5 millions de personnes aidées par le Secours populaire français, 10 % acceptaient d'être bénévoles, cela ferait 250 000 personnes prêtes à agir.

Mme Dominique Rousset . - Lorsque vous proposez à ces personnes d'entrer au Secours populaire comme bénévoles, vos propres bénévoles ont eux-mêmes parfois du mal à les accepter.

M. Julien Lauprêtre . - Effectivement. Le Secours populaire compte un million de membres, ce qui représente un panel d'opinions très variées. Le poison de la stigmatisation du « pauvre qui préfère être pauvre plutôt que travailler » existe aussi chez nous. Il reste que de plus en plus de gens entendent notre appel. Je me suis rendu récemment dans deux départements, le Gers et le Gard, et j'ai rencontré de nombreuses personnes qui participaient aux collectes alors qu'elles étaient également dans le besoin.

Pour vous donner un autre exemple, nous organisons en ce moment une grande tombola populaire : le Don'actions. L'idée est de collecter des fonds pour la vie du Secours populaire, ce qui est complexe. Or certains vendeurs de billets de tombola sont des personnes en difficulté, selon notre idée du Dire pour agir .

Rappelez-vous que le programme du Conseil national de la Résistance s'intitulait Les jours heureux . Eh bien, au Secours populaire, nous développons cette idée que, même dans la pauvreté, il faut se battre, participer et travailler à des jours heureux.

Mme Dominique Rousset . - Sur ce constat empirique, Yannick Vaugrenard souhaitait réagir.

M. Yannick Vaugrenard , rapporteur . - Effectivement, derrière les chiffres se trouvent des femmes, des hommes et de plus en plus d'enfants qui souffrent. Julien Lauprêtre l'a dit lors de son audition et vient de le répéter : nous constatons un raz-de-marée de la misère.

Nous sommes confrontés en ce moment au problème des données chiffrées. Si les responsables politiques et économiques n'ont pas pleinement connaissance de la réalité statistique, nous risquons de parler dans le vide. Lorsque nous abordons la question du développement de la pauvreté, il convient donc de nous mettre d'accord sur les fondamentaux. Prendre conscience de la juste réalité est le premier des objectifs. Nous constatons que la pauvreté croît, alors que nous ne savons pas - ou que nous ne voulons pas - la mesurer. Nous avons des statistiques régulières sur la hausse de l'inflation, du chômage, sur le Pib, alors qu'il semble impossible de disposer d'une appréciation suffisamment fine de l'augmentation du taux de pauvreté. Ce n'est pas normal : nous nous mettons collectivement la tête dans le sable.

Nous disposons en effet de moyens statistiques fiables, qui commencent à être mis en place au niveau européen. Ainsi, la microsimulation permet d'avoir régulièrement connaissance de l'évolution du taux de pauvreté.

Ensuite, les populations qui souffrent actuellement ne sont pas les mêmes que celles qui souffraient voilà dix ou quinze ans. Les enfants en situation de pauvreté sont en nombre croissant. Aujourd'hui, un enfant sur cinq est pauvre en France et un sur deux dans les zones urbaines sensibles. De même, 42 % des jeunes adultes sont en situation de pauvreté, alors qu'ils ne représentent que 30 % de la population globale.

Cette situation pose un problème de prise de conscience collective, qui doit concerner l'ensemble des décideurs politiques, en faisant abstraction des étiquettes. Nous devons imposer des chiffres crédibles, formels et sur lesquels nous pourrons travailler.

Mme Dominique Rousset . - C'est tout le problème de la fraîcheur des données qu'évoquait Isabelle Maquet-Engsted. Pierre Corvol, professeur émérite au Collège de France, s'occupe d'une toute jeune association, Resolis, qui entend récolter l'information la plus précise possible et la diffuser.

M. Pierre Corvol, professeur émérite au Collège de France, vice-président de l'association Resolis . - Oui. Avec le président de Resolis, Philippe Kourilsky, nous sommes partis d'un constat simple : les publications d'informations issues d'acteurs de terrain sont très peu nombreuses. Or nous estimons que la recherche effectuée sur le terrain mérite d'être connue, répertoriée et ordonnée. Au Collège de France, dont j'ai été l'administrateur, nous avons créé une chaire annuelle « Savoir contre pauvreté », qui a eu Esther Duflo comme premier titulaire, puis Pieter Piot, qui s'occupait de la lutte contre le sida au niveau mondial.

