Audition de Mme Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous vous souhaitons la bienvenue, madame. Le rôle des pharmaciens est à l'évidence essentiel dans la prise en charge et l'accompagnement des toxicomanes : ce sont les professionnels de santé avec lesquels ceux-ci sont le plus fréquemment en relation, pour se faire délivrer des médicaments ou pour procéder à l'échange de seringues. Nous voudrions connaître le point de vue de l'ordre des pharmaciens sur la politique de lutte contre les toxicomanies, et les suggestions que vous auriez à faire pour éventuellement améliorer la situation.
Mme Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens . - Le pharmacien est le dispensateur du médicament. En tant que tel, son rôle est défini à l'article R. 4235-48 du code de la santé publique, mais celui-ci est complété par l'article R. 4235-61 relatif au refus de vente, sur lequel j'aurai à revenir quand nous évoquerons la lutte contre le mésusage. Grâce à un maillage serré des officines, le pharmacien est aussi un professionnel de proximité. C'est également un éducateur en matière de santé, qui doit transmettre des déclarations d'addictovigilance en cas de situation anormale. Enfin, les pharmaciens d'officine disposent à eux tous d'environ cent kilomètres de vitrines sur l'ensemble du territoire, ce qui est précieux pour des actions de communication.
Les toxicomanes sont des gens en rupture avec la société, parfois agressifs, toujours attachants. Les pharmaciens sont disponibles : on les trouve au coin de la rue, ce sont les seuls professionnels de santé qu'on peut solliciter sans prendre rendez-vous. Nous nous sommes donc beaucoup impliqués. Depuis 1987, les seringues sont en vente libre. L'ordre n'a pas de données précises mais on estime que dix des quinze millions de seringues distribuées le sont par nos officines. Puis, en 1995, on a vu apparaître le Stéribox, ainsi que la buprénorphine - plus connue sous son nom commercial de Subutex - et la méthadone. La buprénorphine est prescrite par le médecin de ville qui, depuis 2008, doit certes indiquer le nom du pharmacien chargé de sa délivrance sur l'ordonnance, mais seulement en vue d'assurer le remboursement.
La prescription de la méthadone, elle, est beaucoup plus encadrée puisque réservée depuis 2002 aux médecins exerçant en établissement de santé. Il y a donc beaucoup moins de dérives que pour le Subutex. Les mésusages de ce dernier sont connus : injection intraveineuse, « sniff », utilisation comme première et unique drogue, trafic et, enfin, cumul avec les benzodiazépines.
Pour ce qui est de l'ordre, ce n'est pas un syndicat : il exerce une mission de service public, par délégation de l'État. Comment intervient-il en matière de toxicomanies ? D'abord, nous avons un site internet ouvert à tous, Meddispar - pour « médicaments à dispensation particulière » -, qui détaille le cadre réglementaire applicable à chacun de ces médicaments, y compris ceux qui sont assimilés aux stupéfiants. Mis à jour quotidiennement, il est très utile pour combattre les mésusages, comme ceux dont le Tranxène 20 fait l'objet, et il facilite notre dialogue avec les médecins prescripteurs dont certains se montrent oublieux des règles - comme d'ailleurs certains pharmaciens.
Ensuite, le Comité d'éducation sanitaire et sociale de la pharmacie française (CESPHARM), dirigé par Mme Fabienne Blanchet, dispose lui aussi d'un site internet pour partie ouvert au public. Son autre volet, réservé aux pharmaciens, leur permet de commander gratuitement des documents d'information sur nombre de sujets et, par exemple, sur le cannabis ou l'héroïne. Ce dispositif nous évite d'envoyer aux officines des kilos de documents qui ont de grandes chances de finir à la poubelle : si le pharmacien les demande, il va les utiliser. Nous en arrivons à distribuer ainsi 770 000 documents, dont 121 000 sur les drogues et 145 000 sur les addictions en général.
Nous avons également un partenariat avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie qui a débouché l'année dernière sur la formation et l'installation, dans chaque région, de référents en addictologie, pharmaciens chargés de former à leur tour leurs collègues ou d'animer des campagnes d'information.
