D. LE RÔLE DE L'INSTRUMENT TARIFAIRE DANS LE BASCULEMENT EST IMPORTANT MAIS INSUFFISANT
La coexistence de deux réseaux, le cuivre et la fibre, oblige à prendre en considération ensemble la régulation tarifaire de ces deux réseaux.
Une étude de Bourreau, Cambini et Hoerning (2011), présente une revue de la littérature sur les problèmes que pose cette coexistence au regard de la transition vers les réseaux de nouvelle génération (FttH).
Les auteurs concluent que cette transition ne pourra être que progressive du fait :
- des contraintes réglementaires qui préviennent une extinction immédiate du fil de cuivre ;
- de l'incertitude sur la demande et les coûts d'investissement des nouveaux réseaux qui invite à une stratégie d'investissement progressive ;
- des contraintes des marchés financiers qui impliquent une sortie en sifflet du fil de cuivre.
Ces conclusions conduisant à la perspective d'une coexistence plus ou moins durable des deux réseaux posent le problème des modèles tarifaires à appliquer à chacun d'entre eux.
A cet égard, force est de constater qu'il n'existe pas de solution simple. Le choix d'un modèle tarifaire encourageant les investissements dans les nouveaux réseaux est âprement discuté.
Le modèle WIK , développé pour l'European Competitive Telecommunication Association (ECTA) , conclut que, par rapport aux tarifs en vigueur, il conviendrait d' élever le tarif d'accès au réseau de fibre optique et diminuer celui du réseau de cuivre . Un « effet de remplacement » s'en suivrait du fait de l'établissement d'un cadre où l'attractivité relative du réseau en place se réduirait par rapport au nouveau réseau. Le mécanisme ainsi décrit se situe du côté des effets d' offre et il parie sur une différenciation de la rentabilité des deux réseaux pour différenciation de leur valeur théorique.
Toutefois, une variable importante, non prise en compte dans le modèle, doit être intégrée et elle modifie le résultat : l'élasticité-prix de la demande pour chaque réseau. La hausse du prix relatif du réseau de fibre optique devrait renforcer la demande relative pour le réseau de fil de cuivre si bien que Plum (2011), dans son rapport préparé pour l' European Telecommunications Network Operators (ETNO) conclut qu'une hausse du prix relatif du cuivre réduirait l'incitation à investir dans la fibre.
Au total, on se retrouve avec deux élasticités opposées selon qu'on se penche sur les effets d'offre ou de demande.
On peut encore raisonner sur le coût d'opportunité . Mais le résultat est le même, celui d'une ambiguïté des effets-prix.
Les recettes engendrées par le réseau cuivre représentent, pour celui qui les encaisse, un coût d'opportunité de l'investissement dans la fibre. Plus le tarif d'accès à l'infrastructure cuivre est élevé, pus l'est le coût d'opportunité et moins le système tarifaire est porteur d'incitations à des investissements de remplacement.
Cet effet peut être amplifié quand les investissements dans les nouveaux réseaux du détenteur de « l'actif cuivre » provoquent des investissements par ses concurrents. Ceux-ci entraînent des pertes de recettes pour l'opérateur historique via une moindre demande aggrégée pour son offre de gros. Plus son prix est élevé, plus la perte de recettes l'est à son tour.
Ces deux effets plaident pour une régulation des tarifs d'accès au fil de cuivre les situant à un bas niveau , afin de réduire le coût d'opportunité de l'investissement dans le nouveau réseau.
Toutefois, cette recommandation est contrebalancée par une autre considération. Tant que les deux réseaux coexistent, le réseau qui est accessible au prix le plus bas a un avantage compétitif qui détourne les clients de l'autre réseau. Un tarif peu élevé de l'accès au fil de cuivre oblige alors à consentir des tarifs peu élevés pour l'accès à la fibre, situation qui n'est pas favorable à un investissement dans le nouveau réseau.
Les effets des prix d'accès relatifs des deux réseaux sont donc ambigus dès lors que coexistent les deux réseaux.
Tout juste peut-on noter que la littérature sur ce point suggère que, pour tout prix d'accès au réseau cuivre, une augmentation du prix d'accès au réseau de fibre optique encourage les investissements dans ce nouveau réseau.
