PROCÈS-VERBAUX DES AUDITIONS EFFECTUÉES PAR LA MISSION COMMUNE D'INFORMATION

Audition de Mme Anne-Marie CHARVET, Déléguée interministérielle à la ville et au développement social urbain (22 février 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président

M. Alex TÜRK, président - Mes chers collègues, je vous précise que nous pensons terminer nos travaux aux alentours de 16 heures 30 ou 17 heures, Madame Charvet nous ayant indiqué qu'elle était disponible, sans difficulté, pendant une heure et demi. Ceci nous permettra de commencer à travailler sérieusement. Je pense qu'il n'y a pas de nécessité à effectuer une entrée en matière. Je vais donc vous laisser la parole, Madame Charvet, après vous avoir remerciée d'avoir répondu à notre invitation. Nous sommes très intéressés par ce que vous avez à nous dire, compte tenu de votre expérience sur un certain nombre de ces questions et, également, de votre responsabilité actuelle. Comme il s'agit de notre première réunion, vous ne devez pas hésiter à effectuer une mise à niveau.

Mme Marie-France BEAUFILS - Afin de ne pas couper l'échange qui va avoir lieu, je souhaiterais d'abord vous demander d'excuser l'absence de Roland Muzeau qui ne peut être présent parmi nous aujourd'hui. Je serai, pour ma part, tenue de partir à 16 heures car la Commission des Finances se réunit sur les questions d'égalité des chances. Enfin, nous avons été très surpris de ne pas trouver, dans le compte rendu des commissions, certaines des remarques exprimées par Roland Muzeau.

M. Alex TÜRK, président - Je prends acte de cette remarque. Ceci est certainement lié à l'ambiguïté qui a régné. Nous avons organisé une réunion de bureau qui s'est prolongée par une réunion plénière. Il doit être possible de rectifier ce point. Nous allons examiner la question.

M. Dominique BRAYE - Je souhaite que les éléments qui figurent au compte rendu soient bien exprimés en réunion plénière. Une réunion de bureau est une réunion restreinte. Les déclarations des uns et des autres doivent bien être réalisées dans le cadre des réunions plénières. Or, la mission souhaite avoir connaissance des positions de tous. Ce qui est dit en réunion de bureau ne fait donc pas l'objet d'un compte rendu au bulletin des commissions, contrairement à ce qui est dit en réunion plénière. C'est ainsi que nous devons fonctionner.

M. Alex TÜRK, président - Il n'y aura pas d'ambiguïté sur ce point à l'avenir. Il m'est proposé, à l'instant, de vous faire parvenir le compte rendu de la réunion de bureau. Si cela est possible, nous le ferons en distinguant clairement les documents. Dans tous les cas, cette question sera réglée pour la suite, comme cela vient d'être dit. Je laisse donc la parole à Madame Charvet.

Mme Anne-Marie CHARVET - Monsieur le Président, Mesdames les sénatrices, Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs, je voudrais d'abord vous dire que c'est pour moi un plaisir et un honneur de répondre à votre invitation. C'est également la première fois que je réalise un exercice de cette nature. Je vous prie donc, par avance, d'excuser les maladresses que je ne manquerai pas de faire au cours de cette audition. Il est vrai que le sujet qui nous réunit, aujourd'hui, est particulièrement important. Si vous le permettez, je tiens à exprimer un regret dès le départ de mon intervention. Finalement, on ne parle de la politique de la ville qu'après ou pendant des périodes de crise relativement importantes. C'est un premier constat que nous pouvons effectuer. Vous m'avez demandé de faire oeuvre de pédagogie sur cette question. Je vais essayer de ne pas être trop longue, mais il est nécessaire que les uns et les autres, dans les échanges que nous aurons par la suite, puissent être calés sur un certain nombre de référents. J'avoue également, ayant à ma gauche Monsieur le sénateur André, que celui-ci aurait été, sans nul doute, mieux placé que moi pour effectuer ce bilan. En effet, nous savons, notamment au travers des assises de la ville, que son rapport a servi de référence.

Les évènements qui ont marqué un certain nombre de quartiers en difficulté à la fin de l'année dernière ont interpellé, une fois encore - une fois de trop d'ailleurs -, l'ensemble de la société française sur la situation de certains des territoires de notre pays. L'Etat, en premier chef, mais également le Gouvernement et les élus nationaux et locaux ont été, en quelque sorte, sommés d'apporter des explications sur leur action en direction de ces quartiers et des populations qui y résident. Dans ce contexte, et comme toujours en pareil cas, la politique de la ville s'est trouvée tout naturellement sur la sellette. Un grand nombre de commentateurs a conclu, assez hâtivement sans doute, à son inefficacité. Certains d'entre eux ont même affirmé que cette politique était dans une situation d'irrémédiable échec. Ceci n'est pas très nouveau. A chaque flambée de violence dans les quartiers, les mêmes interrogations se posent de façon récurrente. Il est, d'ailleurs, légitime de s'interroger, à chacune de ces flambées, sur la pertinence de l'action publique dans ces zones. Il faut rappeler que cette politique a réellement commencé à être mise en oeuvre après les premières émeutes urbaines - et nous pouvons parler d'émeutes - qui ont marqué l'été 1981. Celles-ci ont souvent été évoquées sous un terme un peu lapidaire : «Rodéo des Minguettes ». Il existe certainement des appellations plus intéressantes, mais il est vrai que les premières flambées de violence sérieuses sont apparues dans ces années là. Il faut également rappeler que le Ministère de la Ville, qui n'existait pas auparavant, a été créé en décembre 1990, quelques semaines après les graves évènements d'octobre 1990 à Vaux en Vélin. La politique de la ville agit donc, depuis près de vingt-cinq ans, dans des quartiers qui concentrent des problèmes sociaux, urbains, économiques et culturels. Pour certains d'entre eux, on a l'impression que la situation n'a cessé de s'aggraver et que la politique de la ville, qui tente d'apporter des réponses positives, a très peu endigué cette évolution. J'ai l'honneur d'avoir été nommée, en août 2005, en Conseil des Ministres, au poste de Délégué Interministériel. La DIV, Délégation Interministérielle à la Ville, a été créée en 1988. Il lui a été confié le soin de mettre en place un certain nombre d'outils et d'être force de proposition dans ce domaine. Une première question se pose dans ce cadre et je n'y apporterai pas de réponse dans un premier temps. L'appellation Délégation Interministérielle à la Ville recouvre deux notions importantes : la notion « Interministérielle » et la notion « Ville ». Placée initialement, au même titre que la DATAR, sous l'autorité du Premier Ministre, cette délégation a très rapidement été rattachée à un ministre. On peut se demander pourquoi ce rattachement a été modifié. Peut-être la Délégation a-t-elle, de ce fait, gagné en lisibilité. Peut-être n'a-t-elle pas été confortée en interministérialité. Pour l'instant, je n'en dirai pas plus.

Nous allons passer très rapidement sur les origines de la politique de la ville. Il faut reconnaître que, sous des appellations diverses, les quartiers d'habitat social ont constitué un énorme progrès social. En effet, à partir des années d'après-guerre, une réponse a été apportée à la demande très forte en matière de logement. Les personnes de ma génération, c'est-à-dire des années 1950, ont connu, dans des quartiers marseillais, des sanitaires très réduits pour des populations pas forcément défavorisées. Ces années marquent donc une période de boom et de construction. L'accueil des rapatriés constitue également une deuxième période de croissance. Une réponse rapide est, de nouveau, apportée à des demandes très fortes. On voit alors exploser une stratégie de grands ensembles, ceux-ci étant souvent assortis d'un environnement culturel pseudo-philosophique. Il fallait ainsi développer une verticalité importante pour offrir une horizontalité, c'est-à-dire des espaces libres qui permettraient une expansion de la vie sociale et récréative. Nous savons, trente ans après, ce qu'il est advenu de ces stratégies, mais, à l'époque, celles-ci étaient bien dans l'air du temps. Les opérations Habitat et Vie Sociale, HBS, ont marqué une certaine époque. Lancées en 1977, elles se proposaient de répondre à certaines difficultés en apportant des solutions intégrées. On commençait alors à se dire que, si le bâti était important, il fallait également s'occuper des publics et des habitants. Ceci constituait un progrès, mais signifiait également que la première réponse d'urgence avait bien été apportée. Il faut quand même constater qu'en 1977, la modestie des moyens mobilisés, conjuguée à un positionnement institutionnel relativement difficile, a largement limité l'impact de ce premier dispositif de politique urbaine. Celui est aujourd'hui considéré comme l'ancêtre de la politique de la ville. Pour véritablement parler d'une telle politique, il faut attendre les années 1980 et le phénomène qui a été appelé « le malaise des banlieues ». C'est à partir de cette date qu'un tournant est enregistré. Certains, notamment parmi les responsables politiques et associatifs, se rendent compte qu'il est indispensable de mobiliser les pouvoirs publics en direction de ces territoires. On commence, non pas à mesurer ou évaluer, mais à comprendre qu'un certain nombre de causes provoque un certain nombre d'effets. En 1988, avec la création de la DIV, une administration, un outil privilégié, a désormais en charge la responsabilité de tenter de résoudre le malaise constaté dans les banlieues. A partir de cette date, les gouvernements successifs se sont donc appuyés sur cette Délégation Interministérielle. Malheureusement, en 1988, tous les ingrédients de ce qui perdure aujourd'hui existaient déjà. A l'époque, si l'on a pris conscience de l'existence de disfonctionnements importants, on a mal évalué la situation. C'est la raison pour laquelle chacun a une part de responsabilité dans ce dossier. On a compris qu'un certain type d'habitats et de rassemblements humains engendrait certaines conséquences. Mais, comme on n'avait pas forcément les moyens financiers et - j'ose le dire - la volonté politique de poser un peu crûment la problématique, on a essayé, de façon généreuse et importante, d'apporter des palliatifs, pour l'essentiel sur place, sans s'interroger véritablement sur une réorientation réelle et profonde de la politique de la ville ou de ce qu'elle pourrait être.

Pour autant, la politique de la ville et le développement social urbain ont tenté, de façon permanente, de s'adapter aux problématiques posées. C'est un fait constant et récurrent. En observant ce qui se passe depuis les années 1990, on peut dire que rarement politique publique aura provoqué, en si peu de temps d'existence, autant de débats, de colloques, de publications, de rapports, d'évaluations d'instances diverses et de prises de positions, parfois idéologiques, parfois pragmatiques. Malgré tout cela, il est encore difficile, aujourd'hui, de disposer d'une appréciation fondée et précise, tant en termes qualitatifs que quantitatifs, de l'ensemble des effets directs de la politique de la ville conduite, au cours des dernières années, à destination des territoires concernés et des publics y résidant. Selon moi, c'est également ce qui fait la particularité de cette politique.

On a souvent aussi prétendu que celle-ci avait coûté fort cher. Je pense, au contraire, qu'il y a là une confusion des genres. Des années 1980 aux années 2000, près de 80 % de la population française a migré de secteurs ruraux à des secteurs urbains ou d'agglomération. Or, force est de constater que c'est dans les zones où se posait le plus grand nombre de problèmes et où la concentration démographique était la plus forte que toutes les politiques de droit commun, quels que soient les gouvernements, ont été le moins utilisées. En termes clairs, les crédits traditionnels ont été moins mobilisés dans les secteurs géographiques qui en avaient le plus besoin au prétexte - pour faire un raccourci volontairement provocateur, mais fondé - que ceux-ci disposaient déjà de crédits spécifiques consacrés à la politique de la ville. Nous sommes ainsi arrivés à une situation assez hallucinante et ahurissante. Dans certaines zones, dans lesquelles nos concitoyens vivaient dans des conditions très largement en deçà de la moyenne de la population française, les moyens traditionnels, qui auraient dû être consacrés à ces quartiers au même titre que pour les autres zones du territoire, ne l'ont pas été. A partir de là, il est possible de considérer, à juste titre, que les crédits estampillés politique de la ville étaient largement insuffisants. Au lieu de bénéficier d'un complément aux crédits traditionnels, visant à rattraper un retard et aller vers un positionnement permettant une égalité des chances, ces zones ne se sont retrouvées qu'avec ce qui était donné par chacun des gouvernements. Et, en fonction des ministères, les stratégies ont été très différentes. Ce point se situe, à mon sens, au coeur du problème. Je vais évoquer des chiffres qui correspondent aux crédits politiques de la ville. Bien entendu, ils sont en augmentation. Mais, très objectivement, vous avez voté, dans le cadre de la Loi de finances pour 2006, un montant de 1 milliard et des poussières d'euros au titre de la politique de la ville. Ces sommes concernent deux programmes : la rénovation urbaine et la politique d'accompagnement vers les publics et les individus vivant dans ces secteurs. Elles sont, a priori, énormes. Cependant, si on s'amusait à établir un rapport par habitant, en croisant un certain nombre d'indices comme la richesse fiscale, le taux de chômage, le type de profession, le revenu moyen, l'endettement des communes ou le niveau d'équipement, on se rendrait compte que l'analyse de ce chiffre, qui paraît d'autant plus important qu'il s'applique, en théorie, à 750 quartiers, nécessite de déterminer comment ces quartiers sont constitués, combien de populations y résident et à quels types de problèmes celles-ci sont confrontées. Là, nous rentrons véritablement dans le vif du débat.

Certains qualifient ces poussées de fièvre d'émeutes. Je considère ces évènements très graves et, si vous me permettez cette expression, je dirais plutôt qu'à cette occasion, « les Français parlent aux Français ». En effet, au-delà des auditions auxquelles j'ai pu assister en présence des ministres, j'ai été frappée, pendant les journées du mois de novembre, de voir les jeunes des quartiers sortir leur carte d'identité devant les caméras ou devant nous lorsque nous nous rendions sur place. Nous ne devons pas faire de confusion. Aujourd'hui, nous ne sommes plus véritablement face à un problème d'immigration, mais face à un problème de discrimination. Nous sommes dans des secteurs qui connaissent véritablement une discrimination en termes de logement, de nom ou de formation. Bien entendu, des problèmes d'immigration sont également rencontrés. Mais, n'oublions pas, malgré tout, que les résidants de ces quartiers sont français. Nous ne sommes plus du tout dans une stratégie visant à mettre en place des outils permettant à des hommes, des femmes et des enfants qui arriveraient sur notre territoire une remise à niveau. Malheureusement, ces populations, constituées de Français comme vous et moi, connaissent des problèmes de langue ou d'intégration dans l'agglomération. Mais, si nous utilisons encore la boîte à outils des années 1988 et 1990, qui était destinée à un certain type de population, situé dans un certain cadre, il est certain que nous ne résoudrons pas les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui.

Je crois qu'il ne faut pas non plus en déduire que la politique de la ville n'a servi à rien. Ce serait faux. Au contraire, d'après les constats que nous avons pu tirer, notamment au travers du rapport de l'Observatoire Nationale des Zones Urbaines Sensibles, des situations très contrastées existent dans ces secteurs. Au cours des dix années durant lesquelles des politiques spécifiques ont été appliquées à ceux-ci, nous constatons, dans certains cas, de très larges améliorations. Dans d'autres cas, au contraire, la situation n'a pas évolué, voire s'est aggravée. Enfin, certaines zones ne sont pas classées en ZUS, mais affrontent des situations encore plus difficiles. Il faut donc, dans le cadre de la politique de la ville, être réactif et ne pas s'installer dans des certitudes et des méthodes. Il faut réaliser des évaluations, à condition que celles-ci ne prennent pas trop de temps. Il faut que, lorsqu'un dispositif ne fonctionne pas, il soit abandonné et remplacé. Enfin, dans certains cas, il faut avoir l'honnêteté et le courage de prendre certaines décisions. Par exemple, lorsqu'un grand programme de rénovation urbaine est envisagé, sur la base de crédits de l'Etat et du secteur privé, nous devons être conscients que nous ne pouvons nous limiter à une action de démolition/construction. Au-delà de la stratégie des territoires, nous devons développer une approche en termes de public et celle-ci doit être personnalisée.

Je pense sincèrement que la politique de la ville a été utile. Sans elle, sans nul doute, les flambées de violence auraient été plus importantes et plus nombreuses. Cependant, seule, cette politique est inopérante. Elle doit s'appuyer et conforter un ensemble de dispositifs de droit commun. Enfin, nous devons prendre conscience que la politique de la ville ne peut pas se résoudre à l'échelle d'un quartier. Ceci est peut-être possible à l'échelle d'une commune, mais plus vraisemblablement à l'échelle de l'agglomération ou du bassin de vie. Il faut permettre que s'opère réellement une mixité sans laquelle il ne peut y avoir d'équité. Or, sans équité, il ne peut y avoir d'égalité des chances. Je vais arrêter mon intervention sur ce point. J'espère avoir été claire et ne pas avoir été trop confuse ou trop longue.

M. Alex TÜRK, président - Merci beaucoup. Vous n'avez pas été trop longue et votre intervention nous a permis d'effectuer un premier point sur ce sujet et de prendre en compte un certain nombre de paradoxes qu'il nous appartiendra de dissiper dans les semaines et les mois qui viennent. Pour ne pas perdre de temps, je vais immédiatement passer la parole à notre rapporteur. Ensuite, bien entendu, chacun pourra intervenir.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Je voudrais remercier Madame la Directrice de la Délégation Interministérielle car son expérience nous est également très utile. Elle a été une actrice de terrain dans les collectivités territoriales, notamment dans une grande ville comme la communauté urbaine de Marseille, et préfet de département. Voilà des titres et des qualités qui lui permettent de parler de la politique de la ville à la fois en théoricien et en ayant eu à l'appliquer. Un des points forts de votre intervention, que nous ressentons en tant qu'élus locaux, est le fait que les politiques de droit commun sont souvent absentes dans les quartiers en difficultés. Ceux-ci se voient toujours dire qu'ils bénéficient d'un contrat de ville ou de possibilités d'intervention et tous les ministères se défilent pour leur accorder des moyens normaux ou supplémentaires. Je ne voudrais pas, Monsieur le Président, m'avancer trop loin sur ce sujet pour l'instant et préfère laisser nos collègues s'exprimer.

M. Thierry REPENTIN - L'exposé de Madame Charvet nous permet de mesurer l'état de la réflexion sur la politique de la ville dans ce pays. Pour ma part, j'ai quelques questions à lui poser dans le fil de sa présentation. Madame Charvet a indiqué que, par le passé, les crédits traditionnels de droit commun ont été moins utilisés sur les quartiers traités par la politique de la ville. Celle-ci ayant évoqué le passé, nous en déduisons que la situation est inversée aujourd'hui. Pourrait-elle nous donner quelques exemples récents qui viendraient concrétiser cette inversion ? Celle-ci nous réjouirait tous et signifierait que les politiques de droit commun auraient été redimensionnées pour faire face aux problèmes qui se posent. Je me demande également si nous n'exigeons pas de la politique de la ville qu'elle réponde à des questions auxquelles elle ne peut pas répondre. Les évènements survenus, au mois de novembre, dans certains quartiers ne marquent-ils pas l'échec de certaines politiques de droit commun ? Nous pouvons penser à des problèmes d'emploi, d'éducation ou simplement de prise en considération d'un certain nombre de personnes qui se sentent, aujourd'hui, exclues et rejetées. Finalement, je ne vois pas comment le ministère chargé de la politique de la ville est en mesure de répondre à des échecs de politiques conduites par d'autres ministères. Pour pousser plus loin cette réflexion, je souhaite savoir si la Direction Interministérielle à la Ville intervient dans le processus interministériel lorsqu'un ministre de l'Education Nationale ou de l'Intérieur, par exemple, prend des décisions de gestion de ses effectifs. Comment est-elle associée lorsqu'une priorité est décidée, dans ces ministères régaliens, et que celle-ci peut éventuellement conduire à une évolution des effectifs de fonctionnaires dans ces quartiers ? A quel moment intervient-elle dans le processus de décision ? Quel est son pouvoir en termes d'interministérialité ? Je reviendrai peut-être sur d'autres éléments. Mais, en tant qu'observatrice de première ligne, pouvez-vous nous donner votre point de vue sur ce qui a fait la différence, il y a quelques mois, entre les quartiers traités par la politique de la ville, disposant d'un contexte social très difficile et dans lesquels les choses se sont bien passées et les quartiers qui ont connu des flambées de violence ? Vous avez, sans doute, observé ces éléments de près et nous pouvons peut-être tirer de ces pratiques de terrain quelques conclusions heureuses. En effet, nous évoquons souvent les échecs et moins souvent les réussites.

Mme Anne-Marie CHARVET - Pardonnez-moi. J'ai dû mal m'exprimer car, malheureusement, il existe très peu de chance, aujourd'hui comme hier, que les crédits de droit commun soient mobilisés de façon significative. Je précise ce point qui tient, sans doute, à la manière dont je me suis exprimée. Je dois reconnaître que, malgré quelques variations selon les années, ce qui devrait être la règle est, en fait, l'exception. La politique de la ville et le Ministère de la Ville, à lui seul, ne peuvent évidemment pas tout résoudre. En effet, par essence, ce qui se passe au niveau de la ville - le mal-être ou le bien-être - est le reflet de ce que nous appelons, aujourd'hui, les problèmes sociétaux. Il est donc évident que, sans conjugaison des efforts, par exemple avec le Ministère de l'Education - pour mettre en oeuvre des dispositions complémentaires - ou avec le Ministère de la Justice - pour éviter de mettre des gamins en prison, développer une stratégie en matière de prévention de la délinquance et également pour apprendre la citoyenneté avec les droits et les obligations que celle-ci comporte -, le Ministère ne peut rien résoudre. Je pense que c'est à ce stade de votre réflexion que vous vous interroger sur la façon dont la Direction Interministérielle peut infléchir, aux regards des besoins et des éléments qu'elle a pu noter, une stratégie dans un secteur donné et, de ce fait, jouer de son interministérialité. La DIV est interministérielle dans son concept. Notamment au travers de la directive de 1988, elle bénéficie de mises à disposition de personnel des ministères de la Justice, de l'Education Nationale ou de l'Équipement. L'interministérialité s'exprime donc à travers ces personnels qui sont, en général, de très bon niveau puisque la Délégation constitue une administration de mission et de réflexion. Pour autant, il convient d'être objectif et la réalité de l'application de l'interministérialité est fort réduite. Depuis mon arrivée, en août 2005, je n'ai eu de cesse que de faire prévaloir le « i » contenu dans le terme « interministérialité ».

Mme Nicole BRICQ - La nouvelle procédure budgétaire devrait vous aider sur ce point.

Mme Anne-Marie CHARVET - C'est exact. Cependant, nous allons peut-être aborder ultérieurement ce point en évoquant les agences. Nous disposons d'une première agence qui s'appelle l'ANRU et dont j'assure la tutelle. Ceci est très positif en termes d'efficacité puisque nous pouvons ainsi accorder des moyens immédiats. Pour autant, une fois ces sommes attribuées, je ne sais pas si la LOLF, qui est un outil, peut réellement nous aider en interministérialité. Dans ce domaine, un élément pourrait véritablement apporter une aide. Dans le cadre de la réflexion conduite au travers de la loi sur l'égalité des chances, sur laquelle vous allez devoir débattre et vous prononcer et qui conduira, notamment, à la création de l'Agence de Cohésion Sociale, il est très important de redéfinir la répartition des missions entre les outils opérationnels, que sont l'ANRU et que devrait être l'Agence, et une sorte d'administration centrale qui interviendrait plus en matière d'interministérialité. Si mes propos sont clairs, ces orientations sont complexes à mettre en oeuvre. Ceci semble assez normal et il revient bien au délégué interministériel de rappeler quotidiennement ces points à l'ensemble de ses collègues des différents ministères. Dans ce cadre, je ne peux que me réjouir de la prochaine tenue du CIV, Comité Interministériel de la Ville, au cours duquel un certain nombre de mesures et de dispositions sera annoncé. Celles-ci mobiliseront les crédits des autres ministères et verront une intervention de la DIV en abondement et sur des politiques spécifiques à la ville. Ceci correspond bien à une totale et pleine interministérialité. Vous avez également signalé, Monsieur, un élément très important. Nous avons tendance à observer les situations qui ne fonctionnent pas et vous suggérez d'examiner les situations qui fonctionnent. Je ne vais pas évoquer le cas de Marseille parce que j'y ai travaillé longtemps, mais parce que cette ville, qui est la deuxième de France, présente une situation complexe. Or, ce n'est pas, en général, à Marseille que nous enregistrons les explosions sociales les plus importantes.

Mme Marie-France BEAUFILS - Excusez-moi. J'étais en train de réagir à vos propos car la politique de la ville n'est pas la seule possibilité d'apprécier la situation de façon durable. J'aimerais bien que nous poussions le débat un peu plus loin. Si nous restons sur des aspects superficiels, nous allons avoir des difficultés.

Mme Anne-Marie CHARVET - Pardonnez-moi, mais un nombre important d'acteurs travaille sur le terrain et utilise les crédits de la politique de la ville pour obtenir des contacts. Il n'y a peut-être pas que cela, mais cela existe bien.

M. Dominique BRAYE - Je remercie, Madame la Déléguée Interministérielle, d'avoir noté un élément important. J'interviens, dans ce cadre, non pas en tant que sénateur, mais en tant que Président de la Communauté d'Agglomérations de Mantes en Yvelines, dont la ville principale, Mantes la Jolie, accueille la plus grande ZUP de France, le Val Fourré. Je vous remercie donc d'avoir remarqué que les villes, qui mettaient en oeuvre une politique de la ville particulièrement importante, voyaient leurs crédits de droit commun fortement diminués. Nous avons établi ce constat sur Mantes la Jolie, les Mureaux et Chanteloup les Vignes et rien n'en a découlé, d'après ce que vous venez de nous dire. Il serait donc souhaitable que, pour ces villes, les politiques de droit commun soient mises en oeuvre normalement et que les politiques de la ville viennent abonder celles-ci. Ceci est d'autant plus souhaitable que ces problèmes sont souvent liés à des populations très pauvres situées dans des villes, elles-mêmes, très pauvres. C'est pourquoi nous avons défendu, avec Pierre André, un projet de réforme de la DSU afin que les 130 villes les plus pauvres puissent se voir accorder des abondements, non pas pour atteindre une moyenne, mais pour rendre leur situation un peu moins défavorable. Or, rien n'a été fait et je tiens à le souligner.

Par ailleurs, comme vous l'avez rappelé, Madame la Déléguée, des évènements sont survenus en novembre dernier. Il serait peut-être intéressant d'examiner la nature de ces évènements dans un certain nombre de quartiers identifiés, de reprendre les actions de politique de la ville mises en place, depuis dix ans, dans ces mêmes quartiers et d'en apprécier les répercussions. Par exemple, nous avons constaté, sur Mantes la Jolie, une explosion bien moins forte qu'ailleurs. Il serait donc souhaitable, Monsieur le Président, que nous menions une réflexion un peu plus cartésienne et que nous définissions et quantifions les éléments de ces quartiers qui peuvent engendrer un mal-vivre des populations. Nous menons actuellement une restructuration urbaine sur le Val Fourré. Nous savons tous que ces actions ne peuvent être menées qu'à long terme et resteront insuffisantes. D'autres acteurs doivent intervenir, notamment dans le domaine de l'emploi ou de la formation. Sur ces points, les éléments auxquels il convient de remédier sont inlassablement répétés. Mais, nous accueillons toujours, au Val Fourré et dans nos quartiers, des jeunes professeurs, tout tendres, qui sortent de l'école. Voici vingt ans que nous signalons cette situation et vingt ans que ces jeunes sont envoyés dans ces zones et se découragent au bout de deux mois d'exercice tandis que les professeurs les plus chevronnés s'installent dans les endroits les plus tranquilles. Il faudrait peut-être se pencher, une bonne fois pour toutes, sur ces éléments fortement identifiés, reconnus par tous et relativement simples, avant de vouloir réinventer la poudre. Comme vous le savez, je m'intéresse au sujet du logement. Or, je vous confirme, dans cette enceinte, que ni le logement, ni l'urbanisme ne sont les premiers facteurs des flambées de violence. J'ai vécu, moi-même, au Val Fourré dans les années 1974. A l'époque, ce quartier était demandé par tout le monde. On y trouvait de grands appartements, lumineux et comprenant des sanitaires que tous s'arrachaient. Puis, dans le courant des années 1970, nous avons enregistré un phénomène de concentration, une formation de ghettos et l'apparition de problèmes de peuplement et de population. Il faudra donc, peut-être, un jour, lorsque nous serons tous tombés d'accord sur ce constat, établir l'ordonnance et donner les moyens permettant l'achat des médicaments. Dans ce cadre, la question de l'enseignement est capitale car le problème de ces quartiers est, à 95 %, lié au chômage. Lorsque nous enregistrons 40 % à 43 % de jeunes chômeurs dans ces quartiers et que ceux-ci, comme ils le disent, passent leur journée à pousser les murs, il est normal que les évènements que nous connaissons surviennent. Il est alors nécessaire de mettre en place une multitude de mesures occupationnelles pour essayer de distraire ces jeunes.

Je voudrais donc, Monsieur le Président, que nous menions un travail cartésien. Nous développons des politiques de la ville depuis dix à quinze ans. Dans ce cadre, des actions ont été mises en place et nous savons qu'elles ont été d'autant plus efficaces qu'elles ont été prises en main par les élus locaux. Cette efficacité dépend également de la manière dont ceux-ci ont appliqué ces politiques sur le terrain. Examinons les dispositifs qui ont fonctionné, reproduisons-les et je suis certain que nous résoudrons très facilement ce problème.

M. Alex TÜRK, président - Je pense que tout le monde partage cet avis.

Mme Anne-Marie CHARVET - En ce qui concerne l'évaluation, je crois que vous allez recevoir très prochainement ma collègue, Bernadette Malgorn. En application de la loi de 2003, nous disposons enfin, au travers des travaux de l'Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles, d'éléments objectifs et chiffrés qui nous permettent d'évaluer le bien-fondé de certaines politiques et de faire la chasse aux affirmations trop rapides. En effet, dans certains quartiers classés en ZUS, on continue à considérer qu'on y vit très bien, malgré les problèmes. Il est donc important de ne pas rentrer dans les amalgames dans lesquels nous entraînent souvent certains raccourcis. Enfin, lorsque j'évoquais précédemment un pragmatisme, nous ne devons pas craindre d'aller examiner les situations où les actions ont donné des résultats. C'est, en règle générale, la conjugaison des efforts d'un certain nombre d'acteurs de terrain qui permet de maintenir un équilibre, y compris dans les périodes les plus difficiles, et, comme vous venez de le dire, celles-ci sont souvent caractérisées par des taux de chômage dépassant un certain seuil. Quand, dans certaines ZUS, le taux de chômage est supérieur à 40 % et quand près de 60 % de cette population a moins de 25 ans ou de 28 ans, ces zones sont évidemment appelées à une certaine effervescence. Et, tout le monde a désormais admis que les activités occupationnelles, notamment au travers du tape-ballon, n'ont jamais permis d'éviter des explosions sociales.

M. Dominique BRAYE - Je tiens à préciser que 88 % des personnes qui résident au Val Fourré souhaitent y rester.

M. Alain DUFAUT - Il est évident que, dans les quartiers concernés, nous avons cruellement souffert du manque de crédit par les dispositifs traditionnels de droit commun. Ce point est flagrant et nous devons absolument corriger le tir. Les crédits de la DIV doivent bien être versés en complément d'autres crédits, contrairement à ce qui se passe actuellement. Par ailleurs, au niveau du bilan général, je m'occupe de HBS, DSQ, DSU, depuis 25 ans, dans un quartier particulièrement difficile. Il est vrai que les résultats de ces actions ne sont pas très brillants. Mais, j'ai acquis la conviction que, sans politique de la ville, la situation aurait été pire. Il faut souligner ce point et je pense que nous sommes tous d'accord sur le fait que, même si ce que nous avons fait n'est pas parfait, il fallait le faire. Nous devons désormais optimiser ces stratégies et faire davantage avec les crédits dont nous disposons. Une piste a été évoquée précédemment. Elle me semble très intéressante et concerne le changement d'échelle. Nous ne devons plus travailler à l'échelle du quartier ou de la ville, mais à celle de l'agglomération ou du bassin de vie. La mission doit suivre cette piste de très près. Je suis convaincu qu'elle représente une solution potentielle. Si nous voulons réussir le changement d'image d'un quartier, nous devons diminuer la densité de population. Pour cela, nous devons construire ailleurs. Il faut, dans ce cadre, aller vers la mixité et mieux répartir le logement social sur la globalité de l'agglomération. Il faut donc manifestement changer le périmètre d'intervention.

Mme Dominique VOYNET - Vous avez souligné, Madame, que la politique de la ville avait été utile et vous nous avez invités à ne pas nous installer dans les certitudes, conseil dont je pense chacun, ici, peut faire son miel. Ceci étant dit, nous savons tous que la politique de la ville a évolué au fil d'engouements successifs. Nous avons évoqué, tour à tour, les politiques de cage d'escalier, des grands frères, des panneaux de basket, etc. J'aimerais savoir de quels outils vous vous êtes dotés pour réévaluer et réexaminer, au fil du temps, les dispositifs qui fonctionnent et ceux qui ne fonctionnent plus. Quels sont les moyens dont vous disposez pour expérimenter, innover, identifier, généraliser et mutualiser les bonnes pratiques ? Ma deuxième question concerne la dimension interministérielle de votre travail. Vous avez insisté, en réponse à Thierry Repentin, sur la mutualisation des moyens qui vous permettent de conduire vos missions spécifiques, notamment au travers des mises à disposition ou de la mobilisation d'autres ministères autour de vos actions. Je pense que cette dimension interministérielle comporte un autre volet. Avez-vous le sentiment de pouvoir, ne serait-ce que de façon modeste, exercer une influence sur le contenu des politiques qui sont conduites par différents ministères ? J'évoque non seulement des politiques en matière d'urbanisme, de logement, d'emploi, de transport ou d'affaires sociales, mais également, par exemple, la localisation des services publics, les choix de répartition des moyens au sein de l'Education Nationale ou les modalités d'organisation des effectifs de police. J'entends donc, par là, l'interministérialité dans le sens où vous seriez amenés à vous mêler de ce dont vos collègues souhaiteraient que vous ne vous mêliez pas. Enfin, le mot « Europe » n'a pas été prononcé. Avez-vous des relations avec des délégations, agences ou services en Europe ? Considérez-vous que certaines expériences conduites ailleurs pourraient être utilement développées dans notre pays ?

Mme Anne-Marie CHARVET - Si vous le permettez, je vais d'abord répondre à votre dernière question. Effectivement, nous avons des échanges permanents avec des réseaux de villes ou de pays sur la politique de la ville, au travers de programmes comme le programme Urban que nous gérons et abritons au sein de la DIV. Ceux-ci s'établissent essentiellement par des échanges d'expériences. Nous pouvons considérer qu'ils sont encore insuffisants, mais ils sont quand même intéressants et connaissent une expansion. Il me semble donc que, du fait de l'importance prise par l'échange d'expériences entre les différentes villes et politiques de la ville en Europe, tous ces réseaux sont en place. En matière d'interministérialité, je vais vous répondre honnêtement. Vous avez été membre du gouvernement. Vous connaissez donc le combat quotidien dans lequel chacun est relativement jaloux de son champ de compétences, pour ne pas dire de ses moyens propres d'intervention. C'est ce qui fait à la fois l'originalité, l'intérêt, mais aussi la difficulté de la mission de la Délégation Interministérielle à la Ville. Dans certains cas, je n'évoquerais pas un épuisement, mais une volonté indéfectible qui doit nous animer pour arriver, dans la mesure où aucune règle n'est établie, à diriger certaines politiques de droit commun vers certains territoires et au profit de certains publics. En termes clairs, il serait judicieux, me semble-t-il, qu'au-delà des crédits spécifiques de la politique de la ville, il existe une sorte de socle commun - qu'il faudrait déterminer, mais qui pourrait constituer une piste de réflexion - permettant une complémentarité de politiques dans certains domaines. Par exemple, dans le cadre du CIV, nous disposons des ERE, équipes de réussite éducative, qui constituent des dispositifs auxquels je crois profondément tout en ayant parfaitement conscience de la difficulté de leur mise en place. Mais, il y a également les phénomènes de bourse ou de collèges réussite. La Délégation a donc le souci de faire en sorte, en permanence, que les 250 collèges proposés par l'Education Nationale se situent dans les secteurs où des dispositifs de bourse seront déployés, où des identifications seront effectuées pour permettre aux internats de réussite de s'appliquer et où nous avons obtenu, de la part du Ministère de l'Education Nationale, que certains chefs d'établissement puissent choisir leur équipe éducative pour conduire, sur plusieurs années, des dispositifs et des méthodes pédagogiques adaptés au public concerné. Donc, pour répondre à votre deuxième question, l'interministérialité n'est pas gagnée. J'ai évoqué, peut-être de manière moins explicite, la question du rattachement à un ministre. L'idéal serait, peut-être, que la Délégation soit rattachée au Premier Ministre, comme cela était envisagé au début, mais n'a jamais été réalisé. Depuis maintenant fort longtemps, il existe un Ministère de la Ville. Nous devons donc travailler avec d'autres collègues et l'interministérialité s'opère par ce biais. En termes de moyens et d'organisation interne, il ne faut pas uniquement évoquer les mises à disposition de personnel. Au travers et en dehors du CIV, des réunions régulières sont organisées, notamment avec nos collègues des Sports, de l'Education Nationale et de la Justice, pour tenter de mettre en place des dispositifs recevant l'agrément de tous pour un certain type de publics et de territoires. Mais, ceci se construit au jour le jour. Rien n'est objectivement institutionnalisé.

M. André VALLET - Je souhaite revenir sur la question des communes dans lesquelles il ne s'est rien passé, au mois de novembre ou avant, alors qu'elles accueillent des quartiers qualifiés de sensibles ou d'ultra sensibles. A ce titre, j'aimerais surtout interroger la personne qui a longtemps vécu à Marseille et a assuré des responsabilités au sein de la ville, de la communauté urbaine et de la région. Vous connaissez bien ces problèmes. J'aimerais que vous nous parliez un peu de Marseille. Le taux de chômage, dans les quartiers du nord de cette ville, dépasse largement le seuil de 50 %, comme toutes les statistiques l'indiquent. De plus, le mélange ethnique de Marseille est incomparable avec celui des autres villes de France. Or, il ne s'est rien passé, pour l'instant, à Marseille. Pouvez-vous nous donner votre appréciation sur ce point sachant l'expérience dont vous disposez ? En présentant ce dossier, vous devez certainement penser à cette ville et vous pouvez nous apporter une réponse plus précise que celle que vous nous avez donnée précédemment.

Mme Anne-Marie CHARVET - J'ai vu que certains sénateurs ne souhaitaient pas que nous nous appesantissions sur ce sujet. Je ne suis donc pas allée plus loin. Cependant, pour avoir travaillé plus de quinze ans sur Marseille et sa région, l'explication que je peux donner de ce phénomène repose essentiellement sur l'organisation mise en place par Monsieur Deferre. Il y a plus de 25 ans, celui-ci a opté pour une disposition fort originale en créant Marseille Espérance. Cette organisation, qui n'a pas réellement de forme associative, regroupe tous les grands responsables religieux et cultuels de la ville, à l'exception des sectes. Ceux-ci se réunissaient et continuent à se réunir régulièrement, à raison de quatre fois par an en période normale et à la demande en période de tension internationale. Cette association vise à faire en sorte que les gens, en se connaissant mieux, continuent à se parler quels que soient les problèmes qui peuvent se poser. Marseille Espérance s'est ainsi réunie, en présence des responsables politiques, pendant les crises les plus importantes entre Israël et la Palestine. Ceci permettait de faire passer un certain nombre de messages d'apaisement sur ce volet. Par ailleurs, depuis plus de 25 ans également, des sommes considérables sont mises en place au travers de relais associatifs sur l'intégralité des quartiers de Marseille, et notamment dans les quartiers difficiles. Au travers de ces associations, un lien social, humain, un lien d'échanges et des lieux de parole et d'expression sont créés. Une action est également menée au travers des élus. Chaque mairie de secteur dispose, au moins, d'un adjoint, voire d'un conseiller de secteur, qui s'occupe de la vie associative et assure un lien avec le terrain. Ce lien inclut un rendu compte qui, de nouveau, permet une expression et une parole. Avec une réussite plus ou moins importante, des liens ont aussi été créés avec la police. Celle-ci n'est pas considérée uniquement à travers son rôle répressif, mais également à travers une présence normale visant à assurer un rôle normal dans une république de protection des biens et des personnes. Elle fait aussi figure de référent et de renfort. Quelque part, cette police peut être comparée aux bobbys et ceci créée une approche un peu différente. Puisque les gens se connaissent, on sait parfaitement que le petit de Durand connaît quelques difficultés ou que le petit de Dupont est en train de mal tourner. Ceci peut sembler pagnolesque, mais il s'agit bien d'une prise de conscience collective. Enfin, un dispositif particulier est évidemment mis en place en cas de risque d'explosion. Dans ce cadre, des relais s'opèrent en plein accord avec la police, les responsables de secteur et les responsables cultuelles. On tente, par ce biais, d'endiguer les agitations hors normes avant que la situation ne dégénère. Ce dispositif peut sembler tout bête, mais il fonctionne objectivement.