Grâce à vous, et nous vous en remercions, nous avons aussi mis au point le dossier pharmaceutique qui fait la liste de l'ensemble des médicaments que son titulaire a demandés sur l'ensemble du territoire. Pour l'instant, si le pharmacien doit être à même de le proposer, ouvrir ce dossier n'est pas une obligation pour le patient. À ce jour, 85 % des officines disposent de l'équipement nécessaire et 13 millions de Français ont un dossier - nous enregistrons 30 000 ouvertures par jour ! Par ailleurs, nous avons bien sûr des chambres de discipline : lorsque des confrères ont perdu certains repères - cela arrive -, nous sommes obligés de les sanctionner. Enfin, l'association Croix verte et Ruban rouge, qui est complètement indépendante mais que nous soutenons financièrement, conseille depuis 1994 les pharmaciens sur tous les sujets relatifs à la toxicomanie.
J'en viens à nos propositions. À notre sens, il faut d'abord absolument développer la « e-prescription ». Cela réduirait notamment les mésusages du Subutex. Ensuite, on pourrait rendre obligatoire la mention, sur l'ordonnance, de l'officine chargée de délivrer ce même produit : actuellement, elle n'est exigée que pour le remboursement par la sécurité sociale. Par ailleurs, il faut bien sûr développer tout ce qui a trait à la prévention, ainsi qu'à la formation et à la sensibilisation du pharmacien.
En dehors de ces points, d'autres questions restent ouvertes. Ainsi, faut-il porter la durée maximale de prescription de la méthadone à vingt-huit jours, au lieu de quatorze ? Fautil faire des études plus poussées sur la Suboxone ? C'est une association de buprénorphine et de naloxone qui est censée régler les problèmes de manque, mais qui est sans effet quand elle est injectée. Enfin, faut-il rendre le dossier pharmaceutique obligatoire pour ceux qui prennent du Subutex, de la méthadone ou d'autres médicaments de ce type ? Pour finir, la toxicomanie est certes un problème majeur de santé publique et de société, mais les pharmaciens de terrain ont deux autres sujets d'inquiétude dont on ne se préoccupe pas suffisamment par ailleurs : les jeunes femmes qui fument et prennent la pilule - il va vraiment falloir se pencher sur la question - et la consommation d'alcool par les jeunes le soir et le week-end.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci. Ces deux derniers points nous importent, mais ne peuvent être traités dans le cadre de cette mission.
Pour le reste, j'ai constaté que vous avez beaucoup de questions alors que ce sont les réponses qui nous intéressent... Les pharmaciens sont présents sur l'ensemble du territoire ; ils font des efforts de formation ; ils disposent de Meddispar et d'un référent régional en addictologie. On ne peut que vous en féliciter. Peut-on encore améliorer les choses ? Pouvez-vous jouer un rôle plus actif dans la lutte contre les mésusages ? Et que recouvre exactement l'addictovigilance ?
Mme Isabelle Adenot . - Il y a, à l'évidence, place pour des progrès. Pour commencer, il faudrait une sensibilisation plus poussée au cours des études et un effort supplémentaire de formation. Mais en matière de toxicomanie, les choses évoluent terriblement vite. Une formation presque récente peut ne plus être valable. Il faut donc des formations très organisées pour les confrères qui le souhaitent ou qui sont confrontés aux toxicomanies, en lien avec tous les réseaux, associations, instituts de formation et partenariats que nous avons.