Mme Dominique Rousset . - Esther Duflo est une économiste française spécialisée dans les politiques de développement, dont nous pouvons être fiers. Elle travaille aux États-Unis et a d'ailleurs intégré l'équipe du président Obama. On en parle déjà comme d'un futur prix Nobel.

M. Pierre Corvol . - Notre objectif est le suivant : si nous pouvions cataloguer de manière systématique les actions de terrain, nous pourrions les thésauriser, les rendre publiques gratuitement sur le site internet de Resolis et organiser des séminaires et des colloques pour progresser. Une publication électronique et papier permettrait ainsi de faire connaître les innovations et les découvertes des différentes associations. Une telle action serait susceptible d'éviter les doublons, qui sont assez fréquents, et de faire se rencontrer les associations.

Mme Dominique Rousset . - Estimez-vous que les associations gaspillent leur énergie en menant des actions parallèles sans suffisamment se concerter ?

M. Pierre Corvol . - Nous apportons une culture scientifique avec notre association. Nous l'avons vu, nous ne disposons pas de données correctes concernant la pauvreté. Or un épidémiologiste - je suis moi-même médecin - ne peut pas progresser sans données correctes. Il faudrait ainsi dans un premier temps définir la pauvreté. Si nous pouvons discuter sur le terrain avec les associations locales, nous récupérerons des informations que nous évaluerons selon des formats standardisés, puis que nous discuterons. Nous pourrons ainsi partager un tableau des actions menées par les différentes associations. Ce sera à mon sens une source d'informations extrêmement précieuse. Nous collaborons d'ailleurs d'ores et déjà avec le Secours populaire français.

Pour prendre un autre exemple, celui de l'accès aux soins, si nous voulons vacciner des Africains contre la méningite, nous devons savoir comment le vaccin sera transporté et comment le diagnostic sera établi dans des régions reculées. Philippe Kourilsky a travaillé avec l'Institut Veolia Environnement et a lancé une publication, Facts , qui montre comment une association a fabriqué un camion particulier pour récolter les prélèvements, effectuer le diagnostic et entreprendre une campagne de vaccination. Si cette action était restée localisée au Burkina Faso, personne n'aurait pu en profiter. Le faire savoir est donc essentiel.

Mme Dominique Rousset . - Vous pensez donc que les associations pourraient avoir avantage à connaître ces données et les faire remonter vers les hommes politiques.

M. Pierre Corvol . - Exactement. Si nous pouvions transmettre aux hommes politiques locaux et nationaux ces informations relatives aux associations - sur les 1,3 million d'associations, on peut estimer à 20 % celles qui s'occupent de solidarité au sens large du terme - et le travail remarquable qu'elles effectuent, nous disposerions de davantage de poids. Il faut ainsi travailler dans le domaine quantitatif, sans le désincarner pour autant.

Mme Dominique Rousset . - Ces propos vous inspirent-ils des réactions particulières ?

M. Jean-Christophe Sarrot, membre d'ATD Quart Monde, rédacteur en chef du mensuel Feuille de route Quart Monde . - Avant de rebondir sur ce que vient d'indiquer M. Corvol, je souhaitais citer un secteur du non-recours aux droits difficile à chiffrer mais où le poids des préjugés est important : celui de l'éducation. Certains enfants, parce qu'eux-mêmes ou leurs parents sont mal considérés, s'assoient au fond de la classe et leur situation s'aggrave également du fait d'un manque de liens entre les parents et les enseignants.

Nous le savons, l'école française amplifie les inégalités, beaucoup plus que dans d'autres pays. Nous avons travaillé pendant deux ans au sein d'ATD Quart Monde et avec des syndicats d'enseignants sur une plateforme pour l'école, et nous avons vraiment été très heureux de constater que certaines de nos propositions se sont retrouvées dans la loi de refondation de l'école.