M. Yves DAUGE - Je peux confirmer que le cas de Marseille doit être étudié. En effet, depuis plusieurs années, un réseau d'acteurs associatifs et de terrain s'est véritablement créé. Il faut, d'ailleurs, signaler qu'il s'est beaucoup développé à l'initiative de magistrats, proches du tribunal, des procureurs et des juges. Il fonctionne très bien. Il coûte également cher et nous aurons à tenir compte de cet aspect. En effet, vous avez évoqué la notion d'accompagnement. Ce type d'investissements doit être maintenu à un haut niveau partout. Or, je ne suis pas certain que, dans les années récentes, on n'ait pas brisé de nombreux réseaux associatifs. On n'a pas peut-être pas voulu le faire directement, mais les annulations de crédits ont mis beaucoup d'associations en grande difficulté. Nous devons traiter cette question. Dans tous les cas, à Marseille, ce sont bien les collectivités locales qui financent l'essentiel du dispositif et je vous rejoins sur le fait que cela peut constituer une des explications de la situation, ce qui en dit, d'ailleurs, long sur le sens de la politique de la ville. Je souhaite donc insister sur la question de l'évaluation à mener. De nombreux acteurs de terrain m'ont signalé qu'ils souffraient depuis plusieurs années. Ce point est lié à une autre question, celle du chômage. En effet, certaines populations ont besoin d'un accompagnement car elles vont très mal et cet état est souvent dû à la présence de chômage. Sans attendre que la croissance règle le problème, nous sommes bien obligés d'agir et nous devons le faire à court terme. Certes, notre politique doit s'inscrire dans une vision à long terme. Mais, en tant que maires, nous devons souvent régler immédiatement les questions. Dans ce cadre, que pouvons-nous faire ? Il semble également nécessaire d'examiner honnêtement ce qui a été fait au cours des dernières années. Sans vouloir polémiquer, je rappelle quand même la succession des contrats de type emplois jeunes ou CES et l'épouvantable habitude qu'ont les nouveaux venus de casser tous les dispositifs mis en place par leurs prédécesseurs. La politique de la ville a particulièrement souffert du massacre permanent des systèmes installés et difficilement négociés. Face à une politique centrale, finalement, nous travaillons comme des amateurs avec une inconséquence politique incroyable. Il faut également regarder ce point. Enfin, en matière d'accompagnement, que pouvons-nous faire pour les jeunes qui sont au chômage ? En dehors du service civil qui, pour moi, doit être obligatoire, il faut cibler des emplois actifs qui les valorisent et qui leur donnent le sentiment qu'ils sont utiles à quelque chose. Ces emplois doivent être localisés sur les territoires les plus en difficulté. Au sein de notre commission, nous allons bien devoir déboucher, au-delà des analyses, sur des positions concrètes. Nous ne pouvons pas laisser la situation en l'état. Dans leur révolte, les jeunes expriment leur sentiment de ne servir à rien ou de ne pas être écoutés. Or, pour écouter les gens, il faut les mettre en position d'être actifs et d'avoir quelque chose à dire. Je souhaite donc que nous revenions sur la question de l'accompagnement. Celui-ci est central et coûte un certain prix. Il faut remettre en place des dispositifs simples et placer ces jeunes dans les endroits où ils sont réellement utiles : collectivités locales, associations, hôpitaux, etc. Il faut essayer de leur redonner une certaine fierté d'appartenir à ce pays. En effet, nous comprenons bien le sentiment qui les habite. Même si nous n'excusons pas les violences, avant que celles-ci ne surviennent, il a bien dû se passer quelque chose dans la tête des gens. Je voulais donc, d'entrée de jeu, insister sur l'accompagnement et la reconstitution ou le soutien de réseaux associatifs puissants.

Par ailleurs, en termes de fonctionnement des services publics, deux questions se posent. La première concerne la présence de ces services publics et la seconde leur mode de fonctionnement. Par exemple, j'aimerais savoir combien de commissariats de police existent en Seine Saint Denis. A mon avis, il n'y en a pas beaucoup, même si je ne fais que poser la question. En tout cas, je souhaite que nous regardions très précisément combien de commissariats sont situés dans des endroits tels qu'ils sont en relation avec les zones qui nous intéressent. Ce point est capital car nous voyons bien que la relation entre la police et les jeunes est gravement dégradée. La police a certainement été placée dans des situations très difficiles et il est trop tard pour essayer de créer une relation. Mais, cette question complexe doit vraiment être reprise et je vous demande instamment de l'étudier, notamment pour la Seine Saint Denis. Je voudrais également que nous posions le problème de la relation entre les questions de santé et les questions liées à ces populations, notamment en matière de psychiatrie. Pour ma part, j'ai beaucoup travaillé avec les hôpitaux pour leur demander d'ouvrir des antennes de psychiatrie ou de pédopsychiatrie dans les quartiers. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? Cette évolution n'est pas tellement compliquée et je suis persuadé qu'elle représente une piste indispensable. Nous avons besoin de personnes qui décryptent la situation et, d'une certaine façon, réalisent un travail de médiation et d'écoute. Si vous n'allez pas vers les populations pour tenter de discuter des situations psychologiques extrêmement tendues qui sont rencontrées, notamment au niveau de l'adolescence, le dispositif ne peut pas fonctionner. C'est pourquoi j'évoque la question du fonctionnement des services publics. Si un service veut se moderniser, il doit savoir capter, avec finesse, l'exacte demande de la population et s'organiser pour y répondre par un travail sur mesure. J'évoque bien, ici, la santé et ce sujet est gravissime. Je ne vais pas forcément énumérer tous les autres services. Mais, en ce qui concerne l'école, j'ai toujours considéré qu'un collège ne pouvait pas fonctionner au-delà de 400 à 500 élèves. Ce constat, valable en règle générale, est d'autant plus vrai dans les quartiers en difficulté. Le système, que ce soit au niveau de la nomination des professeurs ou de la constitution des équipes pédagogiques, est alors inopérant. Il va falloir que nous prenions conscience de ce point et, en particulier, que nous interrogions quelques recteurs. Comment ceux-ci fonctionnent-ils ? Une machine tourne-t-elle, au niveau du rectorat, en décidant de tout ? Une relation est-elle entretenue avec la réalité du terrain pour pouvoir concevoir un projet de service public dans un collège donné ? Je pense, par exemple, qu'il faudra aller vers une multiplication des collèges en Seine Saint Denis et il faudra évidemment discuter de ces points avec les départements. Ma ville de Chinon, qui est une petite ville, accueille un collège de 800 élèves. Cette situation est ingérable, notamment à cause des classes de quatrième. Elle est, d'ailleurs, aggravée par le fait que ces élèves ont été répartis en deux classes de bon niveau et deux classes de mauvais niveau. Cette institution est donc devenue ingérable. Je ne vais pas insister sur ces points, mais notre incapacité à gérer nos services publics est quand même invraisemblable. Je suis entièrement favorable aux services publics, mais il faut que le système évolue. La situation est particulièrement dramatique pour l'éducation et, en particulier, pour les collèges.

Enfin, je fais partie de ceux qui craignent énormément la réduction de la politique de la ville à l'entrée des programmes de destruction ou de démolition. Conceptuellement, ceci constituerait un désastre. Comme vous l'avez signalé, de nombreux habitants préfèrent rester dans leur quartier. Nous avons procédé à des démolitions depuis trente ans. Nous pouvons accélérer ce mouvement, dans certaines zones, mais celui-ci doit être considéré comme un dossier banal. En faire le point d'entrée de la politique de la ville serait clairement une erreur. Je crains que nos maires, qui recherchent l'efficacité, se précipitent tous à Paris, avec des dossiers rapidement ficelés, pour aller chercher de l'argent et que nous passions à côté de l'essentiel. Nous avons mis en place un mécanisme identique à celui qui a fabriqué ces quartiers pour les détruire. Il s'agit d'une procédure centralisée. Avec elle, nous passons à côté de tout ce que la politique de la ville a voulu dire. Je ne prétends pas qu'il ne faut rien détruire. Cependant, il faut savoir où, comment et au profit de qui le faire ? Les crédits utilisés proviennent du 1 % Logement et vous savez très bien que ces organismes gardent quelques idées sur la reconstruction et l'affectation des futurs logements. L'équation est donc loin d'être équilibrée. En dernier lieu, et pour clore les questions institutionnelles, j'ai pour ma part été directement rattaché trois ans au Premier Ministre. J'en ai été très heureux. Je crois que, du jour où nous avons créé un ministère spécifique, nous avons cassé l'interministérialité. C'est d'ailleurs nous qui avons procédé à cette opération. Nous avons cru bien faire en créant ce ministère d'état. Mais, c'était une illusion et le dispositif ne fonctionne pas. Je recommande donc de revenir à une politique simple et lisible par le biais d'une Délégation Interministérielle, rattachée au Premier Ministre et disposant d'une autorité telle qu'elle peut influencer les politiques des autres ministères. Il est inadmissible que nous soyons dans une situation de marginaux pour conduire une politique centrale. Nous étions bien partis et on nous a progressivement mis de côté en prétendant, en plus, que notre politique était un échec. De la même manière, je m'inquiète de la multiplication des agences. On ne sait plus qui va faire quoi. De plus, l'une de ces agences dispose des crédits. Elle domine donc tout le monde et écrase le système. C'est détestable ! J'aurais préféré que l'agence qui s'occupe de la rénovation ne soit qu'une ligne budgétaire de la DIV. Il faut une institution. Vous en créez trois ou quatre au milieu d'un désordre général. Je pense donc que nous prenons le mauvais chemin. En faisant confiance aux maires et en rendant les mécanismes simples, nous trouverons une solution. Or, moins l'Etat a d'argent, et plus il crée des procédures compliquées pour distribuer ces fonds. Cela lui laisse le sentiment qu'il gouverne encore quelque chose. C'est lamentable ! L'Etat doit faire son travail et laisser les maires agir en leur donnant les dotations suffisantes car, comme cela a été signalé, l'injustice fiscale entre communes est criante. Certaines affichent 300 ou 400 euros de potentiel fiscal contre 4 000 à 5 000 euros pour d'autres. Allez donc mener des politiques de la ville avec ces sommes !

M. José BALARELLO - Je pense que si notre commission veut être efficace, elle doit faire preuve de pragmatisme, laisser de côté les grandes idéologies et effectuer deux comparatifs. D'une part, nous devons examiner la situation sur le terrain national. Quels sont, en France, les dispositifs qui fonctionnent et ceux qui ne fonctionnent pas ? Nous devons déterminer les raisons de ces succès ou de ces échecs. J'ai présidé, pendant 32 ans, un office de 25 000 logements comprenant des grands ensembles. Je sais dans quelle zone les dispositifs fonctionnent et pourquoi ils ne donnent pas de résultat dans d'autres secteurs. Vous avez fort justement évoqué les associations. J'ai subventionné 26 associations. J'ai amené les enfants des grandes cités au ski avec l'encadrement de policiers. Ces systèmes fonctionnaient. Il faut donc déterminer pourquoi ils sont effectifs pour certains départements et pas pour d'autres et rectifier le tir. D'autre part, il faut effectuer un deuxième comparatif de même nature à l'échelle européenne. Dans ce cadre, je vous donne une partie de ma solution. En France, nous atteignons un niveau de 57 % de propriétaires contre des taux proches de 80 % en Grande-Bretagne, en Espagne ou en Italie. Or, dans certains pays, il n'existe aucun problème de banlieue. J'ai été rapporteur de la loi Méhaignerie au sein de l'Assemblée, il y a quelques années, sur l'accession à la propriété et la vente des logements HLM à leur locataire. J'en ai vendu 1 000, le dispositif fonctionnait correctement et, dans ces ensembles, aucun problème n'est signalé car chacun est garant du bien qui lui appartient. Je crois donc qu'il faut, sans idéologie, déterminer les dispositifs qui fonctionnent et ceux qui ne fonctionnent pas. Ce diagnostic doit être établi en restant, avant toute chose, pragmatique.

Mme Raymonde LE TEXIER - A propos de Marseille, vous nous avez fourni un certain nombre d'exemples qui, de votre point de vue, expliquent l'absence de difficultés importantes sur cette zone. Ces exemples relèvent du lien social. Les villes qui regroupaient les ingrédients sociologiques pour que la situation explose et qui n'ont pas connu d'évènements majeurs sont bien celles dans lesquelles on a su créer du lien social. Je ne connais Marseille que de loin. Cependant, il me semble quand même qu'il existe une différence entre cette cité et d'autres villes. Marseille est une vraie ville. Elle est, depuis toujours, multiethnique et multiculturelle. Ceci peut constituer une explication importante. Une réelle différence demeure entre les villes et ce que nous appelons les banlieues. Vaulx-en-Vélin est une banlieue. Clichy-sous-Bois est une banlieue. La ville dont je suis élue depuis trente ans et qui est la plus pauvre de France est une banlieue. Le terme même de « banlieue » est très péjoratif. Personnellement, j'habite Villiers-le-Bel, et non en banlieue. Cette ville a une histoire et, chaque fois que nous essayons d'y construire un bâtiment, nous devons reculer les travaux de deux ans car nous trouvons un village mérovingien dans le sous-sol. Il n'empêche que nous sommes censés être une banlieue, soit le lieu où on plaçait les bancs pour les exclus, pour les pauvres, pour les lépreux et pour les semi-truands. Il existe donc une différence certaine entre le fait d'habiter en banlieue et le fait d'habiter une ville comme Marseille. Par ailleurs, je tiens à apporter un petit bémol à l'appréciation des exemples que vous avez donnés pour Marseille. Le premier d'entre eux concernait une association d'organisations religieuses. Je souhaiterais que nous soyons très prudents sur ce point. En effet, c'est le premier exemple que vous avez fourni et symboliquement, je préfèrerais que nous ne le placions pas dans cette position. Si les élus se mettaient à se fier aux responsables religieux pour régler les problèmes des banlieues, je ne sais pas où nous irions. Certains n'attendent que cela. Le symbole a donc aussi une force.

Par ailleurs, l'exemple du terrain de foot a été donné par un de nos collègues. Celui-ci évoquait naturellement les multiples activités mises en place pour ces jeunes qui sont oisifs toute la journée. A ce propos, vous avez indiqué, Madame, que ces dispositifs ne fonctionnaient pas. Or, ils fonctionnent bien à condition que les élus ne leurrent pas les jeunes et ne se leurrent pas eux-mêmes. Nous devons être capables d'expliquer à ces populations que les activités sont mises à leur disposition pour leur plaisir et leur amusement, mais que nous savons bien que cela ne leur permettra pas de se faire une place dans la société. Nous devons, derrière ces dispositifs, travailler pour que ces jeunes soient formés car le seul moyen de permettre une intégration est l'obtention d'un travail, débouchant sur un salaire, un logement et, accessoirement, une copine. Donc, ces activités, largement financées par la politique de la ville, souvent inventives, créatives, originales et gratifiantes, sont positives à condition que nous ne fassions pas semblant de croire qu'elles peuvent solutionner tous les problèmes. Enfin, pour avoir travaillé, pendant des années, dans une ville difficile, j'ai eu le sentiment, jusqu'à mon arrivée dans une position plus confortable, de porter cette ville et de me battre comme un chien pour obtenir des crédits pour monter des actions. Je souhaiterais savoir jusqu'où va votre volonté pour, au moins, faire appliquer ce qui est censé exister et que nous avons déjà évoqué les uns et les autres. Par exemple, cela fait quinze ans que ma ville attend un commissariat. Je ne suis plus maire, mais ce commissariat va, de nouveau passer, sous le nez du maire actuel et être situé ailleurs. Que pensez-vous de la police de proximité ? Je crois complètement à ce dispositif basé sur des équipes placées dans des quartiers délimités et constituées d'agents de police qui connaissent les jeunes par leur nom et que les jeunes connaissent. J'ai mis en place un tel dispositif dans ma ville. Il a été abandonné, en deux mois, lors de l'arrivée du Ministère de l'Intérieur de l'époque qui était Nicolas Sarkozy. Les 18 agents de proximité sont partis ailleurs, après une formation de huit mois, la création de locaux et deux semaines d'activité. Nous savons que ces systèmes fonctionnent et nous ne savons pas pourquoi ils ont été supprimés. Les problèmes liés à l'éducation ou aux services publics ont été également soulevés par d'autres intervenants. Il faut, au moins, mettre ces dispositifs en place.

M. Alex TÜRK, président - Madame Le Texier vous tend une perche en vous interrogeant sur votre volonté dans ce domaine. Ceci vous permettra de conclure cette audition. J'imagine que nous aurons l'occasion de vous revoir, dans d'autres circonstances, autour de notre travail.

Mme Anne-Marie CHARVET - Tout d'abord, je prends acte de votre remarque. Il n'y avait, de ma part, aucune volonté particulière lorsque j'ai présenté, comme un premier élément parmi ceux qui collaboraient à la réussite de Marseille, une association cultuelle qui existe depuis plus de trente ans. Loin de moi l'idée de penser qu'il convient de laisser aux grands frères ou à d'autres des responsabilités en la matière ! Cet exemple avait pour simple objet de montrer que, dans une ville enregistrant des différences ethniques, culturelles et cultuelles importantes, le lien social est favorisé par le dialogue entre ces groupes. Je ne poursuivais aucun autre but que celui-ci. Par ailleurs, je me suis vraisemblablement mal exprimée sur un autre élément. Pendant trop longtemps, nous avons justement considéré que la politique de la ville n'était pas la panacée si les activités qu'elle développait s'inscrivaient simplement dans le cadre d'un tape-ballon. Il est très positif que nous ayons créé des activités occupationnelles. Mais, il ne fallait pas se tromper en laissant croire que c'est ainsi qu'on achèterait une paix sociale ou qu'on attendrait un équilibre au sein d'une population donnée. Vous avez, ensuite, évoqué ma propre volonté et mon propre investissement personnel. Je dois vous dire que je n'ai pas choisi ce poste. Je ne me suis même pas portée candidate à celui-ci. J'ai été coopté à cette fonction par trois ministres en place, du fait de mon travail et de mes activités auprès d'élus de différentes familles dans les domaines de la ville et à d'autres niveaux. Je suis un peu connue, non pas pour l'obstination, mais pour la totale détermination dont je fais preuve à partir du moment où je pense que là où je dois aller est positif et probant. Cependant, il ne faut pas faire de confusion : vous êtes des politiques, je suis un haut fonctionnaire. J'ai la chance, désormais, de disposer d'une force de proposition que j'entends utiliser au maximum de ce qu'il m'est possible de faire. Et j'ose espérer qu'en matière de politique de la ville, par toute une série de recommandations et de préconisations que j'ai commencé à faire et aux vues de l'expérience et du recul que nous pouvons avoir sur certains éléments ainsi que des réussites enregistrées dans d'autres villes ou d'autres pays, nous pourrons avancer positivement. J'ai également la chance, et peut-être le handicap, de travailler à la veille d'un grand tournant dont vous êtes les acteurs. L'installation de la nouvelle Agence de Cohésion Sociale constituera, notamment, une évolution importante. Cette Agence sera le pendant de l'Agence de Rénovation Urbaine. Et, si j'avais quelques souhaits à exprimer en termes de conclusion, je souhaiterais que les outils restent ce qu'ils sont. L'ANRU est effectivement un excellent dispositif à condition qu'un certain nombre de directives soit établi et appliqué. Je souhaiterais également la définition d'une stratégie comprenant de vrais moyens. Dans ce cadre, je pense que Monsieur Dauge a, à une certaine époque, eu la liberté, ou du moins les moyens, de mettre en oeuvre des dispositions qui ne sont pas forcément les mêmes aujourd'hui. Si, à l'occasion des modifications qui vont être soumises à votre décision, nous pouvions revenir sur certains éléments antérieurs, notamment sur une véritable interministérialité qui, comme son nom l'indique, ne peut être efficace et réelle que si elle est rattachée au Premier Ministre, nous pourrions donner plus de moyens aux hommes et aux femmes qui sont chargés de l'application de cette politique. Par ailleurs, Monsieur Dauge a soulevé les problématiques de santé. Celles-ci sont fondamentales et nous ne nous sommes pas encore suffisamment penchés sur cette question. Nous n'avons pas suffisamment mesuré les impacts qui pourront être constatés, dans les années futures, notamment en termes psychiatriques. Je vous rejoins donc entièrement sur ce point. Lorsque ma collègue, Bernadette Malgorn, interviendra devant vous, vous pourrez observer que les premières études et les premiers résultats d'évaluation démontrent une explosion de ce type de maladies chez les jeunes et les femmes de ces quartiers. Des dispositions spécifiques, simples mais efficaces, doivent être mises en place dans ce cadre. Si nous pensons simplement qu'il faut demander au secteur privé d'aller s'installer dans ces quartiers, nous sommes dans l'erreur. Il faut, en revanche, créer des lieux d'accueils pour permettre des permanences en psychiatrie, en pédopsychiatrie et en gynécologie obstétrique. En effet, dans ces zones, un nombre croissant de femmes, qui pratiquent ou à qui on fait pratiquer certains types de religions, ne se rendent plus dans les hôpitaux publics où les examens gynécologiques ne sont pas forcément réalisés par des femmes. Ces quartiers hébergent donc certains pans de population très difficiles et sur lesquels il convient de se pencher. C'est un des points sur lesquels nous allons proposer des solutions. Enfin, Madame Le Texier a parfaitement raison. J'ai oublié de mentionner que Marseille est une ville très ancienne et que ses quartiers sont situés dans le centre de la ville. Si celle-ci connaît bien un phénomène de banlieue, elle permet également un réel mixage. Cet élément participe effectivement à l'équilibre de la vie dans cette ville.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie beaucoup de votre intervention. Comme je l'ai signalé précédemment, nous aurons l'occasion de vous revoir après le CIV et, peut-être, tout au long de nos travaux.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Le tour de table que nous venons de faire et l'exposé de Madame la Déléguée montrent combien notre mission était nécessaire. Toutes les suggestions exprimées semblent fort intéressantes. Il nous reste, maintenant, à mettre ces éléments en harmonie avec nos pensées. Certains points forts ressortent déjà. Au niveau des actions de l'Etat, nous avons soulevé la question de l'interministérialité. Nous mettons actuellement en place une Agence Nationale de la Cohésion sous la tutelle du Ministère des Affaires Sociales. Une conclusion de nos travaux sera peut-être de demander à revoir, tant pour la DIV que pour cette Agence, les questions de tutelle. En tant que maires, nous ressentons parfaitement, sur le terrain, que nous manquons d'Etat. La plupart du temps, nous avons l'impression qu'il n'y aucun pilote dans l'avion. Les services de l'Etat font ce qu'ils ont envie de faire. Nous le voyons actuellement avec les fermetures de classe. L'inspecteur d'académie fait absolument ce qu'il veut, sur la base de ratios qu'il invente. Le TTJS fait absolument ce qu'il veut dans le cadre des contrats éducatifs locaux. Il n'y a aujourd'hui plus de politique possible de droit commun et je crois que nous ferons oeuvre utile en le démontrant. Par ailleurs, au-delà des politiques régaliennes et de droit commun, nous devrons travailler sur les actions spécifiques à mener entre l'Etat et les villes, notamment au travers des futurs contrats territoriaux qui devraient voir le jour dans le cadre du prochain CIV. Enfin, nous ne devons pas oublier, dans nos travaux, que, sans accompagnement de la rénovation urbaine, cette politique ne servira strictement à rien. Nous avons, aujourd'hui, besoin d'une politique d'accompagnement forte, simple, lisible et compréhensible par tous les élus. Celle-ci doit remettre le maire ou le président de communauté d'agglomérations au coeur de la politique de la ville. Il est tout à fait indispensable que ces contrats soient bien négociés et acceptés au niveau local et nous avons, de nouveau, quelques mois pour réfléchir et travailler sur ce dossier.

Cette semaine, nous avons campé le décor. La semaine prochaine, Bernadette Malgorn, qui est la Présidente de l'Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles, nous donnera un certain nombre de chiffres clé dans tous les domaines. J'ai également oublié de mentionner un partenaire que nous ne devrons pas omettre. Le tissu associatif doit également être source de notre réflexion et de notre action.

M. Alex TÜRK, président - Je vous rappelle que nous nous retrouverons, la semaine prochaine, à 10 heures du matin.

Mme Anne-Marie CHARVET - Je vous ai apporté le budget de la ville de 1990 à 2006. Ce document vous donnera une vision de l'évolution de ces éléments dans le temps.

Audition de Mme Bernadette MALGORN, Préfet de la région Bretagne, Présidente du Conseil d'Orientation de l'Observatoire national des zones urbaines sensibles (ONZUS) (1er mars 2006)

Présidence de M. Dominique BRAYE

M. Dominique BRAYE, président - Mes chers collègues, nous allons auditionner ce matin Bernadette Malgorn, Présidente du Conseil d'orientation de l'Observatoire des zones urbaines sensibles, qui va nous faire part de son expérience. Nous avons déjà reçu le rapport de l'Observatoire, mais seul un petit nombre d'entre nous a pu en prendre connaissance de manière exhaustive : Madame Malgorn va donc nous le présenter.

J'assurerai aujourd'hui la présidence de la séance, le président Alex Türk étant indisponible pour raisons de santé.

Mme Bernadette MALGORN - J'ai été invitée au sein de cette mission au titre de mes fonctions de Présidente du Conseil d'Orientation de l'Observatoire national des zones urbaines sensibles, responsabilité que Jean-Louis Borloo m'a demandé d'assumer au moment de sa mise en place. Je rappelle qu'avec le Limousin, la région Bretagne est la seule à n'avoir mis en oeuvre aucun grand projet de ville. Pour autant, mes expériences antérieures en matière d'aménagement du territoire et de politique sociale, ainsi que mes fonctions dans des régions telles que l'Île-de-France et la Lorraine, concernées par les politiques de la ville, me confèrent une certaine crédibilité en la matière.

Je dois avouer mon manque de passion pour les observatoires. En effet, la création de telles structures ou l'écriture de rapports suscite souvent la crainte que ces travaux se substituent à l'action.

Je fais partie de ceux qui ont connu 30 ans de politique de la ville, et la mise en place d'initiatives telles que le HVS, « Banlieues 89 », la création des ZUS, des zones franches urbaines, etc.

L'Observatoire national des zones urbaines sensibles a été créé par la loi du 1 er août 2003 sur la politique de la ville et de rénovation urbaine. Cette initiative est novatrice dans la mesure où, en matière de politique de la ville, de nombreuses observations et études monographiques ont été menées, mais n'ont jamais été articulées avec les objectifs de politique publique énoncés par la loi.

Je me félicite de pouvoir rendre compte de notre action devant une instance parlementaire. En effet, notre mission consiste à observer les champs que le législateur a définis en fonction d'un certain nombre d'objectifs de politique publique explicités dans l'annexe de la loi du 1 er août 2003.

Pour autant, ces objectifs de politique publique en matière de politique de la ville avaient déjà été énoncés en d'autres occasions, comme en 1989, lors du lancement du plans « banlieues 89 » et du fameux slogan « pour en finir avec les grands ensembles ». Quelques-uns d'entre nous pensaient que les banlieues ne souffraient pas uniquement de problèmes sociaux, familiaux, de revenus ou d'emploi, mais aussi de problèmes urbains, de logement, etc. Nous étions alors persuadés d'avoir lancé des programmes de démolition et de restructurations profondes. Ensuite, nous avons été surpris, dans les enveloppes de crédit au logement par exemple, de constater l'ampleur des besoins en termes de réparations, ce qui imposait de lancer des programmes PALULOS. Par ailleurs, un certain discours autour du romantisme de la cité allait à l'encontre de la déghettoïsation.

La loi du 1 er août 2003 assigne à l'Observatoire des objectifs très précis. En premier lieu, Jean-Louis Borloo lui a donné un objectif politique : il s'agit de mesurer le retour de ces quartiers dans la République. Le législateur, quant à lui, décline plus précisément les objectifs de l'Observatoire, qui consistent à mesurer l'évolution, si possible à la baisse, de l'écart, d'une part, entre l'ensemble des ZUS et l'ensemble national et, d'autre part, entre chacune des ZUS et leur agglomération. Pour ce faire, un ensemble d'objectifs et d'indicateurs ont été déterminés dans l'annexe de la loi. Ils ont trait aux disparités territoriales sur les plans économique et de l'emploi, à l'habitat et l'environnement urbain, à la santé et l'accès aux soins, à la réussite scolaire, à la sécurité et à la tranquillité publique, à la présence ou à l'accès aux services publics. Au total, 21 objectifs sur lesquels doivent porter nos observations ont été définis : ils nécessitent le suivi de 65 indicateurs. Sans surprise, ces indicateurs dépeignent une situation globalement difficile : l'ensemble des ZUS est éloigné de la moyenne nationale et ces zones sont dans une position plus sensible que leur agglomération. Cependant, cette réalité est parfois complexe à appréhender : en effet, parfois, nous n'accédons que difficilement aux informations pertinentes nous permettant d'étayer notre observation.

Depuis que la politique de la ville est en vigueur, nous constatons avec surprise que la plupart des administrations ne se sont pas dotées de moyens spécifiques qui leur permettraient d'observer l'impact de leurs politiques sur les quartiers. Sur ce point, cette loi apparaît donc comme novatrice et stimulante.

En termes d'emploi, nous avons pu constater que le taux de chômage des ZUS est deux fois supérieur à celui de leurs agglomérations. Bien sûr, il existe des nuances selon la ZUS, l'agglomération et le public visé : des écarts sont à relever pour les jeunes, les populations d'origine immigrée et les femmes. Ces dernières sont certes victimes de discrimination, mais disposent parfois d'une capacité à valoriser leurs diplômes supérieure à celle des hommes. Il convient donc de nuancer les masses statistiques que nous obtenons. D'ailleurs, j'ai demandé, en ce qui concerne le chômage des jeunes, que seul celui des jeunes actifs soit comptabilisé : nous avons donc retenu ici la définition du BIT. Un biais peut exister en fonction du taux de scolarisation et d'accès à l'enseignement. Je précise que le rapport de Laurent Hénart sur le projet de loi actuellement en discussion établit ce même distinguo entre chômage au sens du BIT et demandeurs d'emploi par rapport à une génération. Même si le premier ratio est inférieur au second, il est plus significatif dans le cadre de la comparaison entre ZUS et reste de l'agglomération. En effet, les pourcentages de jeunes poursuivant leurs études étant très disparates, les statistiques seraient faussées. Nous allons tenter d'affiner ces observations courant 2006. Le but n'est évidemment pas de minimiser ce phénomène massif, mais d'identifier les facteurs et leviers d'action pertinents.

En ce qui concerne le volet économique de notre observation, nous avons recueilli un certain nombre de données sur le fonctionnement des zones franches urbaines, sur l'évolution des créations d'entreprises, sur la place des habitants des ZUS en leur sein. A cet égard, 30 % d'habitants des ZUS sont employés dans ces sociétés. D'aucuns considèrent que ce ratio est insuffisant. Pour autant, la création des zones franches urbaines s'inscrit dans une optique de déghettoïsation : il n'est donc pas nécessairement souhaitable que les habitants des zones franches urbaines travaillent sur leur lieu de vie. Dans cette perspective, les taux obtenus correspondent peu ou prou aux objectifs ciblés.

En matière de logement, les indicateurs figurant dans la loi se rapportent aux objectifs fixés par l'ANRU, elle aussi créée par la loi du 1 er août 2003. Pour l'instant, nous n'avons pas pu mesurer l'impact des politiques mises en oeuvre par cette agence.

Sur la santé, les indicateurs fixés par la loi s'avèrent quelque peu statiques. Ils mesurent la présence de tel ou tel établissement de santé, indicateur somme toute assez sommaire de l'accès aux soins. Nous travaillons sur ce dossier depuis septembre 2004, et avons entamé un partenariat avec les caisses de sécurité sociale. Ainsi, nous souhaitons pouvoir bénéficier des analyses existantes sur l'accès réel aux soins des populations des zones urbaines sensibles.

Enfin, les indicateurs qui concernent la réussite scolaire nous permettent d'appréhender le retard scolaire qui existe dans ces quartiers. On constate des disparités d'une zone à l'autre, mais, en moyenne, l'écart entre ZUS et moyenne nationale s'élève à 3 points. L'écart atteint les 10 points concernant le brevet des collèges. Dans ce domaine, ce que nous avions pu pressentir est vérifié par les données statistiques.

Nous avons été surpris de la difficulté de réunir certaines informations, comme le nombre de professeurs par élèves. L'Education nationale prétexte une grève administrative des directeurs d'école pour ne pas nous faire parvenir ces chiffres. Cette grève n'a cependant jamais empêché le bon déroulement de la rentrée : le nombre d'élèves inscrits, les perspectives et dérogations sont donc connus.

Certains sujets, pointés dans la loi comme pertinents et sur lesquels l'observation devait se pencher, ne donnent pas de résultats significatifs, du fait, par exemple, de l'inexistence d'indicateurs. Le législateur nous invitait notamment à mesurer l'évitement scolaire, ce qui pose question. En effet, cette notion reste confuse : pour les uns, il s'agit de l'école buissonnière ; pour les autres, l'évitement scolaire désigne le fait de ne pas accéder dans les mêmes proportions à telle ou telle filière d'excellence. En outre, notre rapport inclut un chapitre sur « l'observation en construction », qui recense les axes d'amélioration possibles de notre mission. Dans ce cadre, nous avons précisément évoqué l'évitement scolaire. Pour notre part, nous l'avons défini comme la tentative de certaines familles d'échapper à la scolarisation de leur enfant dans l'établissement public de référence de leur quartier. Nous souhaitons identifier à ce niveau les stratégies à l'oeuvre de la part des familles, afin de pouvoir les contrecarrer.

Sur le plan scolaire, le problème des violences, qui, à la demande du législateur, avait fait l'objet d'une observation, reste important. Nous avons inclus une réflexion sur cette question au titre de l'observation en construction. Nous y pointions en substance la difficulté de tirer des conclusions, compte tenu des données disponibles, tant par le biais du Ministère de l'Education nationale que par les Ministères de l'Intérieur ou de la Justice. Je précise que l'Observatoire réunit, dans le cadre de ses travaux, des représentants des Assemblées ou des associations d'élus de différents niveaux. Par ailleurs, les grands ministères qui participent à l'élaboration et la mise en oeuvre de la politique de la ville y sont associés, que ce soit par le biais de leurs services d'évaluation et d'observation ou par celui de leurs services généraux. Enfin, l'Observatoire fait appel à des personnalités qualifiées, ce qui lui garantit un ancrage de terrain : il peut s'agir de principaux de collège, de directeurs d'un office HLM, d'entrepreneurs de zones franches urbaines, etc. Ces acteurs nous ont apporté un éclairage très utile sur les violences scolaires. Dans ce domaine, non seulement les statistiques sont hétérogènes et lacunaires, mais les taux de réponse restent aussi modestes. Par exemple, le logiciel Signa utilisé par l'Education nationale n'est pas suffisamment « renseigné ». De même, les taux de réponse aux enquêtes périodiques demeurent insuffisants. Les données chiffrées sont également très disparates géographiquement. Certains établissements auront tendance à signaler le moindre incident, tandis que d'autres préfèreront le résoudre en interne. Bien évidemment, ce silence ne facilite pas notre analyse.

En ce qui concerne la sécurité, les données dont nous disposons sont satisfaisantes, notamment dans les circonscriptions de police. En revanche, certaines ZUS se situent dans des circonscriptions de gendarmerie, au sein desquelles l'outil statistique ne s'avère pas aussi sophistiqué que celui de la police. Un nouveau dispositif vient toutefois d'être acquis à ce niveau : ainsi, les circonscriptions de gendarmerie pourront nous fournir des données dans le cadre de notre prochaine étude. Les ZUS sont situées dans des agglomérations dont le taux de criminalité est supérieur à la moyenne nationale (environ 60 pour 1 000, contre 40 en moyenne), mais il n'est pas sensiblement différent de celui de leur agglomération. Si les délinquants étaient majoritairement issus des ZUS, ce que nous n'avançons qu'à titre d'hypothèse, ils commettraient également leurs méfaits à l'extérieur de ce périmètre. En ce qui concerne les vols simples, les ZUS sont plus calmes que le reste de leur agglomération. En revanche, les violences et dégradations s'avèrent plus nombreuses dans les ZUS. Le phénomène d'insécurité y est donc plus accentué.

Le dernier volet de notre observation porte sur les services publics. Il répond à un objectif de présence et d'accès dans ces quartiers. Nous avons notamment mis en avant la difficulté des habitants des ZUS à accéder aux services publics.

Je n'ai pas évoqué les indicateurs de revenus. Ceux-ci, sans surprise compte tenu de la définition des ZUS, sont faibles en comparaison de ceux de l'ensemble des agglomérations. Les indicateurs de pauvreté y atteignent un niveau élevé.

Plusieurs points concernant l'accès aux services publics ont donné lieu à des discussions de principe. La loi indique que nous nous situons dans le cadre d'une politique territoriale. Or nous avons été partagés entre cette approche et une approche dite « populations ». « Faire rentrer ces quartiers dans la République », selon l'expression de Jean-Louis Borloo, signifie inclure les zones de non droit. Les bienfaits de la loi ne peuvent en effet s'appliquer différemment dans ces quartiers et les autres. L'approche « populations » émerge à travers l'ensemble des indicateurs sociaux, économiques et culturels que nous sommes amenés à observer.

Dans notre rapport 2005, nous avons accordé une place importante à une étude intéressante et novatrice sur la mobilité résidentielle dans les ZUS. Elle peut être envisagée de manière optimiste ou pessimiste, mais, de mon point de vue, l'essentiel réside dans l'existence de flux. Pour autant, la situation est plus difficile que dans l'ensemble du territoire national. De plus, les flux sortants correspondent à des personnes qui s'inscrivent dans un parcours de promotion sociale. Mais, en tant que telle, la possibilité d'un parcours de promotion sociale est encourageante, et permet de penser que les politiques spécifiques mises en place dans ces quartiers entraînent des effets positifs en la matière.

A l'inverse, les populations non mobiles se subdivisent en deux catégories. Une partie des habitants actuels des ZUS en sont les premiers occupants, ceux-là même à qui l'accès aux HLM, dans les années 1960, a permis d'améliorer leur condition sociale. Ces personnes ne souhaitent généralement pas quitter leur quartier. L'autre partie des habitants, en revanche, reste sur place parce qu'elle ne peut faire autrement : les politiques publiques doivent se pencher en particulier sur cette population. L'étude sur la mobilité résidentielle montre que des parcours d'amélioration de petite échelle peuvent être effectués au sein des ZUS. Ainsi, un changement de logement au sein de la ZUS peut permettre à certains habitants d'améliorer leur condition. Il ne nous incombe pas de trancher entre approche « territoires » et « populations », même si nous devons mettre cette réalité en évidence.

L'observation locale répond à deux objectifs fixés par la loi : mesurer l'évolution de l'ensemble des ZUS par rapport à celle de l'ensemble du territoire national et mesurer l'évolution de chaque ZUS par rapport à son agglomération. Le deuxième objectif ne peut être rempli que par le biais de l'observation locale. Les données disponibles en la matière sont multiples et disparates.

La loi fait obligation aux maires de présenter devant leurs Conseils municipaux un rapport annuel sur la situation des ZUS. Celle-ci ayant été votée en août 2003, nous n'avons pas abordé la question dans le rapport 2004. En revanche, le rapport 2005 permet d'en mesurer les avancées, qui restent encore très symboliques. En effet, rares sont les collectivités qui ont présenté un rapport sur la situation de leurs ZUS. De plus, une partie de ces données relève de l'appareil statistique de l'Etat. Or les différents ministères n'étaient pas nécessairement en capacité de mettre à disposition, à un niveau aussi fin que celui de la commune ou de la ZUS, les données pertinentes dans le cadre du rapport souhaité par le législateur. L'observation locale pose donc problème.

Au sein de l'Observatoire national sont présents tous les ministères, ainsi que d'autres personnes et instances. Cependant, nous éprouvons des difficultés, en matière de politique de la ville plus encore que dans d'autres domaines, à échapper à l'auto-évaluation. Cet exercice est si complexe que nous pourrions avoir tendance à nous féliciter du montage d'un projet, surtout s'il implique une multiplicité d'acteurs. Je ne néglige évidemment pas l'importance du caractère partagé d'un projet comme facteur de réussite d'une politique locale de la ville, mais je pointe son insuffisance. L'observation locale fait l'objet d'un développement dans le cadre du chapitre de notre rapport sur l'observation en construction. En partenariat avec de nombreux organismes et, entre autres, l'AFNOR, nous avons réfléchi à la manière de nous doter d'outils plus objectifs pour répondre à la volonté du législateur.