Pour prendre mon exemple personnel, j'ai exercé jusqu'à l'année dernière dans un village du Morvan, mon officine desservant une zone où la population était de l'ordre d'une trentaine d'habitants au kilomètre carré. Vous imaginez bien que ces questions n'étaient pas prégnantes... Aujourd'hui, je suis dans le 18 e arrondissement de Paris. Du jour au lendemain, j'ai connu un véritable choc : il faut tout revoir, y compris son attitude. Il faut arriver à communiquer avec la personne toxicomane que vous avez devant vous. Vous pouvez déclencher vous-même son agressivité, ou vous pouvez l'accepter telle qu'elle est et essayer d'avancer avec elle. Néanmoins, avec certains, cela reste difficile. Lorsque j'ai été entendue par la Mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) en janvier, j'avais déjà été agressée et je l'ai été de nouveau depuis. Un client est arrivé avec deux ordonnances, l'une pour du Rohypnol et du Rivotril, qui mentionnait bien la pharmacie Adenot, et l'autre pour du Subutex. J'ai refusé la vente, ce qui a déclenché une agressivité extrême. J'ai appelé le médecin prescripteur, qui exerce dans le Val-de-Marne alors que je suis dans le 18 e et que le patient habite encore un autre arrondissement : il m'a sermonnée, soutenant que je n'avais pas le droit de refuser la vente. La personne est revenue deux fois dans la journée, perturbant l'activité de mon équipe, pour finir par m'expliquer en fin de soirée que, dans mon officine, j'étais sous la protection de la vidéosurveillance - c'est obligatoire à Paris - mais que, dès que je sortirais, je pouvais me faire « descendre » ! Tout cela pour bien vous faire comprendre à quel point le refus de vente peut poser problème.
Il faut donc une formation non seulement pour mieux connaître les produits et pour apprendre à sensibiliser la population ou à répondre aux sollicitations des jeunes et des parents, mais aussi pour communiquer avec les toxicomanes. Il faut savoir où sont les bornes à ne pas franchir, sous peine de se laisser entraîner aux dérives qui amènent certains de nos confrères en chambre de discipline.
Ces dérives existent en effet, qu'elles soient le fait de médecins qui, pour des raisons diverses, prescrivent ce qu'ils ne devraient pas ou de pharmaciens qui ferment délibérément les yeux sur les mésusages. Or il est difficile d'arrêter ces derniers : on peut certes signaler à quelqu'un qu'il prend un médicament à trop forte dose, mais le refus de vente déclenche les réactions que je vous ai décrites.
Quant au dispositif d'addictovigilance, il conduit parfois à saisir la justice mais, la plupart du temps, il se traduit par un colloque particulier avec le médecin : on le prévient qu'on a détecté une situation anormale, par exemple un patient qui voit plusieurs médecins et pharmaciens. Cela est rendu possible notamment par le dossier pharmaceutique. Comme il n'est pas obligatoire, quelqu'un qui prend, par exemple, du Subutex en est dépourvu mais, lorsque le toxicomane utilise une carte Vitale volée à un patient qui en avait ouvert un, le pharmacien a accès à toutes ses ordonnances... Cela étant, on retombe toujours sur le même problème et certains confrères ne refusent pas la vente par peur des conséquences.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Combien de pharmaciens font-ils l'objet d'une sanction disciplinaire et comment, à votre avis, en sont-ils arrivés là ?
Mme Isabelle Adenot . - En matière de toxicomanies, les cas sont exceptionnels : ce sont ceux de confrères qui se sont laissé déborder et finissent par se faire presque complices d'un trafic. Toute la difficulté pour la chambre de discipline est alors de faire la part des choses : qu'aurait-il fallu faire, et était-ce possible ? Ce qui conduit à examiner la localisation de l'officine, sa clientèle, l'environnement, les actions possibles avec la mairie et la police... Lorsqu'un confrère a commis une erreur, nous cherchons à l'aider, mais lorsqu'il a manifestement perdu ses repères, nous sommes obligés de le sanctionner.
Mme François Branget, rapporteure pour l'Assemblée nationale . -Ce que vous dites sur les agressions est absolument terrible. Sait-on combien, au niveau national, sont liées aux toxicomanies ? Par ailleurs, vous avez évoqué l'atout pour la communication que représente votre réseau d'officines, avec ses kilomètres de vitrines. Avez-vous déjà été sollicités, ou pourriez-vous l'être, pour faire de la prévention en direction des jeunes et de leurs parents ? J'ai vu des grands-parents s'informer sur la toxicomanie pour porter la bonne parole dans les collèges. Les pharmaciens auraient tout leur rôle dans ce domaine.