Pour agir contre l'exclusion sociale, il faut que chaque citoyen transforme des choses dans son quotidien. Si nous acceptons la mixité sociale dans une classe, elle fera certes baisser un petit peu le niveau des meilleurs élèves, mais les élèves les plus en difficulté gagneront plus du double. C'est à chacun de nous d'agir davantage pour la mixité dans les classes de nos enfants.

C'est à cet endroit que la diffusion des bonnes pratiques de Resolis est intéressante, notamment en insistant sur les conditions dans lesquelles les expériences sont menées. Ces conditions ont en effet un lien avec l'engagement des personnes autant qu'avec l'action politique.

Je suis encore littéralement « scotché » et très agréablement surpris par le troisième objectif que M. Vaugrenard met en avant dans son rapport : oser la fraternité. Nous n'avons guère l'habitude de voir ce terme de fraternité employé dans les milieux politiques et je le traduis quant à moi par « engagement humain ». En effet, les choses ne changeront pas si chacun de nous ne se transforme pas et ne va pas au-delà de ses préjugés.

Mme Dominique Rousset . - Isabelle Maquet-Engsted, connaissez-vous d'autres exemples européens sur le modèle de Resolis ?

Mme Isabelle Maquet-Engsted, chef d'unité adjoint, Direction Analyse, évaluation, relations extérieures, DG Emploi, affaires sociales et inclusion, Commission européenne . - Ces pratiques retiennent en effet l'attention de plus en plus de décideurs politiques et sont largement promues par l'Union européenne, notamment dans le cadre de l'argent que nous redistribuons, au travers du fonds social européen (FSE) en particulier. Nous organisons la solidarité entre les États membres et, lorsque nous mettons des fonds à disposition dans le cadre du FSE, nous demandons que des évaluations soient systématiquement attachées aux actions financées par ce biais. Nous souhaitons en effet que les résultats et méthodes des évaluations soient mis à disposition dans un système d'information centralisé. Nous mettons également quelques fonds à disposition pour l'expérimentation sociale et nous finançons les associations qui s'emploient à travailler dans le domaine du faire savoir.

Mme Dominique Rousset . - Le huitième collège français a-t-il des équivalents dans d'autres pays ?

Mme Isabelle Maquet-Engsted . - L'Union européenne encourage en effet de telles initiatives. En Belgique, cela fait maintenant quelques années que des personnes ayant fait l'expérience de la pauvreté sont ainsi systématiquement associées à la définition des politiques mises en place dans ce domaine.

Mme Dominique Rousset . - Bintou Diallo, le huitième collège est-il en contact avec d'autres pays européens ?

Mme Bintou Diallo, membre du huitième collège du CNLE . - Non, mais cela serait effectivement utile. Le huitième collège regroupe des personnes en situation de précarité et impliquées dans les mesures publiques qui les concernent. J'ai moi-même participé aux travaux sur la garantie jeunes. Ce collège compte huit titulaires, qui présentent une diversité de situations précaires. Nous participons à des ateliers et notre avis est toujours pris en compte.

Mme Dominique Rousset . - Pouvez-vous nous indiquer comment fonctionne ce huitième collège ?

Mme Bintou Diallo . - Il est composé de huit titulaires et de huit suppléants. Les titulaires participent à une réunion préparatoire à l'Agence nouvelle des solidarités actives (Ansa) la veille de la séance plénière, afin de nous aider à bien comprendre les textes qui nous sont proposés.

Le recrutement du huitième collège s'est effectué par le biais d'un appel à candidatures national auprès d'associations. Huit associations sélectionnées ont choisi ensuite deux personnes en situation de précarité, un titulaire et un suppléant, pour siéger à ce huitième collège.

Mme Dominique Rousset . - Nous n'avons pas évoqué la question de l'accueil des personnes en situation de précarité au sein des différents guichets administratifs. Ces personnes ressentent-elles qu'elles ne sont pas accueillies comme d'autres ?

Mme Bintou Diallo . - Oui, nous sommes discriminés et sommes considérés comme des personnes hors normes parce que nous sommes pauvres. Or nous n'avons pas choisi la pauvreté. Il nous est très difficile de trouver un emploi, notamment lorsqu'on habite dans des zones sensibles.