En matière d'observation locale, comme dans l'établissement de synthèses globales, nous avons rencontré un réel problème en matière de solidarité d'agglomération. En effet, nombre d'outils mis en place, notamment en termes de solidarité financière, s'adressent aux communes, comme le montre l'exemple de la réforme de la DSU.

En essayant de mesurer les charges des communes qui comptent des ZUS, il n'est pas certain que nous ayons une appréciation correcte de la capacité locale à supporter les charges de l'agglomération et, donc, de la pertinence de l'apport spécifique, au titre de la politique de la ville, de telle ou telle dotation ou aide de ministères.

En conséquence, il est nécessaire de travailler davantage sur la relation entre communes et agglomérations, notamment dans le cadre des futures contractualisations, cette relation constituant un levier stable en matière de politique de la ville.

Notre observation nous a permis de mettre en avant de nombreuses hétérogénéités, qui sont le reflet d'une réalité durable ; d'autres, en revanche, sont liées à un effet de découpage. Quand, en 1996, les quartiers relevant des ZUS ont été définis, aucun critère homogène n'a été retenu. Dans certaines agglomérations, des quartiers très ciblés, qui vont relever de la politique de la ville, en constituent le noyau dur. Leurs indicateurs sont extrêmement défavorables. Dans d'autres agglomérations, comme Rennes, que je connais bien, les critères de définition des ZUS sont plus larges : les indicateurs sociaux, économiques et culturels des ZUS sont meilleurs que ceux de l'ensemble de l'agglomération.

Ce facteur, combiné à l'effet produit par les politiques de la ville, rend nécessaire l'évolution de leurs géographie prioritaire. Il me semble que la nouvelle vague de contractualisations en passe de s'ouvrir constitue une excellente occasion de réaliser ces modifications. Nous pourrions ainsi imaginer que des contrats de sortie de ces politiques soient mis en place, à l'instar du dispositif instauré pour passer du zonage plat au zonage transitoire dans le domaine des fonds européens. Ainsi, un phasing out pourrait permettre d'accompagner la sortie de la géographie prioritaire de la politique de la ville.

En février, lors de notre première réunion après les événements de l'automne dernier, j'ai tenté de susciter un débat sur nos conclusions et la manière dont celles-ci avaient éclairé ou non le politique. Les propos des médias sont-ils étayés par nos observations ? En effet, les médias ont insisté sur le gaspillage des deniers publics lors des événements. Cet investissement dans les zones urbaines sensibles dans le cadre de la politique de la ville aura-t-il été vain ?

Cette question nous embarrasse, dans la mesure où nous sommes en difficulté pour mesurer l'argent public investi dans les ZUS. L'INSEE a réalisé une étude sur les zones d'éducation prioritaire, qui montrait que des moyens spécifiques avaient été alloués aux ZEP au titre de la politique des aides, mais que la dépense globale du Ministère de l'Education nationale y était globalement inférieure, notamment parce que les professeurs y étaient en moyenne plus jeunes,. Ainsi, le différentiel était compensé. J'attire votre attention sur le fait qu'il s'agit d'une étude de l'INSEE, non des ministères. Nous suggérons qu'à la faveur de la mise en place de la LOLF et dans la mesure où le nouveau système d'information financière issu de l'accord 27 est en cours, nous puissions réfléchir à une identification des zones, ce qui permettrait de pouvoir « géolocaliser » la dépense. Cette procédure garantirait une traçabilité de la dépense à destination des ZUS. En tant que préfet, je me permets de souligner la volonté des élus locaux de connaître les montants des investissements réalisés par l'Etat sur nos territoires.

A la fin de chaque chapitre de notre rapport, les indicateurs de la loi sont rappelés, ainsi que les manques éventuels. Souvent, les administrations nous objectent que la géolocalisation des dépenses est très coûteuse. Un effort a été entrepris par la Délégation interministérielle à la ville, puisque, dans le cadre de l'élaboration du document de politique transversale au titre de la LOLF, 21 programmes sont concernés ; ils correspondent à 28 objectifs et se déclinent en 45 indicateurs. Ces indicateurs recoupent largement les objectifs de notre observation au titre de la loi Borloo. En revanche, je ne suis pas sûre que cette possibilité de géolocaliser la dépense ait été intégrée dans le système d'information ministérielle ou budgétaire de l'Etat.

Après la loi du 1 er août 2003, d'autres lois de la même inspiration ont été proposées. Celle sur l'égalité des chances est actuellement en discussion.

Ces textes prévoient des objectifs, qui peuvent se voir assigner des indicateurs. Au nom du Conseil d'orientation, j'ai indiqué au ministre concerné que nous étions disponibles pour élargir notre palette d'observations aux objectifs et indicateurs permettant de suivre les textes ultérieurs.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Le travail considérable accompli par l'Observatoire constitue pour nous une source d'enrichissement en termes de mesure de l'impact de la politique de la ville.

Ayant été rapporteur de la loi en 2003, je dois vous avouer le scepticisme que j'ai conçu à l'époque sur l'annexe de la loi relative aux indicateurs. En effet, ceux-ci me semblaient tellement nombreux et détaillés que je ne pensais pas voir un jour paraître un rapport aussi complet que celui que vous nous avez fourni. Nous aurons l'occasion, avant de terminer le rapport d'information sur la politique de la ville, de retravailler dans le détail, pour mieux connaître, à partir de votre expérience, les indicateurs que nous déterminerons à l'aune des besoins rencontrés par les parlementaires.

Ce document est extrêmement complet. Or, nous disposons de peu de temps pour le consulter. Nous aurions donc besoin d'une synthèse afin d'améliorer le suivi de l'ensemble des problèmes.

L'Observatoire effectue, me semble-t-il, régulièrement des préconisations pour compléter le dispositif actuel. Nous pourrions peut-être vous aider en ce sens.

M. Thierry REPENTIN - Le document que vous fournissez chaque année constitue une mine de renseignements qui est d'ailleurs sous-exploitée dans le débat que nous entretenons.

Je souhaite vous poser les quatre questions suivantes.

Vous êtes en charge de l'observation de 751 ZUS. Auriez-vous des remarques à formuler sur la pertinence du découpage du périmètre des ZUS ? En effet, il s'agit d'un découpage créé par l'INSEE et datant des années 1970. Or il concerne des territoires ayant fortement muté : de nouvelles infrastructures de transport les traversent désormais, des zones économiques s'y sont greffées, etc. Les politiques de la ville n'y sont plus nécessairement en vigueur. A contrario, des solutions peuvent être apportées à la périphérie immédiate de la ZUS. Or, dans la mesure où le découpage de périmètre de l'INSEE est marqué par la discontinuité urbaine, les interventions hors périmètre, même proches, ne disposent pas des moyens affectés à la politique de la ville. Disposez-vous de retours précis et d'exemples sur cette question ? Par ailleurs, il existe cinq critères de définition d'une ZUS : faut-il les faire évoluer ?

S'agissant du recoupement de vos observations nationales avec les évaluations locales, vous avez rappelé que les communes ont obligation de délibérer chaque année en conseil municipal sur les ZUS, ce que peu d'acteurs font effectivement. Cette obligation étant récente, elle se banalisera peut-être au fil du temps. En outre, les représentants de l'Etat n'ont peut-être pas suffisamment insisté sur ce point. Quoi qu'il en soit, certaines communes, en intercommunalité, ont mis en place des systèmes d'évaluation allant au-delà de ces obligations, et ce depuis plusieurs années. Ainsi, ces communes ont, depuis 4 ou 5 ans, recours à des prestataires extérieurs qui, chaque année, posent les mêmes questions sur un panel identique pour mesurer la perception que les habitants du territoire ont de son évolution. Disposez-vous de ces travaux qui sont tout à fait dignes d'intérêt ?

Quid de la diffusion de vos observations et de leur utilisation, notamment en interministérialité ? Avez-vous le sentiment que s'échafaudent, à partir de vos observations, des politiques territoriales dans les différents ministères ? Le chapitre sur l'éducation est en effet très révélateur des disparités : différentiels de taux de réussite scolaire, absence de filières d'excellence dans les collèges de ZEP, etc.

Enfin, par rapport à la géolocalisation des crédits, pouvez-vous différencier les crédits de droit commun et l'apport spécifique de la politique de la ville ? J'ai moi-même été adjoint à la politique de la ville et j'ai pu constater que, dès que vous souhaitez mettre en oeuvre un projet de droit commun dans ces quartiers, il vous est objecté, dans le cadre des arbitrages municipaux, que ces dispositifs relèvent de la politique de la ville. Or il s'agit souvent d'investissements de droit commun qui sont labellisés « politique de la ville » pour y inclure une dimension prioritaire. Vous avez indiqué que votre mission, définie par Jean-Louis Borloo, était de mesurer le retour de ces quartiers dans la République. Tentez-vous également de mesurer le retour de la République dans ces quartiers ?

Mme Marie-France BEAUFILS - Mes propos vont sans doute recouper ceux de Thierry Repentin. En ce qui concerne l'évolution du périmètre des ZUS, je constate en effet que la labellisation a mené à la constitution d'espaces interlopes. En périphérie des zones correspondant aux indicateurs retenus, nous nous sommes aperçus de la nécessité d'intervenir, sans qu'une action labellisée ZUS ou ANRU puisse être enclenchée. J'ai lu la synthèse de votre rapport, que je n'ai en revanche pu lire de manière exhaustive. Avez-vous posé des jalons à la mise à jour de ces périmètres ?

En ce qui concerne les ZEP, vous avez rappelé le travail mené par l'INSEE. Dans votre synthèse, vous nous avez fourni quelques éléments sur le plan scolaire. Toutefois, j'estime que nous n'avons pas suffisamment mesuré l'impact des équipes éducatives dans les résultats obtenus. En effet, lorsque survient un changement d'équipe éducative, les résultats du travail accompli en direction des enfants s'en trouvent sensiblement modifiés J'aimerais donc que ce critère puisse être mieux apprécié. Je sais que cette réalité n'est pas aisément mesurable, notamment en ce qui concerne l'Education nationale, mais il me semble que nous devons la prendre en compte. Le fait que de jeunes enseignants sans expérience soient nommés dans des établissements en ZEP et, donc, placés dans une situation de fragilité extrême ne contribue pas à ce que nous avancions sur cette question de la scolarité.

Sur le volet Santé, je souhaite que les manques dont souffrent les zones urbaines sensibles soient davantage détaillés. Pendant des années, j'ai connu une offre de psychiatrie de secteur, qui s'est éteinte en raison d'un manque de moyens de la part du secteur hospitalier. De surcroît, les politiques ont parfois contrecarré les dispositifs existants, ce qui nous place désormais en situation de difficulté.

J'aimerais également savoir si vous avez envisagé d'observer les conséquences que le choix d'un médecin référent peut avoir sur les outils mis en place dans certains secteurs avec les centres de santé. Il me semble toutefois que ce sujet sera particulièrement difficile à traiter.

Dans votre observation, vous avez évoqué les habitants des ZUS qui sont venus s'y installer dans les années 1960 et y sont très attachés. Dans le cadre de mes fonctions, j'ai pu souvent constater que ces personnes vivaient un véritable déchirement quand elles quittaient ces quartiers et qu'elles ne parvenaient pas à retrouver une qualité de vie identique ailleurs. En revanche, vous n'avez pas évoqué les populations entrant dans ces quartiers.

Je souhaite savoir si vous avez analysé comment s'effectuait la réservation préfectorale dans ces secteurs.

Par ailleurs, vous avez rappelé l'existence des zones franches et des installations d'entreprises. Il ressort que 69 % de ces entreprises n'ont pas de salariés. J'aimerais savoir s'il s'agit de créations ou de déplacements d'entreprises. Sont-ce des entreprises déficitaires venues s'installer en zone franche urbaine ?

J'aimerais que vous nous communiquiez des éléments permettant d'appréhender la manière dont les populations des quartiers réussissent à se faire embaucher en dehors des zones franches urbaines ? En effet, je ne suis pas convaincue qu'il faille maintenir l'activité professionnelle des habitants des quartiers sur leurs lieux de vie. Disposez-vous d'éléments vous permettant d'apprécier s'il s'agit d'un problème de mobilité ?

Enfin, j'ai demandé à la Commission que nous puissions avoir à notre disposition une étude plus fine de la nouvelle DSU et de sa pertinence pour les communes sur lesquelles se trouvent des ZUS.

Mme Bernadette MALGORN - En ce qui concerne le retour de la République dans ces quartiers, il conviendrait d'abord de mesurer si les crédits de droit commun s'y appliquent de la même manière qu'ailleurs. Or nous n'en avons pas la capacité exhaustive. Ici, il ne s'agit pas de comptabilité directe mais de reconstitution. Nous préconisons donc de profiter du passage au régime LOLF et au nouveau système d'information financière pour mesurer son impact dans la comptabilité budgétaire de l'Etat. Ainsi, nous saurons identifier que telle dépense de tel ministère, au titre des politiques de droit commun, a été exécutée au bénéfice d'une population d'une ZUS.

Vous avez rappelé les débats qui ont lieu dans les municipalités sur la labellisation de certains équipements de droit commun au titre de la politique de la ville alors qu'ils auraient pu s'inscrire dans une politique sportive ou culturelle. On observe le même type de débats au sein de l'Etat. En effet, nous souhaitons acquérir une certaine visibilité sur les dépenses de droit commun qui sont réalisées dans les territoires en faveur des ZUS. Nous souhaitons fortement que les Assemblées puissent s'approprier cette préconisation. Le problème serait alors résolu et, dans un scénario idéal, nous n'aurions plus besoin de mettre des observatoires en place. L'aide de l'Etat à destination des territoires figurerait dans les comptes rendus, les rapports annuels de performance, etc. De même, nous apprendrions ainsi que l'Education nationale intègre dans ses priorités la réduction des écarts entre élèves. Cette étape est évidemment loin d'être franchie.

En ce qui concerne la diffusion des observations, je ne participe pas au « concert interministériel ». En tant que représentante d'une autorité déconcentrée, j'ignore les processus selon lesquels les travaux relatifs aux lois qui ont suivi ont pris en compte les analyses de l'Observatoire.

En revanche, je peux affirmer que mes relations avec la Délégation interministérielle à la ville et les ministres responsables ou leurs cabinets sont excellentes. Par exemple, j'ai pu informer Madame Vautrin de l'évolution de nos travaux et présenter le rapport avant même qu'il ne soit publié.

J'ai indiqué dans l'avant-propos, en mon nom propre et non en celui de l'Observatoire, que les observations effectuées nous permettent de préconiser une révision de la géographie prioritaire : « Tout ceci invite à engager la réflexion sur la pertinence actuelle de la géographie des ZUS, afin que les politiques publiques soient concentrées sur les territoires aujourd'hui prioritaires ».

Marie-France Beaufils évoquait la nécessité d'élargir le périmètre des ZUS. De mon point de vue, il s'agit davantage de mettre en oeuvre une différenciation, et, dans certains cas, une certaine concentration. Par ailleurs, une moindre rigueur s'impose dans l'application de la notion de zone franche. En tout état de cause, notre zonage actuel est trop contrasté.

Je reviens sur la relation entre échelon communal, infra-communal et agglomération. Certes, il est nécessaire de mettre en place par décret des définitions juridiques qui sont génératrices de droits et d'exonérations, mais, à mon avis, la géographie prioritaire de la politique de la ville pourrait être plus contractuelle. Ainsi, des dispositifs de sortie pour les zones qui se sont améliorées seraient instaurés. Par exemple, la construction de grandes infrastructures peut radicalement modifier la physionomie d'un quartier. Des évolutions socio-économiques peuvent aussi s'y produire ; a contrario, des dégradations peuvent survenir sur d'autres zones. La nouvelle contractualisation pourrait donc à la fois porter sur le quartier, la ville et l'agglomération. Enfin, elle inclurait la possibilité d'interventions différenciées. D'ailleurs, nous avons pu constater que des conventions pouvaient également être conclues sur des territoires non identifiés a priori comme prioritaires au titre de l'ANRU : cette disposition est incluse au sein de l'article 6 du 1 er août 2003.

Mme Marie-France BEAUFILS - Dans la nouvelle mouture du texte, actuellement en discussion, les critères se rigidifient.

Mme Bernadette MALGORN - La définition des ZUS ne doit pas être trop extensive. L'Observatoire ne s'est pas prononcé sur cette question, bien que des discussions aient eu lieu. De mon point de vue, il conviendrait de mettre en place une plus grande concentration sur un noyau dur difficile et d'introduire davantage de souplesse dans la contractualisation. Ainsi, l'Etat et les collectivités pourraient afficher leurs intentions sur les actions de droit commun par rapport aux quartiers relevant de la politique de la ville. Puis ils pourraient ouvrir une fenêtre sur d'autres politiques qui pourraient être mises en place ensemble mais sous une autre forme. Ces nouvelles procédures permettraient de s'extraire de la rigueur excessive du découpage.

Il existe de nombreux recoupements entre nos travaux et les évaluations locales, même si cette réalité reste hétérogène. Plusieurs enquêtes ont été menées sur les ressentis des habitants des ZUS ; par exemple, une étude sur le sentiment d'insécurité vient compléter les données empiriques dont nous disposons.

En ce qui concerne les évaluations locales, la DIV, à laquelle l'Observatoire est intégré, entretient des relations avec les différents réseaux (réseaux interrégionaux, entre villes, etc.) qui existent. Nous bénéficions donc d'une remontée d'informations par le biais de ces évaluations. Néanmoins, dans la mesure où nous ne disposons pas d'un cahier des charges unique, les comparaisons deviennent délicates. Nous possédons le matériau, mais non la grille nous permettant de l'ordonner. Or je souhaiterais que l'Observatoire puisse effectuer ce travail.

Sur les questions de santé, les analyses menées restent insuffisantes. Non seulement les exigences portées par l'annexe de la loi étaient très peu ambitieuses, mais nous ne sommes même pas en capacité de les satisfaire. En effet, il convient de rappeler que le terme « établissement de santé » est plutôt extensif. De plus, nous utilisons le fichier SIRET de l'INSEE. Or il serait plus significatif de mesurer l'accès aux soins, ce que nous espérons pouvoir fournir pour 2006, avec l'aide des Caisses de Sécurité Sociale.

Je ne peux pas vous répondre sur l'impact de la mise en place du médecin référent, les centres de santé, etc. Pour autant, j'estime que ces préoccupations sont totalement légitimes.

Pour revenir sur vos propos sur la psychiatrie, je ne suis pas sûre que la problématique diffère entre une ZUS et toute autre zone. La proportion de personnes fragilisées est probablement supérieure dans les ZUS, d'où des besoins accrus en termes de soins psychiatriques. Pour autant, cette nécessité n'est pas spécifique à ces zones ; par exemple, des phénomènes de toxicomanie, qui relèvent de ce type de soins, existent en Bretagne. De mon point de vue, cette question prouve que les ZUS ne sont qu'un miroir grossissant des difficultés rencontrées par la société française. En tout état de cause, nous ne disposons que de données limitées sur les soins psychiatriques.

Pour répondre à l'interrogation de Mme Marie-France Beaufils, il existe des populations entrantes dans les zones sensibles. Mais le chapitre sur la mobilité résidentielle précise bien que le contexte global est celui de la décroissance sensible de la population : en effet, les entrants, qui correspondent aux populations les plus défavorisées, ne compensent pas les sortants. Somme toute, il semble que ces quartiers jouent un rôle de sas. Les politiques appliquées, qui permettent de sortir de ces ZUS, semblent donc revêtir une certaine efficacité. Je conserve toutefois une certaine prudence par rapport à ce constat.

Quant aux statistiques sur les entreprises, il me semble que nous sommes dans une situation statique comparative : nos données recensent des stocks. La manière dont nous pourrions faciliter l'embauche des habitants des ZUS dans d'autres quartiers pose question. L'objectif affiché dans ce domaine vise à ce qu'environ un tiers des habitants de ces zones occupent un poste dans les entreprises de quartier. Cependant, nous devons aussi nous occuper de ceux qui devront trouver un emploi par ailleurs.

Nous avons fait figurer dans le rapport 2005 une étude de la DARES (Ministère des Affaires sociales) sur l'impact des politiques de l'emploi. Par ce biais, nous disposons du taux d'accès des populations issues des ZUS aux mesures de la politique de l'emploi. Les résultats prouvent qu'un certain volontarisme est envisageable et qu'il peut être synonyme d'efficacité. Le service public pour l'emploi peut s'avérer volontariste sur les mesures portant sur l'emploi non marchand. En revanche, ce volontarisme rencontre plus rapidement ses limites s'agissant des mesures qui visent à favoriser l'emploi dans le secteur marchand. Ainsi, le CES fonctionne bien, contrairement au CIE, dont les résultats restent mitigés. En effet, l'efficacité de cette dernière mesure dépend de l'accueil que les entreprises lui réservent.

Mme Marie-France Beaufils a émis la demande qu'une étude plus fine de la nouvelle DSU soit réalisée. Le dernier chapitre, sur l'observation locale, s'achève sur cette question. En effet, nous observons que les collectivités locales auront obligation de rédiger deux types de rapports : l'un au titre de la loi du 1 er août 2003 sur l'évolution de leurs zones urbaines sensibles, l'autre au titre de la loi de 2005 portant réforme de la DSU sur l'emploi de la DSUCS. Il semblerait que l'un de ces rapports soit émis au moment de l'établissement des comptes administratifs, l'autre lors du débat d'orientation budgétaire. Nous suggérons, si possible, de fusionner ces deux rapports. Quoi qu'il en soit, j'appelle de mes voeux l'accomplissement de ces obligations.

Mme Dominique VOYNET - Je souhaite poser quelques questions sur l'Observatoire, et recueillir votre avis sur quelques questions, qui peuvent faire appel à votre expérience en tant que préfet.

En premier lieu, il me semble essentiel de désigner correctement les réalités. J'aimerais que vous me donniez votre avis sur la manière dont sont qualifiées les « zones urbaines sensibles ». En effet, il me semble que le terme « sensible » est ambivalent : la zone est-elle sensible parce que préoccupante du point de vue de la dégradation de la situation de ses acteurs et du territoire, ou sensible parce que qu'inquiétante, donc menaçante ? Le terme de « quartier en difficulté », retenu dans le cadre de notre mission, n'est-il pas mieux adapté à la diversité de ces zones ? Pour les populations de ces quartiers et les élus de ces communes, ne vous semble-t-il pas que le fait de changer cette dénomination de ZUS pourrait être accueilli comme un message ?

Par ailleurs, j'aimerais savoir si l'Observatoire envisage de travailler sur la question des femmes, notamment au regard des difficultés spécifiques dont elles sont victimes en matière d'emploi, de violence et de santé. Dans notre mission, la question des femmes n'est évoquée qu'en termes de santé publique, puisque les objectifs de la politique en direction des ZUS en matière de santé invitent à insister particulièrement sur les populations étrangères et les femmes. Lors des violences de l'automne, nous avons pu entendre de nombreux témoignages de femmes faisant état de leur désorientation. Il me semble donc primordial d'appréhender les conditions de travail de ces femmes, surtout lorsqu'elles sont seules avec des enfants. Je rappelle que nous venons d'adopter, à l'initiative des sénateurs, une proposition de loi pour réprimer les violences conjugales. Plus généralement, il me semble essentiel de pouvoir appréhender des réalités telles que le mariage forcé, les viols et les violences exercés sur les femmes. Ces violences revêtent-elles une spécificité dans ces quartiers ?

Je voulais insister à nouveau sur la nécessité de dissocier ce qui relève des crédits de droit commun et de la politique de la ville. Souvent, les dépenses doivent être de nouveau affectées : en conséquence, les politiques conventionnelles sont labellisées a posteriori « politiques de la ville ». Par exemple, ce qui relève de l'animation culturelle est souvent, dans les municipalités, requalifié pour donner une certaine consistance à des rapports parfois décevants. Il s'agit également de pointer le phénomène inverse. Dans un contexte de rigueur budgétaire, il s'avère quelquefois difficile de financer des actions qui devraient l'être par des crédits de droit commun. Il devient donc nécessaire de trouver des subterfuges, qui confinent d'ailleurs au détournement. Ne serait-il pas intéressant de se doter d'outils permettant d'apprécier ce phénomène ?

Vous avez suggéré d'inventer des dispositifs de transition afin de permettre une éventuelle sortie de la politique de la ville. Cette proposition me semble relever d'une analyse particulièrement fine de la situation. A votre avis, convient-il de concentrer les efforts et les moyens sur les territoires, les populations, les établissements scolaires les plus en difficulté, au risque d'inventer des dispositifs de transition qui ne soient pas à la hauteur des enjeux, ou est-il préférable d'adopter une approche plus globale et de définir la coopération collective ? Il semble en effet légitime d'hésiter entre la tentation de cibler les efforts afin de mesurer rapidement leurs effets et celle d'éviter les effets de périmètre et, donc, les fractures entre les territoires.

Enfin, je souhaite poser une question relative au retrait des informations concernant l'origine ethnique des personnes. Pensez-vous que cette procédure pourrait fournir des éléments d'information importants ?

M. Yves DAUGE - Je trouve votre travail nécessaire et remarquable, même si j'en mesure les limites.

La difficulté de l'exercice a trait, me semble-t-il, à la question de fond suivante : il existe un important décalage entre notre système institutionnel et notre capacité d'action sur un domaine mal observé et compris, très transversal, et qui appelle des modalités d'intervention spécifiques de la part des services de l'administration centrale, des services déconcentrés et des collectivités locales. Or nous ne parvenons pas à remettre notre système en cause. Qu'en pensez-vous ?

J'imagine qu'en tant que préfet, vous mesurez, au niveau local, l'extrême difficulté de l'Etat à parvenir à cette transversalité, à améliorer la capacité d'intervention et la réactivité de ses services. Ainsi, la DDE, les DDASS, les services de préfecture, etc. éprouvent des difficultés croissantes à faire face à ces situations délicates. Au niveau des collectivités locales, le problème est identique. J'attends beaucoup de la montée en puissance des agglomérations. Mais, outre les maires, il existe aussi les services de la CAF, de l'INSEE, des offices HLM, etc. Chacun de ces organismes travaille dans son domaine. Cependant, nous pouvons, par exemple, nous interroger sur la capacité de l'INSEE à répondre aux questions précises que nous lui posons. En ce qui concerne la CAF, les données dont nous disposons datent de 1999. Il s'agit là, en somme, de la question de la modernisation de notre système institutionnel. Je ne souhaite pas que celui-ci s'affaiblisse, mais se transforme radicalement.

En outre, environ 750 quartiers sont définis comme sensibles. A une époque, seuls 400 ou 500 zones de ce type étaient dénombrées. Il convient, de mon point de vue, d'examiner les critères de définition d'une ZUS : certains quartiers définis comme ZUS figurent indûment dans cette liste, tandis que d'autres devraient y être répertoriés et ne le sont pas. En tout état de cause, je suis d'accord avec Bernadette Malgorn lorsqu'elle affirme qu'il est impératif de concentrer l'effort sur certains quartiers préalablement re-ciblés.

Par exemple, je m'interroge sur le nombre de maîtres d'ouvrage qui officient à Mantes-la-Jolie. Je me demande également quelle est la politique de peuplement et de gestion de chacun d'entre eux. Il convient de préciser que le siège de nombreux opérateurs se situe à Paris, ce qui laisse planer des doutes sur leur implication dans ces questions. En effet, il s'agit d'entretenir les immeubles et de réparer les dégradations rapidement après qu'elles ont été commises. En effet, à défaut, un engrenage se met rapidement en place. Il est donc impératif de disposer d'une excellente capacité de réaction par rapport aux événements. Or ce n'est pas le cas, loin s'en faut.

Parfois, dans la petite ville dont je suis en charge, j'apprends a posteriori que tel ou tel événement, dont les conséquences sont catastrophiques, s'est produit. Personne ne m'informe du problème.

En dehors de ces zones très concentrées, où la capacité de réaction et d'investissement est insuffisante, il s'agit de définir un périmètre qui constitue une zone de transition. La définition d'une politique de droit commun est essentielle. Or ce périmètre revient vers le droit commun. En outre, il permet de cadrer des échanges réciproques : tout ce que la ville propose en termes de qualité de vie (culture, mixité, etc.) doit pouvoir y être polarisé. Je suis en total accord avec Bernadette Malgorn lorsqu'elle suggère que les ZUS soient strictement ciblées et que leur entourage puisse faire l'objet de contractualisations.

J'aimerais que votre observation attire davantage l'attention sur les quartiers au sein desquels la situation n'est pas préoccupante, comme à Dreux, par exemple. Par ailleurs, le cas de Marseille est intéressant à observer en ce qui concerne l'accompagnement culturel, social, et le réseau associatif. En effet, la structure associative y est très dense depuis de nombreuses années. Nous souhaiterions que l'Observatoire puisse approfondir cette question et nous indiquer les évolutions du maillage associatif dans tous les quartiers. Nous serions ainsi plus au clair sur les zones où la situation s'améliore et sur celles où elle se détériore. De fait, nous pourrions mieux appréhender les inquiétudes qui entourent le soutien du secteur public au monde associatif. En outre, il est intéressant d'observer la situation dans différentes ZUS. Cependant, encore faut-il expliquer pourquoi celle-ci reste préoccupante.

Je souhaite également revenir sur la question de l'emploi. La nécessité d'occuper les personnes, notamment les jeunes, en attendant que la croissance revienne a été pointée par les politiques. Ainsi, ces jeunes éviteront le désoeuvrement et tout ce qu'il implique. J'ajouterai que le retour de ces quartiers dans la République ne se fera que par le biais des jeunes, fiers d'être utiles. Or nos actions dans ce domaine sont insuffisantes. Les jeunes devraient être occupés, que cela soit dans le cadre d'un service civil, dans un quelconque contrat d'emploi, en formation, etc.

L'observation doit prendre en compte la hiérarchie des urgences. En effet, si nous voulons mettre en place des actions efficaces dans le cadre de la politique de la ville, nous ne pouvons pas suivre uniquement des indicateurs certes utiles mais qui ne concernent que le moyen ou long terme et délaisser ceux qui relèvent de questions pressantes.

En termes d'habitat, vous avez évoqué le fameux plan « banlieues 89 ». Comme vous le savez, Roland Castro n'a jamais préconisé de détruire les banlieues : son leitmotiv était de les embellir. Or, nous avons été confrontés, sous la responsabilité de l'Etat, à une politique de maîtres d'ouvrage qui se sont contentés d'un camouflage désastreux. En effet, nombre de bâtiments qui auraient nécessité une rénovation substantielle n'ont été que superficiellement traités. Ce travail a quasiment abouti à détériorer la situation. Certes, cette politique de pseudo réhabilitation a suscité des déceptions, mais je dénonce toute approche mettant en avant la démolition systématique. Or de nombreuses municipalités, qui sollicitent l'appui de l'ANRU, l'obtiennent à condition d'entreprendre des programmes de démolition. De mon point de vue, il s'agit là d'une solution simpliste : il est inadéquat de proposer pour résoudre un problème aussi complexe une entrée aussi radicale, dont les conséquences psychologiques et financières sont extrêmement lourdes.

Je souhaite donc qu'émerge une solution alternative sur la question de l'habitat, qui mette en avant une réelle requalification des bâtiments. Il me semble que cette solution serait moins traumatisante et onéreuse. Dans cette approche, je ne distingue évidemment pas habitat, urbanisme et environnement. Le vide conceptuel qui règne sur cette question m'inquiète passablement. Aussi, je souhaiterais que vos observations puissent rapidement se porter dessus.

Ouvrir une ligne budgétaire relève d'une opération particulièrement simple, que nous avons d'ailleurs effectuée au moment de la construction de ces quartiers. Ensuite, nous avons cherché les financements, des opérateurs parisiens, des maîtres d'ouvrage, sans que l'équation de sortie ne soit connue : en effet, nous ignorions quels types de logements seraient conçus et à qui ils seraient destinés. Il me semble que la situation actuelle n'a pas sensiblement évolué : une observation sur cette problématique nous permettrait d'éviter de commettre des erreurs. De même, nous nous garderions de privilégier, comme nous le faisons actuellement, des projets de court terme. Ce problème m'inquiète particulièrement.

M. Dominique BRAYE, président - Je précise qu'il existe 19 bailleurs à Mantes-la-Jolie. Depuis cinq ans, ce problème a été résolu par la mise en place de regroupements. Cette agglomération a d'ailleurs été l'une des seules à mettre en place une conférence intercommunale du logement, qui a débouché sur la signature d'une charte du logement par les élus et l'intégralité des bailleurs sociaux. Par ailleurs, il existe un Observatoire du logement social permettant d'arriver à un traitement très fin des demandes. Lorsqu'il s'agit de décliner ce niveau d'exigence en accord collectif départemental, les cas les plus lourds sont réétudiés par une Commission de coordination qui examine leur placement. Nous savons comme le mauvais entretien de chaque cage d'escalier peut constituer un sujet sensible et nous travaillons en tenant compte de tous ces paramètres. Il n'existe qu'un seul maître d'ouvrage : il s'agit d'un comité de pilotage qui regroupe la communauté d'agglomérations, les communes, un établissement public, etc. Nous recevons également une délégation du contingent préfectoral. Les décisions sont prises collectivement. En s'organisant, il reste donc possible de monter des projets, et de trouver des solutions en matière d'habitat et d'urbanisme. Nous y avons réfléchi et travaillé pendant cinq ans.

Mme Bernadette MALGORN - M. Pierre André a émis le souhait, que je partage, que nos travaux soient présentés de manière plus synthétique : ils répondront ainsi aux attentes des parlementaires. Par ailleurs, nous aimerions fournir des informations géographiquement identifiables. J'aurais espéré pouvoir structurer ainsi le rapport : une première partie de ce document aurait correspondu à l'observation des indicateurs définis par la loi et, en annexe, un tableau les aurait déclinés par ZUS, par agglomération et par région. Nous sommes encore très éloignés de ces objectifs, mais je partage votre souci. Nous avons donc décidé de faire figurer en première partie les indicateurs, en deuxième partie les études thématiques, et en troisième partie les manques que l'observation met en évidence. Cette troisième partie est essentielle : les manques peuvent être constitués d'éléments inobservables, mais aussi d'éléments que nous avons inconsciemment refusé de constater.

Pour répondre à Mme Dominique Voynet, nous nous sommes bien sûr posé la question sémantique qu'elle a soulevé. Il existe une série d'appellations (zones urbaines sensibles, zones franches urbaines...) qui se réfèrent à des catégories qui, d'ailleurs, se recoupent partiellement. En langage courant, il est question de quartiers en difficulté. Il est évident que les zones urbaines constituent un problème sensible. A ce titre, je rappelle que la politique de la ville est née à l'issue d'émeutes urbaines. Elle ne s'inscrit pas uniquement dans un ancrage socio-économique, comme l'harmonisation du développement territorial ou l'application des principes républicains, mais a été impulsée sous une certaine pression, qui, d'ailleurs, ne s'est pas éteinte depuis. Le caractère sensible, voire susceptible, d'une partie des populations de ces quartiers fait partie des éléments à prendre en compte dans la politique de la ville. La dimension psychologique, présente dans toute action politique, est ici exacerbée. Lors des émeutes de l'automne dernier, nous avons pu entendre dans les médias de nombreux témoignages de jeunes demandant du respect et de la considération, ce qui ne se mesure pas. L'appellation « sensible », retenue par la loi, ne me choque pas.

M. Dominique BRAYE, président - Nous connaissons tous, en particulier le médecin qu'est Dominique Voynet, la définition de l'hypersensibilité. Je trouve ce terme de « sensible » d'autant plus adéquat qu'il est polysémique. En effet, les zones sensibles réagissent plus rapidement et fortement aux stimuli externes. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer les réactions de la communauté jeune dès lors qu'une atteinte est commise contre un des siens : en tant que responsables de secteurs à risque, nous l'avons souvent constaté. Un stimulus entraîne une réaction exacerbée par rapport à celle qui serait observée ailleurs. Je trouve donc le terme de sensible tout à fait adapté, dans la mesure où ses différentes significations correspondent à cette réalité et qu'il décrit bien ce processus de réaction. Enfin, il me semblerait vain de modifier ce terme, tous l'ayant désormais parfaitement à l'esprit.

Mme Bernadette MALGORN - La question peut se poser en termes de stigmatisation. Dans l'univers machiste des banlieues, considérer que la sensibilité puisse être une qualité et le faire entériner par les autorités républicaines me semble pertinent. De mon point de vue, avoir de la sensibilité, même si sa gestion peut poser problème, ne constitue pas un défaut : elle est à l'origine de toute poésie, création ou culture. Quoi qu'il en soit, ce terme n'entrave absolument pas l'Observatoire dans ses activités.

Le problème de la discrimination à l'encontre des femmes ne figure pas dans le rapport, ce qui répond aux dispositions légales. En effet, la loi ne prévoit aucun indicateur sur cette question. Or, comme nous l'avons mentionné lors des Assises de la ville, le seul indicateur que nous proposerions pour mesurer le bien-être ou le mal-être des banlieues, s'il fallait n'en garder qu'un, serait celui de la visibilité des femmes dans ces quartiers. Je rejoins vos préoccupations : la banlieue est effectivement le théâtre de phénomènes de machisme. Même si cette réalité ne figure pas dans les indicateurs, j'ai demandé que toutes les statistiques observées dans le rapport 2005 soient sexuées. Il s'agit là d'une obligation légale, mais elle est rarement appliquée.

Nous y sommes presque intégralement parvenus : les chiffres non sexués ne sont mentionnés que lorsque les autres n'étaient pas disponibles. Nous avons ainsi pu mieux analyser les différences en matière d'emploi : processus d'accès, capacité à valoriser le diplôme... Les phénomènes de discrimination ressortent également de ces statistiques. Les données dont nous disposons en matière de santé sont plutôt réduites. Elles s'étofferont grâce aux conventions mises en place avec les Caisses de Sécurité sociale. J'espère que ces données nous éclaireront et intégreront les différences hommes/femmes.

Par ailleurs, nous n'avons pas présenté l'étude sur la perception de la violence, qui est parue au moment où nous terminions notre rapport. Elle incluait une enquête de victimisation, qui fait apparaître un véritable fossé entre hommes et femmes. Ces éléments ne figurent pas dans le rapport par respect de la mission impartie par la loi. Toutefois, ils figurent en tête de nos préoccupations. Bien entendu, l'indicateur de visibilité des femmes dans les ZUS n'existe pas. Cependant, s'il fallait créer un indicateur synthétique de mesure de bien-être des banlieues, ce serait celui-ci.

Nous avons déjà évoqué la question des fonds alloués au droit commun ou à la politique de la ville. Il me semble que l'enjeu actuel réside dans le système d'information financière de la LOLF. Je souhaite que les Commissions des finances des assemblées parlementaires se mobilisent sur cette question. Si aucun changement ne se produit, il faudra mettre en place des appareils de recompte, procédure coûteuse et peu fiable. En revanche, si le système d'information financière de la LOLF est modifié, une traçabilité sur les fonds affectés au titre des politiques de droit commun ou des politiques de la ville sera garantie.

S'agissant de la concentration ou de la globalisation des politiques de la ville, ma réponse différerait selon que nous nous adressons aux collectivités locales ou à l'Etat. La mission des collectivités territoriales (communes, agglomérations en intercommunalité) consiste à s'occuper de manière homogène de l'ensemble de la population sur la globalité du territoire. Il s'agit de politiques territorialisées dans le cadre desquelles la collectivité locale dispose d'une responsabilité quasi exhaustive : en effet, certaines politiques, comme la politique sociale, sont du ressort du Conseil général. Ce découpage des responsabilités pose d'ailleurs question : pourquoi les services sociaux présents dans les quartiers relevant de la politique de la ville ne dépendent pas du Conseil général ? Pourquoi un étranger ayant obtenu un statut de réfugié devrait continuer à être suivi par les services spécifiques de l'Etat, et non rentrer dans le droit commun du Conseil général ? Les politiques de formation sont encadrées par le Conseil régional. Hormis ces quelques exceptions, nous nous situons dans un dialogue entre collectivité locale et Etat.

D'après moi, la globalité de ces questions doit être embrassée par la collectivité locale dans une optique d'intercommunalité : l'échelon communal ne peut assurer cette solidarité seule. L'Etat dispose de responsabilités sectorielles vis-à-vis de certaines politiques, comme celle de la sécurité ou de l'emploi, qui doivent viser la globalité de l'agglomération. Pour le reste, la concentration doit jouer en termes de politique de la ville.

L'origine ethnique des populations ne rentre pas dans des catégories administratives. La CNIL a d'ailleurs été saisie de cette question, ainsi que de celle des tailles d'échantillons statistiques faisant fluctuer la frontière entre visibilité et secret. En tout état de cause, il serait souhaitable que nous puissions identifier des personnes dont les parents étaient d'origine étrangère. Nous pourrions ainsi mesurer plus aisément les difficultés d'intégration culturelle et éventuellement linguistique. Cependant, nous ne pouvons pas effectuer ce distinguo dans tous les champs. Certains organismes HLM se sont fait semoncer pour avoir mentionné des informations qui, sans relever du racisme, n'étaient pas conformes à la réglementation en vigueur.