Mme Isabelle Adenot . - Il existe une fiche de déclaration d'agression. Le hasard veut que j'aie travaillé à son élaboration et c'est ce qui m'a amenée à m'impliquer plus fortement dans l'ordre des pharmaciens. Lorsque j'étais présidente du conseil régional de Bourgogne de l'ordre des pharmaciens, un drogué posait d'énormes problèmes. Sur les douze pharmaciens du territoire concerné, onze refusaient catégoriquement de le servir. Après concertation, le douzième a accepté de s'occuper de lui. Tout s'est bien passé jusqu'à ce que les membres de son équipe se fassent agresser à la seringue. Le maire a été saisi, puis la police et la justice. Et j'ai alors été littéralement écoeurée, le procureur m'expliquant qu'il s'agissait d'un refus de vente et que les douze pharmaciens, qui avaient le monopole de la dispensation des médicaments, seraient condamnés en conséquence. J'ai clairement fait savoir que ce ne serait pas eux qu'il faudrait condamner, mais le président du conseil régional de l'ordre. Finalement, le préfet de région a pris les choses en mains - et il s'est avéré que le drogué était en sousdosage et qu'il fallait le mettre sous méthadone.
Bref, il existe une déclaration d'agression - et des raisons très diverses de nous faire agresser. Je vous communiquerai les statistiques, mais elles sont très en dessous de la réalité.
Au début, nous avions fait la publicité de ce dispositif dans les journaux ordinaux et nous avons enregistré mille déclarations ou plus sur une année, mais leur nombre a ensuite décliné progressivement - moi-même, je n'ai déclaré que la dernière des sept agressions dont j'ai été victime depuis cet été ! J'ai donc demandé qu'on relance le dispositif. Nous sommes notamment en train de travailler à la télédéclaration par internet, ce qui devrait faciliter l'utilisation de cette procédure. Les statistiques deviendront alors peut-être plus probantes.
J'ajoute qu'un protocole va bientôt être signé avec le ministère de l'intérieur afin que les professionnels de santé victimes d'agression disposent d'un référent régional, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter.
Pour la prévention, il existe des livres absolument remarquables, comme Drogues et dépendance ou Le cannabis : les risques expliqués aux parents , édités par l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé en collaboration avec la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie. Reste à les mettre à disposition, ce que certains confrères font mieux que d'autres. Nous y travaillons avec le CESPHARM. Sachant que les documents ne sont envoyés aux pharmaciens que sur demande, les chiffres que je vous ai donnés tout à l'heure prennent tout leur poids.
Par ailleurs, imaginer le même message sur cent kilomètres de vitrines, c'est bien sûr merveilleux. L'été dernier, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie a édité des affiches sur le thème « J'en ai besoin pour faire la fête ? » ou « La dépendance, ça commence quand ? » : les pharmaciens les ont trouvées « tristounettes » et, pour ma part, il a fallu qu'on m'explique certaines subtilités graphiques... Elles ont par conséquent peu été mises en valeur, ce que la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie nous a reproché à juste raison. Une solution, et pas seulement dans le domaine de l'addictologie, serait de fournir non seulement des affiches, mais des vitrines complètes aux pharmaciens, comme le font les laboratoires. Nos confrères ayant de moins en moins de temps, il faut leur envoyer un « pack ». Le CESPHARM est en train d'y travailler.
Le résultat devrait être probant. Je ne peux pas vous dire quand cela sera réalisé, mais les instructions ont été données.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci pour votre intervention extrêmement intéressante. Je suis un consommateur de médicaments comme les autres, et je dois avouer que j'ignorais totalement l'existence du dossier pharmaceutique. Comment cela fonctionne-t-il ?
Mme Isabelle Adenot . - Comme je l'ai dit, les patients sont libres de faire, ou non, ouvrir ce dossier ; 13 millions de Français en ont déjà un, mais 17 % le refusent. C'est une base de données qui recense tous les médicaments - y compris ceux qui ne sont pas remboursés - que vous vous êtes fait délivrer au cours des quatre derniers mois dans n'importe quelle officine du territoire national. Le pharmacien ne peut y accéder que sous votre contrôle puisqu'il lui faut pour cela, outre sa carte professionnelle, votre carte Vitale.
C'est l'ordre qui finance le dispositif, pour environ 4 millions d'euros par an, et qui en est le maître d'oeuvre, mais il n'a pas accès aux données : pour des raisons de confidentialité, personne ne peut avoir accès aux dossiers, hormis le pharmacien au moment de la délivrance.