Échanges avec la salle

Mme Dominique Rousset . - Je me tourne maintenant vers la salle pour d'éventuels compléments ou réactions.

Mme Christiane El Hayek, secrétaire générale du CNLE . - Monsieur Vaugrenard, vous avez auditionné notre président Étienne Pinte et sans doute aussi Jérôme Vignon, le président de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale.

Dans le prolongement du témoignage de Bintou Diallo, je tiens à préciser quelques éléments concernant le huitième collège du CNLE. Nous étions composés de sept collèges et avons vécu une phase expérimentale durant dix-huit mois, avec la création du collège des personnes qui vivent des situations de pauvreté ou de précarité. Ces membres ont été choisis par un comité de sélection, sur la base de propositions d'associations, qui, durant leur mandat, les ont accompagnés sur le plan logistique, pédagogique, méthodologique. Il s'agit là de l'originalité de notre expérimentation : nous avons mis en place d'importants moyens pour la rendre pertinente et pour que les personnes ne fassent pas de la figuration au sein de notre enceinte ni ne constituent un simple alibi. Cette préoccupation s'inscrit dans le droit-fil des principes défendus depuis longtemps par ATD Quart Monde.

Nous avons mis en place différentes prestations payées par la direction générale de la cohésion sociale, au sein du ministère des affaires sociales, et avons recruté l'Ansa à la suite d'un marché public, pour assurer un accompagnement pédagogique. Nous avons recueilli les candidatures de huit associations ainsi que des membres du huitième collège, lesquels, je tiens à le souligner, sont tous bénévoles.

Cette expérimentation est à présent terminée et a été évaluée de façon très positive par un cabinet externe. Avec l'appui du Premier ministre, nous avons décidé d'instituer ce collège de façon permanente au sein du CNLE. En avril, nous installerons un nouveau collège.

Il s'est donc agi d'une expérience innovante et d'autres conseils ont créé des collèges d'usagers, notamment la Conférence nationale de santé, dont nous nous sommes d'ailleurs inspirés.

Mme Dominique Rousset . - Dans votre rapport, Yannick Vaugrenard, vous insistez sur la nécessité de généraliser ce principe de participation des personnes concernées.

M. Yannick Vaugrenard , rapporteur . - Effectivement, et je rappellerai à mon tour la belle formule de Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi. » Ce huitième collège, qui était expérimental, a donc été prolongé et institutionnalisé et il est très positif qu'il en soit ainsi. La Belgique était en avance sur nous dans ce domaine et a mis en place des « experts du vécu », qui sont consultés pour l'application des textes législatifs, ainsi que pour la rédaction des formulaires administratifs. Ces consultations répondent à des demandes très importantes de la part des ayants droit.

De plus, il faut insister sur la difficulté pour les personnes en situation délicate de devoir répéter à de nombreuses reprises leurs expériences qu'on imagine ô combien douloureuses. Ce n'est plus possible de laisser ce système perdurer. Des initiatives ont été prises dans ce domaine, notamment en Belgique, avec la banque carrefour de la sécurité sociale. Nous souhaitons que les actions mises en oeuvre à Bruxelles puissent être dupliquées en France et qu'une personne en situation de pauvreté ne fasse part de son parcours qu'une seule fois. Il faut donc mettre en place une banque de ressources afin que les informations recueillies puissent être systématiquement répertoriées dans toutes les administrations, en vue, par exemple, de l'attribution d'un logement, du versement d'une allocation, de la gratuité des transports. Il sera nécessaire de faire travailler la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) dans ce domaine, afin de s'assurer que les données sont sécurisées et pas utilisées à d'autres fins. Ce dispositif pourrait être très efficace, notamment pour lutter contre le non-recours.

Mme Christiane El Hayek . - Une expérimentation est en cours dans deux départements, que l'on appelle « l'armoire numérique » : l'objectif est que le dossier d'une personne soit partagé par plusieurs travailleurs sociaux dans différentes caisses. La ministre Marie-Arlette Carlotti a tenu une conférence récemment pour annoncer son souhait d'un dossier unique pour les différentes prestations sociales.

