TITRE V - LA GOUVERNANCE : UNE COMPLEXITE EXCESSIVE
Les chapitres précédents, qui établissent un état des lieux des principaux domaines de la lutte contre les exclusions, mettent aussi en exergue la grande complexité des politiques menées dans ce secteur. Celle-ci est due en grande partie à la superposition des acteurs et des dispositifs, qui ne permet pas de distinguer une hiérarchie claire des responsabilités. En outre, la loi de 1998 de lutte contre les exclusions spécifie que la lutte contre la pauvreté est une obligation nationale qui mobilise tous les acteurs, même s'ils ne sont pas intégrés dans le réseau de l'administration publique. Se pose ainsi la question de la gouvernance du système d'insertion.
Les pouvoirs publics ont certes tenté, au cours des vingt dernières années, de répondre à cette question par la décentralisation de l'action sociale. Cependant, il ressort des travaux de la mission que cette décentralisation n'a pas été menée avec assez de constance ni de rationalité (par exemple en respectant le principe des blocs de compétence) pour qu'une organisation simple puisse en résulter.
La lutte contre la pauvreté, malgré la désignation d'un chef de file, le département , reste donc une politique complexe et éclatée, au détriment des acteurs de terrain qui la mettent en oeuvre, comme de ceux qui sont censés en bénéficier.
I. LA REPARTITION DES COMPÉTENCES ENTRE L'ETAT ET LES COLLECTIVITES : UNE DÉCENTRALISATION INACHEVEE
L'Etat n'a décentralisé qu'une partie de ses compétences d'action sociale au département. En outre, il a transféré à une autre collectivité territoriale, la région, des compétences dont la mobilisation est, elle aussi, nécessaire aux politiques d'insertion. Le résultat de ces transferts successifs et incomplets est un système mixte, mi-centralisé mi-décentralisé, avec deux pilotages parallèles (Etat et conseil général) et peu de lisibilité.
A. DU TRANSFERT DE L'AIDE SOCIALE À L' « ACTE II » DE LA DÉCENTRALISATION : UNE POLITIQUE PARTIELLEMENT DÉCENTRALISÉE
1. Des lois de décentralisation à la loi de 1998 sur les exclusions : une répartition déjà complexe
a) Les lois de 1983 et 1986
Les lois du 22 juillet 1983 et du 6 janvier 1986 ont attribué au département la compétence de droit commun en matière d'aide sociale , en lui confiant la responsabilité et le financement :
- du service départemental d'action sociale,
- du service d'aide sociale à l'enfance,
- de la protection sanitaire de la famille et de l'enfance,
- de la lutte contre les fléaux sociaux.
Le conseil général a ainsi été chargé de l'organisation et de la distribution des prestations sociales relevant du département, ainsi que de l'adoption d'un règlement départemental d'aide sociale, définissant les règles d'attribution des prestations, et des schémas d'organisation sociale et médico-sociale. L'Etat conserve cependant de larges compétences sociales, notamment pour les prestations se rattachant à l'idée de solidarité nationale : prise en charge des personnes sans domicile de secours, aide médicale en faveur des étrangers et des réfugiés, allocation simple aux personnes âgées, allocation aux adultes handicapés et allocation différentielle aux personnes handicapées.
b) De la création du RMI à la loi sur l'exclusion de 1998
Les compétences du conseil général en matière d'insertion ont été renforcées par la loi du 1er décembre 1988 instituant le revenu minimum d'insertion (RMI). Or, le RMI enfreint dès son origine le principe de la décentralisation par blocs de compétences. En effet, le financement du RMI est assuré par l'État, tandis que les actions d'insertion des bénéficiaires font l'objet d'un co-pilotage Etat-conseil général.
Le conseil départemental d'insertion (CDI), instance partenariale coprésidée par le préfet et le président du conseil général et réunissant les présidents des commissions locales d'insertion (CLI), des représentants des services de l'Etat, des collectivités territoriales et des associations, est chargé de définir les grands axes de la politique d'insertion conduite par le département.
En outre, la loi prévoit l'obligation pour les départements de consacrer à l'insertion des bénéficiaires du RMI 20 % (réduits à 17 % lors de l'instauration de la couverture maladie universelle en 2000) des dépenses effectuées au titre de l'allocation.
Parallèlement, la gestion des dossiers et le paiement du RMI sont confiés à d'autres partenaires : les caisses d'allocations familiales (CAF) et les caisses de mutualité sociale agricole (MSA) . D'autres acteurs tels que les centres communaux d'action sociale (CCAS) et les services sociaux départementaux, ainsi que les associations, assurent la réception des demandes et l'instruction des dossiers.
L'organisation de la gestion de la prestation est ainsi quelque peu paradoxale. Comme le souligne le rapport de 1992 de la commission nationale d'évaluation du RMI 202 ( * ) , « le RMI a contredit l'esprit des lois de décentralisation en pratiquant d'abord une certaine inversion des compétences : l'Etat verse une allocation qui n'est pas étrangère à l'aide sociale, et le département est invité à intervenir dans le soutien à l'insertion, qui passe surtout par l'emploi, compétence revenant à l'Etat. Surtout, il est en contradiction avec la théorie des « blocs de compétences » en mettant en oeuvre une compétence cogérée, l'insertion, dans laquelle l'Etat est un partenaire « obligé » du conseil général, alors que l'objectif d'autonomie des différentes collectivités -avec son corollaire : « qui décide paie »- était essentiel dans les lois de décentralisation ».
La bonne gestion du RMI implique ainsi la coordination des actions de plusieurs acteurs. En particulier, la collaboration entre l'Etat et les services du département aurait du être étroite pour que le volet « insertion » accompagne de manière efficace l'allocation. Or, le rapport d'évaluation souligne que, d'emblée, « le partenariat entre l'État et le conseil général n'a pas toujours fonctionné de manière satisfaisante ».
La loi de 1992 203 ( * ) relative à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et professionnelle a cependant pérennisé ce dispositif, tout en élargissant le rôle des commissions locales d'insertion (CLI). Par ailleurs, la loi de 1998 204 ( * ) (corriger format de l'indice 2 de note en bas de page) sur l'exclusion a tenté d'améliorer la coordination au niveau local et a créé un organisme national d'observation et de cohérence , l'observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (l'ONPES), sans remettre en cause la répartition des compétences entre l'Etat et les collectivités.
Enfin, parallèlement à ce transfert partiel de compétence en matière d'insertion, des lois de 1997 et 2001 205 ( * ) ont confié au conseil général la prestation spécifique dépendance pour les personnes âgées puis l'allocation personnalisée d'autonomie (APA).
* 202 « RMI, le pari de l'insertion », rapport de la Commission nationale d'évaluation du Revenu minimum d'insertion, de P. Vanlerenberghe et P. Sauvage, la Documentation française, mars 1992.
* 203 Loi n°92-722 du 29 juillet 1992 portant adaptation de la loi n° 88-1088 du 1er décembre 1988 relative au revenu minimum d'insertion et relative à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et professionnelle
* 204 Loi n°98-657 du 29 juillet 1998 d'orientation relative à la lutte contre les exclusions
* 205 Loi n° 97-60 du 24 janvier 1997 et loi n° 2001-647 du 20 juillet 2001