De ce fait, je ne puis, par exemple, vous dire combien de boîtes de Subutex sont délivrées chaque année en France. Au reste, en ce qui me concerne, je n'ouvre jamais de dossier pharmaceutique à quelqu'un qui est sous Subutex : il aurait le sentiment qu'on cherche à le contrôler. Surtout, j'ignore ce que veut la société à ce propos : empêcher le mésusage du Subutex, auquel cas il y aura transfert sur un autre produit, ou continuer à l'utiliser de façon contrôlée afin d'éviter ces transferts ? Car il suffit d'obliger toute personne sous Subutex à ouvrir un dossier pharmaceutique pour stopper immédiatement le mésusage.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vos confrères évitentils également d'ouvrir des dossiers aux personnes sous Subutex ?
Mme Isabelle Adenot . - Je pense que la plupart font comme moi, mais je n'ai pas de données sur ce point. Néanmoins, certains patients sous Subutex nous demandent de les aider.
C'est le bienfait de ce produit : les intéressés réduisent leur consommation, retrouvent une vie sociale normale, travaillent, ont des enfants. Ceux-là nous demandent de les aider à ne pas replonger et c'est vraiment un plaisir, pour le pharmacien, de les accompagner.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Le dossier pharmaceutique était censé éviter le nomadisme médical. Si les patients sous Subutex peuvent le refuser, ils échappent à votre regard.
Mme Isabelle Adenot . - Le dossier pharmaceutique n'a pas été conçu pour contrôler les personnes, mais pour éviter les interactions entre médicaments. Dans le cas du Subutex, l'interaction avec les benzodiazépines comme le Rohypnol ou le Rivotril a des conséquences graves. Nous insistons d'ailleurs auprès de la commission compétente de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé pour qu'elle classe ce dernier médicament comme stupéfiant ou, à tout le moins, parmi les substances exigeant une ordonnance sécurisée. Ce produit est en effet impliqué dans des affaires de viol - en France mais aussi au Maghreb, car nous voyons passer beaucoup d'ordonnances pour cette région.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous avez évoqué un nouveau médicament censé réduire la dépendance, la Suboxone. Où les recherches en sont-elles ? Est-elle en vente ?
Mme Isabelle Adenot . - La Suboxone n'est pas en vente en France, bien qu'elle ait reçu son autorisation de mise sur le marché européenne en 2006. Elle associe la buprénorphine et la naloxone qui est un antagoniste des récepteurs des opioïdes. En principe, lorsqu'elle est injectée, la Suboxone augmente l'effet de manque, ce qu'aucun drogué ne recherche, alors que, quand elle est administrée par voie sublinguale, seule la buprénorphine passe dans le sang, ce qui permet d'arriver au résultat souhaité. Le malheur, c'est que les drogués sont portés à s'injecter tout et n'importe quoi. Par ailleurs, la revue Prescrire a mis en doute l'efficacité de ce médicament. Le problème aujourd'hui est donc de savoir si nous devons définitivement l'oublier ou, enfin, le soumettre à des études sérieuses.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Peut-il être utilisé pour combattre les addictions alcooliques ?
Mme Isabelle Adenot . - Pas à ma connaissance.
M. Daniel Vaillant, député . - Le fait d'être pharmacien en activité apporte beaucoup à vos réponses. Menez-vous une réflexion commune avec l'ordre des médecins sur les questions de sécurité ? Il me semble que le sujet exige surtout un travail en partenariat avec les collectivités territoriales, avec les forces de police ou de gendarmerie, avec les médecins, avec les associations et avec les services publics de santé et de psychiatrie. Il devrait dès lors relever des contrats locaux de sécurité et donner lieu à l'élaboration d'une « fiche-action », de nature à favoriser les échanges entre tous ces acteurs - les associations de terrain, en particulier, pourraient sans doute beaucoup vous aider.
Cela étant, avez-vous le sentiment de concourir à limiter les risques en dispensant ces produits ? Ayant donné votre accord pour participer à la distribution de matériel d'injection, en éprouvez-vous un vague sentiment de complicité ou estimez-vous qu'il vaut la peine de s'assurer que les gens utilisent du matériel stérile ?
