2. Des défis majeurs pour les collectivités territoriales
Le sentiment général est d'abord que les problématiques de gestion vont perdurer bien au-delà du transfert effectif des agents, avec l'émergence de questions spécifiques qui ont été rappelées comme la santé au travail ou les accidents du travail . Ensuite il apparaît que ces transferts ont un impact général et en profondeur sur les services locaux.
a) La transformation des administrations locales
Avec les transferts, les directions des ressources humaines ont pris une nouvelle ampleur. Mais l'impact des transferts va bien au-delà
(1) Un impact profond sur l'ensemble des services
Au-delà de l'aspect quantitatif, l'intégration de ces agents représente aussi une évolution importante de la nature de l'activité des régions et départements. L'arrivée des agents TOS a notamment bouleversé profondément les anciennes directions de l'Éducation, par exemple. Il en est de même pour les Direction des routes et des infrastructures avec les personnels DDE.
Ces transferts ont des conséquences sur toutes les directions support (Direction des Moyens et du Patrimoine, Direction des Finances et des Affaires Juridiques) qui sont également directement touchées par les effets de l'Acte II.
Cet impact va de l'augmentation des effectifs à gérer (même avec le renfort des agents administratifs transférés), des sites sur lesquels exercent les agents de la collectivité, des flux de mandats à traiter aux problématiques nouvelles en matière d'assurance, des marchés et des contentieux etc.
Il entraîne des réflexions organisationnelles prospectives indispensables mais « chronophages » : démarches de progrès, projets de mutualisation de la gestion patrimoniale, conditions d'optimisation des prestations logistique, schéma directeur informatique...
(2) Une culture collective à construire
Les changements sont tels qu'on parle d'un changement de nature des collectivités, au point que s'agissant des régions, on semble être passé en peu de temps d'une « administration de mission » à une « administration de gestion » . Depuis 2005, les régions ont vu leurs effectifs progresser en moyenne de 50 % par an. Si ces recrutements ne sont pas uniquement le résultat des transferts, le calendrier n'est pas fortuit.
Mais le sentiment d'appartenance à la collectivité d'accueil reste à construire.
Les collectivités s'y emploient alors que le « choc culturel » est encore sensible. En témoignent les réactions aux règles de mobilité dans la FPT. La référence au barème appliqué à l'Éducation nationale est encore très prégnante et, en comparaison, le dispositif territorial est considéré comme relativement arbitraire. Comme le relève le CNFPT, « la nécessité pour les agents de défendre leur candidature devant un jury est associée à une démarche « commerciale », jugée à l'opposé des valeurs du service public . »
Pour les TOS, il est certain que tant que la seule perspective des agents reste l'établissement, il leur sera difficile d'acquérir pleinement la culture de la collectivité.
Cette culture collective est d'autant plus difficile à construire que les politiques d'avancement et d'encadrement sont en rodage et qu'il reste des problèmes statutaires à régler.
b) Des questions essentielles non réglées
Au-delà, deux sujets difficiles n'ont pas trouvé de solutions satisfaisantes.
(1) Les impasses de la double autorité
Vis-à-vis des personnels TOS, la difficulté principale est l'existence d'une double autorité, une autorité fonctionnelle et une autorité hiérarchique au sein des établissements, qui entraîne plusieurs inconvénients :
- cette situation introduit une confusion sur les prérogatives de chaque autorité. Le Président d'un conseil général considère les TOS comme ses employés alors que pour ces derniers la hiérarchie directe est restée à l'État ;
- face à cette confusion, certains agents ont tendance à jouer sur cette dichotomie en fonction de leur intérêt du moment ;
- la suspicion s'installe parfois lorsque l'intervention de la collectivité est vécue comme une ingérence, voire une concurrence par les anciens gestionnaires. De leur côté, les collectivités ont été confrontées à la rétention d'information de certains gestionnaires.
S'il y a eu une amélioration des relations, les problèmes liés à cette double autorité persistent. Parmi les plus criants, il faut souligner la lourdeur évidente des procédures et le cas de conflits internes dans lesquels les gestionnaires ou les chefs d'établissement sont mis en cause. La collectivité n'a aucune autorité dans ce domaine, alors même qu'il s'agit de la gestion de leurs agents.
Ces difficultés témoignent de pratiques et de cultures différentes, en matière de modes de management et de communication, entre les collectivités et les équipes de direction des établissements d'enseignement.