Je rappelle que les ZUS constituent un miroir déformant des difficultés de la société française, y compris en matière de réforme de l'Etat. Nous pourrions d'ailleurs entreprendre des exercices de réforme de l'Etat en partant des ZUS, sans les mener de manière dissociée par rapport aux exercices généraux. Néanmoins, une telle démarche ne ferait que les compliquer sans qu'aucune réforme ne s'ensuive. L'Etat, du fait de la décentralisation et des privatisations, va devoir modifier son organisation. Sa fonction relève d'ailleurs aujourd'hui plus du maître d'ouvrage que du maître d'oeuvre. Il ne peut pas impulser toutes les initiatives à tous les niveaux. Il est donc nécessaire de recenser ce qui peut être accompli à chaque échelon. Ainsi, les grands équilibres, orientations et objectifs sont définis au niveau national. Au plan régional intervient ensuite leur déclinaison au niveau de l'adaptation au territoire, ce qui nécessite de conserver l'échelon régional dans la mise en oeuvre de la politique de la ville. Ce niveau, potentiellement primordial en termes d'évaluation et d'observation de l'emploi des fonds de droit commun, comme en dispose la LOLF, s'était, semble-t-il, quelque peu « incliné » pendant un temps ; la politique de la ville était alors devenue trop localiste. Il s'agit enfin de l'échelon d'action d'accompagnement, qui vise à inclure une évaluation sur toutes les initiatives mises en place : adultes-relais, comités de l'Etat, etc. Certaines de ces actions ont déjà fait leurs preuves, d'autres moins. L'Observatoire en fait état dans son analyse des dispositifs spécifiques de la politique de la ville. Il s'agit peut-être de rénover les moyens de la présence de l'Etat.

Cette question rejoint celle des associations. En effet, lors des événements d'automne, celles-ci se sont plaintes des baisses de subventions dont elles ont fait l'objet. Toutefois, il n'est pas conforme à l'esprit républicain d'acheter la paix sociale avec des subventions. Sur cette question de la diminution des subventions aux associations, la DSU a été mise en place. Par ailleurs, la décentralisation s'est produite, et des orientations nous ont été fournies par les services gouvernementaux et les ministères. Elles indiquaient en substance que la politique de la ville était avant tout l'affaire des élus et que l'Etat intervenait en accompagnement. L'Etat assurait toujours une présence importante dans les quartiers, mais sa forme de présence était substantiellement modifiée, notamment par le biais de la décentralisation. L'Etat venait donc désormais plus en appui des élus qu'en lien direct avec les acteurs de base. Les événements de l'automne ont conduit le gouvernement à changer de position. Il a alors conclu à la nécessité d'une présence visible de l'Etat au niveau local, sans toutefois remettre en cause les prérogatives et responsabilités des élus locaux.

De leur côté, les associations constituent un tissu territorial indispensable. A ce titre, l'expérience de Marseille, évoquée par Yves Dauge, est très parlante. Même si l'Etat doit en revenir à une relation plus directe avec elles, il n'est pas question de compenser des subventions qui n'auraient pas été obtenues par ailleurs. Collectivités et Etat doivent donc cibler précisément, dans leurs relations avec les associations, leurs objectifs prioritaires et responsabilités.

En 2003, j'ai commandité dans ma région une analyse sur les actions financées par les crédits de la politique de la ville dans le cadre des contrats de ville. Cette étude portait également sur la répartition des crédits par rapport aux objectifs affichés par l'Etat dans les contrats de ville. J'ai constaté que la majorité des crédits n'avaient pas été affectés aux objectifs prioritaires, et j'ai demandé qu'un redressement soit opéré.

Il est nécessaire d'entretenir des relations avec de nombreuses associations locales et de les subventionner. Cependant, un affichage des objectifs reste, dans ce cadre, primordial. Nous concluons ainsi des contrats incluant des demandes aux associations, mais nous ne les instrumentalisons pas.

L'ANRU s'est engagé à nous fournir une série de données qui devraient en principe figurer dans le rapport 2006.

M. Thierry REPENTIN - Je souhaite poser deux questions. Dans nos attributions, figurent l'établissement d'un bilan et la mise en évidence de perspectives. Dans cette perspective, il est donc impératif d'analyser les échecs et réussites.

Vous semble-t-il possible et pertinent d'éditer des fiches individuelles ou territoriales des événements de novembre 2005 ? Disposez-vous d'explications de ce qui s'est passé à Clichy ? Les indicateurs dont vous avez pu prendre connaissance vous permettent-ils de comprendre la répartition géographique des émeutes ? Il serait intéressant d'extraire 15 ou 20 fiches de collectivités locales où ont eu lieu des émeutes urbaines et de les comparer à la moyenne de l'Observatoire national des ZUS. Ainsi, nous pourrions examiner si certains indicateurs auraient pu permettre d'anticiper cette crise.

Par ailleurs, je souhaiterais savoir si l'Observatoire a relevé d'évidentes carences en termes de politiques publiques. Nous devons programmer un certain nombre d'auditions. Vous incitez-nous à auditionner tel ou tel acteur qui serait amené à jouer un rôle croissant en termes de politique de la ville ?

Mme Bernadette MALGORN - En février, lors de la première réunion du Conseil d'orientation de l'Observatoire après les événements de l'automne, j'ai posé la question que vous venez de m'adresser. Je n'ai pas obtenu grand succès. Cette instance se compose essentiellement de représentants de ministères qui sont missionnés par leur administration et disposent de nombreuses données. Il s'agit donc de membres dont la présence est éminemment légitime au sein de l'Observatoire. Cependant, ils doivent dissocier leur position officielle et leur ressenti personnel. Les acteurs de terrain ont, quant à eux, pu s'exprimer sur les carences en matière de politique de la ville.

Pour ma part, j'ai l'impression que nous pourrions notamment progresser sur le chapitre de l'éducation et de la solidarité.

Il existe certes un bâti, une organisation et une forme urbains qui sont à l'origine de nombreux projets. Ces programmes, qui se construisent sur le moyen et long terme, finiront par produire des effets de structure urbaine. En revanche, je pense que nous pourrions obtenir des effets rapides, mais aussi de long terme, par une prise en main des problèmes d'éducation et de scolarisation. A ce titre, les équipes de réussite éducative, mises en place par la précédente loi, constituent une démarche pertinente. Pour autant, elles ne sauraient à elles seules résoudre tous les problèmes qui se posent.

La difficulté que nous éprouvons à obtenir des informations sur cette question éducative est révélatrice d'un certain nombre de blocages. Cette question relève du Ministère de l'Education nationale et des Conseils généraux, au titre des collèges et de l'action éducative. Il ne relève pas de notre mission d'observer cette question, mais il serait très intéressant de le faire. Par exemple, nous pourrions examiner les actions menées depuis une vingtaine d'années en matière d'éducation en milieu ouvert. Ce genre de questions figure d'ailleurs au rang des priorités législatives. Ces thématiques ont fait l'objet d'une certaine désorganisation institutionnelle, au moment même où la situation s'aggravait objectivement et aurait mérité la mise en place de dispositifs spécifiques. L'éducation, scolaire ou non, constitue donc un des sujets sur lesquels nous disposons d'une importante marge de progression.

M. Dominique BRAYE, président - Pourquoi, malgré l'accent mis par tous les acteurs de terrain sur le problème de l'éducation et de la formation, en restons-nous au stade du discours ?

Mme Bernadette MALGORN - Mme Marie-France Beaufils a évoqué la problématique de la constitution des équipes éducatives. Comme vous le savez, les enseignants se sont saisis de ce genre de questions. Le système d'attribution des points, qui permet d'obtenir des affectations prioritaires, n'a pas été modifié malgré le développement simultané d'un discours prônant les vertus de la stabilité des équipes éducatives. J'ignore si ce sujet peut être abordé par le Ministère de l'Education et les syndicats représentatifs des enseignants. En tout état de cause, cette discussion serait souhaitable.

Mme Marie-France BEAUFILS - Il ne s'agit pas de l'unique question qui se pose. Dans un collège, des changements de direction (principal et principal adjoint) se produisent fréquemment au bout de trois ans de service, car le Ministère de l'Education nationale estime qu'il convient de reconstituer les équipes éducatives. Ces fonctionnaires sont donc invités à changer d'affectation, alors même qu'ils viennent de commencer à établir une relation solide avec les élèves et leurs familles. De mon point de vue, il faudrait que nous soyons plus attentifs à ce qui se passe sur les terrains et à ce que les acteurs en disent.

Mme Bernadette MALGORN - J'ai évoqué rapidement les aspects liés à la contractualisation des politiques de la ville, notamment avec les associations. Dans la future contractualisation, il conviendra de ne pas se focaliser moins sur des masses financières que sur la stabilisation des équipes pédagogiques. En effet, nous avons tout intérêt à contractualiser les modalités selon lesquelles l'Etat assure sa présence dans les quartiers.

M. Dominique BRAYE, président - Je laisse la parole à Monsieur le Rapporteur pour conclure ce riche débat, qui a déjà duré 2 heures 10 au lieu de l'heure impartie. Je tiens à vous remercier de la qualité des échanges que nous avons entretenus.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Madame la Présidente nous a rendu un service considérable en nous ouvrant une véritable mine de renseignements.

Je ne vais pas revenir sur les questions qui ont déjà été soulevées ; je partage les préoccupations qu'elles révèlent. Je souhaite toutefois rappeler que nous devrons impérativement mener une réflexion sur la géographie prioritaire des villes.

Il conviendra également de se pencher sur la question de la commune et de l'agglomération. Nous sommes nombreux à être convaincus du rôle prépondérant que doit jouer la communauté d'agglomérations. Toutefois, cette conviction se heurte fréquemment aux réalités du terrain : en effet, nombre de communes refusent de travailler dans ce cadre.

Je précise que les maires ne se sont pas toujours montrés extrêmement coopératifs pour communiquer un certain nombre d'informations à l'Observatoire, au préfet ou aux services de l'Etat. Un maire a même été mis en demeure de transmettre certains renseignements.

Nous devrions en tirer parti pour réfléchir aux indicateurs complémentaires que nous pourrions demander aux municipalités. Nous pourrions ainsi demander que nous soient fournies des données sur la base d'une dizaine d'indicateurs synthétiques.

Par ailleurs, il me semble que l'évolution de la DSU devrait faire partie de l'observation locale.

Dans les mois et les années qui viennent, la contractualisation deviendra une problématique essentielle en matière de politique de la ville. D'ici fin 2006 ou début 2007, il s'agira de se pencher sur cette question. Au sein de ces contrats de ville, qui d'ici là auront changé d'appellation, il conviendra de régler, voire de négocier entre les divers partenaires ce qui relève des politiques de droit commun ou des politiques spécifiques menées dans les quartiers. Bien entendu, ces politiques de droit commun devront être affirmées et ressenties avec force au sein des ZUS. Trop souvent, ces quartiers se heurtent à l'idée reçue selon laquelle ils n'auraient pas besoin de recourir aux crédits européens, d'Etat, de la région ou du département, dans la mesure où ils se situent en zone franche urbaine.

Je suis favorable à la contractualisation directe entre Etat et collectivités locales de base sur la thématique de la politique de la ville.

En outre, les associations doivent figurer au sein de nos observations, ce qui est très difficile, dans la mesure où nous devons impérativement conduire des études qualitatives pour mesurer l'impact du travail qu'elles mènent.

Je me suis rendu, à titre anonyme, à une demi-journée de travail de la DIV sur le problème des statistiques. Les statisticiens nous ont indiqué, en substance, que leur travail ne consistait pas à fournir des statistiques à des hommes politiques, ce qui m'a considérablement déplu, et ce sur quoi j'ai fortement réagi. En effet, ils partent du principe que les hommes politiques, contrairement à eux, passent. De plus, ils ont affirmé que les statistiques qu'ils nous fournissaient étaient mal utilisées. Ils estiment que les hommes politiques ne doivent pas mélanger les genres et se substituer aux statisticiens. Les statistiques ne peuvent servir une réforme et, selon eux, mettre en place un appareillage statistique sur les ZUS ne présente aucun intérêt en termes économiques et sociaux. Ces réticences m'amènent à douter de notre capacité à obtenir les renseignements pertinents et exhaustifs dont nous avons besoin.

Enfin, il est impératif que nous parvenions à définir 10 ou 15 indicateurs forts de suivi de l'évolution dans les quartiers en difficulté. Ainsi, notre capacité de réaction serait accrue ; par ailleurs, nous pourrions mieux mesurer l'impact de notre politique.

M. Dominique BRAYE, président - Merci, Monsieur le rapporteur. Merci Madame la Présidente. J'espère que cet excellent rapport sera fréquemment consulté lors de l'élaboration des politiques et que sa synthèse sera lue avec une grande attention.

Les observations ne sont utiles que dans la mesure où elles servent la réforme. Je souhaite que les moyens mis en place puissent être examinés au regard des critères et constats que l'Observatoire a pu établir.

Cet après-midi se dérouleront deux tables rondes. La première, prévue à 14 heures 15, réunira des représentants de communes qui viendront évoquer leurs réalisations en matière de politique de la ville : nous recevrons Jean-Marie Bockel, Président de l'Association des maires des grandes villes de France (AMGVF), Bruno Bourg-Broc, Président de la Fédération des maires des villes moyennes (FMVM), et Claude Pernès, représentant de l'Association des maires de France (AMF). Puis, à 16 heures 30, nous entendrons des représentants de départements et régions, qui viendront exposer leur rôle et réalisations quant à la politique de la ville. Nous recevrons deux représentants de l'Association des départements de France (ADF) : Michel Berson, Secrétaire général, et François Scellier, ainsi que le Délégué général de l'Association des régions de France (ARF), François Langlois.

Je vous remercie.

Table ronde, avec la participation de : M. Jean-Marie BOCKEL, Président de l'Association des maires des grandes villes de France (AMGVF)
M. Bruno BOURG-BROC, Président de la Fédération des Maires des villes moyennes (FMVM)
M. Claude PERNÈS, représentant de l'Association des maires de France (AMF)
(1er mars 2006)

Présidence de M. Dominique BRAYE.

M. Dominique BRAYE, président - J'assurerai la présidence de cette séance, en remplacement d'Alex Türk, aujourd'hui indisposé. Il reprendra ses fonctions le plus rapidement possible.

J'aimerais souhaiter la bienvenue à Bruno Bourg-Broc, Président de la Fédération des Maires des villes moyennes et à Claude Pernès, représentant de l'Association des maires de France. Je vous prie d'excuser Jean-Marie Bockel, qui nous a informés de son retard. Il préside l'Association des maires des grandes villes de France.

Au sein de notre instance, nous avons déjà reçu la déléguée interministérielle à la ville. Ce matin, nous avons auditionné Bernadette Malgorn en tant que Présidente du Conseil d'orientation de l'Observatoire national des zones urbaines sensibles. Elle nous a présenté son rapport, dont nous avons longuement discuté.

Nous allons aujourd'hui tenter de dresser le bilan des politiques de la ville depuis qu'elles ont été mises en place. Les émeutes de novembre ont manifestement constitué un facteur déclenchant quant à la mission d'information, qui vise à examiner les actions entreprises en matière de politique de la ville, de manière à identifier ses remises en cause, remaniements et réorientations possibles. Cette discussion est bien entendu très ouverte.

Cette mission aura pour rapporteur Pierre André. Il s'agira d'émettre des propositions constructives et qui, en tout état de cause, ne soient pas politiquement correctes. Nous connaissons les problèmes des ZUS, et sommes conscients des améliorations obtenues. Elles ont certes été nombreuses, mais restent insuffisantes.

M. Claude PERNÈS - L'Association des maires de France a dernièrement tenu des Assises sur la politique de la ville et les ZUS, et a formulé des remarques sur cette question. Toutefois, il convient de préciser qu'aucune manifestation n'a été organisée depuis le mois de novembre 2005. Cependant, l'AMF en prépare actuellement une, qui aura pour thème le rôle du maire, et se tiendra en mai 2006.

En effet, un constat s'impose : quels que soient les politiques menées dans les villes et les moyens mis en place, les villes ont été touchées de manière égalitaire. Une réflexion s'impose.

Dans le cadre de la contribution de l'AMF aux critiques formulées à l'encontre de la politique de la ville, plusieurs de ses insuffisances ont été soulignées. En premier lieu, l'ambiguïté des objectifs de la politique de la ville a été mise en évidence. Il n'existe aucune visibilité précise des actions à mener. En outre, cette politique souffre d'une absence de continuité : en effet, les politiques de la ville mises en place par les gouvernements successifs sont venues se greffer aux précédentes. Enfin, les résultats de cette politique sont difficiles à évaluer.

Il convient de cibler davantage le périmètre de cette politique. Lorsque nous avons émis cette préconisation, le périmètre issu des émeutes de novembre n'avait pas encore été établi. Pour autant, il est délicat d'examiner à quelle aune mesurer les difficultés rencontrées par les villes : convient-il de prendre en compte le nombre de voitures détruites ou le montant des sinistres infligés aux agglomérations ne relevant pas nécessairement du contrat de ville ? Par ailleurs, les incidents ne se sont pas toujours déroulés en ZUS.

Par conséquent, si une cible nouvelle doit être définie, il convient peut-être de la revoir à l'aune des événements, que ce soit au niveau des quartiers comme des populations. En l'occurrence, nous avons constaté que les émeutiers de novembre faisaient partie des personnes les plus fragiles : jeunes en situation d'échec scolaire, en recherche d'emploi, etc.

Il serait également intéressant d'examiner le contenu des nouveaux contrats qui pourraient être proposés et qui devront, en tout état de cause, tenir compte de ces publics particuliers.

Enfin, nous avons mis en avant la difficulté de mesurer les résultats. Nous pourrions donc essayer de gagner en efficacité avec un engagement de tous les partenaires : l'Etat et les collectivités locales : les agglomérations intercommunales, départements et régions. Ces deux derniers échelons de décision seraient davantage impliqués.

Il convient d'évoluer vers une articulation étroite entre rénovation urbaine, par le biais de l'ANRU, et mise en oeuvre du plan de cohésion sociale. Evidemment, l'ANRU n'est pas exempt de lacunes en termes de rapidité, de lisibilité, etc. En effet, ses critères restent quelque peu flous.

Pour mettre en place ces nouveaux dispositifs, des moyens financiers sont nécessaires. Cependant, il faut rester critique par rapport aux bénéficiaires des subsides de la politique de la ville. Nous devons éviter les travers que peut induire une certaine « fonctionnarisation », notamment au travers de la multiplication des documents à élaborer ou des réunions. Le financement des actions de politique de la ville devrait être direct et transiter par un acteur unique.

M. Bruno BOURG-BROC - Je rappelle que la Fédération des Maires des villes moyennes (FMVM) recouvre les agglomérations de 20 000 à 100 000 habitants.

Je ne suis pas d'accord avec l'un des points soulevés par Claude Pernès : les villes n'ont pas été touchées par les émeutes de la même façon. La résolution des problèmes, notamment en matière de politique de la ville, varie nécessairement selon la taille de la ville concernée. En revanche, je suis en total accord avec tous les autres éléments mentionnés par Claude Pernès.

Selon l'organisme que je représente, un des problèmes essentiels de la politique de la ville depuis qu'elle a été instaurée demeure, aussi bien pour les élus que la population, sa complexité, son absence de lisibilité et d'évaluation.

Par ailleurs, l'absence de continuité, soulignée par Claude Pernès, des politiques au niveau gouvernemental et local pose question. En effet, la personnalité des autorités déconcentrées, et notamment du préfet, est déterminante en termes de politique menée. De fait, celle-ci peut varier d'une année à l'autre.

Je suis persuadé que, si la politique de la ville n'avait pas existé, les récents événements auraient été d'une toute autre ampleur. Bien entendu, mon propos ne se fonde sur aucune évaluation précise de l'impact de cette politique.

Nous ne remettons donc absolument pas en cause le principe de politique de la ville, comme pourraient le faire ses détracteurs en fustigeant son coût, son manque de clarté et de lisibilité. En revanche, nous estimons que la dispersion des moyens et des acteurs, qui contribue au manque de visibilité de cette politique, en constitue le talon d'Achille.

Je suis, moi aussi, d'avis que le contrat de ville ou d'agglomération doit être assuré dans sa continuité. En effet, d'après mon expérience de maire, rien n'est pire que d'être lié à des partenaires qui ne tiennent pas leurs engagements. Par ailleurs, les changements d'orientation des politiques liés au renouvellement des décideurs n'en facilitent pas la continuité. Enfin, les financements tardifs des projets empêchent de prendre les décisions au moment opportun.

Il est impératif, malgré les obstacles, de mieux travailler avec les associations et d'en asseoir l'implantation. En effet, elles sont les interlocutrices naturelles des pouvoirs publics en termes de politique de la ville. Pour ce faire, il convient de modifier le système de financement actuel au bénéfice du contrat.

M. Claude PERNÈS - La question des financements et l'aspect erratique de leurs annonces ont contribué à mettre le feu aux poudres en novembre dernier. L'idée s'est alors répandue que les crédits avaient été divisés par deux, et le ministre a ensuite annoncé leur rétablissement. Mais, bien entendu, le problème n'est pas que financier.

Le public des ZUS est difficile à atteindre, certaines personnes n'entrant plus dans nos critères sociaux, etc. Nous sommes confrontés à deux types de public : le public ordinaire entre dans le cadre de la politique de la ville et a décidé d'en bénéficier, notamment pour effectuer des voyages ou des stages, suivre des cours d'alphabétisation ou de soutien scolaire, etc. ; l'autre partie du public, passablement difficile à appréhender, s'est exclue des aides mises en place par le biais de la politique de la ville. Il faut solliciter ces personnes par le biais de travailleurs différents, comme ceux des centres de prévention, afin de les ramener à l'employabilité. Pour eux, le suivi mis en place sera bien plus lourd : il pourra s'agir, par exemple, de l'entrée dans un dispositif de formation.

M. Bruno BOURG-BROC - Les villes moyennes se comportent différemment selon qu'elles comptent 20 000 ou 80 000 habitants. Les politiques de la ville et les problèmes qui se posent sont différents selon qu'il s'agit d'une ville où les élus sont proches de la population ou d'une agglomération plus importante numériquement. En effet, dans une petite ville moyenne, le maire et les autres élus, qui connaissent leurs habitants et réciproquement, jouissent d'un certain respect dû à leur fonction, même dans les quartiers. En revanche, ce n'est pas le cas des agglomérations plus grandes et anonymes.

M. Dominique BRAYE, président - Vous avez tous deux rappelé que vous ne remettiez pas en cause la politique de la ville. Vous avez même indiqué que, si celle-ci n'avait pas existé, les événements de l'automne auraient été plus graves.

Avez-vous procédé, dans vos fédérations respectives, à un recensement des mesures mises en place dans chaque agglomération depuis 15 ans au titre de la politique de la ville ? L'établissement de cette liste aurait pu vous permettre de mettre en corrélation vos deux assertions.

M. Bruno BOURG-BROC - J'ai interrogé les membres du Conseil d'administration de la FMVM sur ce qu'ils avaient vécu. Ce tour de table nous a permis de mesurer tout le rôle amplificateur et déformant des médias. A Châlons-en-Champagne, dont la ville et l'agglomération comptent respectivement 50 000 et 70 000 habitants, une quinzaine d'incidents dignes d'être mentionnés se sont produits. Une voiture a été brûlée, mais il s'agissait d'un règlement de comptes totalement indépendant du malaise des banlieues. Rien de vraiment grave n'a donc été recensé. Les administrateurs de la FMVM ont ainsi constaté moins d'événements que ce que les médias ont décrit. Par ailleurs, ils partagent l'intime conviction que cette politique de prévention, de proximité et d'accompagnement social a permis d'éviter le déclenchement d'événements plus importants.

M. Claude PERNÈS - Les événements ne se sont pas déroulés de manière uniforme sur le territoire, dans la mesure où ils n'ont pas été organisés. Des violences spontanées ont parfois été consécutives aux images vues à la télévision. Il sera impossible d'établir une carte de la proportionnalité des dégâts en fonction de la vision que les élus locaux ont développée en matière de politique de la ville. Dans ma ville de 42 000 habitants, 86 voitures ont été incendiées, ce qui est considérable. Dans les faits, une équipe de télévision est restée filmer les violences pendant trois nuits. Les avis sont unanimes : les émeutes ont été le fait d'un très petit nombre de personnes. La pugnacité d'un groupe dépend donc de l'humeur et de la capacité de celui qui l'entraîne à susciter la motivation de chacun de ses membres. En Seine-Saint-Denis, certaines villes à la réputation très dure se sont avérées plus calmes que prévu ; d'autres, sociologiquement plus équilibrées, ont été le théâtre de nombreux dégâts.

Cette notion de petit nombre, qui va nous inviter à introduire une dimension supplémentaire dans la politique de la ville, est à prendre en considération. En effet, dans toutes nos réunions de quartier, nous nous apercevons de sa pertinence. Lors des émeutes, le bilan quotidien variait en fonction de la motivation de cette poignée de personnes. J'ai pu observer 23 ans de politique de la ville, et les propositions successives des différents gouvernements. J'ai été étonné de constater ce que ma ville avait subi.

Peu de propriétaires de véhicules incendiés nous ont demandé réparation ce qui, là aussi, me surprend. En effet, un fonds régional de 2 millions d'euros a été débloqué pour aider ces victimes à acheter un nouveau véhicule.

M. Bruno BOURG-BROC - Il convient de prendre en compte la tradition culturelle des villes. Dans certaines d'entre elles, les manifestations, pour diverses raisons, sont plus courantes qu'ailleurs : ainsi, les incidents se propagent plus rapidement. Par exemple, à Vitry le François, qui dénombre moins de 20 000 habitants, davantage d'incidents ont été à déplorer qu'à Châlons-en-Champagne ou Reims. Mais, en l'espèce, il n'est pas évident que les événements soient impulsés par le même type de meneurs. En effet, la tradition s'implante parce que les mêmes meneurs restent de nombreuses années au même endroit.

M. Dominique BRAYE, président - Cette explication s'appuie-t-elle sur la tradition ou des faits sociologiques ?

M. Bruno BOURG-BROC - Il s'agit d'une tradition qui s'appuie sur des faits sociologiques.

M. André VALLET - Vous avez évoqué le problème des associations. Le gouvernement a supprimé des subventions aux associations dans des proportions considérables avant d'annoncer leur rétablissement après les émeutes. Ce faux-pas a largement été exploité. Cette coupe dans les subventions n'a bien sûr pas déclenché les émeutes, mais les associations se sont considérablement agitées : elles ont fait parvenir des courriers aux élus, se sont mobilisées dans les quartiers, dans la presse, etc. Si certaines associations paraissent indispensables à l'équilibre du quartier, d'autres sont sujettes à caution. Dans ma ville, il est arrivé que des associations posent problème, et ne réalisent pas le travail que j'aurais souhaité. Vous semble-t-il envisageable de contrôler le fonctionnement de ces associations, afin de vérifier qu'elles travaillent efficacement dans le but qui leur est assigné ? J'ai parfois été sidéré d'observer des associations renforcer rapidement leur personnel, et demander des subventions auprès de diverses instances. Pourtant, leur efficacité ne croissait pas en conséquence.

M. Dominique BRAYE, président - Ce matin, vous avez été contraint de partir avant la fin de l'audition de Bernadette Malgorn, qui a évoqué cette question des subventions. Vous pourrez lire sa réponse dans le compte rendu qui sera établi de cette audition.

Il est toutefois intéressant de recueillir l'avis de vos collègues sur ce point.

M. Bruno BOURG-BROC - Certaines associations réalisent un travail sérieux, d'autres non. Lorsqu'elles semblent sérieuses et motivées, nous entretenons à leur égard une certaine présomption de confiance. Toutefois, nous nous situons dans le cadre d'une politique contractuelle, et définissons ensemble des objectifs et, donc, des moyens d'évaluation. Par conséquent, si une association dérive, les élus en assument partiellement la responsabilité. Lorsque, comme André Vallet vient de l'évoquer, certaines associations croissent au-delà du raisonnable, les élus sont censés, en principe, en avoir le contrôle, ce qui s'avère plus délicat à mettre en oeuvre dans les faits.

Les associations sont soumises à l'évaluation. Il me semble qu'elles travaillent, généralement, de manière plutôt honnête. Il nous incombe de veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

M. Claude PERNÈS - Dès lors que les subventions dépassent les 23 000 euros, des contrats d'objectifs sont effectivement mis en place.

Je souhaite évoquer le rôle de certaines associations ethniques ou religieuses, en particulier pendant les émeutes. Certaines sont venues nous trouver pour nous garantir la normalisation de la situation. Nous nous sommes alors interrogés sur la légitimité de ces associations à tenir ce rôle, et avons conclu qu'elles n'en disposaient pas. Nous réalisons un travail visant à favoriser une certaine cohabitation à l'intérieur de la ville. Ainsi, le calme est censé régner dans les cités. Il me semble que ce point doit être examiné avec attention. Pour autant, il convient de ne pas refuser l'aide qui nous est proposée.

M. Bruno BOURG-BROC - La position des individus et des associations est parfois ambivalente, ce qui n'est pas toujours aisé à évaluer.

M. Dominique BRAYE, président - De nombreux élus ont adopté le principe de signature systématique de chartes de bonne conduite avec leurs partenaires, notamment les associations.

Jean-Marie Bockel, Président de l'Association des maires des grandes villes de France (AMGVF) vient de nous rejoindre. Pouvez-vous nous livrer votre analyse du bilan des politiques de la ville, notamment à destination des ZUS, en ce qui concerne les grandes villes ?

M. Jean-Marie BOCKEL - Veuillez excuser mon retard. J'étais au salon de l'agriculture.

Je m'exprimerai ici à la fois en tant que porte-parole de mon association et à titre personnel.

Un document a été réalisé dans ma ville, pour récapituler les actions qui fonctionnent, rencontrent des obstacles ou sont à supprimer dans le cadre de la politique de la ville. Un autre a été établi par l'AMGVF. Je n'ai pas apporté le second avec moi, mais je vous fournirai le premier.

En février 2002, j'avais déclaré à Claude Bartolone qu'il fallait supprimer le Ministère de la Ville, ce qui ne lui avait guère plu. Par cette provocation, je souhaitais lui signifier, que, malgré le déploiement de bonnes volontés et les avancées obtenues par les gouvernements successifs, une certaine démarche arrivait désormais à bout de souffle.

De mon point de vue, l'idée de transversalité est désormais bien entrée dans les pratiques. Cette démarche préside par exemple à l'application des contrats locaux de sécurité. Elle nous permet d'entrer dans la démarche de l'Agence Nationale de Rénovation Urbaine. Elle ne concerne naturellement pas exclusivement les questions relatives à l'habitat ou à l'espace public. En effet, nous avons compris depuis longtemps qu'une politique visant uniquement le bâti ou l'espace public n'était plus pertinente. Notre expérience, notamment en matière de nouvelle gouvernance, nous a considérablement enrichis. Par ailleurs, nous avons su tirer parti de nos échecs et de nos bilans mitigés.

D'après moi, les politiques publiques en France pâtissent principalement de l'absence d'une culture de l'évaluation. Y remédier me semble constituer une exigence pour l'avenir. Les Anglo-Saxons, entre autres, ont une culture de l'évaluation extrêmement stricte. Dans le cadre de cette méthode, très rigoureuse, les administrations font appel à un suivi extérieur. En France, nous avons également recours à des cabinets extérieurs, mais la méthode n'est pas aussi éprouvée, organisée, précise et régulière. L'assimilation de ces méthodes nous permettra de renforcer les bienfaits de démarches transversales sur ces territoires.

Par ailleurs, je souhaite revenir sur le système de zonage, qui a été très pertinent à une certaine époque. L'idée de donner davantage aux plus démunis reste valable. Cependant, actuellement, il convient de s'interroger sur la manière de conserver une action spécifique et ciblée tout en évitant les effets pervers de nos politiques de zonage successives. En effet, celles-ci ont pu nous donner le sentiment que nous maintenions ces territoires dans leur situation. Ce jugement me semble d'ailleurs sévère, dans la mesure où ces politiques visent des zones par définition sensibles, donc difficiles.

Il me semble que les évolutions récentes appellent à remodeler la notion de territorialité. Par exemple, ma ville est une ville-centre qui inclut la banlieue. La politique de zonage, opérante dans le passé, reste aujourd'hui pratique par certains aspects, mais l'amplification des problèmes et la porosité entre territoires font voler cette notion en éclats. Par exemple, au sein de ma ville, seul un collège ne se situe pas en ZEP : il en possède pourtant toutes les caractéristiques. Si nous respectons un certain nombre de règles, nous serons en mesure de fournir davantage de moyens à destination de certains territoires et actions sans tomber dans l'écueil du zonage, qui peut s'avérer stigmatisant.

En complément, je vous laisserai le document dont je vous ai entretenu.

M. Dominique BRAYE, président - Il me semblait que vous deviez nous fournir deux documents. Sont-ils fondamentalement différents ou celui de la ville de Mulhouse constitue-t-il seulement un zoom ?

M. Jean-Marie BOCKEL - Ils ne sont pas fondamentalement différents.

M. Dominique BRAYE, président - J'aimerais revenir sur vos propos relatifs à la suppression du Ministère de la Ville. Nous avons entendu la déléguée interministérielle à la DIV, et sommes quelques-uns à penser que la pire erreur commise en termes de politique de la ville a précisément consisté à créer un Ministère spécifiquement en charge de cette problématique. En effet, cette politique est censée être menée selon une ligne interministérielle, ce que cette organisation interdit. Il conviendrait de mettre en place une délégation auprès du Premier Ministre.

M. Jean-Marie BOCKEL - Il est parfois pertinent de nommer un membre du gouvernement sur une question forte. Le Ministre de la Ville devrait donc être positionné auprès du Premier ministre, dans une démarche interministérielle. Evidemment, je ne parlais pas de la suppression pure et simple de cette priorité ministérielle. Dans le passé, le Ministère de la Ville a pu avoir son utilité, notamment dans la génération de politiques publiques. Il convient de conserver une vision nuancée et contrastée des étapes successives de la politique de la ville, qui nous ont permis d'enrichir notre expérience.

M. Dominique BRAYE, président - Je souscris totalement à vos propos sur l'évaluation. J'ajoute que l'Europe nous incite à généraliser et structurer cette pratique. Les acteurs menant une politique européenne, et obtenant à cette fin des crédits européens doivent mettre en place une évaluation. Estimez-vous que l'Observatoire national des ZUS soit satisfaisant en termes d'évaluation ?

M. Jean-Marie BOCKEL - Dans la première partie de votre propos, vous faites allusion aux politiques européennes. J'ai, au début des années 1990, participé à la première série des initiatives financées par le programme Urban. Malgré les difficultés, j'en garde un souvenir ému. D'ailleurs, ce dispositif a, après une phase d'adaptation, plutôt bien fonctionné. Actuellement, la démarche ANRU, à laquelle toutes sortes de critiques sont opposées, constitue globalement une avancée. D'ailleurs, j'y retrouve cet état d'esprit.

En ce qui concerne l'Observatoire, je ne suis pas capable de répondre à la question.

M. Bruno BOURG-BROC - Il me semble qu'une Agence de cohésion sociale, élément de réponse interministériel ne passant pas nécessairement par le Ministère de la Ville, pourrait constituer une excellente solution alternative.

En ce qui concerne l'évaluation, il s'agit de ne pas verser dans l'excès qui consisterait à consacrer davantage de moyens à l'évaluation qu'à la politique de la ville elle-même. En effet, cette politique se compose surtout d'actions à petite échelle, sur lesquelles il convient de conserver une certaine visibilité.

M. Jean-Marie BOCKEL - L'évaluation comme démarche nationale permettant de contrôler les crédits d'Etat trouve toute sa justification. A ce titre, l'Observatoire doit mener une démarche d'évaluation structurée. De mon point de vue, obligation devrait nous être faite de prévoir des financements et de nous doter de moyens d'évaluation locale, au plus près du Sénat, y compris pour les actions les plus modestes. En effet, ce sont souvent ce type d'actions qui peuvent poser problème et générer des dérives, de l'ordre, notamment, du clientélisme. A Mulhouse, j'ai moi-même commis de nombreuses erreurs, puisque j'y prends des décisions depuis longtemps. Je dois donc tirer parti de mes erreurs et réaliser ma propre évaluation.

La multiplicité des petites actions que nous entreprenons au niveau local augmente le risque de dispersion. Nous avons effectué ce « saupoudrage » avec les partenaires de l'Etat dans le cadre de la politique de la ville. Je précise que ce saupoudrage ne revêt pas nécessairement une connotation négative : il peut constituer un levier pour des actions peu coûteuses. En tout état de cause, je considère que toute action doit nécessairement donner lieu à évaluation. Au début, cette procédure nous paraîtra fastidieuse, mais elle s'allègera grâce à l'habitude. Cette nécessité d'évaluer est d'autant plus prégnante que nous nous situons dans un champ en perpétuelle exploration, qui nécessite une prise de risque permanente. Evidemment, nous concédons rarement à nos concitoyens que nous nous situons dans le domaine de l'expérimental.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Bernadette Malgorn nous rappelait ce matin que tous les maires ont obligation de fournir un rapport annuel sur les ZUS. Or cette obligation est rarement remplie. Il en est de même pour le rapport annuel que les maires doivent rédiger au titre de la DSU.

M. Jean-Marie BOCKEL - Il ne s'agit pas d'évaluation.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Nous devrions mettre en place un système d'évaluation.

M. Claude PERNÈS - J'ai présidé pendant 10 ans le fonds de solidarité urbaine d'Île-de-France. Il s'agit d'un système de péréquation entre municipalités aisées et démunies. Dans la mesure où il ne s'agissait pas de fonds de l'Etat (comme pour la DSU) mais de fonds provenant d'une autre collectivité territoriale, l'obligation de fournir un rapport précis sur leur utilisation était renforcée. Le contributeur le plus substantiel de ce fond est bien évidemment Paris. Mis à part quelques collectivités, qui ont précisément détaillé l'utilisation qu'elles avaient faite de ces subventions, leurs rapports restaient souvent vagues parce que les finances des villes sont telles qu'une dotation de solidarité urbaine ou une subvention est assimilée à une recette supplémentaire qui se retrouve en section de fonctionnement au sein du budget.

En termes d'évaluation, il me semble que ce dispositif est aisé à mettre en place dès lors qu'il s'agit de fonds. En revanche, l'évaluation d'une politique s'avère plus délicate, les critères restant assez flous. Il s'agit de « prendre une photographie » d'une ville en termes d'incivilités, d'emploi, de vols de voitures, d'échec scolaire, puis d'y injecter des fonds. Ensuite, il convient de dresser un bilan des avancées obtenues sur la base de critères identiques. Je ne suis cependant pas certain que cette comparaison soit aisée à établir. Par exemple, Chanteloup-les-Vignes est une commune emblématique en matière de politique de la ville : des sommes considérables y ont été engagées à ce titre. Pour autant, cette ville, comme les autres, a été le théâtre d'émeutes urbaines. Dans ce contexte, il est particulièrement difficile de définir des critères objectifs d'évaluation, mais il s'agit d'un passage obligé.

M. Dominique BRAYE, président - C'est là notre but. L'Observatoire national des ZUS retient un certain nombre de critères relatifs à l'emploi, aux entreprises, l'habitat, la santé, la réussite scolaire, la sécurité, la tranquillité, etc. Comme nous l'avons souligné ce matin, d'autres éléments doivent sûrement entrer en ligne de compte.

M. Jean-Marie BOCKEL - L'utilité des observatoires est hors de doute : ils rendent d'intéressants rapports qui dessinent des tendances lourdes et permettent aux gouvernements de redresser la barre. Mais la culture de l'évaluation telle que je viens de l'évoquer ne se limite pas à ces dispositifs.

M. Dominique BRAYE, président - Les us et coutumes sont extrêmement variables selon les territoires. Les politiques peuvent être diffuses ou concentrées, ce qui rend leur comparaison quasi impossible. Mais le fait d'examiner de nombreux indicateurs relatifs à sa ZUS à divers moments est extrêmement instructif.

Ce matin, la prépondérance de l'éducation et de la formation a amplement été soulignée. Il convient de réfléchir à la mise en place d'actions sur ce point.

M. Jacques MAHÉAS - Les associations d'élus ont ouvert leurs interventions sur les violences urbaines, ce qui suggère qu'elles auraient pu être évitées si la politique de la ville avait réussi. Mais Claude Pernès a aussi affirmé le contraire en indiquant que toutes les villes avaient été touchées.

Cet événement a marqué les esprits, mais la politique de la ville ne doit pas découler de l'événementiel.

Vous insistez sur la prépondérance de l'évaluation. Pour ma part, j'estime que la politique de la ville ne fonctionne pas si mal.