M. Yannick Vaugrenard , rapporteur . - Je crains que, si les processus informatiques des différentes administrations ne sont pas suffisamment centralisés, nous ne parvenions pas à mettre en oeuvre ce dossier unique. Ces expérimentations sont positives et nécessaires, mais je doute qu'elles soient suffisantes. Car il faut tout à la fois aller très vite et faire preuve de prudence, donc interpeller la Cnil afin d'éviter de se voir censurer par le Conseil constitutionnel.

Il nous est en outre apparu, dans le cadre des auditions, qu'il serait fondamental qu'une personne en situation de pauvreté soit suivie par une seule personne référente : un agent de la caisse d'allocations familiales, un assistant social du conseil général, un bénévole - pourquoi pas ? -, un conseiller de Pôle emploi, etc. Cet interlocuteur unique serait également le référent de toutes les autres administrations.

Mme Dominique Rousset . - Cette idée d'un référent unique vous semble-t-elle intéressante ?

Mme Bintou Diallo, membre du huitième collège du CNLE . - Oui, car il n'est pas facile de raconter son parcours personnel plusieurs fois, y compris au sein de la même structure comme cela arrive parfois. Un référent unique permettrait ainsi à la personne en situation de précarité de bénéficier d'un suivi davantage personnalisé.

M. Philippe Warin, directeur de recherche au CNRS, responsable scientifique de l'Odenore . - Mme Carlotti a été très prudente concernant sa proposition de dossier unique. Je pense, pour ma part, que ce projet sera très difficile à mettre en place, à l'aune de la complexité des différentes réglementations. Pour ce faire, il faudrait remettre à plat l'ensemble des prestations, ce qui nécessiterait un débat budgétaire général. Cette idée ne me semble donc pas réaliste.

En revanche, l'idée retenue par M. Vaugrenard de promouvoir en France une banque carrefour de la sécurité sociale est extrêmement prometteuse. Les belges ont mis dix ans pour mettre en place une telle structure, qui permet d'assurer un suivi efficace des droits et qui produit des économies d'échelle considérables. Les formulaires qu'il n'est plus nécessaire d'envoyer se comptent par dizaines de milliers. Les gains de productivité obtenus ont été en partie redistribués au profit de l'action sociale.

Pour en revenir au principe de la participation, je constate que, depuis des années, la représentation des assurés sociaux dans les conseils d'administration des différents organismes s'est complètement délitée. Il faut donc s'intéresser à leur participation au niveau des organes représentatifs existants.

Mme Dominique Rousset . - Pourquoi cette situation s'est-elle délitée ?

M. Philippe Warin . - Leur place est devenue de plus en plus marginale pour des raisons politiques.

En Rhône-Alpes, notamment dans l'Isère, des réseaux de « capacitation » ont été mis en place : tous les trois mois, les conseils généraux et les caisses d'allocations familiales, entre autres, se réunissent pour écouter des collectifs pointant des dysfonctionnements et appelant à corriger telle ou telle procédure en matière, par exemple, d'aides aux familles ou de transport. Cette démarche est intéressante.

Le référent unique est également indispensable, mais, en raison des faibles effectifs des différents guichets, des conditions de travail de leurs personnels, du manque de formation et d'information sur les règles, la mise en place de cette mesure doit être accompagnée de certaines conditions pour parvenir à l'application du juste droit.

Mme Dominique Rousset . - Ce projet ne sera donc pas facile à mettre en place. Cependant, vous nous avez expliqué que le montant du non-recours était bien supérieur à celui des fraudes. Il pourrait donc être intéressant de faire l'effort de simplifier les procédures et de mieux accompagner les personnes concernées.

M. Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français . - Ne faudrait-il pas que nous évoquions les problèmes de la solidarité et de la pauvreté en Europe ? Il est en effet très difficile de développer la solidarité pour les victimes de la pauvreté en Europe, en raison d'un manque d'associations similaires aux nôtres. Lorsque le PEAD a été remis en cause, nous avons eu beaucoup de mal à trouver des partenaires au niveau européen pour agir avec nous. La vie associative humanitaire en France constitue à ce titre un bel exemple. Le Secours populaire reçoit en ce moment de nombreuses demandes émanant d'associations européennes qui souhaitent nous rencontrer pour étudier notre fonctionnement.