Les inconvénients de l'autorité partagée Les témoignages sur les difficultés liées à l'autorité partagée sont nombreux. Le rapport du CNFPT (avril 2010) énonce deux pratiques particulièrement révélatrices des tensions induites par la double autorité: les feuilles de paie et l'évaluation et la notation annuelle des agents. - Les feuilles de paie : « Un point spécifique a posé problème : la distribution des feuilles de paie. Avant, les gestionnaires recevaient les feuilles de paie et les distribuaient aux agents. Maintenant, elles sont directement envoyées aux agents, sous enveloppes fermées ». Pour les collectivités , « cette décision a été prise, d'une part, car il s'agit d'une information personnelle, et d'autre part, pour éviter de diffuser le montant des régimes indemnitaires, notamment auprès des agents administratifs des établissements ». Du point de vue de l'équipe de direction, « les principaux et gestionnaires n'ont plus aucun accès aux bulletins de paie, alors qu'ils sont les interlocuteurs des agents sur ce point. Du coup on ne peut pas avoir de rôle de proximité ». - L'évaluation et la notation annuelle des agents : l'évaluation est menée par l'équipe de direction de l'établissement d'enseignement mais la décision revient, en tant qu'autorité hiérarchique, à la collectivité. Dans la plupart des cas, les collectivités ont modifié les modalités d'évaluation en cours dans les établissements, en appliquant leurs propres procédures internes. Mais ces nouvelles procédures ne conviennent pas toujours aux équipes de direction. Certains sont plus dubitatifs quant à l'adaptation de cette nouvelle procédure aux profils des agents de l'établissement. Selon un gestionnaire cité dans l'étude, « l'évaluation, c'est ubuesque. Il s'agit d'un formulaire de 10 pages, comprenant des rosaces, des objectifs à fixer. On a des difficultés à poser des objectifs pour le ménage. En plus, ce sont des entretiens au bout desquels on n'a rien à donner. C'est de l'hypocrisie ». Et les évaluations sont également mal vécues par les équipes de direction quand leurs appréciations ne sont pas prises en compte. Dans les départements, l'autorité partagée entre le Conseil général et les Principaux des collèges dans les départements multiplie les contraintes, comme l'indique la DRH du département du Doubs : - dans la gestion quotidienne : le sentiment est celui d'un alourdissement des circuits et des procédures, avec une difficulté pour l'employeur pour s'adresser directement à ses agents. Par ailleurs, les gestionnaires expriment un sentiment de méconnaissance des règles inhérentes à la fonction publique territoriale, quand les services du département ne maîtrisent pas, en retour, les modes de fonctionnement de la fonction publique d'État ; - en matière d'hygiène et de sécurité : l'absence de publication du décret relatif aux conditions de mise en oeuvre des règles de santé et de sécurité au travail dans les établissements publics locaux d'enseignement conduit à une situation « floue » ne permettant ni au département ni aux chefs d'établissement de pouvoir assurer les responsabilités qui sont les leurs en la matière (formation incendie, formation de l'agent chargé de la mise en oeuvre des mesures d'hygiène et de sécurité - ACMO, par exemple) ; - en cas de conflit entre un agent départemental en fonction dans un collège et le chef d'établissement ou le gestionnaire : chacune des hiérarchies concernées doit pouvoir être mobilisée pour construire une réponse qui puisse satisfaire, dans la mesure du possible, chacune des « parties » ; Enfin, les rencontres associant représentants du Conseil Général, de l'Éducation nationale et des agents des collèges laissent parfois le sentiment de « règlements de comptes » qui perdurent entre les agents et leur administration d'origine. Le Conseil Général est alors comme « pris en otage » dans un conflit qu'il n'a pas les moyens de résoudre (par exemple, lorsque les agents expriment le sentiment de ne pas avoir été « bien traités », etc.). |
Vos rapporteurs estiment donc nécessaire aujourd'hui de procéder au transfert des gestionnaires (collèges) ou les intendants ainsi que leurs collaborateurs sous l'autorité unique de l'exécutif local .
Ce transfert est logique et aurait dû être décidé dès le départ : le travail avec les collectivités représente une grande partie de leur activité et les collectivités gèrent déjà le patrimoine, les actions de fonctionnement, l'équipement et le personnel TOS. Dans les faits, la partition existe puisque ces personnels n'interviennent pas sur les aspects pédagogiques.
(2) L'existence de doublons avec les effectifs de l'État
Une des aspects contestés, à juste titre, de ces transferts est la création de doublons administratifs alors qu'on aurait pu en attendre de gains de productivité .
Or, comme le note la Cour des Comptes, l'une des caractéristiques de la deuxième décentralisation a été de maintenir le partage des compétences entre les différents échelons de pouvoirs publics .