Je suis en lien avec le Ministère du Travail. J'examine les bilans en matière d'enseignement avec l'inspectrice des primaires ou collèges de l'Education nationale. En termes de sécurité, nous obtenons des chiffres conformes au reste de la Corse, c'est-à-dire médiocres : il convient donc de les améliorer. En tout état de cause, nos relations avec le Ministère sont cordiales et suivies. En revanche, la situation de ma ville est plutôt préoccupante en ce qui concerne le logement. C'est donc l'examen de ces points qui dessine les axes d'amélioration de la politique de la ville sur mon territoire.

Avant que nous puissions remettre notre rapport, je souhaite, de la part des associations, une réflexion sur l'emploi, le logement, l'éducation (notamment les ZEP), la sécurité. Evidemment, cette réflexion sur le logement sera politique : il conviendra d'examiner des questions telles que la mixité sociale, avec le quota de 20 % de logements sociaux.

Par ailleurs, deux des collèges de ma ville se situent en ZEP. Or la mise en place de postes d'enseignants passe par une péréquation des crédits.

La combinaison de tous ces facteurs a pour cause et conséquence une réalité difficilement évaluable : l'instabilité familiale.

Je souhaiterais que ces points, qui me semblent essentiels, fassent l'objet de propositions concrètes de la part des associations d'élus.

M. Yves DAUGE - J'aimerais connaître votre sentiment sur les questions de fiscalité. D'après vous, jusqu'où faut-il aller et par quels moyens ? En effet, nous nous trouvons actuellement dans une situation d'immense injustice fiscale selon les collectivités : les plus démunies connaissent les problèmes les plus aigus du point de vue de la politique de la ville. Il conviendrait de mettre en place un système de dotations et de péréquations.

Par ailleurs, les ZUS, quartiers à haute difficulté, sont sous-représentés, voire non représentés politiquement, ce qui pose problème. Les habitants de ces quartiers sont frustrés quant à leur écoute, leur parole et la capacité d'expression. Certes, des associations peuvent venir pallier ces manques, mais un réel déficit démocratique existe. Par exemple, le quartier du Mirail, qui compte 40 000 habitants, n'est représenté par aucun élu. Les mécanismes de compensation sont difficiles à mettre en oeuvre. Nous n'allons pas non plus organiser des élections dans les quartiers, et obtenir un système démocratique éclaté.

En outre, je souhaiterais connaître votre capacité d'influence réelle sur les offices HLM et le peuplement. Ainsi, nous parviendrions peut-être à comprendre comment nous en sommes arrivés à loger un si grand nombre de personnes posant problème dans le même immeuble. Comment ce processus de logement des familles est-il maîtrisé ? D'ailleurs, l'est-il réellement ? Lorsque des problèmes se posent au sein d'un immeuble, comment pouvons-nous les résoudre ? Derrière cette question se cache celle de la mixité. En ce qui concerne la maîtrise ou non de l'affectation des logements, il me semble que les élus ne disposent que d'un pouvoir limité.

Enfin, en termes institutionnels et opérationnels, nous devons nous interroger sur ce que les élus locaux attendent de l'Etat au niveau national et local. Nous devons également nous demander comment l'Etat peut s'organiser pour répondre à ses besoins. En effet, les maires sont les chefs de file de la politique de la ville. La question de la lisibilité a été soulevée. En effet, il existe une ambiguïté en matière de responsabilité. Quoi qu'il advienne, l'élu l'endossera ; le préfet pourra l'assumer partiellement. Il est nécessaire de clarifier cette responsabilité de la politique de la ville et les attentes que nous entretenons par rapport à l'Etat, notamment dans ses grands services publics : l'éducation, la santé, la police et la justice. Nous avons déjà évoqué les problématiques de nouvelle gouvernance, de transversalité et d'interministérialité. Je ne repose donc pas cette question, mais celle de la responsabilité.

M. Dominique BRAYE, président - Si notre rapporteur en est d'accord, je souhaite que la commission auditionne un certain nombre de personnes qui ont travaillé sur les problèmes de mixité, de densité, etc. En effet, ce sont des questions sensibles sur lesquelles nous bloquons depuis une vingtaine d'années. Il serait utile de recueillir des éléments concrets permettant de guider notre action, et non de porter des concepts qui restent plutôt flous. En Bretagne, une expérimentation en termes de mixité sociale a été tentée mais elle s'est soldée par un échec.

M. Claude PERNÈS - Sur le logement et les quotas, il me semble qu'une loi a été réaffirmée par la République : nous devons donc tous nous y référer. J'avais alors affirmé qu'il fallait à la fois sanctionner les maires ne construisant pas de nouveaux logements et inciter l'ensemble des maires à construire. Un certain nombre de dispositions nouvelles sécurisent les maires et les accompagnent dans l'acte de construire. Je ne trouve pas utile, sauf sur le plan symbolique, de rappeler aux municipalités comme celle de Neuilly-sur-Seine qu'elles doivent remplir un quota de 20 % de logements sociaux. En tout état de cause, ces rappels ne modifieront pas favorablement la situation du logement. Le schéma directeur de l'Île-de-France prévoit la construction de 70 000 logements par an pendant 10 ans : il sera donc impératif de concilier contrainte et incitation.

Je souhaite revenir sur la question du peuplement. Tous les maires souhaitent satisfaire des besoins fondamentaux de leurs concitoyens : le logement en fait partie. Mais, aujourd'hui, les maires et leurs populations riveraines ont peur. Nous devrions en effet pouvoir affirmer que le logement social n'est pas synonyme de véhicules brûlés et de coûts sociaux importants. Or nous ne le pouvons pas actuellement pas.

Un phénomène de ghettoïsation est à l'oeuvre. Si, lors de l'attribution des logements, un déséquilibre s'opère dans un immeuble, celui-ci se dégrade. Dès lors, seules les familles qui ressemblent à celles qui logent déjà à cet endroit accepteront de s'y installer. Un simple coup d'oeil au fichier de demandes de logement permet de s'en apercevoir. Nous ignorons comment lutter contre cet état de fait. D'aucuns réclament la gestion du contingent du préfet : les offices seraient alors contraints d'attribuer les logements sur les mêmes critères que le préfet. Nous ne pouvons pas refuser un logement sous les prétextes interdits par la loi. Je constate donc quotidiennement que des spirales vers une dégradation se mettent en place.

La rénovation urbaine permet, par la reconstruction et la réaffectation des logements, de réintroduire une certaine mixité. Il s'agit là d'une piste de réflexion.

J'attends de l'Etat qu'il fasse confiance aux maires que nous sommes. En effet, nous sommes ceux qui connaissent le mieux les familles. Les difficultés que nous connaissons actuellement sont principalement liées à l'échec scolaire, à l'absentéisme et à l'instabilité familiale. Dans certaines villes, 40 % des familles sont monoparentales. Par conséquent, si nous pouvons traiter ces familles au cas par cas, avec les financements adéquats, nous réussirons, à mon avis, à traiter quelques aspects du problème. Nous souhaitons donc que l'Etat nous laisse le faire.

M. Dominique BRAYE, président - En termes d'habitat, nous avons désormais la possibilité d'effectuer ce travail fin. Les élus sont effectivement ceux qui connaissent le mieux les habitants de leur ville. Ils peuvent mettre en place des commissions de coordination, qui seront d'ailleurs rendues obligatoires par la loi. Les accords collectifs peuvent être déclinés au niveau du bassin d'habitat et des familles socio-économiquement fragiles. Dans ma municipalité, nous avons réussi à améliorer la situation : il est donc possible de le faire. Nous avons, avec l'Observatoire du logement social, mis en place ce travail individuel, qui nécessite d'ailleurs un temps considérable.

Je suis en désaccord avec vos propos. De mon point de vue, le logement social a considérablement évolué depuis 30 ans : il n'est clairement plus le fait de cas sociaux. Les communes réticentes à construire des logements sociaux doivent, par obligation légale, en construire tout de même. Les enfants des familles de la commune y sont alors logés, ainsi que d'anciens détenteurs de logements sociaux issus d'autres communes. Les habitants de la commune qui manifestaient contre ce type d'habitat demandent alors la construction d'un plus grand nombre de logements sociaux pour y loger les familles de leurs enfants. Les élus locaux doivent donc adopter une démarche volontariste pour faire comprendre cette nouvelle réalité à leurs concitoyens qui accueillent ce genre de projets avec angoisse. Lorsque j'ai annoncé la construction de logements sociaux dans ma commune, très proche du Val Fourré, les riverains ont d'abord pris peur. Puis, en deux ans, j'ai construit 177 logements, dont 80 logements sociaux, avec l'accord de l'ensemble de la population.

M. Claude PERNÈS - C'est vers cette situation que nous devrions tendre. Malheureusement, les choses ne se déroulent pas de cette manière dans la majorité des villes.

M. Dominique BRAYE, président - Il faut adopter une démarche pédagogique, et bien expliquer aux habitants des quartiers que les logements sociaux accueillent 66 % de la population.

M. Bruno BOURG-BROC - Je vais tenter de répondre à quelques-unes des questions posées.

En premier lieu, la sous-représentation démocratique des ZUS constitue un problème dont je ne vous pas la solution. En effet, nous n'allons pas instaurer de quotas de représentation géographique au niveau des élus municipaux. Il incombe aux associations et aux partis politiques de susciter des vocations. Quoi qu'il en soit, ces quartiers difficiles abritent en leur sein des habitants plus défavorisés en termes d'éducation, de culture, d'aisance d'expression, etc. Il existe donc un problème, mais ce n'est pas à la loi de le résoudre.

Pour répondre à votre question sur notre capacité d'influence réelle sur les offices HLM, j'indiquerai simplement que les élus municipaux y sont représentés. J'invite donc nos délégués à accomplir leur mission.

Je constate comme vous les phénomènes de dégradation de certains immeubles où, rapidement, plus personne ne veut habiter. Au contraire, si des attributions leur sont proposées, les familles refusent. Je plaide pour que nos élus remplissent, là aussi, mieux leurs missions. Par ailleurs, le montage d'opérations via l'ANRU vise à remédier à ce type de problèmes. Les nouvelles opérations d'urbanisme visent, entre autres, à revoir la composition sociologique et la mixité de l'habitat des quartiers. Je rappelle d'ailleurs que la mixité sociale est un moyen de conserver un certain équilibre et non une fin en soi.

Sur le versant institutionnel et opérationnel, j'attends de l'Etat qu'il nous fasse confiance et nous apporte son assistance technique via, notamment, les sous-préfets à la ville. De plus, il devrait nous fournir un certain nombre d'instruments d'assistance technique que nous ne possédons pas. En effet, les communes, en particulier les plus petites, connaissent de réelles difficultés en termes de gouvernance et d'ingénierie. A l'inverse, les communes les plus grandes peuvent, par exemple, bénéficier de l'appui d'une agence d'urbanisme. Si toutes les municipalités ne peuvent y recourir, elles peuvent en revanche mettre en place des agences mutualisées. Le problème des moyens mis à disposition par l'Etat ou les collectivités constituées en réseau se pose donc de manière aiguë.

Quant à votre question sur la fiscalité, je suis incapable d'y répondre. Nous sommes concernés par le problème des charges de centralité. Dans une ville-centre, qui doit assumer toutes les charges et dont les quartiers sont difficiles, il n'existe aucune véritable redistribution : il y a là un problème de péréquation.

Pour revenir à l'analyse de Jacques Mahéas sur les problèmes d'éducation, l'instabilité familiale, des outils existent dans ce domaine. Encore faut-il savoir les utiliser dans leur globalité. Des secteurs sont analysés, mais il arrive que nous ne disposions que de données nationales. Elles devraient être regroupées, afin que nos associations et nous-mêmes, puissions travailler sur la base de données chiffrées.

Sur l'éducation, la FMVM a réfléchi avec le Conseil national des villes à une nouvelle politique éducative fondée sur l'intégration. Je laisserai aux membres de la Commission des éléments écrits à ce propos.

M. Jean-Marie BOCKEL - En termes de fiscalité, lorsque la solidarité territoriale joue, et que l'ensemble d'un territoire intercommunal accepte de supporter tout ou partie du coût de la politique de la ville, d'importantes avancées peuvent se produire. J'ai une expérience de 13 ans des conseils de quartier. Je les ai fait évoluer ; je les ai améliorés et renforcés au fil du temps. J'ai choisi l'option la moins démocratique dans le choix de leurs présidents : en effet, chacun des 15 conseils de quartier est présidé par un ou une de mes adjoint(e)s, ou par un membre de l'exécutif municipal. J'ai surtout amélioré, renforcé et évalué le Collectif des adjoints présidents, auquel je participe régulièrement. Nous effectuons un travail très approfondi de suivi budgétaire. Les conseillers des quartiers les plus difficiles ne font pas nécessairement partie des populations que nous aimerions voir représentées plus souvent. Je dois reconnaître que le volontarisme a aussi ses limites. En tout état de cause, les conseils de quartier gagnent, au fil du temps, en visibilité et en reconnaissance : les habitants savent qu'ils peuvent s'exprimer au sein de cette instance, et que les messages qu'ils portent seront relayés. Bien entendu, il s'agit d'un ersatz de représentation, mais cette instance permet aux habitants des quartiers de s'exprimer.

En ce qui concerne les politiques de peuplement, de nombreux éléments, souvent fort justes, ont été précisés. Je suis peut-être naïf, mais il me semble qu'il faut tirer le meilleur des démarches de type ANRU : c'est d'ailleurs ce que j'essaie de faire à Mulhouse. Il s'agit d'essayer de réinvestir les quartiers par leur périphérie. Je ne nie cependant pas les difficultés induites par ces politiques, notamment par la mixité.

Ces politiques lourdes et ce suivi fin nécessitent, comme le rappelait le président, une démarche de moyen ou long terme. Ainsi, sur mon territoire le plus difficile, j'ai engagé une démarche sur 15 ans, et je l'ai annoncée comme tel. De cette manière, et moyennant un fort volontarisme, nous arriverons à faire reculer les ghettos.

Les sous-préfets à la ville font certes partie du paysage administratif français, mais n'en constituent pas pour autant l'avenir. De mon point de vue, il nous incombe de porter ces politiques, seuls lorsque notre ville atteint une taille critique, unis lorsque ce n'est pas le cas. Nous mettons mieux en oeuvre ces politiques de la ville que l'Etat ou les agences spécialisées. Pour l'heure, ils nous assistent pour démêler la complexité des procédures, qui, j'espère, se résorbera. J'attends de l'Etat, dans le domaine qui est le nôtre, qu'il se concentre sur ses missions régaliennes, que vous avez citées : sécurité, éducation nationale, santé. Pour le reste, je souhaite qu'il nous délègue les moyens, qui s'ajouteront ainsi aux nôtres, de mener notre politique. Ainsi, nous pourrons acquérir davantage d'autonomie, celle-ci devant être encadrée par des mécanismes de contrôle et d'évaluation.

M. Bruno BOURG-BROC - Il s'agit, autant que faire se peut, de mener nos politiques dans le cadre du droit commun. Les politiques d'exception doivent rester rares.

M. Dominique BRAYE, président - Nous disposons désormais de la délégation du contingent préfectoral. Alors qu'auparavant, l'Etat mobilisait 48 % du contingent, nous en aurons mobilisé 78 % en un an.

M. Thierry REPENTIN - Dans son propos liminaire, Bruno Bourg-Broc a insisté sur la nécessité d'asseoir les associations et sur la prépondérance de la proximité des élus sur le terrain. En effet, il semblerait que, lorsque les élus se trouvent au plus près du terrain, leur ville s'enflamme moins facilement. Par ailleurs, le tissu associatif joue lui aussi un rôle de catalyseur.

M. Bruno BOURG-BROC - Ces propos doivent être nuancés en fonction de la taille de la ville.

M. Jean-Marie BOCKEL - Je suis d'accord avec Bruno Bourg-Broc sur ce point.

M. Thierry REPENTIN - Je souhaite revenir sur les questions de gouvernance. Actuellement, la politique de la ville reste majoritairement, au niveau local, l'apanage du maire. Or il semblerait que les solutions soient actuellement à chercher à l'échelle de l'intercommunalité. Comment gérer cette ambiguïté ? Les moyens de la politique de la ville doivent-ils être attribués aux communes ou à l'intercommunalité ? Devons-nous réviser, dans la DSC, les critères, afin qu'ils permettent une meilleure péréquation ? En outre, certaines questions, comme celles touchant à la DSU, semblent avoir été transférées de la commune à l'intercommunalité.

Dans la mesure où vous représentez des associations de maires, vous devez bénéficier de retours de la part de vos collègues. Quels sont les quelques dysfonctionnements récurrents qu'ils constatent en matière de politique de la ville ? La réponse à cette question nous permettra de rester attentifs à ces obstacles.

Enfin, nous sommes tous d'accord pour reconnaître les vertus de l'évaluation. Cependant, l'objet de cette évaluation pose en lui-même question. Nous avons donc besoin que vous nous indiquiez quels sont ses critères essentiels, sachant que ceux-ci ne coïncident pas nécessairement avec ceux examinés par l'Observatoire des ZUS. La loi vous oblige à délibérer chaque année en Conseil municipal pour prendre la mesure des disparités sociologiques. La même délibération doit être prise à l'échelle de l'intercommunalité, si un transfert en termes de politique de la ville s'est produit. Certains l'ont fait, d'autres non.

Comment évaluer la politique de la ville sur un secteur ? Sur les 750 ZUS, moins de 50 ont connu des difficultés en novembre 2005. Certains secteurs, qui se sont fortement paupérisés ces dernières années, n'ont pas connu d'émeutes. Bien que le taux de chômage et la pauvreté aient crû, les habitants se sentent plutôt bien, grâce notamment aux actions menées par les municipalités.

Comment évaluer le sentiment de bien-être ? En effet, le taux de chômage et la précarisation des familles ont été évalués et ont fait l'objet d'un constat d'échec. Or je ne pense pas que la politique de la ville, à l'inverse des politiques en général, ait globalement échoué. Au contraire, si aucune émeute n'a eu lieu en dépit de la précarisation de la population, la politique de la ville a été un succès. Il ne lui incombe pas de résoudre les problèmes de chômage et de pauvreté, prises en charge par les politiques générales.

M. Jean-Marie BOCKEL - Je suis d'accord avec le constat de Thierry Repentin, selon lequel il convient de dissocier ce qui relève de la politique de la ville ou non.

En tout état de cause, je vous conseille de prendre exemple sur des pays qui ont une vraie culture de l'évaluation : cette comparaison vous aidera à répondre à vos interrogations. En effet, l'évaluation ne fait pas partie de notre culture de sorte que nous ne parvenons pas à nous imaginer ce que pourrait être une telle politique.

Mme Marie-France BEAUFILS - Je pense que nous n'avons pas véritablement tiré d'analyse des émeutes de novembre et décembre, dans toute la diversité qu'elles revêtaient. En effet, les situations sont très différenciées, et se composent d'épiphénomènes très ponctuels : il convient de ne pas en déduire de généralités. Je me situe dans une agglomération où quatre communes, en contrat de ville, travaillent désormais en communauté de communes. Dans cet ensemble urbain, les situations se sont avérées très diverses.

De mon point de vue, il convient d'analyser les événements. A cet égard, les assureurs, qui devront traiter les déclarations des assurés dont le véhicule a été incendié, nous indiqueront comment ils analysent la situation.

Les propos des habitants de ma ville, que je connais bien, ont été sensiblement différents de ceux que j'ai pu entendre au niveau national.

Par ailleurs, nous ne pouvons pas analyser les émeutes en fonction de la qualité de la politique de la ville. Nous ne pouvons pas demander aux gens de se sentir considérés lorsque nous les avons à ce point mal traités. D'ailleurs, ce reproche nous est souvent adressé par les habitants des quartiers. Ceux-ci supportent mal le fait d'être mis en exergue, caricaturés et culpabilisés par les médias. Cet élément doit être apprécié.

Je souhaite revenir sur la notion d'évaluation. Le travail que nous avons accompli sur ce point me semble encore insuffisant. Par exemple, lorsque l'Education nationale réalise une évaluation de la situation dans les ZEP, et parle d'échec scolaire, elle analyse rarement ce que sont devenus les élèves des ZEP par la suite. Nous ne disposons d'aucune information sur l'évolution des « cohortes ». Or j'estime que nous devrions en avoir connaissance, dans la mesure où ces données me semblent primordiales, notamment en matière de renouveau de la politique de la ville.

En termes de politique de la ville, les dépenses d'investissement et de fonctionnement nous ont souvent été opposées. Vous avez évoqué la baisse des crédits. Les subventions de fonctionnement sont censées nous aider pour tout ce qui touche au concret et à la vie quotidienne. Il me semble que nous devons réfléchir à la dualité de ces subventions.

En ce qui concerne la DSU, j'ai relevé quelques communes qui en dépendaient, sans pour autant inclure de quartiers en difficulté. J'estime que nous devrions donc revoir son calcul.

Par ailleurs, les communes qui ont accueilli des logements sociaux étaient aussi souvent celles qui avaient une activité économique importante. Elles ont donc été subventionnées au titre de la DCTP. Or, la DCTP ayant fortement diminué et la DSU peu augmenté, ces communes disposent désormais de moyens réduits. Il s'agit là d'un réel problème. J'ignore comment vos associations d'élus l'analysent.

Enfin, lorsqu'il a été question de logement, aucun d'entre vous n'a évoqué le poids du logement dans le budget des ménages. Lorsque de nouveaux logements sont proposés aux habitants des quartiers, ils sont fréquemment obligés de décliner cette proposition, la part de loyer à leur charge restant trop élevée.

M. Bruno BOURG-BROC - Sur l'aspect financier, nous n'avons pas évoqué la nécessaire fongibilité des crédits.

En ce qui concerne les questions relatives à l'intercommunalité posées par Thierry Repentin, il convient de concevoir des solutions à partir de la situation locale. L'élaboration de politiques à l'échelon de la commune ou de l'intercommunalité dépend aussi de l'évolution de l'intégration, au sens politique et non nécessairement juridique, de cette dernière.

Parmi les questions qui nous sont le plus fréquemment posées figurent celles de la visibilité et de la lisibilité de la politique contractuelle, que ce soit pour les élus ou la population.

Enfin, l'évaluation des politiques est très fréquemment abordée : tous s'accordent sur sa nécessité. Les critères retenus revêtent fatalement un aspect quantitatif : diplômes obtenus, nombre de plaintes déposées, taux de chômage... Ces critères objectifs ne suffisent pas : la dimension qualitative doit également pouvoir être appréciée. Une des missions qui pourrait être confiée à la future Agence de cohésion sociale consisterait à établir une grille d'évaluation de la politique de la ville, qui recenserait des critères objectifs mais irait au-delà de la simple énumération de chiffres.

M. Jean-Marie BOCKEL - Je suis d'accord avec Bruno Bourg-Broc.

Je tiens simplement à ajouter que l'AMGVF est plutôt favorable au principe de création de l'Agence de cohésion sociale. Evidemment, de nombreuses interrogations demeurent, notamment quant à son fonctionnement.

M. Yves DAUGE - Chaque outil peut avoir son utilité, mais nous avons souvent tendance à mal les utiliser. Ainsi, nous avons mis en place la DIV, que nous avons ensuite considérablement affaibli. Or l'interministériel ne fonctionne plus. Désormais, nous mettons en place des agences de sorte qu'il faudra bientôt travailler en inter-agences. La lisibilité de la politique de la ville est fortement diminuée par cette superposition de couches successives. Lorsque l'organisation reposait sur une délégation interministérielle, il était aisé de lui faire porter ligne budgétaire et cohésion sociale.

M. Jean-Marie BOCKEL - Je suis en désaccord avec Yves Dauge sur ce point. D'après moi, la DIV était à bout de souffle et n'aurait pas pu porter l'ANRU. Il était donc nécessaire de mettre en place une structure radicalement neuve. Par conséquent, je suis favorable à la création de cette agence distincte de la DIV.

M. Yves DAUGE - Nous ne sommes pas en désaccord. Je cherche simplement à comprendre pourquoi la DIV a été mise à mal.

La problématique d'interministérialité existe : reste à savoir qui l'applique.

J'ai tout à l'heure demandé ce que vous attendiez de l'Etat : vous m'avez tous peu ou prou répondu que vous souhaitiez qu'il accomplisse ses missions. Or l'action de l'Etat repose sur l'interministérialité. Les ministères doivent donc prendre en compte ce paramètre. Si nous considérons la DIV comme inopérante, autant la supprimer et y substituer une Agence de cohésion sociale. Ainsi, nous ne multiplierons pas les instances. Je souhaite qu'il n'existe qu'une seule agence, au lieu des trois actuelles. Cette nécessité se fait sentir de manière d'autant plus marquante que d'autres structures s'ajoutent par ailleurs. Je ne suis pas un ardent défenseur du maintien de la DIV. Néanmoins, cette question de la création d'agences me semble révélatrice d'un réel problème d'unité de l'action de l'Etat. La mise en place d'une structure lisible, et qui rassemble les différentes fonctions dont nous avons besoin, est donc primordiale.

M. Dominique BRAYE, président - Je ne suis pas sûr qu'elle dispose des moyens de mener une politique interministérielle : c'est d'ailleurs ce que sa directrice nous a presque confessé en audition.

M. Claude PERNÈS - Nous n'avons effectivement pas analysé les émeutes. En tout état de cause, chaque commune n'a pas subi le même sort en fonction du degré de maturité et de richesse de la politique de la ville. Ces événements ont été proportionnels au nombre de jeunes « motivés » qui y ont pris part. En fonction du poids du leader de ces groupes, les exaspérations se sont avérées plus ou moins fortes selon les endroits. J'ai rencontré après coup ceux qui ont incendié des voitures, et j'ai été attaqué personnellement. Ces jeunes que j'ai vu naître m'ont accueilli aux cris de « A mort le maire ».

S'agissant de la distinction entre crédits de fonctionnement et d'investissement, il est évident que la visibilité est plus forte sur les crédits d'investissement. Les subventions répondent alors à un budget précis. L'absence éventuelle de continuité dans le versement des subventions engendre une certaine frilosité de la part des associations dès lors qu'elles embauchent des salariés : en effet, elles ignorent si leurs crédits seront reconduits.

Au moment des émeutes, je ne vois pas quelle aurait été la légitimité du Président de l'intercommunalité à aller à la rencontre des gens et à les rassurer. Ce rôle reste l'apanage du maire. Il convient donc de continuer à lui faire confiance.

Le problème relatif au calcul de la DSU semble être un effet de la réforme de la fiscalité locale, et renvoie à la question de la péréquation. Certaines villes percevant des subventions au titre de la DSU ou du fonds de solidarité d'Île-de-France font montre de signes extérieurs de richesse qui semblent autant de preuves d'injustice pour les villes qui ne perçoivent pas ces dotations. De ce point de vue, il me semble cependant impossible d'atteindre une justice parfaite et d'éviter les jalousies.

M. Dominique BRAYE, président - Je laisse la parole à Pierre André, avant de céder la présidence de la seconde table ronde à Yves Dauge.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Quelques point soulevés méritent d'être approfondis dans le cadre de notre rapport.

En premier lieu, il convient de réfléchir à la place du maire dans la politique de la ville et au rapport, au niveau local, du maire avec l'Etat. Il me semble qu'un déficit d'Etat existe au niveau local. Il est souvent question des sous-préfets à la ville, qui n'existent pas, loin s'en faut, dans toutes les communes. Le maire ne peut souvent se tourner vers aucun interlocuteur tandis qu'au sein de l'Etat, les différents acteurs répondent à des logiques antagonistes et isolées. Ainsi, un inspecteur d'Académie peut parfaitement décider de fermer une classe sans solliciter l'avis de quiconque. Il est donc impératif de revoir la place du maire.

Par ailleurs, il convient de se pencher sur le problème de l'intercommunalité. J'ai présidé une table ronde à Antibes sur les villes moyennes de France. A cette occasion, j'ai été surpris de constater que la quasi-totalité des maires, toutes sensibilités confondues, étaient hostiles à une politique de la ville traitée au sein de l'intercommunalité.

En outre, il conviendra de revenir sur la question de l'évaluation, dont Jean-Marie Bockel nous a longuement entretenus.

Le problème de l'éducation et de la formation reste une question phare en ce qui concerne la situation des cités. Malheureusement, nous n'avons que peu d'emprise sur ce point. Nous devrons donc y revenir de manière plus insistante.

Yves Dauge a lancé un débat sur les agences. Je partage son scepticisme. Pour parvenir à une certaine efficacité, il convient que cette agence soit l'équivalent de la DATAR lors de sa période faste, c'est-à-dire avant qu'un ministère de la DATAR ne soit créé. La DATAR était alors directement rattachée au Premier Ministre. L'ANRU est rattachée au Ministère de l'Équipement, l'Agence de cohésion sociale le sera au Ministère de la Cohésion sociale. Pour l'instant, ces liens tiennent, notamment grâce à la personnalité de Jean-Louis Borloo, très impliqué sur ces problématiques. Néanmoins, lors du changement de ministre, l'efficacité de l'agence sera remise en cause.

Le rôle de notre mission est de porter des propositions plus fortes et originales en matière de politique de la ville.

Table ronde, avec la participation de :
M. Michel BERSON, Secrétaire général de l'Association des départements de France (ADF),
M. François SCELLIER, membre de l'Association des départements de France (ADF),
M. François LANGLOIS, Délégué général de l'Association des régions de France (ARF)
(1er mars 2006)

Présidence de M. Yves DAUGE.

M. Yves DAUGE, président - Il me revient d'assurer la Présidence de cette dernière table ronde.

Notre objectif consiste à revenir sur la politique de la ville et à en discuter très librement. Après les événements du mois de novembre, le Sénat a décidé de mener une réflexion dans le cadre d'une mission d'information.

Nous avons déjà reçu la déléguée interministérielle à la ville ainsi que, ce matin, Bernadette Malgorn, Présidente de l'Observatoire des ZUS. Lors de notre première table ronde de l'après-midi, nous avons également entendu les représentants des fédérations des villes moyennes et grandes. Il vous appartient donc désormais de vous exprimer sur le sujet.

Nous auditionnerons d'autres personnalités qualifiées, puis rendrons notre rapport à la rentrée 2006.

M. Michel BERSON - Je suis Président du Conseil général de l'Essonne et Secrétaire général de l'Assemblée des départements de France.

Si j'ai bien compris, nous devons brièvement exposer notre point de vue, avant de procéder au classique exercice des questions/réponses. Je vais donc essayer de m'exprimer au titre de mes deux fonctions, et m'appuierai tant sur mon expérience de Secrétaire général de l'Assemblée des départements de France que sur celle de Président de Conseil général de l'Essonne, département très urbain touché de plein fouet par les événements de novembre.

Depuis une dizaine d'années, le département de l'Essonne est doté d'une véritable politique de la ville. A ce titre, il dispose de divers services et directions, comme celle du logement. Les actions menées dans l'Essonne ne sont donc pas nécessairement transposables dans l'ensemble des départements, d'autant plus que ces maillons territoriaux ne disposent pas de cette compétence. Cependant, comme le Président du Conseil général du Val d'Oise le confirmera probablement, de nombreux départements sont amenés à abonder, en termes de crédits et de mise en place de dispositifs innovants, les politiques conduites par l'Etat et les communes. Je ne parle pas des régions, dont il sera question plus tard. Nombre d'entre elles ont élaboré une véritable approche originale en complément des actions des communes et de l'Etat, qui restent les deux pilotes de la politique de la ville. Je souhaite insister sur les difficultés rencontrées par les départements qui s'impliquent sur cette question, et vous faire part des solutions que nous avons imaginées pour y répondre. Ces obstacles auxquels nous nous heurtons sont également rencontrés par l'Etat, la région et les communes.

La première difficulté tient aux représentations que la politique de la ville génère. Souvent, lorsqu'il en est question, nous nous imaginons une politique spécifique. En l'occurrence, les succès ou échecs ne sont pas tant imputables à la politique spécifique de la ville qu'à la mise en cohérence des politiques de droit commun, qui, sur un territoire donné, rencontrent des difficultés particulières. La combinaison de ce facteur à l'allocation de moyens supplémentaires à destination de ces politiques de droit commun visant les quartiers nous permettra d'apporter des réponses pertinentes.

La plus-value que peut générer la politique de la ville tient en effet à la prise en compte des spécificités territoriales, mais aussi à la mise en commun des dispositifs de droit commun : politiques sociales, aide à l'enfance, politique éducative (collèges), aménagement urbain... Il convient d'accentuer sensiblement cette orientation.

De plus, nous avons été confrontés au problème suivant : faut-il privilégier l'humain ou le bâti ? Devons-nous en priorité renforcer le lien social ou réhabiliter le bâti ? Bien évidemment, il convient de faire avancer ces deux questions, sans privilégier l'une par rapport à l'autre. Nous n'allons pas entrer dans une polémique sur le choix des différents gouvernements en la matière : tous les élus sont confrontés à cette problématique.

Le département de l'Essonne a mis en place des fonds départementaux d'aide à l'investissement et au fonctionnement. Les crédits de fonctionnement aident à subventionner des projets initiés par des associations ou des communes, contrairement aux fonds d'investissement, qui sont destinés exclusivement aux communes ou aux intercommunalités. Ce transfert de fonds s'accompagne de dispositifs correctifs des disparités et inégalités territoriales et sociales. Les fonds sont distribués sur la base d'équations prenant acte des difficultés rencontrées par tel ou tel quartier. Ainsi, nous décidons, entre deux villes relevant toutes deux de la politique de la ville, de subventionner davantage celle où les difficultés sont les plus importantes. Dans l'aide aux projets relatifs au bâti comme dans l'aide aux projets visant au renforcement de la cohésion sociale, l'approche retenue est celle de la discrimination positive.

Nous avons créé un fonds départemental de solidarité urbaine. Il concerne les communes qui ne relèvent pas de la politique de la ville mais réunissent un ensemble de critères qui auraient dû les faire émarger à ses crédits. Il s'agit de communes où plus de 20 % des logements sont sociaux et qui, sur le plan scolaire, social, et de l'aide à l'enfance, remplissent un certain nombre de critères. Le fait qu'elles ne les remplissent pas tous explique qu'elles ne soient pas éligibles à la politique de la ville. Pour autant, elles ont besoin d'un soutien.

Nous sommes également confrontés au fait que la politique de la ville, depuis 20 ou 25 ans, a subi des coups de balancier successifs de la part des différents gouvernements, qui ne sont pas uniquement liés au phénomène d'alternance. La politique de la ville a subi des infléchissements, parfois de la part d'une même majorité, suite à des changements de Premier Ministre, de Ministre de la Ville ou de l'Intérieur. Cette politique du stop and go a été très dommageable à cette politique.

La réponse du département de l'Essonne à ce problème a consisté à fonder toute sa politique sur des contrats. Cette solution n'est probablement pas la seule viable, mais c'est là l'option que nous avons retenue. En particulier, il existe un contrat entre département et Etat depuis 1999. En la matière, notre département, ainsi que celui du Pas-de-Calais et des Bouches-du-Rhône, a été précurseur. Comme l'Etat et notre département étaient satisfaits de ce contrat, nous l'avons renouvelé en 2003. Ce contrat d'objectifs vise à fixer les règles qui doivent être observées à la fois par les services départementaux et par ceux de l'Etat, de manière à définir une approche globale sans déperdition de crédits. Dans cette logique, a été mis en place un dossier unique de demande de subventions à l'Etat ou au département par les associations ou communes. De même, une évaluation commune est réalisée par les services de l'Etat et du département, et des objectifs prioritaires sont définis conjointement. Ainsi, les communes se retrouvent, pour ainsi dire, en face d'un interlocuteur unique. Nous avons mis ce dispositif en place pour tenter de régler le problème d'augmentation des crédits selon les périodes et années.

Nous concluons également des contrats d'objectifs avec les communes. Ils couvrent une période de trois ans et sont assortis d'une évaluation. Ils définissent les règles des appels à projets, ce qui nous permet de retenir et financer les projets les plus pertinents. Ces contrats comprennent également des mesures d'ordre général, qui ne font pas l'objet d'appels à projets. Ces règles s'appliquent à toutes les villes qui concluent ces contrats d'objectifs.

En outre, la complexité des procédures et l'enchevêtrement des zones d'intervention posent un certain nombre de problèmes. En 2002, la Cour des comptes a remis un rapport mettant en évidence que la politique de la ville se caractérise par l'imprécision de ses objectifs et des stratégies mises en oeuvre. De plus, il soulignait précisément cette complexité des procédures et cet enchevêtrement des zones d'intervention. Pierre André, dans son rapport d'information sur l'avenir des contrats de ville, a établi le même constat, que nous avons, pour notre part, vécu au quotidien. Nous avons donc mis en place des dispositifs communs Etat/département et des procédures de contrat avec l'Etat et les collectivités locales.

Enfin, il convient d'indiquer que les départements sont désormais de plus en plus amenés à territorialiser leurs politiques. Ils peuvent ainsi prendre en compte les spécificités territoriales, notamment celles qui caractérisent les quartiers ou villes relevant de la politique de la ville. La territorialisation des politiques départementales, telles que la politique sociale, culturelle, sportive, éducative, de l'aménagement du territoire, en constitue une des évolutions les plus marquantes, notamment pour les départements les plus urbains.

Cette idée, sur la base de laquelle l'ADF a lancé une grande enquête il y a deux ou trois ans, a abouti à l'époque à la rédaction d'un rapport très novateur sur la manière dont les départements prennent en compte le fait urbain. En effet, les départements sont encore parfois considérés comme des institutions anciennes, plutôt rurales, ce qui n'est évidemment plus vrai. Le fait urbain est désormais davantage pris en compte par les départements, y compris par ceux à dominante rurale. Il s'agit là d'une orientation nouvelle des départements, qui sont mieux armés, à ce titre, pour contractualiser avec l'Etat et les communes dans le cadre des politiques de la ville.

Il existe donc, en substance, un double mouvement de territorialisation des politiques de la ville et d'appréhension croissante du fait urbain de la part des départements.

Je laisse François Scellier, mon homologue de l'Association des départements de France, compléter, confirmer et/ou infirmer mes propos.

M. François SCELLIER - Je suis en désaccord avec vous sur un point. Vous prétendez que l'Essonne a été un des précurseurs en matière de politique de la ville. Or nous avons commencé dès 1994 à y contribuer dans le Val d'Oise, ce dont Raymonde Le Texier pourra témoigner.

La politique de la ville a été lancée au niveau étatique dès 1983, puis le plan « banlieues 89 » a été mis en place, etc. Nous connaissons les difficultés induites par chacun des objectifs retenus par les équipes gouvernementales qui se sont succédé.

Je souhaite vous présenter les actions mises en place dans le Val d'Oise. Pour ne pas être redondant, je ne parlerai que de celles se différenciant des initiatives conduites dans l'Essonne.

Le département du Val d'Oise a rapidement réagi aux obstacles rencontrés par la politique de la ville de l'Etat, rappelés par la Cour des comptes en février 2002. Depuis, l'Etat s'est efforcé de trouver des solutions à ces difficultés, comme l'insuffisance de la coordination interministérielle, l'absence de clarté des objectifs, les lacunes en termes de suivi et d'évaluation des politiques, la complexité et la lourdeur des procédures. D'ailleurs, ce dernier point a été considérablement amélioré ces derniers temps.

Par le passé, les maires, qui connaissaient les besoins de leur territoire municipal, en discutaient avec les représentants de l'Etat. Ils leur demandaient alors des moyens supplémentaires pour réduire les fractures qu'ils avaient pu constater sur leur territoire. Les représentants de l'Etat leur objectaient que ces actions ne rentraient pas dans le cadre prévu de la politique de la ville. Pour bénéficier de ces enveloppes, les élus s'orientaient alors vers les politiques qu'il leur était demandé de mettre en oeuvre, sans pour autant avoir la conviction profonde qu'elles étaient les plus opportunes.

Dès 1994, alors que l'Etat avait déjà lancé sa propre politique de la ville, le département du Val d'Oise a commencé à s'intéresser à ces questions. Nous avons mis en place un contrat de développement urbain, qui tentait de répondre à toutes les difficultés que nous avions déjà rencontrées dans ce domaine. A l'époque, je n'étais pas encore Président du Conseil général du Val d'Oise : il s'agissait de Jean-Philippe Lachenaud, qui m'avait confié le suivi de ces questions.

J'avais souhaité que nous définissions de grands objectifs avec les élus locaux. Il m'avait également semblé essentiel de conclure avec chacun des maires, sur la base de ces objectifs, un contrat pluriannuel, commune par commune, dans lequel était indiqué le montant de l'enveloppe mise à disposition de la collectivité pour qu'elle réalise diverses opérations directement ou en partenariat avec le Conseil général. Nous avions alors, en accord avec les communes, signé une première série de contrats. Ce dispositif avait donné satisfaction aux élus locaux et maires.