Mme Isabelle Adenot . - Je continue d'exercer, et j'y tiens. Je ne conçois pas une présidence « en lévitation ».
Nous n'avons pas de discussions avec l'ordre des médecins sur le problème des agressions. Nous le devrions, assurément, mais nous sommes requis par de nombreux autres sujets importants et M. Legmann et moi n'avons jamais abordé la question.
Je me réjouis vivement de la signature, avec le ministère de l'intérieur, du protocole que je mentionnais tout à l'heure : cela témoigne d'une prise de conscience bienvenue. Mais d'autres partenariats sont évidemment nécessaires. La participation aux réseaux se développe dans notre profession. Le problème, c'est que c'est un mille-feuille : il y a un réseau pour la diabétologie, un pour la fin de vie, un pour la toxicomanie... Le pharmacien est certes un généraliste, mais il ne peut participer à tous. Il faut donc tout faire pour faciliter l'information et un dispositif comme la fiche-action pourrait en effet nous donner des moyens opérationnels pour faire face immédiatement à une situation difficile.
Il ne me paraît pas niable que la profession contribue à réduire les risques. En tout cas, elle a beaucoup travaillé en ce sens.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - En distribuant dix des quinze millions de seringues.
Mme Isabelle Adenot . - D'après certains rapports. Nous n'avons pas de statistiques propres sur ce sujet, pas plus que sur le nombre de personnes sous Subutex : peut-être 130 000... Ce sont les caisses de sécurité sociale qui ont les données précises mais je pourrai vous communiquer le nombre de boîtes vendues par dosage après avoir consulté la base de données IMS.
Nous contribuons donc à limiter les risques mais chaque nouveau programme ou dispositif suscite une réaction ambivalente chez nos confrères. Comme je l'ai dit, aux termes du code de la santé publique, le pharmacien est celui qui dispense les médicaments, mais aussi celui qui est tenu de refuser la vente s'il estime que le produit nuit à la santé du patient. Les deux dispositions ne sont en rien contradictoires, mais la balance est difficile à tenir, ce qui nous amène à nous interroger, qu'il s'agisse de la distribution des seringues et du Subutex, des salles d'injection - encore que, sur ce point, nous ne soyons pas très concernés - ou, surtout, des programmes d'échange de seringues. Chaque pharmacien a sa position, qui peut de plus varier en fonction du contexte. D'un côté, nous sommes conscients qu'il importe de réduire les risques de contamination par le VIH ou par le virus de l'hépatite et que tout ce qui peut y contribuer est un moindre mal. Ainsi mes confrères considèrent-ils maintenant le Subutex comme un outil d'accompagnement pour la santé, parce qu'ils voient bien que, malgré toutes les dérives, il ouvre l'espoir de réduire les doses et de mettre fin à la dépendance. De l'autre côté, nous avons des dispositifs qui aboutissent au maintien de cette dépendance. C'est le cas du programme d'échange de seringues, auquel la profession n'est pas très favorable pour cette raison. C'est aussi le cas pour les salles d'injection - même si nous touchons là à un débat de société, et non de professionnels. Au surplus, l'ouverture de ces lieux soulèverait bien des questions : faut-il par exemple contrôler la qualité des drogues utilisées ou accepter que le toxicomane s'injecte ce qu'il apporte ? Quoi qu'il en soit, il ne saurait être question d'injonctions : il faut amener petit à petit la profession à évoluer, ce qui n'est pas si facile dans un tel domaine.
Mme Catherine Lemorton, députée . - Il faut bien comprendre que le pharmacien est soumis à plus d'agressions que le médecin. Le toxicomane qui a obtenu son ordonnance sous contrainte s'en va. Dans l'officine, il sait que le produit est juste à portée de main... De la part de nos collègues, il y a une sous-déclaration évidente, d'abord parce que beaucoup ne connaissent pas la procédure et ensuite parce que ce qui choquerait la plupart des gens - se faire traiter de tous les noms, voir le drogué passer de l'autre côté du comptoir... - devient, pour ceux qui sont confrontés à des centaines de toxicomanes, une habitude... jusqu'au moment où se produit une agression grave. Dans ma pharmacie, j'ai été confrontée deux fois à une arme à feu, une fois à une arme blanche, sans compter le bris de ma vitrine.