Cependant, ce résultat est discuté par une récente étude de « Charles River Associates ». Elle identifie des hypothèses où l'incitation à investir dans les réseaux de nouvelle génération est positivement corrélée avec le prix du fil de cuivre. Ce résultat peut provenir soit de l'incitation alors plus forte à préempter l'offre à partir d'un nouveau réseau pour le détenteur du réseau traditionnel, soit, en l'absence même de la menace concurrentielle des opérateurs alternatifs sur ces nouveaux réseaux, d'un effet sur des profits de l'opérateur disposant des deux réseaux.
Ce dernier effet, qui est difficile à déterminer avec précision, résulte de l'affaiblissement de la concurrence sur le marché quand l'accès à un réseau est plus coûteux. Il passe par le nombre des concurrents en présence et par le lien entre celui-ci et le prix de l'accès à un réseau. La perspective de profit sur les réseaux de nouvelle génération se trouve renforcée par la disparition d'un (ou plusieurs) concurrents. C'est du moins cette hypothèse d'un impact sur la structure de la demande d'accès aux réseaux qui est posée pour expliquer l'effet décrit.
On relève qu'il passe par une atténuation de l'intensité concurrentielle du marché.
Cette dernière observation est l'occasion de souligner à nouveau l'importance des enjeux de concurrence et de leurs perceptions par les investisseurs dans la détermination de la propension à investir dans le réseau innovant.
Le réseau historique doit voir sa valeur diminuer pour que l'innovation se diffuse et sa valeur doit être transférée vers le nouveau réseau.
Mais ce basculement de valeur, qui est à la fois une condition de l'innovation mais aussi, comme on l'indiquera, de l'optimisation des coûts de cette innovation, est un processus délicat. Ses déterminants sont... indéterminables 27 ( * ) . Par ailleurs, ils coagissent en partie mais dans des sens contradictoires 28 ( * ) . Enfin, ils sont non-synchronisés 29 ( * ) et passent par une gestion dans le temps des effets de la nouvelle infrastructure sur la concurrence 30 ( * ) .
De ce dernier point de vue, l'inégalité des positions des investisseurs - et notamment de leur capacité d'investissement - joue un rôle crucial.
On peut en déduire plusieurs recommandations, qui devraient être explorées :
la valeur du réseau futur doit apparaître plus forte que celle du réseau actuel, la question étant de savoir si cette perspective doit être offerte à tous les investisseurs, ce qui exige une forte régulation de la concurrence, ou si cette perspective doit être mise aux enchères ;
ce dernier choix a des prolongements qu'il faut explorer avec la probabilité d'un resserrement du nombre des concurrents et d'un étalement dans le temps du programme qui subirait alors un cheminement hésitant vers le nouvel équilibre, plus ou moins dicté par un opérateur dominant ;
à cet égard, il faut être particulièrement attentif aux effets d'une telle trajectoire sur les finances publiques puisqu'elle implique une élévation des coûts (notamment financiers) du programme et une perspective de réduction des recettes liées à l'investissement public par affaiblissement des positions commerciales dans un nouveau contexte concurrentiel ;
la différenciation des prix des deux réseaux ne devrait pas passer par une réduction de la valeur du réseau actuel, qui pourrait devoir être plutôt défendue, mais sous la réserve d'une affectation des revenus correspondants à l'investissement innovant, cette option pouvant toutefois modifier assez significativement les termes de la concurrence.
Autrement dit, la régulation par les prix qui peut être efficace appelle des choix qui dépassent sa dimension incitative et sont proprement industriels. Cet aspect doit être mieux pris en compte qu'il ne semble l'être aujourd'hui.
* 27 L'effet du prix sur la valeur des réseaux peut être contrebalancé par l'effet volume sans qu'on puisse totalement déterminer quel effet est le plus fort.
* 28 Le système de prix a des effets contradictoires sur la valeur selon qu'on considère sa valeur unitaire ou sa valeur totale qui est conditionnée par la courbe de demande.
* 29 Les horizons de rendement net sont contradictoires mais peuvent s'inverser dans le temps.
* 30 Le devenir des parts de marché est crucial pour comparer la perte de valeur du réseau existant et les gains du réseau futur.