En 1999, nous avons lancé une nouvelle procédure, le Contrat initiative ville qualité (CIVIQ). Nous avons tenté de mieux définir les enveloppes, à partir de critères révélant les difficultés propres à chaque commune. L'importance numérique de la commune n'entrait plus seule en ligne de compte : la répartition de sa population par âge devenait déterminante dans l'attribution des crédits. Ce critère paraissait d'autant plus intéressant que le Val d'Oise est, semble-t-il, le département le plus jeune de France métropolitaine.

Nous avons fixé une enveloppe de 15 millions d'euros et avons sélectionné 32 villes pour qu'elles entrent dans ce dispositif, qui touche actuellement à sa fin. Nous réfléchissons aujourd'hui à un troisième dispositif, que nous pensons orienter davantage vers les collèges. Ceux-ci relèvent en effet de notre responsabilité, et nous estimons que les difficultés des ZUS sont en partie imputables à l'échec scolaire. Il convient de ne pas en rejeter la faute sur les enseignants, mais de réfléchir à notre incapacité collective à rénover suffisamment notre pédagogie pour susciter l'attention des élèves. J'ai récemment inauguré un collège et j'ai demandé si tout le monde était content de ces nouveaux locaux. Deux élèves m'ont répondu que cela leur était totalement égal ; l'un d'entre eux m'a indiqué qu'il préférait dormir qu'aller en cours. L'une des difficultés de la formation réside dans le fait d'intéresser les enfants à l'apprentissage : les problèmes des banlieues viennent aussi de là. Dans le Val d'Oise, nous avons donc orienté vers la jeunesse et les collèges les actions menées en matière de politique de la ville. Nous ne disposons pas de compétences en termes de pédagogie, mais souhaitons fortement que des avancées se produisent dans ce domaine.

Par ailleurs, nous aidons les communes en matière d'aménagement du territoire. Il convient de contractualiser ces initiatives, qui viennent en appui de ce qu'entreprend l'Etat.

Michel Berson a indiqué que le département était fortement impliqué, en renfort ou en marge, dans la politique de la ville de l'Etat. C'est également ce que nous avons essayé de faire. Lorsque j'ai été élu Président du Conseil général du Val d'Oise, j'ai rencontré Claude Bartolone, qui venait d'être nommé ministre de la ville, pour que nous conjuguions nos politiques. Nous étions en accord sur les objectifs, mais il n'a pas jugé adéquate la méthode que je lui proposais : j'ai donc choisi de mettre en place des actions en renfort ou à côté de celles initiées par l'Etat.

Nous avons, en outre, accompagné les grands projets de ville de Garges lès Gonesse, Sarcelles et Argenteuil à hauteur de 15 millions d'euros. Je rappelle que nous avons aussi consacré 15 millions d'euros pour subventionner les contrats CIVIQ.

Nous avons prévu de nous impliquer dans l'action de l'ANRU. Nous souhaitons en effet faire avancer la programmation d'un certain nombre d'opérations dans le cadre de dispositifs que nous avons définis de manière très large au niveau du Conseil général. Il ne s'agit absolument pas d'abonder les crédits de l'ANRU. Je fais partie du Conseil d'Administration de l'ANRU. J'avais essayé d'expliquer aux administrateurs que l'ANRU ne pouvait pas demander aux grandes collectivités territoriales que sont la région et le département d'intervenir en renfort pour boucler son programme financier. J'avais souhaité que les départements et régions participent dès le début, sous la responsabilité de la maîtrise d'ouvrage des maires, à la définition de la politique de la ville. Cette proposition n'a pas été retenue, ce que je déplore. En tout état de cause, notre région participera à l'enveloppe de l'ANRU à hauteur de 76 millions d'euros.

Les difficultés de la politique de la ville mise en oeuvre par l'Etat sont en voie de résolution : la coordination interministérielle s'est grandement améliorée, les objectifs sont plus clairs, l'évaluation se met en place... De plus, les délégations de crédits ont allégé les procédures, qui, toutefois, restent lourdes.

Nous pouvons nous interroger sur l'opportunité de remédier à la multiplicité des instances nationales en charge de la ville. En effet, celles-ci sont très nombreuses, ce qui ne favorise pas la visibilité et la cohérence de l'action de l'Etat. Ainsi, il existe la DIV, le Comité interministériel, l'Institut des villes, l'Observatoire national des zones urbaines sensibles, la future Agence de cohésion sociale, etc.

M. François LANGLOIS - Je suis Délégué général de l'Association des régions de France. J'ai été enseignant en zone sensible, sous-préfet dans une zone difficile, Directeur général des services de la grande ville qu'est Grenoble.

La politique de la ville ne fait pas partie des compétences obligatoires des régions, mais de leurs politiques volontaristes : celles-ci sont souvent critiquées, parce qu'elles sont considérées comme coûteuses pour la région. En ce qui concerne la politique de la ville, la contribution de la région est souvent essentielle dans l'aide aux communes, agglomérations et quartiers les plus défavorisés. Cette politique volontariste entre la plupart du temps dans le cadre des contrats de plan Etat/région. Je vous rappelle que les contrats d'agglomération avaient été inclus dans la dernière génération de contrats de plans Etat/région, qui touche actuellement à sa fin. Ils en constituaient d'ailleurs, en quelque sorte, le volet social : une recherche de cohérence entre les différentes politiques publiques était donc à l'oeuvre.

Les politiques de la ville étaient en effet multiples : l'Etat guidait la politique de la ville ; la région, dans le cadre du contrat de plan, participait à cette politique par le biais de conventions et contrats qui se succédaient en son sein. De leur côté, les contrats d'agglomération, auxquels participaient également les départements et communes concernées, constituaient aussi un aspect important de la politique de la ville. Cette politique volontariste est la plupart du temps menée dans le cadre des contrats de plan. Sur la période 2000-2006, l'ARF a procédé, par le biais d'une enquête auprès des régions, à une tentative de recensement des actions menées. Dans la génération actuelle des contrats de plan, près de 1,160 milliard d'euros sont consacrés par les régions à la politique de la ville, ce qui est plus que substantiel. La moitié de ces fonds sont alloués par le biais du contrat de plan. Ainsi, même s'il s'agit là de politiques volontaristes, les régions prennent part à la politique de la ville, que ce soit par le biais des crédits d'investissement ou de fonctionnement.

L'investissement consiste essentiellement en aménagement urbain, en aides à la rénovation urbaine, en soutien aux offices et sociétés HLM, en soutien aux bailleurs. Cependant, des établissements publics fonciers régionaux ont aussi été créés dans certaines régions, afin de détendre la pression sur le foncier et permettre la création de logements sociaux dans davantage de quartiers. L'objectif final consistait à sortir des ghettos qui s'étaient constitués au fil des années : sur ces communes, le foncier était moins onéreux, et les élus acceptaient d'accueillir sur leur territoire des logements pour les populations les plus défavorisées.

Les régions interviennent également sur les crédits de fonctionnement, ce qui leur a parfois été reproché. Cette intervention a un impact important sur nombre de quartiers relevant de la politique de la ville. Elle se réalise essentiellement par le soutien au milieu associatif et aux initiatives locales dans des domaines très divers : éducation, aide à l'éducation (aide aux devoirs), culture, sport, etc. Elle cherche à développer l'aide aux familles monoparentales : à ce titre, des initiatives ont été menées en Provence Alpes Côte d'Azur. Ces crédits de fonctionnement sont également destinés aux associations aidant les personnes, qu'elles soient jeunes ou non, à trouver une occupation à défaut d'un emploi et/ou un sens à leur vie.

L'intervention financière à destination des milieux associatifs a été largement permise par des initiatives de l'Etat dans les années 1990. Par exemple, lorsque les emplois jeunes ont vu le jour, les régions sont fréquemment venues en soutien de l'Etat pour accompagner et parfois même suppléer ces initiatives. Ainsi, de nombreuses associations ont pu créer des emplois, voire les pérenniser avec le soutien des Conseils régionaux.

Le tissu associatif dense qui a pu voir le jour dans certains quartiers, départements et régions a permis le maintien d'un certain calme lors des émeutes de novembre 2005. En effet, si nous examinons la cartographie des événements, nous nous apercevons que certaines zones ont connu des incidents particulièrement violents, tandis que d'autres, où les populations sont parfois très défavorisées, n'en ont pas été le théâtre. Les quartiers qui n'ont recensé aucun incident sont ceux où le tissu associatif et social a pu être préservé, voire renforcé grâce à l'intervention publique, notamment des régions. Je me permets d'insister sur cet élément, car il permet de construire une certaine cohésion sociale, y compris dans des lieux et avec des populations plus difficiles à accompagner dans ce processus.

Je ne reviendrai pas sur les propos que viennent de tenir les Présidents des Conseils généraux de l'Essonne et du Val d'Oise : je partage largement leur analyse. En effet, les procédures sont complexes, les intervenants multiples, le stop and go dommageable en matière d'intervention dans la politique de la ville. L'effet le plus néfaste de ce stop and go a sans doute été la suppression des emplois jeunes, puis, quelques années plus tard, la réapparition du dispositif sous d'autres formes : entre-temps, l'espérance en la crédibilité des embauches s'était volatilisée. Or de nombreuses années sont nécessaires pour recréer et reconstruire cette confiance.

Au-delà de leur aide en termes de subventions de fonctionnement et d'investissement, les régions contribuent à mettre en cohérence les politiques de droit commun, en intervenant sur leurs domaines de compétence : enseignement au niveau des lycées, formation professionnelle, apprentissage, développement économique. Les régions essaient, par ces interventions diverses, de s'adapter le plus possible aux réalités du terrain. Quoi qu'il en soit, et conformément à la distribution des compétences, elles apparaissent plus en soutien qu'à la base de ces politiques. En effet, c'est souvent le maire, qui, en tant qu'élu de proximité, se retrouve au coeur du dispositif ; à ce titre, c'est lui qui vient solliciter le soutien des autres collectivités et de l'Etat.

Au coeur des difficultés des banlieues se retrouvent trois grandes questions : le logement, l'emploi et l'exclusion sous toutes ses formes. De ce point de vue, la politique nouvelle mise en oeuvre avec l'ANRU me semble difficilement opérante. Seule une petite moitié des régions s'engage dans un processus de conventionnement avec l'ANRU : en effet, elles s'estiment souvent reléguées au rang de simples bailleurs, peu sollicités dans l'élaboration des politiques. Plusieurs Présidents d'exécutifs régionaux considèrent que l'ANRU se situe dans une logique de démolition/reconstruction sans qu'une stricte proportionnalité soit à l'oeuvre. En effet, si 100 logements sont détruits, moins de 100 logements sont reconstruits. Les logements restants seront construits ailleurs. Cette opération excède le cadre de l'urbanisme : il s'agit d'une véritable redistribution des populations, qui doivent déménager pour retrouver un logement dans des conditions similaires. Ces déplacements s'opèrent dans des conditions qui ne paraissent pas toujours socialement et humainement acceptables aux élus qui répugnent à s'engager avec l'ANRU dans ces politiques.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Au coeur de la politique de la ville se situent le maire et la municipalité. Une politique de contractualisation est ensuite menée. La deuxième génération de contrats de plan se termine : il va donc falloir réfléchir à la mise en place d'une autre forme de contractualisation dans les mois qui viennent. En effet, l'Etat, quel que soit le gouvernement, utilise la contractualisation pour faire financer par les collectivités territoriales les politiques de droit commun.

J'ai émis un certain nombre de propositions dans un rapport sur les contrats de ville. Elles ont parfois choqué les Conseils généraux ou régionaux.

De mon point de vue, le système actuel est bien trop complexe. Pour être efficaces, il convient de devenir plus réactifs dans l'élaboration des contrats de ville et des actions spécifiques qui se déroulent tout au long de cette période de contractualisation.

Je ne crois pas à la pertinence des financements croisés, qui nous contraignent à de trop lourdes procédures. Avant même la fin de la démarche, nous nous apercevons fréquemment que nous parviendrons difficilement à conclure un contrat satisfaisant.

Par ailleurs, ces contrats de ville ont énormément mis en difficulté le monde associatif. Je ne pense pas que le stop and go au niveau des emplois jeunes ait été l'élément qui a le plus perturbé la vie associative. Lors de l'élaboration du budget d'une association, celle-ci doit inscrire dans ses recettes les subventions des départements, de la région, de la ville et de l'Etat. Or si nous lui donnons notre réponse en fin d'année, les crédits ont déjà été dépensés. L'association s'adresse alors à la ville ou au Conseil général pour combler le déficit.

Je pense que le contrat, éminemment important dans le cadre de la politique de la ville, doit être conclu directement entre ville et département ou entre région et ville. Ainsi, il s'avère plus efficace que les actions directement imposées par l'Etat. C'est d'ailleurs ce que semblent démontrer les expériences entreprises dans l'Essonne et le Val d'Oise.

Je suis un fervent défenseur de l'ANRU : en effet, il importe de mesurer les résultats de cet organisme, qui vient à peine d'être mis en place. En tout état de cause, il est inadmissible que l'ANRU conditionne l'attribution des financements à la signature d'un accord avec le département ou la région. En effet, si ces collectivités ne se décident pas rapidement, la ville peut se retrouver bloquée dans ses réalisations.

Il convient, en ce qui concerne la contractualisation, de laisser l'Etat un peu de côté, et d'explorer des pistes entre collectivités territoriales.

Il est souvent question des responsabilités des collectivités territoriales, en matière, par exemple, d'éducation. Or nous ne disposons, en l'espèce, que du droit de financer des investissements, sans qu'il soit assorti d'un quelconque droit de regard. En particulier, nous ne disposons d'aucun droit de regard en matière de pédagogie, même si nous investissons des sommes considérables dans la réfection des écoles : nous ne pouvons donc pas nous opposer à la décision de l'Inspecteur d'Académie de fermer deux classes. En revanche, les régions ont leur mot à dire sur les questions d'apprentissage et de formation continue.

M. Thierry REPENTIN - Je suis perplexe quant au rôle des départements et régions. En effet, au cours de ces auditions, il a toujours été question de partenariats entre Etat et communes ou intercommunalités : jamais les départements et régions n'ont été spontanément cités.

A mon sens, vous ne semblez pas réellement représentatifs de votre échelon de décision. Dans vos départements, vous affirmez le fait urbain comme une réalité. Or cette idée n'est ni acquise ni vécue au sein du Parlement. Les départements ont encore l'image de collectivités locales tournées vers un aménagement du territoire plutôt rural. Vous êtes, en revanche, deux Présidents de Conseils généraux administrant des départements urbains. Je suis assuré de votre implication et de la véracité de votre expérience, mais je ne pense pas que vous représentiez la majorité des acteurs de la politique de la ville.

Les régions et départements, comme François Langlois l'a souligné, ne sont pas positionnés sur des compétences. Vos institutions ne bénéficient d'aucun statut en la matière : seul le volontarisme permet l'action.

J'ai fait partie pendant 18 mois du Conseil d'Administration de l'ANRU avant d'en démissionner. En examinant le montage financier des dossiers, il apparaît que les subventions apportées par les départements ou les régions représentent, sauf exception, 5 ou 7 % des fonds. Pour les élus locaux, cet apport est considéré comme résiduel. Pour autant, ces sommes permettent de boucler le budget.

Il me semble que l'implication des départements et régions sur leur ligne de droit commun est au moins aussi importante que le volontarisme des élus, mais la lisibilité des attributions et des dispositions dérogatoires que vous auriez mises en place dans le cadre de la discrimination positive est faible.

Par exemple, vous vous situez sur le champ de compétence de l'Education nationale. Or la prégnance des questions scolaires dans la politique de la ville a été très marquée lors des différentes auditions. Comment les départements et régions peuvent-ils être davantage présents, en termes d'implication et de moyens, sur ce créneau ? Au sein de l'ADF et de l'ARF, existe-t-il des études montrant que vous avez investi davantage sur les quartiers en ZUS ? D'ailleurs, l'approche quantitative est-elle nécessairement pertinente ?

Souvent, les collèges en ZEP sont plus grands que les autres. Or le corps enseignant et l'administration nous indiquent que, au-delà d'une certaine taille (400-450 élèves), les collèges deviennent difficiles à gérer. En ZEP, les collèges dénombrent souvent plus de 800 élèves. Comment réagir face à cette situation ?

De même, les politiques sociales relèvent du domaine de compétence des départements. En examinant le nombre d'assistantes sociales par tranches de population, il apparaît que leur pourcentage n'est pas nécessairement plus élevé dans les ZUS qu'ailleurs. Ce reproche est d'ailleurs souvent adressé aux services de l'Etat.

Étant Conseiller général moi-même, j'endosse également la critique. Quoi qu'il en soit, je m'interroge sur l'existence réelle de politiques de discrimination positive dans ces quartiers.

M. Yves DAUGE, président - Il me semble qu'une question mérite d'être adressée à tous les départements et régions. L'ensemble des départements conduit-il une action sociale en matière de prévention de la délinquance, d'enseignement professionnel, d'éducation (lycées et collèges) ? Les départements sont-ils mobilisés sur leurs compétences ?

S'il existe quelques départements exemplaires, qui vont au-delà de leurs attributions (Bouches-du-Rhône, Seine-Saint-Denis...), d'autres se refusent à s'engager sur ces questions cruciales dans le cadre de la politique de la ville, alors même qu'elle relève de leurs compétences.

M. François SCELLIER - Les départements ne sont pas égaux en termes de moyens d'action. Il existe de grandes disparités entre les départements comme les nôtres, qui ne sont pas nécessairement riches, et d'autres. Par exemple, le Val d'Oise compte 1,2 million d'habitants pour un budget de 500 millions d'euros. Nous disposons donc d'une certaine capacité d'action, mais nos dépenses sociales ne sauraient non plus être illimitées.

Je suis entièrement d'accord avec Thierry Repentin lorsqu'il affirme que ce sont dans les quartiers les plus difficiles que les collèges sont de plus grande taille. Nous l'avions constaté, et avions lancé un programme pour faire en sorte que la taille moyenne des établissements soit plafonnée à 600 élèves. Très peu de collèges dénombrent encore 900 ou 1 000 élèves. Certains en comptent 700 ou 750, d'autres autour de 450. Nous avons affiché cette politique, sans toutefois viser en particulier ces quartiers. Reste que de nombreux collèges très peuplés se situaient en ZUS, alors que c'est là où ils devraient être les plus réduits.

Nous connaissons également d'importantes difficultés en termes de recrutement d'assistantes sociales et de prévention de la délinquance, ce dernier élément relevant de notre responsabilité. Nous nous efforçons actuellement, ce qui est extrêmement délicat, de redéfinir la prévention de la délinquance. A notre sens, elle doit être protéiforme en fonction des territoires et impliquer davantage les maires.

Nos compétences sont réduites. Toutefois, le Code général des collectivités territoriales dispose que les Conseils généraux gèrent les affaires des départements.

M. François LANGLOIS - Les régions ont fourni des efforts considérables en termes de rénovation et construction de lycées, y compris dans les quartiers qui étaient largement en attente sur ce plan. Elles continuent d'ailleurs de le faire. Il y a quelques mois encore, j'étais Directeur général des services de la région PACA, où un programme de création de 15 nouveaux lycées est en cours. Ce plan vise notamment à prendre acte de la nouvelle géographie des populations : ainsi, les communes de la périphérie d'Aix-en-Provence, qui se sont largement développées ces dernières années, disposeront de lycées de taille raisonnable. Auparavant, seuls existaient les établissements du centre-ville d'Aix-en-Provence. De même, la rénovation de lycées, notamment professionnels, de la région Aquitaine, nécessite de très lourds investissements en termes de machines-outils et de matériel divers. Une modernisation doit donc être entreprise. Ce matin encore, le Président de la région Aquitaine rappelait que, dans un certain nombre de lycées professionnels du secteur industriel, agricole, ou de services de sa région, les matériels investis étaient à la disposition des professionnels du secteur dans un périmètre géographique assez vaste. Ainsi, ces investissements profitent à tous et sont utilisés au maximum de leurs capacités.

Il est vrai que les régions disposent de compétences qui semblent réduites. Il est également vrai que les élus résistent parfois difficilement à la pression des demandes d'aides de la part de populations ou d'associations en grande difficulté. Les élus sont très fortement incités à être sur le terrain et nouer des relations avec l'ensemble de la société.

Lorsque je vous ai indiqué que 1,160 milliard d'euros avait été investi sur 6 ans au titre de la politique de la ville, je n'ai pas précisé que des écarts existaient entre les régions. Libre à vous de trouver des explications à ces disparités considérables. L'Île-de-France a contribué à la politique de la ville à hauteur de 300 millions d'euros ; le Nord-Pas-de-Calais a investi 237 millions, la région PACA a investi 234 millions ; la contribution de la région Rhône-Alpes s'est chiffrée à 106 millions, etc. En revanche, l'apport de subventions au titre de la politique de la ville de certaines régions s'est révélé quasi inexistant.

Lors de la mandature précédente, aucun effort n'était fourni par la région Auvergne au titre de la politique de la ville. La mandature actuelle a en revanche considéré qu'il convenait de traiter les difficultés rencontrées à Clermont-Ferrand : en Auvergne, une ligne dédiée à la politique de la ville a donc été ajoutée.

Je souhaite revenir sur la question des financements croisés. Je partage votre analyse sur la difficulté que cette procédure, que j'ai d'ailleurs eu l'occasion de pratiquer, engendre. Je me permets cependant de vous signaler qu'il existe un intérêt au financement croisé. En effet, si l'un des partenaires, quel qu'il soit (Etat, commune, Conseil régional, Conseil général) renonce au projet, et qu'il s'agit du partenaire unique de l'association ou de la commune, le projet échoue. Ce renoncement à l'issue ou au cours du contrat peut être imputable à divers facteurs : conduite financière, politique, humaine du projet, etc. Si le contrat est conclu avec plusieurs partenaires, l'abandon de l'un d'entre eux ne remettra pas le projet en cause : les bailleurs seront sollicités pour compenser la perte. Dans de nombreux domaines, l'existence de financements croisés permet d'équilibrer les risques et assure la pérennité des projets y compris en cas de désistement d'un des co-contractants. Néanmoins, lorsqu'un financement croisé est mis en oeuvre, la désignation d'un seul chef de file et d'une procédure unique dont il est seul responsable est impérative. Cette procédure allierait les avantages de l'unicité de l'interlocuteur et de la multiplicité des financeurs.

M. Jacques MAHÉAS - Comme le rapporteur, je suis farouchement opposé aux financements croisés. Je souhaite également que soit précisée la loi sur les compétences des collectivités.

Les compétences obligatoires des départements et régions y sont assez clairement définies. En revanche, les compétences expérimentales varient d'une collectivité à l'autre. Nous devrions donc veiller à ce que les compétences exercées par le département et la région sur un même territoire soient identiques. De nombreux élus n'ont aucune lisibilité sur les budgets des départements et des régions. Je demande depuis plusieurs années à mon département la mise en place d'une comptabilité analytique par commune. Nous devons prouver au département que nous recevons moins de fonds que nous ne payons d'impôts. Si la situation reste encore acceptable pour les communes structurées, elle se complique encore davantage pour les petites communes.

De plus, lorsqu'une restructuration urbaine est engagée, il incombe à la commune de financer les études. Parfois, les autres collectivités locales et l'Etat acceptent d'y contribuer. Ainsi, j'ai parfois commandité des études que l'Etat acceptait de financer pour moitié.

Cette question des compétences doit donc impérativement être clarifiée. Notre rapport pourrait aller dans ce sens. De plus, une procédure plus légère devrait être définie, afin que les décisions puissent être mises en place plus rapidement. Je suis élu depuis 1976. A cette époque, nous pouvions mettre en oeuvre des actions de manière relativement rapide. Malheureusement, ce qui, à l'époque, nécessitait un an en demande désormais trois ou quatre. Par exemple, si un élu décide de construire un lycée, il faut compter six à sept ans entre le début de la procédure et l'inauguration.

Souhaitez-vous réfléchir à cette clarification des compétences et à l'allégement des procédures ?

M. François SCELLIER - Je suis en désaccord avec vos propos.

M. Yves DAUGE, président - Raymonde Le Texier souhaitait poser une question. Je vous laisserai ensuite la parole.

Mme Raymonde LE TEXIER - Dans vos propos, vous avez fait état des difficultés auxquelles vous avez été confrontés, ce que j'ai trouvé fort intéressant. Vous avez tous trois insisté sur la complexité des procédures : je pense que nous sommes tous d'accord sur ce point.

François Langlois a évoqué les trois enjeux principaux de tout site sensible : le logement, l'emploi et l'exclusion. De mon point de vue, il manquait un quatrième point, abordé par François Scellier : le problème scolaire. Je partage le point de vue de François Scellier : nous ne pourrons pas trouver d'issue aux difficultés des ZUS tant que nous ne réussirons pas à résorber l'échec scolaire. Je souhaite savoir si, au niveau de vos instances, vous réfléchissiez à ces questions et si vous aviez des propositions à émettre. Ainsi, nous pourrions avancer sur ces points qui compliquent nos missions.

François Scellier nous a affirmé que la politique de la ville est tellement complexe qu'il devient parfois nécessaire de se calquer sur les critères des instances de cette politique pour obtenir des subsides. Les élus doivent alors renoncer aux actions qu'ils jugent prioritaires. Ne pensez-vous pas qu'il arrive également aux villes de monter des dossiers calqués sur les critères définis par l'instance qui attribue les crédits ?

Enfin, disposons-nous du savoir-faire permettant de réaliser des évaluations ? Par exemple, François Langlois a évoqué la supervision des associations en matière de soutien scolaire. Fait-elle l'objet d'une évaluation ? Je pense aux expériences conduites dans ma ville, y compris lorsque j'étais maire. Je me rends compte, avec le recul, que des progrès sont à réaliser en la matière. Des subventions à destination du soutien scolaire dans la langue d'origine sont encore accordées. Or il me semble nécessaire d'axer nos efforts sur la connaissance du français et la lutte contre l'échec scolaire, non de permettre aux enfants de se perfectionner dans leur langue d'origine. Mettez-vous en place des évaluations précises ? Vous arrive-t-il de douter de l'utilité d'une association que vous subventionnez ?

M. François SCELLIER - Vous ne l'ignorez pas.

M. François LANGLOIS - L'évaluation est prévue dans les contrats de plan de la génération actuelle, qui touche actuellement à sa fin. Les contrats de plan étaient en effet adossés aux programmes européens, dans le cadre desquels l'évaluation constitue une nécessité impérieuse.

La démarche d'évaluation, qui a pour ainsi dire débuté avec cette génération des contrats de plan, n'en est qu'à ses balbutiements en France. Il s'agit d'un exercice difficile, qui suppose de définir les objectifs au moment de l'élaboration du budget, et les critères qui permettront de constater in fine si les objectifs fixés ont été atteints ou non.

A cette première difficulté d'ordre méthodologique vient s'en ajouter une deuxième, qu'il convient de ne pas mésestimer. Il s'agit de déterminer si l'évaluation doit être menée par les collectivités qui financent le projet ou par une structure externe. Dans ce dernier cas, il faut choisir soit une officine privée, sachant que certaines d'entre elles se sont spécialisées dans l'évaluation, soit un organisme public comme la Chambre régionale des comptes. J'ajouterai que les officines privées ne sont pas toujours d'une probité irréprochable, dans la mesure où l'évaluation d'une politique constitue une ligne de budget attractive. Par ailleurs, les organismes peuvent évoluer dans leur fonctionnement et leur finalité.

Si l'évaluation s'opère en interne, des soupçons pèsent sur son esprit critique. Lorsque l'évaluation est assurée en externe, j'ai pu, à de nombreuses reprises, constater que tout jugement critique du cabinet était extrêmement mal accueilli. Or il faut bien avouer que la critique est souvent mal perçue par une assemblée d'élus. Une culture et une éducation à l'évaluation sont donc nécessaires, y compris pour ceux qui la prônent. Je suis très favorable à cet exercice, mais je rappelle qu'il est difficile et qu'il doit s'accompagner d'un effort de pédagogie. Nous devons avancer modestement et prudemment dans cette voie.

Mme Raymonde LE TEXIER - Il me semble que l'évaluation menée par un cabinet extérieur est nécessairement critique.

Vous dites qu'une assemblée d'élus reçoit mal la critique : cette remarque est également valable pour les membres d'une association dont les élus contestent le travail.

M. Yves DAUGE, président - Ce matin, Bernadette Malgorn a souligné l'ampleur du matériau à évaluer mais a ajouté que nous manquions d'une grille cohérente permettant de le traiter. Cette situation est très ardue à gérer.

M. Michel BERSON - Je rappelle que l'évaluation est nécessaire. Cette assertion ne saurait suffire : une réelle volonté politique de la mettre en oeuvre doit l'accompagner. Pour que cette évaluation soit effectivement mise en place, il convient de la prévoir avant même de signer le contrat d'objectifs. Celui-ci précise à la fois les objectifs et les indicateurs qui permettent d'en évaluer l'atteinte. Ainsi, par la signature du contrat, les parties acceptent les objectifs, les moyens financiers et les indicateurs permettant l'évaluation. Toute évaluation a posteriori est vaine. En effet, ses modalités ne sont pas fixées par un cadre de référence. Il n'est pas facile de mettre une évaluation en place : des problèmes de méthodologie se posent, puisqu'il faut prévoir l'évaluation dès le début. De plus, les élus ne possèdent pas la culture de l'évaluation. Je constate toutefois que nous progressons dès lors qu'une volonté politique farouche d'évaluer se fait sentir.

Il m'est déjà arrivé de supprimer les subventions de certaines associations car leurs actions nous semblaient inutiles.

En ce qui concerne les évaluations, je ne reviens pas sur ce qui a été exposé par François Langlois.

Par ailleurs, je crois que nous n'échapperons pas aux financements croisés, dont tous contestent pourtant le principe : ils font partie de la culture française. Il convient d'y introduire davantage d'ordre, de désigner un chef de file, d'harmoniser les procédures, les demandes de dossier, etc. Ce chef de file, chargé de superviser l'avancée du projet, en conduit également l'évaluation. C'est ce que nous avons essayé de mettre en place dans le département de l'Essonne. De mon point de vue, l'idée de désigner un chef de file dans le cadre de financements croisés est considérablement plus réaliste que celle de les abandonner. En effet, même si, en théorie, il est préférable de ne plus recourir à cette procédure, elle restera effective.

L'action publique visant à soustraire les quartiers défavorisés aux discriminations territoriales et sociales dont ils sont victimes ne doit pas être uniquement considérée dans l'optique des crédits spécifiques au titre de la politique de la ville. Il s'agirait d'une erreur fondamentale : le succès de la politique de la ville en direction des ZUS ne se mesure pas à l'unique aune des crédits spécifiques, mais aussi à celle des crédits de droit commun.

Par exemple, le quartier des Pyramides à Évry ou celui des Tarterêts à Corbeil-Essonnes sont des quartiers particulièrement difficiles. Lorsque le département décide de reconstruire un collège dans le quartier des Pyramides, ce qui représente un investissement de 15 millions d'euros, ces crédits ne sont pas comptabilisés dans les 70 ou 75 millions d'euros de crédits spécifiques alloués à ce quartier. Or il est impératif de comptabiliser ces fonds au titre de la politique de la ville : le collège constitue en effet un équipement primordial au sein de ces quartiers. Lorsqu'il est question de politique de la ville, la politique éducative du Conseil général n'entre jamais en considération. Tous les dispositifs éducatifs mis en place dans le cadre des crédits de fonctionnement ne sont absolument pas obligatoires : ils ne sont donc pas comptabilisés dans la politique de la ville.

Il en va de même pour les investissements en termes de centres sociaux.

Il convient de considérer à la fois les fonds délivrés au titre de la politique de la ville et ceux engagés dans le cadre de la politique de droit commun dans ses déclinaisons territoriales. Ces quartiers sont l'objet de bien plus d'investissements que les autres.

M. Thierry REPENTIN - Vous concluez sur le fait que les quartiers en ZUS font l'objet de davantage de subventions que les autres. C'est ce que nous avons besoin de comptabiliser.

M. Michel BERSON - Je ne peux pas m'exprimer au nom de l'ensemble des départements, qui présentent une grande diversité, notamment sur le plan sociologique. J'évoquais là le cas de l'Essonne.

Je souhaite m'appuyer sur un deuxième exemple, celui de la prévention spécialisée, compétence de droit commun des départements. Dans ce cadre, nous avons re-découpé le territoire départemental en « territoires d'actions concertées », qui recouvrent les limites des contrats de ville. En effet, ce découpage rejoint celui des quelques communes regroupées dans un même contrat. Ainsi, nous souhaitons mettre en place une politique spécifique en direction des quartiers difficiles, par le biais de nos compétences de droit commun.

Il y a cinq ou six ans, j'ai été favorable à la partition des collèges de 900 à 1 200 élèves en établissements de 400 à 600 élèves dans ces zones. Il s'agit d'ailleurs d'un critère permettant d'identifier un collège comme relevant de la politique de la ville. Sa construction devient alors prioritaire par rapport à celle d'un établissement n'entrant pas dans ce cadre. Or l'objectif d'un collège est de garantir une certaine mixité sociale, ce qui est impossible dans un établissement de 400 élèves. Dans une ZUS, un collège de 400 élèves reste un collège défavorisé. Si nous décidons de séparer un collège de 900 élèves en deux établissements distincts que nous réhabilitons, nous obtiendrons d'un côté un collège favorisé et, de l'autre, un collège défavorisé. Certes, je caricature, mais si, dans un quartier, l'ensemble de la population est défavorisé, il est impératif que les collèges atteignent une taille critique. Lorsque Ségolène Royal était ministre de l'Education nationale, elle a distribué, à titre non obligatoire, des crédits à de nombreux départements construisant des collèges sur la base d'une partition de collèges surpeuplés dans les quartiers sensibles. Il convient de rester très prudents quant à cette orientation.

Enfin, les 20 ou 25 départements qui mènent une politique de la ville sont impliqués à divers degrés dans cette démarche. L'ADF, après avoir effectué des tests, est arrivée à la conclusion suivante. Trois logiques sont à l'oeuvre. Certains départements, à l'instar du Val d'Oise ou du Rhône, adoptent la logique du « faire », et mettent eux-mêmes en place une politique à destination des quartiers en difficulté. D'autres, comme l'Essonne, le Pas-de-Calais ou le Bas-Rhin, agissent très activement selon la logique du « faire avec », ceci par le biais de partenariats et de contrats avec l'Etat, les communes, et parfois les régions. Enfin, certains départements adoptent la politique du « faire faire », comme la Seine-Saint-Denis. Manifestement, c'est ce dernier département qui a le plus à connaître des politiques de la ville ; c'est aussi celui qui dispose des moyens les plus restreints pour faire face à ses difficultés. Par conséquent, il est obligé de s'inscrire dans cette logique de « faire faire » : il impulse, coordonne, sensibilise, mais n'est pas en capacité financière d'agir lui-même ou en partenariat.

M. Jacques MAHÉAS - Par conséquent, il s'adresse au Président de la République.

M. Michel BERSON - Le Président lui a donné raison face à son Premier Ministre, ce qui est un cas de figure plutôt intéressant.

Nous pourrons vous communiquer les conclusions de cette étude très approfondie. Elle met en évidence que le fait urbain est de plus en plus pris en compte par un certain nombre de départements, y compris par les départements ruraux.

Ces départements ont fréquemment un chef-lieu urbain, le reste du département se situant plutôt en zone rurale. Même ces entités, que les pesanteurs sociologiques, historiques et politiques amènent à considérer davantage les politiques d'aménagement et de développement des zones rurales, prennent davantage en compte le fait urbain.

M. Yves DAUGE, président - Je laisse le mot de conclusion à notre rapporteur.

Mme Raymonde LE TEXIER - Il serait intéressant que le Président du Conseil général du Val d'Oise puisse s'exprimer.

M. François SCELLIER - Je serai bref, dans la mesure où nous sommes déjà en retard.

Je n'entrerai pas dans le problème des compétences. Je pense, à l'instar de Michel Berson et François Langlois, qu'il est impératif de désigner des chefs de file tout en laissant une certaine liberté aux acteurs.

Un journaliste m'avait interrogé lors du lancement de la deuxième phase de la décentralisation, et m'avait demandé ce que j'en attendais. Je lui avais répondu que je souhaitais que l'Etat nous laisse continuer à agir dans nos domaines respectifs tout en nous fournissant les moyens d'en faire davantage. Cette réponse, peut-être un peu simpliste, présentait l'avantage de la concision.

Nous devrions nous donner pour objectif de parvenir à terme à nous passer d'une politique de la ville. Cette politique, qui représente la globalité de l'action mise en oeuvre sur nos communes, consiste en une discrimination positive. Il s'agit de verser davantage de subventions pour investir dans tel ou tel quartier, puisque les difficultés y sont plus lourdes qu'ailleurs.

Je ne suis pas d'accord avec le discours de Michel Berson sur la taille des collèges. L'objectif de mixité n'est pas à remettre en cause. Toutefois, le fait de scolariser des élèves d'horizons sociologiques différents dans un collège plus grand ne constitue pas une panacée, d'autant plus que des « fuites » vers l'enseignement privé peuvent se produire.

Je souhaite que les critères de petits établissements soient retenus, dans les limites permettant leur fonctionnement, notamment en ce qui concerne les matières enseignées. De plus, j'aimerais que davantage de moyens soient alloués aux collèges dans lesquels de nombreux enfants sont en difficulté. Ainsi, nous parviendrons peut-être à aider ces élèves, sans que les autres soient entraînés dans une spirale de l'échec.

La discussion reste cependant très ouverte, dans la mesure où les disparités territoriales sont fortes.

Je rappelle que l'évaluation est un exercice difficile. Si Raymonde Le Texier croit avoir senti que l'évaluation de la politique départementale de la ville faisait l'objet des mêmes difficultés que celles que je dénonce pour la politique de la ville de l'Etat, elles ne sont pas de mon fait.

J'ai en effet essayé de faire en sorte que les services du Conseil général évitent d'orienter de manière directive les maires vers telles ou telles actions. Il convient que le contrat conclu entre communes et départements soit l'objet de discussions ouvertes : c'est dans ce sens que je mène mon action.

Mme Raymonde LE TEXIER - Ce genre d'incongruités se produit, parce que les villes sont en situation de grande pauvreté.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur - Nous avons aujourd'hui entretenu un échange très fructueux, qui doit d'ailleurs continuer. Le rapport de notre mission d'information devra tenter d'éclaircir ces questions de relations et de compétences.

Je précise que, lorsque j'ai évoqué la question des financements croisés, je pensais essentiellement aux contrats de ville. En tout état de cause, la conclusion de partenariats est indispensable : il s'agit même d'une nécessité croissante. D'ailleurs, les Conseils régionaux signent généralement des contrats avec les communautés d'agglomérations ou les villes.

Quoi qu'il en soit, il convient, dans le cadre des contrats faisant l'objet d'un financement croisé, de nommer un chef de file. Il doit s'agir de celui qui dispose des compétences.

Le Président du Conseil général de l'Essonne a très justement indiqué, comme nombre d'entre nous, que la politique de la ville consistait également en une politique de droit commun forte. Ensuite viennent les actions spécifiques de la ville, du département et de la région à destination des quartiers difficiles. Cette démarche se vérifie également au niveau des autres collectivités. Par exemple, la politique sociale, directement menée par les départements, fait partie des politiques de droit commun.

J'espère que nous pourrons continuer à travailler efficacement ensemble.

M. Yves DAUGE, président - Je vous remercie.

Table ronde, avec la participation de :
M. François ASENSI, maire de Tremblay-en-France,
M. Serge DASSAULT, maire de Corbeil-Essonnes,
M. Gérard GAUDRON, maire d'Aulnay-sous-Bois,
M. Xavier LEMOINE, maire de Montfermeil,
M. Jacques MAHÉAS, maire de Neuilly-sur-Marne,
M. Claude PERNÈS, maire de Rosny-sous-Bois,
M. François PUPPONI, maire de Sarcelles,
M. Gilbert ROGER, maire de Bondy
(8 mars 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président

M. Alex TÜRK, président - Je remercie les maires d'avoir répondu à notre invitation. Je vous propose que nous arrêtions nos travaux vers 16h15 car certains ont d'autres obligations ensuite, ce qui nous laisse une heure trois quarts pour débattre. Chacun commencera par s'exprimer pour donner son sentiment, son témoignage, ses réflexions et ses propositions, puis notre rapporteur et l'ensemble des membres de la mission vous poseront des questions et un débat pourra être engagé. Je vous propose de conserver l'ordre alphabétique qui avait été fixé pour cette table ronde. Je donne donc tout d'abord la parole à Monsieur François Asensi, maire de Tremblay-en-France.

M. François ASENSI - Je vous remercie, Monsieur le Président, pour votre invitation. Après les événements de novembre 2005, il est intéressant de prendre du recul pour considérer la manière dont ils se sont déroulés et observer la situation depuis lors dans les quartiers sensibles des villes.

