CHAPITRE III - POUR UNE POLITIQUE TECHNOLOGIQUE AMBITIEUSE
Les investissements nécessaires à la modernisation numérique du territoire sont des investissements lourds et partiellement irréversibles.
Par ailleurs, tout en n'étant pas d'une extrême sophistication, ils supposent une réelle technicité.
Ces caractéristiques doivent être pleinement prises en compte par toute politique nationale de modernisation des télécommunications.
Celle-ci doit reposer sur des choix technologiques clairs et elle doit inclure une forme de planification pour, a minima , résoudre les problèmes de coordination et anticiper sur les besoins en ressources de toutes sortes nécessaires à l'atteinte des objectifs choisis.
La régulation a un rôle à jouer en ce sens. Il faut s'assurer que les incitations qu'elle porte sont cohérentes, d'autant que la coexistence de plusieurs principes pouvant apparaître contradictoires (la liberté des collectivités territoriales et l'intégration des systèmes, les priorités technologiques et la neutralité technique adoptées par le régulateur) ne va pas de soi.
L'ouverture des choix technologiques pour être réaliste par les possibilités de modulation qu'elle ménage ne doit pas miner la cohérence du programme.
Les phénomènes d'éviction - « la mauvaise monnaie chasse la bonne - doivent être prévenus de sorte que la nouvelle technologie se diffuse.
La tâche de planification technologique territoriale doit être décentralisée dans un contexte d'incitation clarifiée.
Il faut voir au-delà. Le passage à une innovation aussi radicale que le THD doit être l'occasion d'une accélération concomitante de la créativité numérique au service de notre dynamique économique. L'investissement dans la nouvelle infrastructure doit être accompagné par le confortement d'un écosystème où les investisseurs de bonne foi doivent être récompensés. Notre pays doit en outre pouvoir compter, notamment en Europe, sur les fruits de la reconquête d'une position de primo-investisseur.
I. FAIRE LE CHOIX DE LA « FRONTIÈRE TECHNOLOGIQUE »
L'ambition du THD doit être lisible et, à cette fin, débarrassée des ambiguïtés qui en affectent la crédibilité et, par là, les chances de succès. Cela commence par des options technologiques claires.
Le choix de la fibre optique ressort, en l'état des savoirs22 ( * ), comme le seul cohérent avec la seule conception du THD qui vaille durablement, celle de la frontière technologique.
Pourtant, la doctrine des régulateurs, entendus au sens large, fait le lit d'une incertitude technologique dont il faut sortir.
Ce n'est pas à dire qu'il faille tourner le dos à l'incertitude pour adapter une posture de rigidité technologique.
La conduite du changement technologique doit concilier des objectifs pluriels, et cette conciliation peut conduire à des rythmes différents d'atteinte de la frontière technologique.
Cependant, l'affirmation d'une ambition technologique forte et claire doit arrêter les choix de priorité portés par la politique publique du THD.
A. UNE DOCTRINE TECHNOLOGIQUE A PRÉCISER
Même s'il ne faut pas lui conférer une rigidité qui serait contreproductive, vos rapporteurs sont d'avis que la doctrine technologique du très haut débit doit être plus claire et qu'elle doit privilégier la frontière technologique.
Il n'existe pas de définition unanime du « très haut débit ». Ainsi, les engagements portant sur le déploiement du THD peuvent être affectés d'une équivocité, qui leur confère des portées très inégales selon la définition finalement retenue, participe d'une forme d'attentisme et peut aboutir à des problèmes de coordination.
Cette situation n'est pas inédite puisque ce n'est que par tâtonnements qu'on est parvenu à une conception, d'ailleurs un peu floue, du « haut débit ».
A ce propos, on se souvient que si le plan « France numérique 2012 » présenté à l'automne 2008 posait l'objectif de la généralisation de l'accès à l'internet haut débit sur la base d'un droit opposable à bénéficier d'un accès à 512 Kbits/s, le ministre en charge des communications électroniques avait pu reconnaître lors d'une audition de la commission de l'Économie, du développement durable, et de l'aménagement du territoire du Sénat que 2 Mbits/s pouvaient être considérés comme un seuil minimal pour la définition de l'accès au haut débit.