Quand on s'est retrouvé avec une lame de rasoir sur la jugulaire, ce n'est plus à l'ordre qu'on s'adresse : on va voir la police ! Cependant, même avec une arme à feu sur la tempe, on ne cède pas parce qu'on sait que si l'on commence, cela ne finira jamais. Le problème étant qu'un jour, le coup peut partir... Une question me taraude : que faire vis-à-vis des pharmaciens qui, préférant vendre du vernis à ongle, refusent de délivrer du Subutex ou de la méthadone à des gens qui ne cherchent qu'à s'en sortir ? Ou vis-à-vis de ceux qui emploient des gardes privés pour interdire l'entrée de leur officine aux toxicomanes ? Faut-il les dénoncer au conseil régional de l'ordre ? Ce n'est pas franchement souhaitable, mais il y a des endroits où ce sont toujours les mêmes médecins et pharmaciens qui prennent en charge les toxicomanes.
Par ailleurs, s'il est vrai que les pharmaciens sont sollicités pour participer à une multitude de réseaux, le traitement des toxicomanies est certainement le domaine pour lequel, avant tout autre, cette participation s'impose. On n'a pas besoin d'appartenir à un réseau pour apprendre à une personne âgée comment contrôler son taux de glycémie ; en revanche, c'est un gros atout pour qui risque d'être confronté à un toxicomane en pleine crise de manque.
Avoir à ses côtés des assistants sociaux, des travailleurs de rue, des médecins qui ont le même engagement permet de mieux s'en sortir. L'ordre ne peut-il pas mettre l'accent sur ce point, d'autant qu'un toxicomane qui se sait suivi par un centre spécialisé, par un médecin et par un pharmacien est moins susceptible de se comporter dangereusement ? Enfin, je pense, moi aussi, que la contribution des pharmaciens à la prise en charge de la toxicomanie est essentielle. À cet égard, que pensez-vous de la récente attaque à laquelle s'est livré M. Frédéric Van Roekeghem contre le dispositif mis en place en Haute-Garonne pour combattre les mésusages ? Il s'agissait de faire travailler ensemble les médecins, les pharmaciens et la sécurité sociale pour repérer les « mégaconsommateurs », dont tout porte à croire qu'ils alimentent l'économie souterraine de la drogue. Le médecin conseil vérifiait les remboursements et, le cas échéant, un médecin et un pharmacien étaient nommément désignés pour s'occuper du patient, tous les autres étant avertis de refuser la délivrance. Un tel dispositif est loin d'être parfait en raison de son caractère autoritaire et parce qu'il pose problème au regard de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, mais il permet de juguler rapidement des dérives. M. Michel Laspougeas, président du conseil régional de l'ordre des pharmaciens de Midi-Pyrénées, m'a interpellée sur ce point et nous attendons la réaction de M. Xavier Bertrand, ministre chargé de la santé. Quel est votre point de vue ?
Mme Isabelle Adenot . - L'encadrement limite incontestablement les dérives, comme le confirme la comparaison entre méthadone et Subutex. Le problème est que les patients savent très bien s'orienter entre les pharmaciens au comportement professionnel ou libéral - appelez cela comme vous voudrez - et ceux qui ne veulent pas d'eux. Faut-il limiter le nombre de toxicomanes qu'une officine peut prendre en charge afin d'obliger ses voisines à faire leur part ? On peut l'envisager mais je ne suis pas tout à fait convaincue que ce soit viable, parce qu'on touche là à quelque chose d'essentiel : la clause de conscience, qui fait largement débat en ce moment, l'Association française des pharmaciens catholiques demandant à pouvoir s'en prévaloir, comme leurs collègues italiens, en ce qui concerne les médicaments pour l'interruption volontaire de grossesse. Quelle que soit la décision, je ne pense pas qu'on puisse user de l'injonction à l'égard de ceux qui se sentiraient devenir de véritables « dealers en blouse blanche ». On peut les sensibiliser, les amener à entrer petit à petit dans un schéma, mais pas les obliger. Il est du reste très facile de ne pas avoir le bon médicament au bon moment : le toxicomane ne reviendra pas. C'est ainsi que tous se concentrent sur les pharmacies réputées avoir du stock, même un samedi soir. Cela étant, il est possible de rappeler leurs obligations à nos confrères, et l'ordre va bientôt publier un article en ce sens.