Tout le monde est informé de ce qui s'est produit durant les événements. L'élément déclencheur a été l'événement de Clichy-sous-Bois. A mes yeux, cette situation ne constitue pas une surprise. Je connais bien la Seine-Saint-Denis, puisque j'y suis parlementaire depuis plusieurs années. J'ai également eu l'occasion d'avoir une activité sociale et militante dans l'ensemble du département. Je connais bien les villes d'Aubervilliers, la Courneuve ou Aulnay-sous-Bois, dont j'ai été le parlementaire pendant dix ans. Je connais également les villes de ma circonscription, comme Villepinte et Sevran. Même Tremblay-en-France, qui n'a pourtant pas signé de contrat de ville, connaît de grandes difficultés.

J'ai étudié la législation de la politique de la ville depuis quinze ans et j'ai pu constater qu'elle était fournie : une quinzaine de lois, une vingtaine d'arrêtés et de circulaires et une quinzaine de dispositifs. Cette profusion de lois pose problème quant à la pérennité de l'action publique en matière de politique de la ville, dans la mesure où certains dispositifs tendent à modifier sensiblement les actions précédemment entreprises. Or, pour les collectivités locales, il est important de travailler dans la durée et d'avoir une visibilité à moyen ou long terme sur les moyens dont elles disposent pour sortir ces quartiers des difficultés.

En Île-de-France, les quartiers difficiles subissent des inégalités sociales par rapport aux autres territoires. Celles-ci proviennent en particulier d'une inégalité fiscale, qui est, à mes yeux, l'une des plus grandes injustices. Je le dis d'autant plus facilement que ma ville bénéficie d'un potentiel fiscal élevé, puisqu'elle jouit des retombées de l'aéroport d'Orly. Les problèmes se posent donc différemment dans ma circonscription. Tremblay compte malgré tout un quartier en grande difficulté, qui, sans être classé en contrat de ville, a toutes les caractéristiques d'une zone urbaine sensible (ZUS). Nous avons connu, lors des événements, des véhicules brûlés et des actes de vandalisme, qui sont des actes criminels. Il ne faut pas avoir peur des mots, car le fait de mettre le feu à une école ou à une crèche conduit à mettre la vie de nos concitoyens en danger. Il s'agit donc bien d'actes criminels.

Je ne suis pas étonné par ces événements car ils sont la manifestation d'une poudrière qui existait antérieurement. Malgré les politiques publiques mises en oeuvre depuis une vingtaine d'années, sous différents gouvernements, malgré le vote de quinze lois, ces quartiers ont continué à être des lieux de relégation et de ségrégation sociale, comptant de nombreux jeunes déscolarisés et désocialisés, qui se retrouvent dans des situations difficiles.

Pour parler de la situation depuis la fin des événements, je me concentrerai sur la ville de Sevran, que je connais bien. J'avais eu à faire en 2001, non pas à des émeutes comme celles de novembre, mais à des actes de vandalisme. La police nationale et l'équipe municipale avaient alors agi de concert pour essayer d'éradiquer les trafics, ce qui avait donné lieu à des interpellations. Celles-ci avaient aussitôt conduit les « caïds » à réagir. La ville a alors connu de graves incidents, puisque des écoles ont été brûlées, des policiers agressés et un certain de personnes terrorisées.

Ces événements se sont reproduits différemment en novembre 2005. A Sevran, le total des dégâts s'élève tout de même à 2,5 millions d'euros. Les assurances font aujourd'hui pression sur les collectivités pour qu'elles accroissent les effectifs de police municipale. La franchise qui est imposée à Sevran est de 90 000 euros pour un certain nombre d'actes dont les coûts sont inférieurs à cette somme. La commune devra débourser au final 600 000 euros. Alors que l'équipe municipale travaille aujourd'hui à l'élaboration de son budget, elle constate un déficit de 3 millions d'euros. Le maire a écrit au Président de la République pour demander le classement de l'ensemble de la ville en ZUS, afin que la contractualisation qui en découle puisse donner lieu à des recettes supplémentaires.

Le potentiel fiscal de Sevran est faible. Il semble que dans les quartiers difficiles, une spirale tire l'ensemble de la société vers le bas, avec, en particulier, des résultats scolaires médiocres. Le lycée Blaise Cendrars atteint ainsi 60 % de réussite au bac, soit largement moins que la moyenne de l'académie et encore moins que la moyenne française. Les maires se trouvent confrontés à des dégâts considérables et sont dans l'impossibilité de reconstruire sans une aide substantielle de l'Etat. Une solidarité nationale s'impose. Le moral des maires est particulièrement bas. Ils font face avec courage, mais les difficultés s'accumulent. Ils produisent des efforts constants pour créer du lien social, pour limiter les affrontements et favoriser la diversité sociale dans la ville, en évitant que celle-ci se « déstructure » entre les zones résidentielles (même si elles ne sont pas riches), d'une part, et les quartiers en grande difficulté, d'autre part.

Les quinze dernières années de politique de la ville ne se sont pas traduites par quinze années d'échec. Elles n'ont pu, cependant, empêcher que se forme une spirale qui tende à accroître sans cesse les difficultés, à faire perdurer, voire à accentuer, les zones de relégation, et à renforcer les difficultés sociales de jeunes désocialisés et déscolarisés. Cette situation ne justifie certes pas les actes que nous avons connus, mais l'avenir est, à mes yeux, relativement pessimiste si l'on ne recrée pas, en Île-de-France, des solidarités. Une véritable réforme de la fiscalité doit être mise en oeuvre pour favoriser l'égalité des citoyens dans ces territoires. Une ville dont le potentiel fiscal est faible n'a pas la possibilité d'appliquer des dispositifs tels que le soutien scolaire, ou des mesures tendant à renforcer le lien social, comme la présence d'intervenants culturels et sportifs dans les écoles. L'Île-de-France est ainsi marquée par des inégalités flagrantes entre les villes sur le plan des ressources fiscales.

La région connaît également un aménagement du territoire en radiales, qui est avantageux pour la capitale, mais constitue un handicap fort pour les communes située en périphérie, en ce qu'il accentue les difficultés de mobilité et d'accès à l'emploi pour leurs habitants. Par exemple, l'aéroport d'Orly étant situé sur le territoire de Tremblay-en-France, la commune a été obligée de créer un service de transport (Allobus) pour permettre aux salariés travaillant en horaires décalés de s'y rendre. Les pouvoirs publics et Aéroport de Paris n'avaient en effet prévu aucun dispositif de transport 24h/24, ce qui empêchait les familles en difficulté, qui ne possèdent pas deux voitures, de s'y faire embaucher. De manière générale, plus les citoyens vivent loin de la capitale, plus ils paient cher leur abonnement de transport, puisqu'ils sont contraints de prendre quatre ou cinq zones. Ce système parisien, qui reflète l'esprit jacobin des Français, conduit à concentrer tous les avantages au centre (dans le domaine de la culture, des écoles, etc.) et à accentuer les difficultés pour les zones qui s'en éloignent.

Parmi les propositions que la mission pourrait avancer, j'estime que la réforme de la fiscalité est une mesure indispensable. Il convient ensuite de réfléchir à la manière de garantir une offre scolaire de qualité. Chacun sait en effet que le parcours résidentiel des Franciliens est marqué par la qualité de l'école maternelle, de l'école primaire, du collège et du lycée dans les différents territoires, car les citoyens choisissent leur zone de résidence en fonction des résultats des établissements scolaires. Il faut, enfin, que des villes comme Sevran puissent avoir un budget suffisant pour pouvoir, par exemple, rénover leurs gymnases - certains sont de véritable taudis, alors que les jeunes viennent y pratiquer leur sport tous les soirs et tous les week-ends. Certaines villes n'ont même pas les moyens de réhabiliter leurs écoles. La situation actuelle est en complet décalage avec les besoins.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur Dassault.

M. Serge DASSAULT - Il existe de nombreux problèmes dans les quartiers : celui des enfants qui sont sans occupation, celui des logements inadaptés, celui des familles qui ne s'occupent pas de leurs enfants et celui du chômage qui frappent les parents. Les parents étant pauvres, ils ne s'occupent pas de leurs enfants et ceux-ci étant mécontents, se mettent à voler. A Corbeil, nous avons mené une politique d'ouverture auprès de tous les habitants des quartiers, y compris les musulmans, et nous avons réussi à nouer des contacts avec plusieurs associations de jeunes qui travaillent avec nous - celles-ci ont tendance à se multiplier. Nous les aidons régulièrement à partir en vacances, à faire des stages ou à avoir leur permis de conduire, ce qui leur permettra plus tard de trouver un emploi. Les relations sont bonnes. Nous avons également des maisons de quartier qui proposent des activités. Nous nous occupons de la population. Je suis en effet convaincu que l'origine des révoltes réside dans le fait que les individus, quels qu'ils soient, se sentent abandonnés, délaissés, et, comme des enfants qui se mettent à pleurer lorsque personne ne s'occupe d'eux, ces jeunes cassent et brûlent. Chacun a besoin de savoir que quelqu'un s'occupe de lui. Dans les communes, c'est le rôle du maire - avec les moyens dont il dispose.

Dans la mesure où les jeunes font des bêtises car ils ne trouvent pas à s'occuper, n'ayant rien appris à l'école et n'ayant pas d'emploi - c'est là le premier problème -, j'ai déposé une proposition de loi pour promouvoir l'apprentissage. Elle n'a cependant pas été adoptée comme je l'aurais souhaité, puisque le choix de s'orienter vers l'apprentissage est laissé à la discrétion des parents et des enfants. Or il faudrait que la décision appartienne aux professeurs, car eux seuls savent si un élève est capable de poursuivre ses études. Il conviendrait en particulier d'instituer un examen obligatoire à partir de la cinquième qui permette d'orienter les jeunes, en fonction de leur niveau, soit vers des études plus poussées, soit vers l'apprentissage. Il ne faut pas considérer l'apprentissage comme déshonorant. Il ne s'agit pas d'une « sous-activité », au contraire, puisqu'elle permet aux jeunes de trouver un emploi et de gagner de l'argent rapidement. Lorsque ces jeunes poursuivent des études supérieures, parfois quatre ans après le bac, ils ne font souvent que perdre leur temps puisqu'ils ne trouvent pas de travail à la sortie, personne ne s'intéressant à ce qu'ils ont appris.

L'apprentissage devrait ainsi être obligatoire de 14 à 18 ans. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Le drame actuel est qu'après 18 ans, l'Education nationale ne se préoccupe plus de l'avenir de ces jeunes et que ceux-ci ne trouvant plus alors à s'occuper, font n'importe quoi. Il convient donc de les prendre en main, soit par l'apprentissage, soit par un autre biais, comme le service civil. Cette dernière idée n'est pas mauvaise, à condition que celui-ci ne soit pas volontaire. Là encore, il serait préférable que cette orientation soit obligatoire pour tous les jeunes qui n'ont ni emploi, ni formation. Si elle est volontaire, certains ne la choisiront pas. Or il n'est pas logique de laisser le choix à des individus qui ne sont même pas responsables de leurs actes. Auparavant, le service militaire avait la vertu d'être obligatoire pour tous les jeunes hommes à partir de 18 ans. Celui-ci ayant été supprimé, le service civil peut être une solution de remplacement. S'il n'y avait plus de jeunes entre 16 et 18 ans en errance dans les quartiers, il y aurait moins de problème, car ils ne seraient pas tentés de vendre de la drogue ou de brûler et de voler des voitures.

Il convient en outre de s'occuper des familles. Nous avons commencé à le faire, en apportant une aide qui passe notamment par l'apprentissage de la langue et l'aide aux devoirs. Ce sont autant d'éléments complémentaires qui permettent d'intégrer les enfants en leur donnant une activité.

Il faut également mélanger les quartiers, car chacun doit vivre et travailler ensemble. Nous organisons de nombreuses activités qui le permettent, en particulier des activités sportives. Elles sont l'occasion pour les habitants d'avoir le souci de leur commune - ce qui constitue la première forme efficace de « nationalisme ». Nous nous occupons ainsi des associations, des pères et des mères. Nous aidons leurs enfants à chercher du travail grâce à une maison de l'emploi active, qui nous permet de trouver un emploi à environ 600 jeunes par an.

Nous avons ainsi réussi à réduire les problèmes, et ce, bien avant les événements de novembre. Ceux-ci ont d'ailleurs été moins importants aux Tarterêts qu'ailleurs. Lorsque l'on me demande pourquoi, je réponds que je m'occupe des habitants depuis dix ans, je parle avec eux, ils m'appellent parfois sur mon portable lorsqu'il y a un problème, je vais les voir dans leurs maisons de quartier. En bref, ils savent que quelqu'un s'occupe d'eux. Ce n'est pas toujours simple à gérer, mais c'est essentiel car les gens se révoltent lorsqu'ils se sentent abandonnés et qu'ils ne voient pas d'issue. Je suis d'accord pour les aider, mais je leur dis qu'ils doivent faire des efforts par eux-mêmes, qu'ils doivent apprendre à travailler. Quand on demande aux jeunes pourquoi ils brûlent des voitures, alors qu'ils ont par ailleurs des centres d'intérêt comme la peinture ou la mécanique, on constate qu'ils sont perdus, délaissés. Il faut donc les aider.

Une excellente proviseure, qui a été responsable principale d'un collège de Viry-Châtillon pendant dix ans, a raconté dans un livre qu'elle avait « sauvé » de nombreux jeunes qui étaient déboussolés et ne s'intéressaient pas aux études, en les prenant en main et en les orientant vers une activité professionnelle. Aujourd'hui, ils ont un emploi et sont heureux. En les laissant poursuivre leur scolarité jusqu'au collège, alors qu'ils en sortent, paraît-il, sans savoir lire, ni écrire - ce qui est un comble étant donné les sommes qui sont consacrées à l'Education nationale - et en ne s'occupant plus d'eux après, les problèmes sont inévitables.

Personnellement, j'agis essentiellement par intuition. Mes « recettes » méritent sans doute d'être rationalisées pour être applicables ailleurs. Il faut, quoi qu'il en soit, profiter des expériences réussies par d'autres. L'Etat doit, quant à lui, agir sur la formation professionnelle, l'apprentissage et le service civil.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur Gérard Gaudron, maire d'Aulnay-sous-Bois.

M. Gérard GAUDRON - Je vous remercie, Monsieur le Président. Contrairement à François Asensi, nous n'avons pas vu arriver les événements de novembre 2005. Aulnay-sous-Bois a été la deuxième commune à être touchée après Clichy-sous-Bois. Elle a d'ailleurs été beaucoup filmée par la télévision.

Le plus inquiétant dans ces événements est que la commune met en oeuvre une politique de la ville depuis 1983. Elle a utilisé tous les dispositifs mis à sa disposition. Elle y a consacré les moyens nécessaires et est allée à chaque fois au bout des possibilités offertes. A cet égard, la Cité de l'Europe, ancienne Cité Emmaüs, est emblématique. Elle compte tout d'abord une maison de jeunes entièrement rénovée, qui propose des activités d'informatique ou de cinéma. Un local d'activités nocturnes fonctionne par ailleurs toute la nuit pour éviter que les jeunes squattent les halls d'immeuble. Il compte une salle de sport de qualité, un bar sans alcool et une salle de télévision. Les jeunes y sont encadrés par une association. La Cité compte également un centre social et un grand nombre d'associations diverses. Pourtant, ce quartier a été le plus touché par les incidents, notamment avec l'incendie du concessionnaire Renault, situé à proximité. Tout ceci me laisse interrogateur car je ne vois pas ce que nous pourrions faire de plus. Le collège a été rénové pour une valeur de 30 millions d'euros, tandis que le gymnase est magnifique. Le fait que le quartier se soit malgré tout embrasé pose la question des limites du système. C'est probablement ma plus grande inquiétude pour l'avenir car nous n'avions pas prévu une telle explosion de violence. Plusieurs élus de terrain, qui connaissent bien ces quartiers, n'avaient pas envisagé, malgré quelques incidents relativement graves qui s'étaient produit dans le passé, que de tels événements puissent survenir. Rien ne dit, d'ailleurs, qu'ils ne se reproduiront pas.

Tous les dispositifs précédemment évoqués par Serge Dassault sont déjà mis en oeuvre à Aulnay-sous-Bois. Les quartiers difficiles sont classés en PRU, après avoir bénéficié d'autres mesures comme le GDU ou le DSQ. Nous consacrons d'importantes sommes à ce dispositif via le contrat de ville. De nombreuses opérations sont conduites, en particulier pour soutenir la fonction parentale et favoriser l'éducation à la citoyenneté. Nous avons conclut un contrat local de sécurité. Nous dispensons des cours d'alphabétisation et des cours de maîtrise du français. Nous avons une maison de l'économie et de l'emploi qui vient d'obtenir le label Borloo. Elle a volontairement été créée au sein de ces quartiers et n'a d'ailleurs pas été dégradée durant les événements de novembre.

Nous nous interrogeons par conséquent sur les raisons qui ont conduit à ces événements, en particulier dans le but de savoir quelles opérations devraient être réalisées à l'avenir. Nous sommes face à de réelles difficultés, car lorsque l'on entend des enfants de 13 ans qui justifient leurs actes par le problème du chômage, il est difficile de savoir quelles leçons en tirer. Il existe probablement une multitude de causes, mais, compte tenu des actions que nous avons menées et dont l'intérêt est reconnu par les habitants des quartiers eux-mêmes, ces événements ont constitué une énorme surprise.

Ils coûteront à la ville 1,1 million d'euros, dont une franchise à la charge du budget municipal de 300 à 400 000 euros. Tous les bâtiments publics ont été remis en état, à l'exception d'un foyer de personnes âgées, dans lequel étaient menées, avec succès, des actions intergénérationnelles, et pour lequel l'appel d'offres est en cours.

Dans le domaine scolaire, nous avons également mis en oeuvre, dans le cadre de la politique de la ville, un panel classique de mesures d'accompagnement, telles que des cours de remise à niveau le soir ou de préparation au bac pendant les vacances scolaires.

Je suis très inquiet car nous nous trouvons aujourd'hui dans une impasse. Mon inquiétude porte également sur la population de la partie pavillonnaire de la ville, qui représente 70 % de la commune. Alors que nous essayons de remettre les quartiers en difficulté à la même vitesse de développement, pour éviter tout effet de ségrégation au sein de la ville, la population des quartiers dits traditionnels commencent à considérer que les investissements que nous avons effectués dans ces quartiers pèsent outre mesure sur le budget communal, c'est-à-dire sur les impôts qu'ils paient. Ces critiques avaient disparu et commencent à réapparaître, ce qui représente également une source d'inquiétude.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur Xavier Lemoine, maire de Montfermeil.

M. Xavier LEMOINE - Merci, Monsieur le Président. Je présenterai tout d'abord la ville de Montfermeil. Le quartier des Bosquets, où se sont déroulés une partie des événements, représente 3 % du territoire de la ville, soit 15 hectares sur 550, un tiers de la population et 50 % des jeunes de moins de 20 ans. Sur les 6 000 habitants que compte le quartier, 600 sont inscrits sur les listes électorales. La politique de la ville a débuté en 1983. Monsieur Dauge en a été l'un des précurseurs à Montfermeil en 1987. Je suis moi-même présent à Montfermeil depuis 1987.

Je pense que les événements qui se sont produits sur notre territoire étaient relativement prévisibles, car les actions ministérielles de Monsieur Sarkozy et de Monsieur Borloo avaient gravement perturbé le fonctionnement auquel étaient habitués ces quartiers. Je prétends que la solution de la politique de la ville ne passe plus par des moyens supplémentaires, mais par une réorientation de sa finalité, car l'enjeu n'est plus d'ordre social, économique ou urbain. Ces politiques de rattrapage sont sans doute utiles et nécessaires. J'accepte d'ailleurs volontiers les 400 millions d'euros que Monsieur Borloo s'apprête à injecter dans la ville de Montfermeil. Pour autant, si, comme je le lui ai affirmé, nous ne posons pas les vraies questions, ces 400 millions d'euros ne serviront pas à résoudre les problèmes.

Trois acteurs sont actuellement perturbés par la politique des PRU. Il s'agit tout d'abord d'un certain nombre d'associations, qui fondent leur discours sur la victimisation des habitants des quartiers et mettent en cause le libéralisme, la mondialisation, la colonisation ou le racisme. Ces jeunes entendant depuis l'enfance que la société leur doit réparation, en déduisent qu'ils n'ont aucune responsabilité dans ce qui leur arrive, si bien qu'en se présentant sur le marché du travail, ils font face à des déconvenues. Je pense ensuite qu'il convient de ne pas sous-estimer le fondamentalisme religieux, notamment musulman, qui, dans ma ville, fait du porte-à-porte chez toutes les familles pour enjoindre les parents et leurs enfants à revenir à une pratique religieuse, qui, si elle est infiniment respectable en tant que telle, est dangereuse quand elle devient fondamentaliste. Ces prosélytes sont très présents et ont tout intérêt à ce que le tissu social se désagrège, afin de pouvoir se proposer en recours, à la fois vis-à-vis des autorités - ce fut parfois le cas lors des événements et quelques maires y ont succombé - et vis-à-vis des familles. Enfin, le dernier élément de cette trilogie réside dans la force de l'économie souterraine, dont les ramifications sont larges et puissantes. Alors que l'on me faisait l'éloge depuis quelques mois des compétences d'un animateur sportif qui encadre 500 licenciés de football aux Bosquets, celui-ci a été retrouvé sur un parking de Strasbourg, tué par deux balles dans la tête. La perturbation, voire l'opposition affichée par ces trois acteurs à la mise en place du PRU constitue l'une des explications des événements.

Au-delà de ce premier élément, il faut constater que depuis 25 ans, la société prône le droit à la différence et estime que tous les comportements se valent. Les adolescents ont ainsi été maintenus dans un monde virtuel. Le fait d'abaisser les notes du bac en Seine-Saint-Denis pour en améliorer les résultats et de ne pas le prendre en compte dans les statistiques, renforce ce monde virtuel. Or, lorsque ces jeunes frappent à la porte des employeurs et se confrontent au monde réel, c'est-à-dire à un bilan, un chiffre d'affaires et des parts de marché, la sanction est immédiate et cruelle. Comme tous les citoyens français, ces jeunes aspirent à fonder une famille et à avoir un logement, ce qui nécessite d'avoir un emploi. Pour cela, ils ont besoin d'un savoir-faire, c'est-à-dire de six mois à deux ans de formation, mais aussi d'un savoir-être, ce qui ne peut être que le fruit d'une éducation, c'est-à-dire de 20 ans de travail. Cette dernière composante est souvent sous-estimée, ce qui occasionne de cruelles déconvenues pour ces jeunes à la recherche d'un emploi.

Nous ne devons pas non plus sous-estimer le fait qu'une partie importante de la population des quartiers est d'origine ou de confession musulmane et que leur structure psychologique n'est pas la même que celle que nous avons en Occident. En Occident, chacun détient une responsabilité individuelle, alors que dans le monde musulman, une personne n'existe que par son appartenance à une communauté, ce qui induit des réflexes de vie en société différents. Je ne porte pas de jugement de valeur, mais je fais état de deux visions de l'homme qui conduisent à des positionnements différents. Lorsque ces populations sont confrontées au monde occidental et moderne de l'économie et de la performance, elles peuvent rencontrer des difficultés dues à ce décalage et, pour certains, être tentés par un repli qui leur permet de se retrouver dans un environnement qui leur est plus familier.

Même si les politiques publiques doivent répondre aux conséquences, j'ai essayé en préambule de distinguer quelques causes, qui sont essentiellement d'ordre culturel.

Depuis quelques années, le contrat de ville de Montfermeil est axé sur trois priorités. La première est l'apprentissage du français, non pas pour les primo-arrivants (le taux de turn over de la résidence des Bosquets sur une mandature n'est plus que 2 %, contre 50 % il y a dix ans), mais pour les parents de ces jeunes qui, après parfois 25 ans de présence sur notre territoire, ne parlent toujours pas le français. Cet axe concerne plusieurs centaines de personnes, souvent des mères de famille - l'impact pour les enfants est important, notamment en termes de suivi de la scolarité. La deuxième priorité est celle de l'aide à la parentalité. Ces personnes sont en effet souvent déracinées par rapport à leur culture d'origine. En Afrique, l'éducation de l'enfant est confiée au village et la polygamie est en quelque sorte l'équivalent de la CAF et de la Sécurité sociale. En France, les parents seuls sont responsables de l'éducation de leurs enfants. Une intermédiation culturelle est donc nécessaire. La troisième priorité est celle de la connaissance des grandes oeuvres de la culture française. Nous organisons ainsi des visites aux Invalides, au Sacré Coeur, au Panthéon, à Notre-Dame de Paris, au musée Grévin, etc., afin que ces personnes perçoivent, à travers les chefs d'oeuvre de notre civilisation, ce qui constitue notre culture et ne se replient pas dans un communautarisme, qui gangrène, de fait, certains de ces quartiers.

Je pense que le calme actuel est très précaire. Si deux mondes distincts arrivaient encore à se parler et à espérer l'un dans l'autre, il me semble que nous sommes désormais face à deux mondes qui n'ont plus envie de dialoguer et qui suivent leur logique propre, ce qui est extrêmement dangereux.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur Jacques Mahéas, maire de Neuilly-sur-Marne.

M. Jacques MAHÉAS - Monsieur le Président, je suis en quelque sorte à la fois témoin assisté et enquêteur, puisque je fais partie de votre mission d'information, ce qui me met dans une situation quelque peu paradoxale. J'essaierai d'être synthétique.

Lors de ces violences urbaines, j'ai fait cinq constats et remarqué deux attitudes.

Les constats sont les suivants : les violences urbaines n'étaient pas organisées ; les médias, la télévision en particulier, ont été une caisse de résonance néfaste et certains élus ont été piégés ; les incendiaires ont pénalisé leur propre quartier, en brûlant la voiture de leur voisin, leur école et leur gymnase ; un Ministre a, par les propos qu'il a tenus, allumé la mèche qui a conduit à cette explosion et en a recueilli immédiatement une certaine popularité ; dans bien des villes, la mobilisation des élus, des services publics et de la population a permis de limiter les dégâts.

A partir de là, les responsables ont adopté deux attitudes - sans rapport avec leur appartenance politique : certains ont prôné la répression maximale, le couvre-feu, voire l'intervention de l'armée, tandis que d'autres, dont je fais partie, ont constaté que cette crise, plus encore que la révélation d'une misère sociale, était la conséquence d'une faillite éducative et exigeait de redoubler les efforts, en créant partout des lieux éducatifs, en luttant contre les discriminations, en favorisant le développement de l'emploi et de l'insertion, en construisant des logements sociaux et en réclamant le retour de la police de proximité et des aides financières pour les associations de quartier.

Habitant la Seine-Saint-Denis depuis toujours et ayant été enseignant dans de nombreux établissements du département, puis principal de collège, je constate une évolution manifeste, plutôt négative, de certains quartiers. La politique de la ville a cependant eu le grand mérite de retarder ces crises et de sauver certains quartiers. Si tous les quartiers ne cumulent pas les mêmes difficultés, dans nombre d'entre eux, nous constatons un développement de la pauvreté et une certaine stagnation culturelle. Le niveau culturel n'a pas régressé, grâce aux moyens supplémentaires que lui ont consacrés de nombreuses communes, notamment par le biais des emplois jeunes ou par la création de zones d'éducation prioritaire. Les deux collèges de Neuilly-sur-Marne ont bénéficié de ces mesures et obtiennent aujourd'hui des résultats supérieurs à la moyenne. Il faut reconnaître cependant que l'offre culturelle est souvent médiocre dans ces quartiers et que celle de la télévision est abêtissante pour ces populations qui ne choisissent pas leurs programmes. L'Education nationale n'a pas non plus réussi à envoyer dans ces collèges - qui sont le maillon faible du système - les professeurs les plus performants, malgré le léger supplément qui leur est accordé en termes de carrière et de rémunération lorsqu'ils acceptent ces postes. Il est également vrai que dans certains de ces quartiers s'est développé un communautarisme, mais aussi des idées d'extrême droite et des religions extrémistes. La crise de l'emploi a par ailleurs contribué au développement des marchés parallèles - ceux-ci se concentrant le plus souvent sur la vente de drogues douces. Les petits commerces se sont en outre délabrés, si bien que les commerçants qui étaient des professionnels, ont été remplacés par d'autres, ouverts tôt le matin et tard le soir. La crise du logement est par ailleurs manifeste et le nombre d'hébergés n'est pas négligeable. Certains quartiers manquent, enfin, d'équipements publics, souffrent d'une trop faible mixité sociale et voient le nombre de familles monoparentales croître fortement.

La politique de la ville doit prendre à bras le corps toutes ces difficultés, or ce n'est pas simple car elles sont en grand nombre. Je tenterai toutefois d'avancer quelques pistes qui permettraient à la commission de faire des propositions.

Je me dois tout d'abord de souligner, à l'instar de mes collègues, que les communes ont des potentiels financiers si différents, que la politique de la ville ne peut être la même partout. Là où Clichy-sous-Bois, par exemple, peut dépenser 1 euro, Tremblay-en-France dispose de 5 euros. Les dotations entre les villes riches et les villes pauvres doivent être améliorées pour rétablir un certain équilibre. J'en parle en connaissance de cause puisque ma commune n'est pas riche et qu'elle se situe à l'avant-dernier rang des villes les moins dépensières de Seine-Saint-Denis, après Clichy-sous-Bois. Or, depuis quatre ou cinq ans, toutes les dotations de l'Etat qui lui ont été versées pour compenser sa situation ont été négatives par rapport à l'inflation.

M. Philippe DALLIER - Pour certaines villes, comme la mienne, c'est le cas depuis 10 ans.

M. Jacques MAHÉAS - Sous le Gouvernement de Lionel Jospin, elles étaient au-dessus de l'inflation entre 3 et 7 %. Je vérifierai si ce n'est pas le cas dans votre commune, mais cette tendance n'en demeure pas moins générale.

M. Philippe DALLIER - Vous avez raison, sous Lionel Jospin, elles avaient connu une forte croissance.

M. Jacques MAHÉAS - Depuis le Gouvernement de Jean-Pierre Raffarin globalement, Neuilly-sur-Marne a perdu environ 7 % de dotation de la part de l'Etat. La dotation globale forfaitaire, par exemple, n'obéit même pas à ce qui était inscrit dans la loi de finances, puisque ma ville a reçu 1,013 % d'augmentation. Cette répartition de crédits doit donc être révisée pour améliorer le potentiel fiscal des villes les plus démunies.

L'ANRU devrait en outre contribuer à développer les logements dans ces quartiers, en offrant des possibilités de petites accessions à la propriété ou de loyers libres.

S'agissant des zones d'éducation prioritaires (ZEP), je conseille vivement au Gouvernement de les maintenir, au lieu de créer des zones de réussite scolaire qui se traduisent par des réductions de postes dans les ZEP. Les deux collèges de ZEP de Neuilly-sur-Marne se sont déjà vu retirer des postes, tandis qu'à Noisy-le-Grand, le collège de ZEP compte aujourd'hui huit postes en moins. Cette réorganisation conduit ainsi à pénaliser les ZEP, y compris les plus anciennes, ce qui n'est pas logique.

En matière d'emploi, deux difficultés doivent être résolues. La formation des jeunes, tout d'abord, ne correspond pas toujours aux compétences recherchées dans les pôles d'emplois. Les pôles d'emplois, qui conduisent à concentrer dans un même lieu tous les emplois, constituent cependant également une aberration qu'il convient de stopper. Il convient en effet de retrouver un équilibre dans chaque ville entre le nombre d'actifs et le nombre d'emploi - au minimum à 0,8. Il sera alors plus facile pour les familles monoparentales - pour les mères le plus souvent - de travailler et de s'occuper de leurs enfants en même temps.

L'objectif des 20 % de logements sociaux dans toutes les communes doit par ailleurs être poursuivi. Il faut toutefois éviter, lorsque les logements d'une zone urbaine sensible (ZUS) sont démolis, de reloger les familles dans une autre ZUS. C'est ce qui s'est passé à Neuilly-sur-Marne pour quelques foyers dont les logements venaient d'être détruits dans une ZUS du nord de la commune.

Pour résoudre la crise qui a mené aux événements de novembre, la principale clé reste, selon moi, l'éducation qui, seule, permet d'inculquer un comportement citoyen. Je ne crois absolument pas aux vertus de la répression car ces jeunes sont arrivés à un degré de révolte tel qu'ils font tout pour se confronter à l'ordre établi. J'ai été témoin sur le terrain de ces violences urbaines. Or j'ai vu des garçons très jeunes mettre le feu à plusieurs voitures avec une rapidité déconcertante. Il s'agissait de jeunes collégiens qui souhaitaient faire mieux que ceux des villes voisines, qu'ils avaient vu agir à la télévision. Si nous acceptons d'entrer dans un rapport de force avec eux, nous n'obtiendrons qu'une guérilla urbaine et nous aurons échoué dans ces quartiers. Nous ne gagnerons que le combat de l'intelligence.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur Claude Pernès, maire de Rosny-sous-Bois.

M. Claude PERNÈS - Merci. Chacun vient ici avec sa propre expérience et sa part de vérité, mais tous les éléments finissent par traduire une même réalité. J'ai eu la chance de participer à de nombreux colloques sur ce sujet, lorsque j'étais rapporteur de la commission de la ville à l'association des Maires de France, le plus souvent après chaque poussée de fièvre des banlieues. Je ne sais plus aujourd'hui par quel biais prendre le problème. En effet, tous les maires ont, à des degrés divers, appliqué dans leur commune l'ensemble des dispositifs que les ministères qui se sont succédés ont proposés pour accueillir les populations et apporter des réponses à celles qui sont les plus exposées à l'insécurité.

A mes yeux, les propos que vient de tenir le maire de Montfermeil sont les plus proches de ce qui doit être dit aujourd'hui. Il est important en effet de parler des situations réelles et de les nommer clairement. Il fut un temps où certaines paroles n'étaient pas de mise car le politiquement correct était imposé. Il faut pourtant oser reconnaître que la politique de la ville est « en compétition » avec les difficultés économiques que traverse notre pays et, plus largement, avec celles liées à la mondialisation - 4 milliards d'être humains souhaitent en effet atteindre notre niveau de vie, ce qui pèse sur notre marché de l'emploi. La politique de la ville se heurte également à la transformation sociologique de nos villes. S'il faut éviter d'être excessif, il faut admettre que les cours d'école des villes de banlieue ont beaucoup évolué depuis 20 ans et que cela explique en partie les difficultés quotidiennes des municipalités, qui doivent faire en sorte que les différences puissent coexister.

Il existe aujourd'hui deux catégories distinctes de population. La première est composée de la partie de la population sur laquelle les politiques de la ville peuvent peser (en matière de formation, de scolarité, de logement ou d'accompagnement à la vie sociale). Des moyens sont disponibles et chacun s'efforce d'y consacrer des sommes importantes. Chaque ville, en fonction de ses richesses, conduit ensuite des politiques qui lui sont propres. L'autre catégorie rassemble la partie de la population qui se trouve totalement hors de portée de nos politiques. Chacun s'accorde à reconnaître que les événements de novembre sont le fait d'un petit nombre - d'une dizaine ou d'une quinzaine de personnes et d'un meneur un peu plus virulent. Depuis 1983, ces générations de jeunes ont fui les politiques qui leur étaient destinées. Ils n'entrent plus dans les centres sociaux et sont donc hors de portée des éducateurs sociaux ou des animateurs de rue. Ils vivent dans un autre univers. Ceux que j'ai rencontrés au cours des nuits explosives de novembre ne se préoccupaient d'ailleurs pas des propos de Nicolas Sarkozy - même s'ils avaient entendu parler du « karcher » et de la « racaille » - ou des problèmes du CPE. Pour les élus, l'enjeu est donc d'arriver à pénétrer dans leur univers, en s'adressant à chacun de ces jeunes pour investir sur leur personne, à travers des programmes de formation visant à les rendre « employables » et à les resocialiser, afin d'être en mesure de renouer le dialogue avec eux, celui-ci étant aujourd'hui brisé. Dans l'état actuel des choses, il suffit d'une nouvelle étincelle, que les médias ne manqueraient pas de répandre, pour provoquer une nouvelle flambée de violences et aboutir aux mêmes conséquences. Ces actes sont devenus une sorte de jeu pour ces jeunes, qui, nuit après nuit, se sont rendus progressivement compte qu'ils pouvaient brûler des voitures en toute impunité.

En conclusion, je pense, comme Xavier Lemoine, que nous devons poursuivre nos politiques de la ville. Nous devons continuer à construire plus de logement social et favoriser la mixité - même si celle-ci est de plus en plus difficile à obtenir car les familles des classes moyennes ou supérieures refusent d'aller vivre dans certains quartiers, ce qui entraîne une ghettoïsation de fait entre les pauvres, d'un côté, et les « bourgeois », de l'autre. Je suis favorable à la création des préfets délégués à l'égalité et à la lutte contre les discriminations, mais je pense que nous devons également investir sur ces jeunes, qui, faute d'avenir et de projet, sont prêts à recommencer, demain, ce qu'ils ont fait en novembre.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur François Pupponi, maire de Sarcelles.

M. François PUPONNI - Je suis heureux d'être parmi vous et je vous remercie de me donner la parole.

Nous vivons dans un pays particulier, puisque, depuis 50 ans, la France ghettoïse ses catégories les plus défavorisées, en particulier celles issues de l'immigration, dans certains quartiers et certains grands ensembles. Nous fêtons le cinquantième anniversaire de Sarcelles. A la fin des années 50, le pays a en effet constaté qu'il manquait de logements et a construit les grands ensembles. Progressivement, y ont été reléguées les classes sociales les plus défavorisées, souvent issues de l'immigration. Se sont ainsi développés des ghettos sociaux et ethniques.

Il y a deux ans, j'ai inauguré un collège avec le Président du Conseil général du Val d'Oise. Ayant visité quelques classes, celui-ci a fini par s'étonner de voir soudain un enfant blanc. Je lui ai indiqué que ce garçon était en réalité turc. Cet exemple illustre le fait que les écoles publiques des quartiers sont le résultat des ghettos sociaux et ethniques que nous avons créés. Dans nos villes, la seule manière de conserver une part de mixité sociale est d'avoir des écoles privées, où les enseignants des écoles publiques inscrivent d'ailleurs souvent leurs enfants. J'ai personnellement deux enfants qui vont à l'école publique à Sarcelles. Ils ne sont pas en difficulté, mais nous nous demandons avec leur mère, qui est par ailleurs enseignante, si nous devons les y laisser car nous craignons de les pénaliser. Étant dans une classe où de nombreux enfants connaissent de grandes difficultés, ils attirent moins l'attention de leur enseignant, qui passe plus de temps - ce qui est normal - avec ces derniers. Nous nous trouvons ainsi dans une situation ubuesque où nous nous demandons si au nom de nos convictions, nous pouvons courir le risque de pénaliser nos enfants. De très nombreux habitants de nos villes se posent la même question.

Ces quartiers se trouvent ainsi stigmatisés. Sarcelles se trouve à égale distance entre Paris, Roissy et La Plaine Saint-Denis, une zone qui connaît le plein emploi et représente, à ce titre, l'un des fleurons des villes européennes. En 2005, Roissy, qui se trouve à 7 km de Sarcelles, a créé 3 500 emplois, or notre ville connaît un taux de chômage de 21 %, soit le double de la moyenne nationale. Cette situation est inadmissible et ne peut plus perdurer. Si Sarcelles était située dans une zone rurale, où le chômage sévit partout, tout le monde se ferait une raison, mais les habitants savent que de très nombreux emplois sont créés.

Les événements de novembre ne sont qu'un début. Le week-end dernier, Sarcelles a fait l'actualité pour des faits qui n'en sont que la continuation. En novembre, les esprits s'étaient échauffés à l'occasion d'un événement à Clichy. Depuis, cela n'a pas cessé, même si cela prend une autre forme. En quarante ans de vie à Sarcelles, je n'ai jamais connu autant d'agressions violentes, qui, soit sont gratuites, soit accompagnent de petits larcins (un vol de sac ou de téléphone portable) et touchent aussi bien les jeunes isolés que les personnes âgées, les femmes enceintes que les enfants. Ce week-end, trois jeunes de la communauté juive qui se promenaient dans Sarcelles ont été agressés, dont deux pour la seule raison qu'ils étaient juifs. Le lendemain, leurs agresseurs seront capables d'agresser une femme âgée et le surlendemain, un policier. Ces jeunes, qui sont en pleine dérive, en situation d'exclusion totale, ont basculé depuis le mois de novembre dans une délinquance aggravée.