Le choix de ce dernier seuil semblait correspondre à un critère d'usage , l'utilisation du triple-play qui est au coeur de l'offre des opérateurs nécessitant un débit d'au moins 2 Mbits/s pour une utilisation en simple définition (8 Mgbits/s pour une utilisation en haute définition).
Incidemment, il faut souligner que le recours à un critère d'usage peut être généralement considéré comme peu satisfaisant en ce qu'il est contingent au choix d'un usage donné, qui peut conduire à « écraser » les potentialités d'une gamme de technologies et, ainsi, à effectuer des choix technologiques rapidement dépassés lorsque l'innovation promet d'être fructueuse. Tel est évidemment le cas pour le THD dont il faut attendre qu'il constitue le tronc des bouquets d'innovation du numérique et par là du futur technologique.
Dans cette optique, il est évidemment préférable d'envisager la gamme des technologies pour leurs propriétés pour éviter cet effet de (mauvaise) sélection.
Or, même s'il n'existe pas de définition tout à fait indiscutable du « très haut débit », on peut s'accorder pour estimer que celui-ci correspond à la « frontière technologique », c'est-à-dire à des solutions donnant accès au minimum à des débits correspondants à une norme de 100 Mgbits/s.
Ce choix de frontière technologique n'est pas celui effectué, dans la période la plus récente, par nombre des institutions qui comptent dans la définition à vocation opérationnelle des stratégies d'investissement dans le réseau de nouvelle génération.
Il en résulte une incertitude qui peut représenter un obstacle au déploiement de ces réseaux, d'autant qu'il existe une certaine incohérence entre les volets technique et financier de la stratégie de modernisation des réseaux.
On comprend les motifs de l'option prise de ne pas situer le seuil du THD strictement au niveau de la frontière technologique. Les choix techniques ont un fort impact sur le coût à court terme de la modernisation numérique du territoire, comme on le montre plus loin dans le présent rapport. Celui-ci est dépendant du critère de débit finalement adopté.
Pourtant, l'ouverture des possibles que permet une définition souple du THD peut n'être pas si réaliste qu'on le pense et elle peut occasionner des coûts se révélant in fine supérieurs à ce qu'ils auraient été dans une option où la frontière technologique aurait été d'emblée la cible. Cette importante question appelle des éclaircissements.
La vitesse du débit est étroitement dépendante du choix de la technologie par laquelle l'équipement numérique du territoire est réalisé. Or, s'il existe une gamme de technologies disponibles pour permettre une montée en débit, il n'est pas évident que, techniquement, ce choix subsiste si l'on veut réellement atteindre le seuil du THD celui-ci fût il conçu sans référence a priori aux 100 Mgbits/s de la frontière technologique.
Mais l'essentiel est sans doute ailleurs, à savoir dans les conditions de viabilité économique du nouveau réseau. Les investissements dans le réseau de nouvelle génération ont une dimension technico-économique marquée qui conduit à relativiser la pertinence de solutions techniques panachées.
Selon toute vraisemblance, on n'échappera pas à la rupture technologique, que celle-ci se recommande d'une ambition technique ou de considérations externes, de cohérence économique.
1. Une définition du THD par les autorités en charge de l'équipement numérique qui peut apparaître trop ouverte
L'ouverture des choix technologiques a des mérites en ce qu'elle ménage une certaine souplesse au bénéfice des investisseurs. Toutefois, elle élève le niveau d'indétermination du programme d'investissement et les risques associés.
a) La doctrine de l'ARCEP
On a jugé plus haut que, plutôt que se référer aux seuls critères d'usage, il était préférable de déterminer les choix technologiques sur les bases de leurs performances relatives.
Cette préférence est, mais en partie seulement, celle que met en oeuvre l'ARCEP pour définir le « très haut débit ». Mais elle a conduit l'ARN à une définition un peu « flottante » de celui-ci.