Sur la question de la participation des personnes en difficulté, je tiens à dire que rien ne remplacera la participation des victimes de la pauvreté et de la précarité à l'effort collectif pour contribuer à s'en sortir elles-mêmes. Au sein de la direction nationale du Secours populaire français, nous comptons plusieurs dizaines d'amis qui vivaient dans la pauvreté. Rien ne remplacera la participation des gens en difficulté.

Mme Bintou Diallo . - Pour ma part, cela fera bientôt huit ans que je suis en France. Après avoir quitté la Guinée, j'ai fait une demande d'asile, qui a été rejetée. J'ai alors été accueillie par le Secours catholique, pour lequel j'ai fait du bénévolat pendant cinq ans, et c'est par ce biais que j'ai intégré le huitième collège.

Pour autant, si une personne en difficulté s'investit dans le bénévolat, elle peut courir le risque de ne pas sortir de la précarité. Un véritable travail permet en effet davantage de s'en sortir que le bénévolat.

Mme Dominique Rousset . - Il y a donc un véritable débat sur cette question.

M. Julien Lauprêtre . - Je tenais par ailleurs à donner quelques informations au sénateur Vaugrenard. Le Secours populaire français, fort de sa totale indépendance, lance des démarches identiques auprès des pouvoirs publics, quelles que soient leurs orientations politiques. Nous sommes les avocats des pauvres et nous plaidons avec des dossiers, mais nous ne sommes pas des procureurs.

En ce qui concerne les statistiques, nous disposons non pas d'une étude générale, mais d'une étude sur notre action et sur la pauvreté des gens qui viennent nous voir. Entre 2009 et 2012, le nombre de personnes que nous avons accueillies a augmenté de 22 %, le nombre de personnes que nous avons aidées sur le plan alimentaire de 12 %, le nombre de personnes que nous avons aidées à partir en vacances a crû de 98 % et le nombre de personnes dont nous avons facilité l'accès à la culture et aux loisirs a connu une hausse de 7 %. Nous agissons donc sur les conséquences de la pauvreté, mais pas sur ses causes.

M. Alain Fouché , sénateur de la Vienne . - Tous ces échanges sont intéressants. Je pense notamment, comme l'ont souligné Mme Diallo et M. Vaugrenard, au problème de la multiplicité des interlocuteurs qu'une personne en situation de pauvreté est amenée à rencontrer.

Mme Agnès Chamayou, directrice de l'observatoire, Resolis . - Mme Maquet-Engsted a indiqué que l'Union européenne incitait de plus en plus les structures qu'elle finance à l'évaluation. J'aurais souhaité connaître le type d'informations demandés dans ce cadre. Resolis croit en effet que pousser les associations à s'autoévaluer renforcera l'impact de leurs activités à court terme. Au-delà du fait que ces données sont exploitables par tous et notamment par le milieu académique, les associations elles-mêmes semblent très satisfaites de participer à une telle démarche, qui leur permet de prendre du recul sur leurs activités.

Même si la communication des données quantitatives est encore très difficile à faire accepter, elle me paraît un élément indispensable pour répondre à la question posée : comment enrayer le cycle de la pauvreté ?

Mme Isabelle Maquet-Engsted, chef d'unité adjoint, Direction Analyse, évaluation, relations extérieures, DG Emploi, affaires sociales et inclusion, Commission européenne . - Nous sommes évidemment d'accord sur la nécessité de mettre en oeuvre ces bonnes pratiques d'évaluation. Cependant, il semble parfois que ces demandes soient perçues comme un peu lourdes en matière d'investissements. Ces associations ont souvent peu de moyens, notamment humains, et ne sont pas toujours suffisamment équipées pour bien faire remonter les informations.

L'Union européenne alloue de l'argent aux États membres en fonction de certains critères et leur demande en retour des informations. Les États membres doivent ensuite mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour organiser ces évaluations et ce retour d'informations. Nous dépendons donc des structures et de la bonne volonté des États. Nous recommandons la mise en place d'un accompagnement pour les petites structures, afin que ce fardeau administratif statistique soit le moins lourd possible pour ces dernières.

Mme Dominique Rousset . - Plus vous disposerez de statistiques fiables et fraîches, plus vous aurez de chances de convaincre les hommes politiques de la nécessité d'une action politique.