Une prescription de Subutex s'accompagne toujours de la mention du nom du médecin et du pharmacien chargé de délivrer le produit, ce qui est très bien à ceci près que le même patient peut avoir plusieurs couples de médecins et de pharmaciens. C'est ce qui a motivé des actions comme celle que vous avez citée, en Haute-Garonne. À titre personnel, j'approuve l'initiative, et l'ordre s'y était d'ailleurs impliqué, mais on ne peut envisager d'étendre la mesure tant qu'on n'aura pas répondu à une question préalable, qui est : voulons-nous, oui ou non, nous donner les moyens d'arrêter les trafics ? Parce que, si nous le voulons, nous le pouvons ! Ce sont les règles qui aident les toxicomanes à s'en sortir : un dispositif comme celui de la Haute-Garonne, ou comme le dossier pharmaceutique obligatoire, donnerait un coup d'arrêt immédiat aux trafics.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - J'ai voulu faire installer des distributeurs-échangeurs de seringues devant certaines pharmacies, ouvertes jusqu'à deux heures du matin et situées le long de grands axes de circulation... Elles ont toutes refusé, les petites sous prétexte que c'était dangereux, alors même que ces distributeurs sont généralement utilisés en dehors des heures d'ouverture, et les grandes au motif que cela allait attirer les toxicomanes. J'ai fini par en mettre un devant la mairie, là où il y a tellement de panneaux que personne ne le voit... Je souhaiterais que les pharmacies importantes, bien situées, dans des zones bien éclairées, participent à cet effort qui contribue à la réduction des risques.
Par ailleurs, en tant que médecin, j'ai été il y a longtemps membre d'un réseau de suivi des toxicomanes. Étant déjà élu local et disposant donc de peu de temps, j'avais demandé à ne prendre en charge qu'un petit nombre d'entre eux, mais cela allégeait d'autant le fardeau des autres. Je me félicite de l'expérience. Tout se passait bien dans la salle d'attente, où le jeune couple de « toxicos » venu chercher sa prescription de Subutex côtoyait les gens du quartier. Il faut bien insister sur le fait que ce n'est pas terrible de s'occuper de ces personnes, et que c'est quand certaines pharmacies ne font pas leur part que la situation devient incontrôlable.
Mme Isabelle Adenot . - Le Portugal s'est lancé dans un programme d'échanges de seringues. En France, les pharmaciens s'impliquent dans le dispositif, mais il y a débat sur la gestion des seringues dans le cadre de la collecte des déchets d'auto-soin. Nous attendons avec une très grande impatience le décret qui doit paraître. Tant que ce point ne sera pas réglé, je ne pense pas que la profession s'engage plus avant.
Aujourd'hui, les pharmaciens sont prêts pour la récupération des seringues utilisées pour l'auto-traitement du diabète, par exemple, mais cela n'a pas été sans mal et l'on peut comprendre que les syndicats tiennent à avoir leur mot car cette récupération, qui s'accompagne de toute une série d'obligations légales, a un coût.
Certains ont des distributeurs-échangeurs, mais ces machines tombent souvent en panne et ont, en tout état de cause, un fonctionnement compliqué, avec leur double circuit, entre la seringue qu'on rend et celle qu'on récupère, le tout avec un système de jetons.
S'ajoutent à cela des questions de traçabilité... Je relaierai bien sûr votre demande, mais il faut être conscient que ce sera une charge supplémentaire pour nos confrères.
Faut-il ou non imposer un nombre limité de prises en charge ? Il y a des avantages et des inconvénients dans l'un et l'autre cas. Étant une parfaite libérale, j'inclinerais à laisser faire le « marché ». En cas de dysfonctionnement, c'est localement qu'il faut trouver des solutions. Ce n'est pas du ressort de la loi, mais de celui de l'agence régionale de santé, qui connaît bien le bassin de vie.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous vous savons gré de votre implication et de la qualité de votre exposé.