2. L'exploitation des cours d'eau
L'action humaine s'est fait aussi sentir par l'exploitation des cours d'eau. Si ceux-ci sont désormais surtout pris en compte en tant que milieu dont il faut protéger la biodiversité, ils ont longtemps été considérés seulement comme une ressource indispensable à l'activité économique, et d'abord agricole, ainsi qu'en matière de transports.
Les cours d'eau représentaient ainsi une richesse pour les particuliers dont ils traversaient les propriétés. Ainsi pour les propriétaires privés, les droits d'usage, de passage et de pêche des cours d'eau, dont ils étaient riverains, ont constitué, pendant près d'un siècle, une contrepartie acceptable de leur obligation d'entretien. Le potentiel économique représenté par une rivière compensait les charges résultant de son voisinage.
L'utilisation des cours d'eau s'est fortement accélérée depuis l'après-guerre avec des moyens techniques inédits dans le domaine de l'extraction de matériaux de construction et de la construction de barrages pour la production d'électricité. Comme le relevait l'inspection générale de l'environnement dans un rapport de juillet 2003, « les abus d'extractions de granulats dans le lit mineur des cours d'eau ont été tels par le passé qu'ils ont été à l'origine de désordres majeurs dans l'équilibre de la dynamique des cours d'eau et de la stabilité des ouvrages ». Et les auteurs du rapport de poursuivre : « ces désordres sont pour la grande majorité d'entre eux irréversibles (à l'échelle de quelques générations), ce qui explique l'évolution de la réglementation. » Notons que si actuellement ce type d'intervention n'existe plus du tout, c'est la réglementation mise en place pour les faire cesser qui continue à s'appliquer. Nous y reviendrons.
La construction de villes côtières comme Port-Camargue sur la commune du Grau-du-Roi ou la Grande-Motte dans les années 1960 et 1970, a conduit, comme l'ont relevé plusieurs interlocuteurs lors du déplacement de la mission dans le Gard, à une extraction massive de matériaux dans les deux Gardons. En quelques années, c'est l'équivalent d'une sédimentation de plusieurs siècles qui a ainsi été retiré du lit de ces rivières, modifiant sensiblement les profils hydrologiques des cours d'eau exploités.
L'usage déraisonné des ressources des cours d'eau a provoqué une modification substantielle des règles encadrant ces pratiques fondées sur le droit quasi-absolu reconnu aux propriétaires d'extraire des matériaux dans leurs cours d'eau 28 ( * ) .
Désormais, si le curage reste autorisé, il est fortement encadré par l'article L. 215-15 du code de l'environnement, rendant son usage plus rare. En revanche, est interdite par principe l'extraction - excepté en cas de curage - dans le lit mineur, l'espace de mobilité du cours d'eau et dans les plans d'eau traversés par un cours d'eau 29 ( * ) .
Bien que légal, le curage est rendu quasiment impossible par une interprétation extensive des interdictions par les services locaux en charge de la police de l'eau. L'excès dans un sens a remplacé l'excès dans l'autre, toujours, évidemment, dans le respect du législateur !
La distinction entre extraction de matériaux et curage d'entretien Il convient de faire une distinction entre retrait dans le cadre de l'entretien et extractions à but commercial. Les extractions de matériaux à but commercial, non justifiées dans le cadre de l'entretien de cours d'eau, correspondent à une activité de carrière qui est interdite dans le lit mineur et l'espace de mobilité des cours d'eau par l'arrêté du 22 septembre 1994 relatif aux carrières, modifié par l'arrêté du 24 janvier 2001. Cette activité a pour but d'extraire les matériaux des cours d'eau en tant que matière première industrielle. Elle est déconnectée de la problématique d'entretien des cours d'eau et de préservation des écosystèmes aquatiques. En revanche, déplacer ou retirer des matériaux dans le cadre d'un curage nécessaire à l'entretien du cours d'eau a toujours été et est toujours possible. Les nombreux témoignages reçus montrent que, pour la police de l'eau, « retirer » signifie « déplacer ». Cette distinction était déjà prévue dans l'arrêté du 22 septembre 1994 qui exclut les dragages d'entretien de l'activité de carrière. Elle a été réaffirmée dans l'arrêté du 30 mai 2008 fixant les prescriptions générales relatives aux opérations d'entretien de cours d'eau soumises à déclaration ou à autorisation. Source : Jean-René Malavoi, Claire-Cécile Garnier, Norbert Landon, Alain Recking, Philippe Baran, Eléments de connaissance pour la gestion du transport solide en rivière, Office national de l'eau et des milieux aquatiques, 2011 - p. 113 et 114 |
Les nouvelles règles sont apparues d'autant plus injustes aux usagers et aux élus qu'elles ne frappent pas les responsables des dégâts au lit des rivières qui n'ont été astreints à aucune remise en état. L'excès dans le sens de la protection tatillonne du milieu aquatique ayant remplacé l'excès dans l'exploitation mercantile du milieu naturel, les protestations locales sont de plus en plus nombreuses et fortes. Peu portée aux distinguos terminologiques entre curage, dragage et extraction, la police de l'eau interdit ou ralentit à coup de procédures et demandes d'études complémentaires tout projet un peu sérieux d'entretien des cours d'eaux, même en vue de la protection des populations contre l'inondation... Même s'il ne s'agit pas de cours d'eau au sens de la jurisprudence.