Mme Isabelle Maquet-Engsted . - Il y a deux niveaux de statistiques à distinguer : certaines servent à alerter, et d'autres à comprendre les mécanismes et à évaluer l'utilité des politiques. Nous avons donc besoin de faire remonter l'information des associations, ainsi que de disposer de statistiques agrégées. Il serait ainsi très positif qu'outre les chiffres portant sur la croissance et l'emploi un indicateur de pauvreté soit véritablement intégré au tableau de bord macroéconomique et suivi non pas seulement par le ministère des affaires sociales, mais aussi par le ministère de l'économie et des finances.

Il faut donc insister sur l'effort à faire au niveau de la statistique publique.

Mme Dominique Rousset . - La situation démographique de la France a évolué et il faut en tenir compte lorsque le sujet de la pauvreté est abordé. Yannick Vaugrenard, vous proposez une allocation familiale dès le premier enfant, parce que notre société compte à présent de nombreuses familles monoparentales et de couples séparés.

M. Yannick Vaugrenard , rapporteur . - Effectivement. Nous constatons une évolution sociétale majeure mais insuffisamment prise en considération : les couples se séparent plus fréquemment qu'auparavant. En conséquence, les familles monoparentales sont de plus en plus nombreuses et composées la plupart du temps de femmes avec enfants, d'où un accroissement du nombre d'enfants en situation de pauvreté.

Lorsque les allocations familiales ont été mises en place dans les années quarante, elles avaient vocation à soutenir les familles nombreuses qui risquaient de s'appauvrir en raison de leur grand nombre d'enfants. Ce sont aujourd'hui les familles monoparentales qui ont le plus besoin de ces allocations familiales, même si elles n'ont qu'un seul enfant. Nous suggérons ainsi que les allocations familiales soient perçues dès le premier enfant.

Je considère par ailleurs qu'il est insupportable qu'un enfant sur cinq soit en situation de pauvreté et que les personnes en situation de pauvreté doivent sans cesse répéter leur parcours, si bien que les jeunes adultes se retirent complètement des soutiens financiers qu'ils pourraient recevoir et privilégient la « débrouille ».

Nous ne pouvons plus faire comme si de telles situations, qui concernent pleinement notre vie démocratique, n'existaient pas. Ce n'est pas parce que les pauvres votent très peu que notre démocratie ne doit pas les inclure.

Les jeunes sont majeurs politiquement à dix-huit ans, mais ne sont majeurs socialement qu'à vingt-cinq ans. Il faut donc prêter attention à cette parenthèse entre dix-huit et vingt-cinq ans. Le Danemark soutient ses jeunes en leur proposant des subventions sous la forme de bons de 750 euros par mois pour une durée de cinq ans, mais sous des conditions très strictes de suivi effectif d'une formation ; loin de moi l'idée de plaider pour une quelconque forme de laxisme. Une telle mesure mise en oeuvre dans un pays européen doit donc pouvoir être débattue également en France, car l'éducation et la formation sont au coeur du problème.

Mme Isabelle Maquet-Engsted . - Au Danemark, grâce à ce type d'allocations, les jeunes sont autonomes beaucoup plus tôt et quittent le foyer familial en moyenne à vingt ans, contre trente ans dans d'autres pays européens. Les Danois entrent en outre sur le marché du travail beaucoup plus rapidement et sont beaucoup mieux intégrés.

M. Julien Lauprêtre . - Jamais nous n'avons reçu autant de jeunes au Secours populaire. L'année dernière, nous avons aidé 150 000 jeunes. Mais combien n'osent pas venir ?

Dans notre débat, nous n'avons pas abordé le rôle des médias. Je suis effrayé de constater que les médias présentent toujours les mauvaises choses et parlent très peu des bonnes. Au sujet des jeunes, la télévision nous montrent des jeunes qui brûlent des voitures, mais jamais les beaux exemples de solidarité. Or le phénomène sociétal de la solidarité grandit. Il suffit de voir ce qui se passe actuellement en Bretagne pour s'en rendre compte. Nous devrions trouver les moyens de demander aux médias de relayer ce phénomène.

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