LA CONCEPTION INITIALE DU TRÈS HAUT DÉBIT RETENUE PAR L'ARCEP L'ARCEP distingue le THD filaire du THD sur les réseaux radio. « Sur les réseaux filaires , l'Autorité considère qu'un abonnement est à très haut débit s'il inclut un service d'accès à l'internet dont le débit pic descendant est supérieur à 50 Mgbits/s et dont le débit pic remontant est supérieur à 5 Mbits/s Sur les réseaux radio , les technologies à très haut débit ( Long Term Evolution - LTE - et Wimax - Worldwide Interoperability for Microwave Access ) qui prennent la succession des réseaux 3G, délivreront des débits pic, pour la voie descendante, de plusieurs dizaines de Mbits/s selon les canalisations, et visent des débits moyens aux utilisateurs de l'ordre d'une dizaine de Mbits/s, notamment à l'extérieur des bâtiments. Pour la voie montante, les débits pics et les débits moyens seront, comme pour tous les réseaux sans fil, plus faibles. « Les débits effectivement disponibles pour les utilisateurs devront, en comparaison des réseaux filaires, se rapprocher davantage des accès à haut débit fixe que des accès à très haut débit fixe, même si localement, des débits importants pourraient être atteints ». |
Le raisonnement de l'ARCEP fait une place à la distinction entre trois notions de débit : le débit pic, le débit moyen et le débit garanti.
Le débit pic est un débit théorique et correspond au maximum qu'il est possible d'atteindre en conditions optimales avec une technologie donnée.
L'ARCEP admet que le recours à la notion de débit pic présente un assez grand nombre de limites :
- le débit pic ne reflète pas le débit pic utile qui est observé concrètement par l'utilisateur ;
- le débit pic nécessite des conditions optimales quand des conditions réelles (la distance, la congestion du réseau,...) affectent les performances réelles.
L'Autorité ne cache pas que le débit garanti (le débit que l'opérateur assure pouvoir fournir en tout temps et en tout lieu à son abonné) et le débit moyen (fondé sur des observations statistiques) sont inférieurs au débit pic (le premier étant généralement inférieur au débit moyen).
L'ARCEP relève que des écarts sont particulièrement importants dans le cas des réseaux sans fil. Même si elle observe que pour les réseaux filaires, ils peuvent être minimes, elle n'en reconnait pas moins qu'un écart peut subsister, d'autant plus important que les caractéristiques du réseau ne sont pas du meilleur standard.
Ces concessions conduisent à s'interroger sur le sens du choix réalisé par l'ARCEP pour définir le « très haut débit » puisqu'aussi bien la notion du débit pic n'a pas, même à ses yeux, toute la portée qu'un critère utile devrait avoir.
Sans doute l'ARCEP conditionne-t-elle l'identification des technologies offrant le THD à un écart minime entre le débit pic et le débit moyen mais cet écart n'est pas réellement quantifié.
Cette indétermination se combine avec le choix initial d'un seuil de performance à 50 Mgbits/s qui déjà n'était pas « neutre » en ce sens qu'il ouvrait largement la gamme des technologies susceptibles d'entrer dans le champ du THD.
L'abaissement du niveau d'exigence de l'ARCEP désormais fixé à 30 Mgbits/s, dans la droite ligne des choix effectués par la Commission européenne, accroît l'indétermination des choix technologiques, et avec elle, les risques de coordination et de blocage du plan d'équipement.
b) La doctrine de la Commission européenne
La norme de la Commission européenne , adoptée dans la foulée par l'ARN, fixe des objectifs de débit encore plus éloignée de la « frontière technologique » que dans le choix initial de l'ARCEP.
Le développement du THD est le quatrième pilier de la stratégie numérique de la Commission européenne (qui en compte sept), présentée par la Commission en mai 2010 comme s'inscrivant dans la « stratégie Europe 2020 ».
L'objectif de la Commission est que le « haut débit de base » soit accessible à tous les européens d'ici 2013 et qu'en 2020 tous les européens aient accès à des vitesses de connexion de plus de 30 Mgbits/s, la moitié d'entre eux étant abonnés à des connexions de plus de 100 Mgbits/s.
La commission imagine ainsi une couverture à deux vitesses (au sens strict du terme) :
- 30 Mgbits/s au titre de la couverture universelle qui, selon elle, pourrait être réalisée en combinant des réseaux fixes et sans fil ;
- une couverture utilisant des réseaux d'accès de nouvelle génération (NGA) permettant à la moitié des ménages de s'abonner à des débits de 100 Mgbits/s.
* 22 L'horizon technologique offert par la recherche, par exemple dans le domaine des techniques sans fil comme le Li-Fi (Light fidelity) ou le VLC (Visible Light Communication) consiste à transformer le réseau d'éclairage en réseau de communication, reste indéterminé.