Cette situation est d'autant irritante qu'un régime différent est appliqué à la Compagnie nationale du Rhône (CNR). En sa qualité d'exploitant et en application de la concession qui la lie à l'État, la CNR est, en effet, chargée de l'entretien du fleuve afin d'en assurer la navigabilité, ce qui représente plusieurs milliers de mètres cubes extraits ! Les opérations de dragage y sont donc fréquentes, non sans risque sanitaires d'ailleurs. Certes, la CNR est soumise à un cahier des charges. « Encore convient-il que celui-ci comporte clairement les obligations mises à la charge de la CNR en matière d'analyse des sédiments avant, pendant et après des opérations de dragage », tel est le constat dressé par M. Philippe Meunier dans son rapport de juillet 2008 sur « Le Rhône et les PCB : une pollution au long cours » 30 ( * ) . Comme quoi, la police de l'eau peut aussi se faire discrète.
Dans son « Étude globale pour une stratégie de réduction des risques dues aux crues du Rhône », l'Etablissement public territorial de bassin (EPTB) « Territoire Rhône » montre que, non seulement l'extraction extensive pendant 30 ans des matériaux charriés par le fleuve et la Durance, mais également les nombreux barrages édifiés le long de leurs cours modifiant profondément la dynamique, en ont diminué la capacité de charriage, augmentant les risques de crues dévastatrices :
« Pris isolément ces phénomènes auraient été susceptibles de provoquer des déséquilibres, leur cumul conduit à un blocage du système fluvial qui pourrait avoir pour terme, et en l'absence de toute intervention, des conséquences sur la qualité des échanges nappes - cours d'eau, la capacité d'écoulement des crues et la qualité des milieux alluviaux. »
De ses déplacements, la mission tire deux conclusions. L'action retardatrice de la police de l'eau est unanimement condamnée par les élus en charge de la protection contre l'inondation. Les opérations illégales de remblaiement connues et, parfois, objet d'un trafic à grande échelle sont par contre rarement poursuivies par les pouvoirs publics.
Au terme de cette première enquête, qui a permis à la mission de cerner ce qui s'était passé dans le Var en juin 2010 et novembre 2011, en tentant d'établir les faits en croisant leurs interprétations et en les éclairant par les événements du même type survenus aussi bien dans les autres départements du sud-est de la France que dans les provinces italiennes de la Ligurie, deux conclusions générales et inattendues se sont imposées à la mission :
- il y a crises et crises, celles dont on a la pratique régulière et celles qu'on n'imagine même pas, telle l'inondation varoise de 2010 d'une toute autre nature que celle de 2011. D'où la question peut-on penser et organiser la gestion de crise en ignorant cette dualité ?
- pour avoir été occultée, l'inondation n'en est pas moins un risque bien varois comme l'atteste, aussi bien la chronique récente qu'ancienne.
Une troisième conclusion, spécifique et pas vraiment inattendue, s'est aussi imposée : le constat de dysfonctionnements du dispositif de lutte contre l'inondation, bien sûr en 2010 mais aussi en 2011, parfois sur les mêmes points, parfois dans des domaines différents.
D'où une nouvelle question, ces manquements résultent-ils simplement d'une mauvaise mise en application, voire d'une absence de mise en application des dispositions législatives et réglementaires prévues en matière de lutte contre l'inondation ou d'autre chose ? Autrement dit, « y a-t-il une exception varoise ?» ou les dysfonctionnements du système sont-ils une constante ? Dans ce cas, il faudrait savoir pourquoi.
Nous tenterons de répondre à la question en deux temps :
- en rappelant les grandes lignes de la politique française de lutte contre l'inondation, ses objectifs, son organisation ;
- en la mettant à l'épreuve des faits par un retour sur la manière dont fonctionne réellement le dispositif face aux inondations de type cévenol et méditerranéen.
* 28 L'article 19 de la loi du 8 avril 1898, repris par l'article L. 215-2 du code de l'environnement, prévoyait que « chaque riverain a le droit de prendre, dans la partie du lit qui lui appartient, tous les produits naturels et d'en extraire de la vase, du sable et des pierres, à la condition de ne pas modifier le régime des eaux et d'en exécuter le curage », mais une circulaire du ministre de l'agriculture du 15 janvier 1955 considérait que « les extractions ne peuvent en général apporter de troubles sérieux au régime des cours d'eau. »
* 29 L'article 11 de l'arrêté du 22 septembre 1994 dispose que « les extractions de matériaux dans le lit mineur des cours d'eau et dans les plans d'eau traversés par des cours d'eau sont interdites. »
* 30 Assemblée nationale - Rapport d'information (session 2007-2008) « Le Rhône et les PCB : une pollution au long cours » de M. Philippe Meunier, au nom de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire, du 25 juin 2008.