2. L'apparence, une préoccupation ancestrale amplifiée par l'allongement de la durée de la vie
Nul doute que les entreprises de transformation et d'embellissement du corps ne datent pas d'aujourd'hui. Comme les ethnologues aiment à le rappeler, jamais les êtres humains ne se sont contentés de leur corps biologique.
La construction de l'image du corps a lieu tout au long de la vie par la confrontation au regard d'autrui : d'abord la famille, dont le rôle premier dans l'élaboration d'une bonne ou mauvaise image de soi est démontré, puis l'école et les différentes instances sociales dans lesquelles l'individu est conduit à évoluer.
L'élaboration de l'image du corps revêt également une dimension culturelle car elle a toujours été fonction des modèles véhiculés par le milieu social. Dans l'Antiquité, les Olmèques, société mère des Aztèques et des Mayas, déformaient le crâne des enfants de l'aristocratie pour lui donner une forme oblongue qui puisse ressembler au dieu du maïs.
Une rupture est toutefois intervenue à l'époque des Lumières. Jusqu'alors les transformations avaient été le fait de groupes, le plus souvent dans le cadre de rites. Désormais , la transformation de l'apparence physique et la lutte contre l'inné et l'inéluctable commencent à être vécues comme un choix du libre arbitre, voire comme un facteur de démocratisation. La liberté pour l'individu de disposer de son corps apparaît comme une marque des sociétés modernes.
De ce point de vue, des pratiques aussi diverses que le sport et la musculation, le tatouage, le piercing, la scarification, le maquillage ou encore l'ascèse alimentaire ne seraient que les manifestations modernes d'une tension qui a toujours existé entre la manière d'exister en tant qu'individu et le fait de devoir se raccrocher à un langage partagé par un groupe.
Cependant, avec l'importance accordée à l'image et la difficile acceptation du vieillissement dans nos sociétés contemporaines, les enjeux des interventions à visée esthétique sont renouvelés.
La forte médiatisation et la valorisation de stéréotypes culturels du corps et de l'apparence (minceur, jeunesse, fermeté) sur les multiples écrans (télévision, ordinateurs, cinéma, panneau publicitaire) et dans les magazines rendent plus douloureux tout écart par rapport à la représentation . De manière générale, l'existence connue de techniques esthétiques potentiellement correctrices rend d'autant moins acceptable le maintien de ce que nos contemporains ressentent comme des imperfections. Les nouveautés, dont la connaissance est largement diffusée, créent de nouvelles demandes.
En outre, l'accroissement de l'espérance de vie appelle une nouvelle appréhension des choses. La période qui fait suite à la vie active s'allonge ; chacun d'entre nous voit s'ouvrir devant lui plusieurs décennies de vie à réinventer. Le désir d'aborder ces années en retardant autant que faire se peut les marques de vieillesse corporelle ne parait pas illogique.
Peu à peu s'est instaurée une certaine continuité entre la prévention de la maladie et les actes de maintien de soi . La médecine moderne évolue de plus en plus vers une médecine du mieux-être et le recours croissant aux interventions médicales à visée esthétique contribue à brouiller les frontières entre santé et bien-paraître.
Il existe des liens établis entre la mésestime de son corps et la mauvaise estime de soi-même. La souffrance psychologique à laquelle les candidats aux interventions esthétiques souhaitent mettre un terme est par nature en partie subjective et ses causes très variées : simple douleur psychologique causée par une apparence jugée disgracieuse ou une malformation, trouble psychique qui résulte de la tendance à donner à un élément déplaisant plus d'importance qu'il n'en a réellement, ou, ce que la psychiatrie et les chirurgiens esthétiques qualifient de « trouble de l'image du corps » ou de phénomène de « corps-écran » 38 ( * ) , c'est-à-dire le report sur le corps de difficultés psychologiques ou psychopathologiques . Dans ce dernier cas, il n'est pas certain que la réalisation de l'acte envisagé soit réellement favorable au patient.
Les chirurgiens ou les médecins sont en effet amenés à se poser la question du service rendu au patient. L'opération souhaitée rendrait-elle service au patient à titre individuel ? Le fait d'accéder à sa demande lui donnera-t-il plus d'estime de soi ?
Enfin, dans les représentations collectives, influencées dans une large mesure par les différents supports médiatiques et publicitaires, les gestes de beauté et l'apparence physique sont souvent présentés, au moins implicitement, comme un signe de bonne santé . En témoigne notamment l'utilisation du terme de médecine « anti-âge ».
* 38 Pour reprendre l'expression employée par Maurice Mimoun dans « L'Impossible limite, Carnets d'un chirurgien », Albin Michel, 1996.