L'État reste le garant de normes et dispositifs nationaux, mais aussi un « acteur territorial imbriqué avec les autres pouvoirs agissant au plan local ».
En matière de transports routiers, par exemple, l'État veille à la cohérence du réseau « au titre des itinéraires » pour lesquels il a récemment créé des directions interdépartementales des routes. Il reste également en charge de la définition et du respect des normes de sécurité de ces infrastructures. En matière de formation, il fixe le cadre qualitatif et exerce le contrôle pédagogique. L'exercice des missions tant normatives que conceptuelles conduit l'État à conserver des personnels et des services sur les territoires.
Une autre source de doublons entre l'administration de l'État et les collectivités territoriales est liée au périmètre retenu pour les transferts de services.
En matière de voirie nationale, par exemple, seuls les personnels en poste départementaux ont été transférés, alors même que certaines des compétences étaient exercées par des agents des directions régionales de l'équipement. De même, si la gestion des agents TOS était principalement assumée par les services académiques, la réalisation de la paie était effectuée par des personnels de la direction générale de la comptabilité publique (devenue DGFiP), qui n'ont pas été transférés.
Dans certains cas, ces doublons sont directement liés au fait que les transferts n'ont pas été assez loin : outre le cas des intendants des collèges et lycées (ou leur collaborateurs) qui auraient dû être transférés pour éviter la double autorité actuelle ; il faut citer celui des personnels des centres d'information et d'orientation (CIO), dont le rôle consiste notamment à favoriser l'accueil des jeunes, auraient pu aussi relever des régions qui exercent des compétences en matière de formation professionnelle.
Autre exemple, l'efficacité du transfert des personnels portuaires à quai est limitée par les compétences restées à l'État en matière de police de la mer. Ce partage a généré des dépenses d'investissement nouvelles : achat de véhicules, de matériel informatique et de communication, sans compter le recrutement pour compenser l'absence de transfert des emplois supports...
Vos rapporteurs estiment donc que le reproche fait aux collectivités territoriales concernant la progression des effectifs de la fonction publique territoriale est « un mauvais procès ».
On ne peut établir une corrélation complète entre les transferts de compétences et la progression des effectifs de chaque niveau de collectivité. En effet, cette progression est particulièrement forte pour des échelons territoriaux qui ne sont pas concernés au premier chef par la décentralisation. La croissance totale des effectifs de 62,8% dans les collectivités territoriales entre 1980 et 2006 se décompose en une hausse de 47,5% dans les communes et de 147% dans les structures intercommunales qui n'ont été concernées que de façon marginale par ces réformes .
Par ailleurs, en refusant certains transferts d'emplois ou de fractions d'emplois, l'État a contraint à des créations d'emplois dans la fonction publique territoriale . De 1980 à 2006, les effectifs totaux de l'État ont eux-mêmes augmenté de +16,16% et l'acte I de la décentralisation a eu très peu d'impact sur les effectifs de l'État.
Sur cette forte dynamique de l'emploi public, le rapport de la Cour des comptes admet d'ailleurs, in fine , que ce sont plutôt les mesures d'accompagnement de la décentralisation (reconstitution rétroactive des effectifs, multiplication des structures de gestion...), l'extension des périmètres publics, enfin le maintien, voire avec l'intercommunalité la création de nouveaux échelons de collectivités, qui expliquent l'envol des effectifs locaux que le processus stricto-sensu de décentralisation.
On constate d'ailleurs en 2009 une hausse plus modérée des dépenses de personnel des régions et des départements qui progressent respectivement de 14,2% et de 7,4%.
Cette croissance, moins dynamique que les années précédentes, provient en partie de l'achèvement des transferts de personnels, mais aussi d'une gestion contrainte des ressources humaines dans un contexte financier délicat.
En conclusion, d'une part, le mouvement de forte croissance de l'emploi local au niveau des départements et des régions est en train de se terminer, du fait de l'achèvement des transferts, et l'année 2010 se rapproche d'un étiage normal d'augmentation. L'évolution à venir viendra davantage de strates de collectivités non touchées par les transferts de décentralisation, à savoir les communes et les intercommunalités.
D'autre part, il est impossible de trancher le débat sur l'évolution des charges de personnel hors décentralisation, car il existe une « zone grise » de transfert liée aux transferts indirects et à la nécessité d'une remise à niveau des services transférés et à l'impact indirect des transferts de personnels.
Mais à défaut de référentiel commun, le débat est à proprement parler sans fin.