J'ai tenté de trouver une explication. A Sarcelles, ces jeunes ne représentent qu'une vingtaine de personnes sur 50 000 habitants et 18 000 élèves. Ils ne sont donc qu'une infime minorité de la jeunesse. Je pense qu'ils ont analysé les événements du mois de novembre comme l'autorisation qui leur était donnée d'agresser, de voler et d'attaquer. Je fais référence à la manière dont les médias ont géré le problème. Un jeune qui est en situation d'échec, qui a des troubles du comportement - de ce point de vue, la régression du nombre de psychiatres pour prendre en charge les comportements déviants et répondre à cette grande souffrance est à mettre d'urgence à l'ordre du jour -, qui voit tous les soirs ceux qui mettent le feu passer à la télévision, voudra nécessairement commettre les mêmes actes pour passer à la télévision. Les agressions antisémites de ce week-end - qui sont à traiter avec autant de poids que les agressions racistes, xénophobes et sexiste qui se multiplient également - sont la conséquence directe du drame d'Ilan Halimi et de l'arrestation de Youssouf Fofana. Lorsqu'un jeune passe dans tous les journaux télévisés, parce qu'il a torturé pendant trois semaines une personne parce qu'elle était juive, et fait le signe de la victoire en compagnie de sa petite amie, un esprit faible peut vouloir faire pareil. Nous sommes par conséquent confrontés à une situation dramatique.

Il y a quelques années, les jeunes s'agressaient entre eux. C'était le phénomène des règlements de comptes entre bandes. Depuis quelques mois, ils ont décidé de s'attaquer aux biens de leurs voisins. Je pense que la prochaine phase, lorsqu'ils auront un peu plus réfléchi, sera de s'attaquer aux beaux quartiers, là où l'argent est encore plus visible. Leur violence accompagne en effet une volonté d'acquérir des biens. Ce phénomène a commencé il y a deux ans lors de la manifestation des lycéens à Paris. Je suis convaincu qu'il est appelé à prendre de l'ampleur.

Ce constat dramatique est le résultat de cinquante ans d'une politique de stigmatisation et de ghettoïsation, menée par des gouvernements de tous bords. Sur les 38 000 habitants de Sarcelles vivant dans les grands ensembles - dans la plus grande ZUS de France -, on compte 3 000 hébergés, qui viennent du monde entier et sont entrés en France illégalement. Je ne leur en veux d'ailleurs pas, car si je connaissais les mêmes difficultés et que je savais que je peux offrir un avenir meilleur à mes enfants en quittant mon pays, je le ferais. C'est la fierté de la France de les accueillir. Dans la mesure, cependant, où personne ne veut les reconnaître, il revient aux élus locaux de les accueillir et d'assumer seuls leur présence, en particulier en recevant leurs enfants dans les écoles publiques, en payant la cantine aux plus démunis, etc. Les conséquences financières et sociales de ces hébergés ne sont jamais prises en compte dans les dotations de l'Etat car ils n'apparaissent pas dans les statistiques du recensement. Dans la mesure où ils n'ont pas de bail, ils ne sont pas inscrits au rôle des contributions directes. Ils ne paient donc pas d'impôt et la municipalité est seule à les assumer.

Il faut donner à ces communes le moyen d'avoir les recettes suffisantes pour s'occuper dignement de ces populations. Aujourd'hui, le budget de Sarcelles provient à 60 % des dotations de l'Etat et à 40 % de la fiscalité. L'autonomie fiscale, qui est invoquée par certains Parlementaires, n'a pas de sens pour une ville dont moins de la moitié du budget dépend de ses impôts. Ceux-ci proviennent à 40 % des entreprises et à 60 % des ménages. Pour un petit pavillon acheté à crédit sur 25 ans, avec 400 m 2 de terrain, un habitant paye 3 000 euros d'impôts locaux par an. Dans ce schéma fiscal, nous sommes obligés de surtaxer ceux qui peuvent payer l'impôt. Il est urgent que le pays prenne conscience de la gravité de la situation et donne à ces communes les moyens de stopper les dérives qui les handicapent.

L'un des moyens seraient de mieux répartir la dotation de solidarité urbaine (DSU). Alors que les communes les plus pauvres se battent depuis plusieurs années pour l'augmenter, elles n'ont obtenu qu'une hausse de quelques pourcents. La DSU ne représente pourtant que 3 % des dotations de l'Etat. Or on nous a refusé de la faire passer à 5 %. De plus, sur l'augmentation obtenue, de grandes villes, comme Strasbourg, Toulouse et Nantes, prennent 600 000 euros. Il n'est pas normal que Toulouse, qui n'a aucun endettement et dont les impôts sont faibles car elle bénéficie des recettes de la taxe professionnelle, soit éligible à la solidarité nationale. Il serait préférable d'aider davantage les villes pauvres qui n'ont que des quartiers pauvres et de demander au maire de Toulouse d'augmenter sa fiscalité pour aider le quartier du Mirail. Je rappelle que les communes les plus en difficulté ne sont qu'au nombre de 300 en France, soit 1 % des communes. Il faut que l'Etat les aide à s'occuper dignement de leurs populations en difficulté.

Je souhaiterais enfin insister sur la nécessité d'abandonner tout discours sur la mixité sociale. Je constate tout d'abord que ceux qui en parlent le plus, ne la veulent en général pas pour leur ville. Que les responsables politiques qui ne voudraient pas habiter dans ces quartiers, ne proposent pas aux autres ce qu'ils n'accepteraient pas pour eux-mêmes ! Ensuite, dans une ville comme Sarcelles, 80 % de la ZUS est composée de logements sociaux et 20 % de copropriétés. Ces dernières accueillant souvent les populations issues de l'immigration clandestine, il faut en réalité dénombrer 90 % de logements sociaux. Pour réaliser une véritable mixité sociale, il faudrait donc évacuer la moitié de ces habitants, c'est-à-dire 15 000 personnes. Lorsque je le leur propose, ils me répondent qu'il n'en est pas question et finissent par me demander pourquoi je ne veux plus d'eux et s'il est honteux d'être pauvre. Quand bien même je souhaitais mettre en oeuvre cette politique, je serais bien embarrassé pour savoir où les reloger. Et quand bien même je raserai la moitié des logements sociaux pour les remplacer par des logements intermédiaires, je suis certain que les personnes auxquelles ceux-ci seraient logiquement destinés n'en voudraient pas. Cette solution est donc non seulement irréaliste, mais elle est stigmatisante et traumatisante pour des quartiers comme ceux de la ZUS de Sarcelles. Je pense par conséquent que la mixité doit être préconisée et appliquée dans les zones où elle est possible, car un certain équilibre préexiste. Dans les 300 communes les plus pauvres, qui comptent plus de 70 % de logements sociaux, elle est impossible à court terme. Ce serait, de surcroît, une fierté pour notre pays que nous nous occupions enfin dignement de ces quartiers.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur Gilbert Roger, maire de Bondy.

M. Gilbert ROGER - Je vous remercie de nous recevoir et de nous écouter. Je partage particulièrement les propos que vient d'exprimer mon ami François Pupponi. Nous passons notre temps à expliquer notre situation dans de nombreuses commissions et je serais heureux que nous entendions enfin quelqu'un dire : « Je vous ai compris, nous allons vous aider ».

A Bondy, j'ai passé onze nuits dans la rue à essayer de rétablir le calme pour éviter qu'un drame humain ne se produise. Dans ma commune, au cours de ces nuits de violence, seul un bâtiment a été abîmé (un pavillon d'accueil dans un parc paysager). Aucune école, aucun gymnase, aucun centre social n'a été touché. De nombreuses épaves de voiture ont, en revanche, été incendiées, ainsi que 35 véhicules appartenant à des particuliers. Je me demande pourquoi ma ville a été plus épargnée que d'autres.

Le quartier nord de la ville a connu tous les dispositifs qui ont été évoqués. Il est classé en zone franche urbaine et son collège est en ZEP. J'y ai été élève et j'y ai placé ma première fille. Le passage entre le collège et le lycée s'est cependant tellement mal passé pour elle que j'ai décidé que je n'y mettrai pas ma dernière fille. En 22 ans, la situation s'est fortement dégradée.

Plus de 50 % du patrimoine de la ville est par ailleurs classé en logement social. Or les familles sont trop nombreuses dans ces logements. S'il est agréable de voir de temps en temps ses parents ou ses grands-parents, il n'est pas tenable de vivre avec eux 24 heures sur 24. Ce problème doit être résolu. On note également l'absence des services publics. Le quartier nord de Bondy compte entre 12 et 14 000 habitants, l'équivalent d'une ville de province. Il a une église, une mosquée et une synagogue, mais n'a plus de permanence EDF, plus de CPAM et plus de CAF. Il n'y a plus non plus de policiers pour contrôler ce qui se vend sur le marché non sédentaire, ce qui entraîne une grande impunité pour tous les trafics. On y trouve aussi bien des yaourts dont la date de péremption est dépassée, que des faux bipers qui tirent des balles (et ont l'avantage de passer sous les portiques de sécurité). Alors que la police municipale ne peut régler ces problèmes, car elle n'est pas armée et n'est pas formée à ces réglementations, les préfets qui se succèdent refusent d'intervenir. Le quartier ne compte pas non plus de banque et un seul distributeur, où les gens ne peuvent retirer plus de 60 euros à la fois. Ceci explique pour partie que des parents ferment les yeux lorsque leur enfant leur rapporte quelques billets - obtenus généralement dans le cadre de l'économie parallèle.

L'un de nos chevaux de bataille est de faire en sorte que le droit commun soit appliqué à nos communes, or il ne l'est pas. De ce point de vue, la politique de la ville n'est que la « cerise sur le gâteau », car elle devrait permettre de prendre des mesures supplémentaires pour effacer certaines inégalités territoriales. Force est de constater, cependant, que lorsque l'Etat consent à nous donner certaines sommes dans le cadre de la politique de la ville, il nous retire par ailleurs celles qui nous reviennent de droit commun.

Alors que nous avons connu onze nuits d'émeute urbaine à Bondy, le Parlement vient de voter une loi sur l'archéologie préventive qui oblige aujourd'hui la mairie à verser 2,2 millions d'euros à l'Etat pour prendre en charge les fouilles de 3 000 m 2 du centre-ville, qui est classé « site national ». La municipalité se trouve ainsi contrainte d'emprunter de l'argent pour payer l'INRAP, car l'Etat a abandonné cette responsabilité. Il est inadmissible que les collectivités locales soient traitées de la sorte. J'ai demandé à la DRAC de pouvoir bénéficier du fonds national pour l'archéologie préventive, mais il m'a été répondu que le Parlement avait oublié, en adoptant la loi, d'abonder le fonds, si bien que la ville ne peut compenser une partie des 2,2 millions d'euros qu'elle a dû verser.

Le recensement constitue une autre source de difficulté. Les gouvernements successifs en ont modifié le mode de calcul. Alors que le nombre d'habitants de Bondy était évalué à 47 000 en 1999, il est vient d'être révisé à hauteur de 57 400, soit la plus forte augmentation de la Seine-Saint-Denis. Or la révision des dotations, qui devrait correspondre à 1,2 million d'euros supplémentaires, n'interviendra qu'en 2009. En dix ans, l'Etat aura économisé environ 10 millions d'euros. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'adaptation des modalités de calcul des dotations est effectuée avec tant de retard.

Bondy compte par ailleurs un policier pour 630 habitants, que la ville partage avec la commune dont Philippe Dallier est le maire. A Paris intra muros, les effectifs sont de 1 pour 200. Lorsque je fais ce constat, on me répond en général que la situation de Paris est particulière et que la comparaison ne vaut pas. Je le concède, mais je ne demande pas à avoir le même nombre de policiers. Je serais satisfait si je pouvais compter au moins sur la moitié de la différence. Durant les émeutes, le 3 novembre 2005, un certain nombre de maires de Seine-Saint-Denis, notamment Serge Dassault et Gérard Gaudron, ont été reçus par le Premier ministre. La veille, un match de football opposant Lille à Manchester se tenait au Stade de France. Le commissaire de police de Bondy, celui de Tremblay-en-France et un troisième étaient de service aux abords du stade, alors que la situation dégénérait dans leur commune. Du fait de cette affectation, ils étaient en repos le lendemain. C'est finalement la commissaire de Romainville-les-Lilas qui a eu à gérer les problèmes de Noisy-le-Sec, de Bondy et d'une partie de Bobigny. Même si le stade est une fierté pour la France, il ne peut justifier de « dépouiller » les commissariats locaux pour en assurer la sécurité car il constitue une problématique de niveau national. Les citoyens des communes voisines ont également droit à la sécurité.

Nous devons par ailleurs accompagner les familles monoparentales, en particulier les femmes qui sont généralement celles qui assument la responsabilité du foyer quand le mari est parti. Ces femmes acceptent souvent d'occuper des emplois difficiles (de caissière, de femme de ménage, etc.), qui les obligent à travailler en horaires décalés. Si elles laissent effectivement leurs enfants seuls à la maison, elles ont le mérite de les nourrir, tout en culpabilisant de ne pas être présentes. Il convient donc de les soutenir, au lieu de les stigmatiser.

J'aimerais également vous faire part d'une proposition visant à restaurer la dignité des populations immigrées de nos quartiers. Je suis volontaire pour qu'une expérimentation soit menée dans ce sens à Bondy. Si dans la commune, de nombreux jeunes sont d'origine maghrébine, ils sont avant tout français. Leurs parents ne le sont, en revanche, pas toujours. Ils sont ainsi amenés régulièrement à renouveler leur permis de séjour. L'organisation actuelle de la procédure les oblige à arriver à 5 h du matin à la préfecture et à faire la queue pendant des heures, qu'il pleuve ou qu'il vente, pour obtenir un rendez-vous, qui leur est souvent fixé plusieurs mois après. Or c'est une honte pour ces jeunes de voir leurs parents, qui sont en France depuis des dizaines d'années, être bafoués ainsi dans leur dignité. Je propose donc que, comme c'est le cas pour tout citoyen qui souhaite faire renouveler son passeport, ces personnes puissent déposer leur dossier à la mairie. Celle-ci n'a pas à juger de l'opportunité du renouvellement. Elle n'instruirait donc pas les dossiers, mais les recevraient en dépôt. Une fois le dossier instruit par la préfecture, soit il ne pose pas de problème et la mairie envoie une lettre à l'intéressé pour qu'il vienne chercher sa nouvelle carte de séjour, soit la préfecture a besoin de plus de renseignements et elle contacte la personne pour un rendez-vous.

Si vos assistants en ont le temps, je les enjoints par ailleurs à aller visiter le site « Bondy blog », créé par L'Hebdo, un journal suisse, car son contenu est à la fois instructif et dramatique. Ces journalistes avaient utilisé ce site pour juger la situation réelle de la ville. Ils annoncent aujourd'hui partir « proprement », en laissant le matériel et en le confiant à quelques jeunes auxquels ils ont dispensé une petite formation. Or certains s'imaginent qu'ils sont devenus des journalistes, tandis que d'autres estiment impossible d'avoir aucun contact avec des responsables politiques et s'enferment peu à peu dans la radicalité. De fait, la violence a été libérée par les émeutes. Le nombre d'agressions physiques gratuites et de véhicules incendiés augmente fortement. Nous aurons besoin d'en discuter avec les autorités chargées de la sécurité car un phénomène très grave est en train de se produire.

Pour ne dire qu'un mot de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, je mentionnerai simplement le fait que j'ai déposé mon dossier en décembre 2004, et que, par chance, je passerai devant le comité national d'engagement de l'ANRU le 16 mars 2006 après-midi... J'espère que les réalisations ne tarderont pas trop, car toutes les communes ont des projets d'aménagement ou de construction.

Je citerai également, parmi les problèmes, une petite mesquinerie. Lorsque le Ministre de l'Intérieur a octroyé 150 euros de prime exceptionnelle aux policiers, pour les récompenser du travail qu'ils avaient effectué durant les émeutes, j'ai voulu faire de même pour mes collaborateurs qui n'ont pas non plus compté leurs heures au cours de ces nuits - notamment les femmes qui ont été obligées de faire appel à des nourrisses - et qui n'avaient pas droit aux heures supplémentaires du fait de leur statut. Cette mesure vient pourtant d'être déclarée illégale et a été annulée. J'estime que cette décision est mesquine, car le personnel municipal a passé des nuits entières à travailler avec les responsables des communes pour être utiles à la paix sociale.

J'aimerais enfin poser une question, qui m'interpelle. Lorsque les jeunes de nos quartiers jouent au football, ils savent qu'ils doivent faire avec un terrain, deux buts, un ballon, deux équipes de 11 joueurs et un arbitre. Personne n'a jamais vu une équipe de Montfermeil arrivée à 300 sur le terrain pour affronter 150 joueurs de Bondy. On peut se demander pourquoi ces jeunes acceptent parfois de respecter les règles communes - comme celle de porter un uniforme - et sont également capables de tuer quelqu'un parce qu'il porte une montre qui leur fait envie. Le jour où nous serons capables de trouver la réponse, je pense que nous aurons fait de grands progrès.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Il est 16h15. Il nous reste un certain temps pour le débat. Je constate une convergence des points de vue sur la gravité de la situation et sur la possibilité que le feu reprenne à tout moment. Les approches pour y remédier sont, en revanche, très diverses - ce qui est très intéressant pour la commission. Je passe la parole à notre rapporteur.

M. Pierre ANDRÉ - Mes chers collègues, sénateurs et maires - je suis moi-même maire d'une ville de 65 000 habitants, qui a connu les mêmes difficultés que les vôtres -, je m'associe à l'ensemble des propos qui viennent d'être tenus. Ils sont si forts et enrichissants pour l'ensemble des membres de la mission d'information que je ne reviendrai pas longuement dessus. Jusqu'à la fin de nos travaux, nos débats devront être permanents. Il sera également intéressant, comme nous y autorise notre Président, d'aller parfois nous rendre compte de la situation sur le terrain. Je ferai quelques observations.

Si Claude Pernès dit vrai lorsqu'il rappelle que la politique de la ville a fait l'objet de très nombreux colloques depuis plusieurs années, les événements ont eu au moins le mérite de montrer à la France entière que les maires étaient au coeur de ces politiques. Les reportages tournés à cette occasion ont en effet montré que les maires étaient en première ligne. Ils doivent également être en première ligne pour faire valoir les besoins de leurs collectivités.

A cet égard, deux types de problème ont été soulevés : d'une part, l'indemnisation des communes pour les dégâts occasionnés ; d'autre part, l'engagement d'une réflexion sur la manière de conseiller les responsables en charge de la politique de notre pays. C'est le rôle qu'entend jouer cette mission d'information.

La politique de la ville exige d'être menée dans la continuité. Elle ne peut remplacer pour autant les politiques de droit commun de l'Etat (dans les domaines de la formation, de la sécurité, de la justice etc.) qui nécessiteraient d'être davantage développées dans nos villes. A cet égard, les maires pourraient fournir des conseils utiles pour les appliquer dans leurs quartiers difficiles. Au moment des événements, loin d'un « trop plein » d'Etat, les maires ont ressenti la grande absence de celui-ci, qui ne saurait être représenté uniquement par le biais de la police. Alors qu'il leur fallait régler des problèmes au jour le jour, ils avaient peu d'interlocuteurs, en particulier dans les communes où il n'y a ni sous-préfet, ni préfet à la ville. Ce sujet mérite réflexion.

S'agissant de la DSU, Xavier Lemoine a déclaré qu'il ne s'agissait pas d'un problème de moyens. Tel est pourtant le cas pour nos communes qui sont parmi les plus pauvres. Je souhaiterais attirer l'attention sur le problème prépondérant de la péréquation. J'avais fait, dans le cadre de la loi de finances qui a été votée il y a deux ou trois ans, une proposition d'amendement pour qu'un nombre moins élevé de communes puissent en bénéficier. J'avais alors suscité un tollé général sur les bancs du Sénat. Lors du dernier débat parlementaire, qui a eu lieu il y a deux jours, un amendement prévoyait que la DSU soit applicable aux communes rurales. Le problème est donc loin d'être réglé. J'estime que pour les 300 ou 400 villes les plus démunies, une nouvelle clé de répartition des fonds doit être trouvée.

J'ai par ailleurs été frappé par les propos de Gérard Gaudron, car j'ai moi-même reçu, pour la première fois depuis dix ans que je suis maire, une dizaine de lettres anonymes dénonçant les sommes dépensées pour les quartiers en difficulté qui seraient inefficaces et donc inutiles. Je pressens des manoeuvres politiques prochaines qui prendront prétexte de ces déclarations.

Les contrats de ville seront par ailleurs à nouveau négociés dans les mois qui viennent. Le comité interministériel à la ville, qui se réunit demain, prendra certaines dispositions qui détermineront l'argent dont nous disposerons pour mener les politiques de la ville au cours des quatre à cinq années à venir. Nous devront y réfléchir pour indiquer clairement ce que les élus souhaitent sur le terrain, car si les contrats de ville ne permettent pas de répondre aux problèmes qui se posent réellement, nous allons vers un échec.

Je terminerai mon intervention, non pas en déclarant « Je vous ai compris », mais en soulignant que nous devons tous ensemble nous faire comprendre.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je donne la parole à André Vallet.

M. André VALLET - J'ai apprécié les exemples concrets qui ont été présentés pour nous éclairer sur les difficultés vécues sur le terrain et qui seront enrichissants pour le travail de la mission. Je souhaiterais revenir sur quelques points, notamment pour avoir votre point de vue sur certaines questions qui n'ont pas été abordées.

Je reviendrai tout d'abord sur le problème des images télévisées. En tant qu'élu du sud de la France, je sais combien la reprise des images des incendies de forêt par la télévision chaque été peut être dévastatrice dans l'esprit de personnes dérangées, qui sont alors amenées à franchir le pas. Je souhaite savoir ce que vous en pensez et si vous souhaitez qu'un débat soit organisé avec les médias pour leur demander d'observer une retenue dans certains cas.

J'aimerais également que vous nous parliez des rapports que ces jeunes entretiennent avec la police. Je me demande s'il existe réellement un conflit ouvert, comme l'affirment les médias, et si certaines villes connaissent des expériences heureuses en la matière.

S'agissant des enseignants, chacun a dit qu'ils faisaient tout leur possible pour que les enfants dont ils s'occupent reçoivent la meilleure éducation possible. Je me demande toutefois s'ils s'impliquent dans la vie de leur quartier ou s'ils le quittent immédiatement, une fois le cours terminé.

Enfin, le maire de Montfermeil a déclaré que certaines associations avaient une attitude négative. J'aimerais savoir si d'autres maires partagent ce constat et s'ils estiment que ces associations sont en partie responsables des troubles dans leur quartier.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je précise que les membres de la mission poseront d'abord leurs questions, puis les maires présents pourront répondre à celles qu'ils souhaitent.

M. Thierry REPENTIN - Je souhaiterais indiquer en préambule que les sénateurs présents se sont portés candidats pour participer à cette mission et travailler sur ce sujet, soit parce qu'ils s'y intéressent, soit parce qu'ils vivent eux-mêmes ces difficultés.

Vous avez la « chance » d'être situés en région parisienne et d'être donc plus proches des médias que nous ne le sommes en province. Nous avons connu des événements similaires dans certains quartiers de villes de province au mois de novembre, mais les journaux en ont moins parlé car les déplacements des équipes de télévision sont moins faciles à gérer. Ceci n'était par pour nous déplaire car en voyant les reportages faits dans vos villes, nous espérions grandement ne pas être à la une des médias et éviter ainsi que les mêmes événements se produisent dans les nôtres. La situation y est pourtant tout aussi instable. Dans la ville où je suis élu, par exemple, les transports publics sont en grève depuis une semaine dans un quartier à cause d'une agression, mais les médias sont heureusement occupés par d'autres sujets, tels que le Chikungunya et le CPE.

Monsieur Pupponi et Monsieur Roger ont par ailleurs évoqué leurs interrogations sur l'école, se demandant si, en bons républicains, ils devaient continuer à jouer le jeu de la mixité sociale. Étant moi-même confronté à la même question, je puis vous assurer qu'il est difficile de savoir comment réagir lorsque, au moment d'inscrire ses enfants au collège, des représentants de l'Education nationale, voyant votre nom, vous demandent si vous êtes certain de ne pas vouloir une dérogation pour les inscrire dans l'établissement d'un autre quartier.

Nous avons constaté au moment des événements que les maires étaient en première ligne, car ils sont les derniers à être en contact avec la population de ces quartiers. J'aimerais savoir si, dans le cadre de prochaines évolutions législatives, vous souhaiteriez obtenir davantage de pouvoir en matière d'application des règles de justice et de sécurité et de modulations des prestations sociales pour les familles, afin de favoriser le dialogue avec les citoyens.

Nombre d'entre vous ont par ailleurs insisté sur la formation des jeunes, l'éducation et les services publics. Je me demande si, dans le cadre des dispositifs de la politique de la ville auxquels vous êtes candidats, vous estimez que les cahiers des charges qui vous sont demandés en échange prennent suffisamment en compte ces différents aspects ou si vous pensez que l'Etat devrait vous demander de vous associer davantage à la mise en oeuvre de ces actions au quotidien. Autrement dit, j'aimerais savoir si vous avez identifié des carences dans le cahier des charges des dispositifs de la ville, sur lesquels il conviendrait d'insister davantage.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Dominique Braye.

M. Dominique BRAYE - Merci, Monsieur le Président. A la suite de ces interventions, je suis frappé par la manière dont les maires ont réagi. Je suis Président de la communauté d'agglomérations de Mantes-en-Yvelines, où se trouve Mantes-la-Jolie. Je me suis particulièrement retrouvé dans le discours du maire de Montfermeil. Je souhaiterais poser un certain nombre de questions.

Il existe certainement plusieurs difficultés qui expliquent que nous en soyons arrivés aux événements de novembre. François Asensi déclare toutefois ne pas avoir été surpris, tandis que Gérard Gaudron affirme ne pas les avoir vu venir, estime que tout avait été tenté et se retrouver aujourd'hui devant un mur. Je m'excuse par avance d'être un peu caricatural, mais je crois franchement que l'heure n'est plus aux demi-mesures et aux déclarations polies ou politiquement correct. Je dirai ainsi à Jacques Mahéas qu'il faut balayer d'un revers de main ces débats éculés entre prévention et répression, car, comme l'a indiqué Gilbert Roger, les deux politiques ont leur place. Si nous prenons à nouveau pour point de départ ce vieux débat, nous n'avancerons jamais. Nous devons nous efforcer de trouver de nouvelles solutions.

Comme Xavier Lemoine, je pense que nous n'insisterons jamais assez sur l'état d'esprit de ces jeunes. A force de les victimiser - même si nous avons tous notre part de responsabilité dans cette situation -, ceux-ci finissent par penser que la société leur doit réparation, ce qui tend, selon eux, à légitimer leurs actes de violence. J'entends régulièrement sur le terrain de tels propos. L'une des principales revendications est celle de l'emploi. Si des enfants de 13 ans qui brûlent des voitures ne sont pas à la recherche d'un emploi, leur père ou leur grand frère sont souvent au chômage. J'ai demandé à des chefs d'entreprise pourquoi dans un bassin qui créée 3 500 emplois, le chômage ne diminue pas, pourquoi au Val Fourré, alors que le taux de chômage du département est très inférieur à celui du reste de la France, il ne diminue jamais chez les jeunes et est toujours concentré dans ces quartiers. Ces chefs d'entreprise, à qui tous les maires adressent des jeunes en recherche d'emploi, me répondent que le problème vient essentiellement d'un manque de savoir-être. Ils affirment qu'il ne leur faut pas cinq minutes pour voir, à la manière dont ils se présentent, s'ils ont une chance d'être embauchés. Comme le déclarait le maire de Montfermeil, il existe un grave problème d'éducation et de formation. De la même façon, si la télévision peut être mise en cause dans la part qu'elle a joué au moment des événements, toutes les études de pédopsychiatrie montrent que les individus sont d'autant moins sensibles à ces images que leur esprit critique a été formé pour les analyser et pour les regarder avec recul. Lorsque nous constatons que les enseignants de ces quartiers, qui sont souvent socialistes et manifestent pour l'école publique, mettent leurs enfants dans des écoles privées car ils ne veulent pas sacrifier leurs enfants à leurs idées, je suis d'autant plus convaincu que tout le problème vient des lacunes de l'éducation que nous donnons à ces jeunes. J'aimerais avoir votre avis sur le sujet.

Je suis par ailleurs en désaccord avec les propos du maire de Sarcelles sur la manière dont a été traité l'assassinat d'Ilan Halimi. Il me semble trop facile de conclure qu'il s'agit d'un acte antisémite, au lieu de s'interroger sur les raisons pour lesquelles la société génère des jeunes capables de produire de tels comportements. Les élus ne doivent pas tomber dans ce piège, car il est indispensable de s'accorder sur le bon diagnostic afin d'être en mesure d'apporter le bon traitement. Je souhaiterais donc demander aux maires présents s'ils pensent que les diagnostics qui sont faits sont parfois trop simplistes car ils sont plus faciles à expliquer aux citoyens, alors qu'ils sont finalement excessivement dévastateurs.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur Claude Pernès.

M. Claude PERNÈS - Pour répondre à votre question sur la victimisation, je dirai tout d'abord qu'ayant récemment été auditionné par votre mission en tant que membre de l'AMF, un sénateur m'a déclaré : « Tout ce qui s'est passé est bien normal, compte tenu de tout ce que vous leur avez fait ! ». Je lui ai répondu que je ne leur avais rien fait, depuis 23 ans que je suis au service de la population. Je ne leur dois donc rien. Nous constatons pourtant aujourd'hui ces comportements.

S'agissant des médias, je dispose d'un exemple particulièrement frappant. Le deuxième jour des émeutes, une équipe d'Envoyé Spécial s'est rendue à Aulnay-sous-Bois. Elle a filmé pendant trois nuits. Chaque jour, on m'annonçait que tel bâtiment public serait brûlé en présence de ces journalistes et je mettais donc tous les moyens pour le protéger. J'ai écrit à la Direction générale de France 2, Patrick de Carolis, et à Arlette Chabot, responsable d'Envoyé Spécial, qui ont justifié la présence de ces journalistes en expliquant qu'ils remplissaient leur devoir d'information. Il est tout de même ennuyeux de constater qu'ils arrivaient parfois avant les pompiers. Lorsque l'on sait qu'ils avaient l'obligation de produire des images, on comprend que 86 voitures aient brûlé en leur présence, contre 30 à Bondy, et ce, alors que la sociologie de population de ces deux communes est la même. Le commissaire d'Aulnay a même été convoqué devant la police des polices car il avait embarqué des journalistes. Cette production d'images a ainsi entraîné une véritable surenchère. Il faut aussi souligner que les journalistes ont systématiquement sélectionné les images les plus négatives de la ville, par exemple quelques sacs poubelle qui n'avaient pas été ramassés devant un immeuble HLM. Ils ont également recueilli des propos qui étaient systématiquement hostiles à la municipalité, en floutant les jeunes interviewés. J'ai indiqué à la Direction de France 2 que les journalistes auraient dû recueillir les réponses du maire pour vérifier les allégations portés contre lui, ce qui aurait permis de préciser toutes les actions positives que nous mettons en oeuvre. Il n'en a rien été. Je pense par conséquent qu'une réflexion doit être menée avec les médias.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je donne la parole à Serge Lagauche.

M. Serge LAGAUCHE - Ayant entendu l'intervention de Monsieur Braye, je souhaite qu'une partie de ses déclarations soient mentionnées au compte rendu comme étant énoncées par lui en tant que maire et non en tant que membre de la commission. Les membres de la commission sont là dans un premier temps pour interroger les maires. S'ils exercent par ailleurs des fonctions de maire, ils doivent garder leurs distances par rapport à leur propre expérience. Ils en discuteront entre eux dans un second temps pour rédiger leur rapport. Nous avons choisi d'interroger Monsieur Mahéas, mais celui-ci a d'emblée précisé qu'il était membre de la commission et qu'il s'exprimait en séance en tant que maire. Ce point me paraît important à rappeler dès à présent, pour éviter des polémiques ultérieures.

Je comprends par ailleurs les déclarations qui ont porté sur le rôle des médias. Il est sans doute illusoire de penser que nous pourrons les contrer. J'ai également entendu ce que les uns et les autres ont dit sur le problème du chômage, or les médias n'y sont pour rien. Il nous faut donc peser le pour et le contre dans nos propos. Le fait de faire porter excessivement la responsabilité sur les médias, même s'ils peuvent avoir des torts, me paraît déséquilibré. Il me semble plus utile de nous interroger, par exemple, sur les raisons pour lesquelles les communes proches de Roissy ne profitent pas des emplois qui y sont créés.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je passe la parole à Monsieur Xavier Lemoine.

M. Xavier LEMOINE - Les médias suivent une logique commerciale, qui les conduit à ne rapporter que les mauvaises nouvelles. Ils sont un acteur public majeur, dont il n'est pas possible de ne pas tenir compte. Je me suis personnellement opposé à certaines interviews et à certaines images que j'estimais inappropriées. Il appartient à chaque maire de gérer au mieux les médias afin d'éviter que, sans le savoir, ceux-ci ne produisent une catastrophe.

Je répondrai ensuite à la question qui a été posée sur les rapports entre les jeunes et la police. A la suite du décès de deux jeunes à Clichy et des brûlures d'un troisième, ce sont tout d'abord des collégiens qui sont descendus dans la rue. Or je suis convaincu que leur violence était due, pour moitié, à la rancoeur qu'ils avaient accumulée à l'égard de la BAC. Si la brigade anti-criminalité est nécessaire, elle ne concerne, comme son nom l'indique, que les affaires criminelles et ne doit pas s'occuper des contrôles d'identité. Notre expérience de la police de proximité avait montré qu'une connaissance mutuelle des jeunes et des policiers avait permis d'instaurer un sentiment de reconnaissance, qui était propice à la paix sociale. Avant la police de proximité, la BAC, à partir de 16h, n'intervenait plus aux Bosquets, y compris dans le cas d'agressions physiques. Lorsque la police de proximité était présente, la BAC intervenait à toute heure du jour et de la nuit, avec l'assentiment et la coopération de la population. Depuis le départ de la police proximité et de la BAC, personne n'intervient plus le week-end. Lorsque je suis au courant d'un problème, j'en suis réduit à menacer d'intervenir moi-même. La BAC finit donc par venir. J'ai demandé à Nicolas Sarkozy de réviser le mode opératoire de la police dans ces quartiers, afin de ne pas laisser les jeunes seuls avec la BAC au quotidien. Il faut une vraie police de proximité, qui effectue quand il le faut des rappels à l'ordre. C'est la seule manière d'éviter de plus grosses interventions.

S'agissant du rôle ambigu joué par les associations, l'Etat a commencé à y voir plus clair. Si les cahiers des charges des contrats de ville étaient parfois défaillants sur ce point, nous avons clarifié les critères et avons ainsi réussi à mettre de côté les associations les plus tendancieuses.

Quant à savoir si les maires souhaitent obtenir davantage de pouvoir, je répondrai que je n'y suis pas opposé, tant que l'Etat nous apporte les moyens afférents.

M. François PUPPONI - Si je suis, pour ma part, favorable au maintien des contrats de ville, je souhaiterais qu'ils soient désormais opposables. J'ai eu la chance de signer un grand projet de ville (GPV) et je crois encore à la signature de l'Etat. Celui-ci a été signé par le préfet, le Président du Conseil régional, le Président du Conseil général, le TPG et le Directeur régional de la Caisse des Dépôts. Ces cinq institutions s'étaient engagées à investir entre 2000 et 2006 dans la réfection des écoles. Un jour, un ministre m'a déclaré que ce document n'avait plus de valeur. Comment voulez-vous, dans ces conditions, que les élus locaux puissent avoir confiance dans l'Etat et les autres institutions ? Il m'a été rétorqué que l'ANRU avait été créée. Elle l'a cependant été trois ans après et ne porte son action que sur les logements et non sur les écoles. Je souhaite donc que les contrats soient désormais opposables et que celui qui le rompt soit traduit en justice et paie ce qu'il doit. J'ajoute que dans tous ces dispositifs, les élus locaux ont l'impression de devoir chaque année mendier pour obtenir ce qui leur a été promis. Les élus n'attendent pourtant qu'une seule chose : que l'Etat leur donne les moyens de conduire sur leur territoire les politiques de droit commun.

Lorsque les jeunes sont par ailleurs accusés de ne pas «  savoir être », je tiens à souligner qu'à Sarcelles, 90 % des jeunes sont employables immédiatement et savent s'exprimer et se tenir. Ils ne sont pas embauchés pour autant dans les 3 500 emplois créés chaque année à Roissy, parce qu'ils s'appellent Mohamed et qu'ils habitent un quartier en difficulté. Ils sont tout simplement victimes de discrimination. Seuls 10 % d'entre eux ne sont pas employables et la ville doit les aider. La municipalité de Sarcelles a ainsi mis en place avec ADP un dispositif grâce auquel ces jeunes sont pris en charge pendant six mois pour régler leurs problèmes de logement, de santé et de papiers, avant de les faire embaucher. Ces dispositifs sont efficaces, mais ils ne peuvent rien contre la discrimination. La seule solution est d'obliger les entreprises du site à les embaucher, par exemple en créant des « emplois francs », c'est-à-dire des exonérations de charges sociales pour ces jeunes.

Par ailleurs, alors que les élus locaux se sont battus pendant dix ans pour améliorer l'image du territoire autour de Roissy et convaincre des promoteurs de construire des logements d'accession à la propriété sur les terrains qu'avaient achetés les communes, un plan d'exposition au bruit a été voté qui interdit toute nouvelle construction. Ces terrains valaient 10 millions d'euros et ne sont plus aujourd'hui constructibles. Je me demande jusqu'à quand la France continuera à stigmatiser ces quartiers et à leur faire subir toutes les humiliations.

S'agissant de l'antisémitisme, il convient de lever toute ambiguïté. Il existe des actes antisémites mais les agressions dont sont victimes au quotidien les citoyens ne se réduisent pas à un antisémitisme larvé, qui est le fait d'une infime minorité de délinquants. Il me paraît important de ne pas faire croire que l'antisémitisme serait la seule cause de la recrudescence de la violence. Il n'est pas normal, en particulier, que Nicolas Sarkozy envoie des CRS pour protéger les juifs de Sarcelles et qu'il ne fasse rien pour les autres citoyens qui sont également victimes de ces violences quotidiennes. Il faut dénoncer l'antisémitisme, mais sans pour autant banaliser les autres formes de violence. Toutes les violences sont graves et tous les citoyens ont droit à la sécurité. Le fait que les médias réduisent ce phénomène à des actes antisémites est problématique.

Si je souhaite par ailleurs pouvoir inscrire mes enfants à l'école publique, il faut aussi que l'Education nationale lui donne les moyens de bien éduquer les enfants de la ville. Le fait pour une école d'être composée à 80 % d'enfants issus de l'immigration, devrait lui donner droit à des moyens supplémentaires par rapport à une école de Neuilly-sur-Seine. Il nous faut inventer une école publique qui sache accueillir les enfants du monde entier pour en faire des citoyens de la République française. Pour l'heure, les enseignants ne disposent pas des moyens adéquats. De plus, alors que le PRE, qui a été négocié pendant un an, vient d'être signé, un bureau d'étude est déjà envoyé par la DIV pour contrôler notre travail, alors que celui-ci n'a pas encore commencé. Je revendique le fait que l'école constitue un enjeu majeur pour ces quartiers et qu'elle doit donner lieu à des pôles d'excellence. Il ne faut toutefois pas penser que les enseignants de l'école publique ne font par leur travail, alors que leurs efforts sont exceptionnels et qu'ils disposent de peu de moyens.

Je tiens enfin à affirmer que les associations n'ont pas joué de rôle dans les événements. Au contraire, elles ont le mérite de participer à la politique de la ville. Je suis d'ailleurs persuadé que les communes qui ont connu le plus de dégâts en novembre sont celles qui ont le moins investi dans la politique de la ville.

M. Alex TÜRK, président - Je passe la parole à Monsieur Gilbert Roger. Je demanderai aux derniers intervenants d'être le plus concis possible car le temps imparti au débat est maintenant écoulé.

M. Gilbert ROGER - Pour répondre à la question sur le rôle des médias, il est certain que les images télévisées ont amplifié les événements au fur et à mesure, y compris dans la presse, qui donnait chaque jour la carte des statistiques des voitures incendiées. Le Journal du Dimanche a même publié un article sur les produits qui permettent d'enflammer les voitures. Je doute que la presse souhaite répondre à votre commission, mais je suis prêt à participer à un débat avec leurs représentants.

Je suis par ailleurs d'accord avec Xavier Lemoine : si l'Etat confère plus de pouvoirs aux collectivités locales, il faut qu'il leur donne les moyens correspondants.

Les rapports entre la jeunesse et la police constituent en outre un réel problème. Les policiers se sont montrés courageux durant ces événements, car ils avaient souvent peur eux-mêmes. Nous devons cependant réapprendre aux plus jeunes d'entre eux l'attitude correcte à observer en toute circonstance : en particulier, dire bonjour, vouvoyer les personnes, se montrer respectueux. Chacun peut concevoir que le fait d'être contrôlé plusieurs fois par jour à cause de la couleur de sa peau finisse par créer des tensions. Comme mon collègue, j'estime que la présence de la BAC a également un effet négatif, d'autant que ces policiers finissent par être connus dans les quartiers et les jeunes réagissent rapidement à leur arrivée, en s'appelant par téléphone portable.

S'agissant des associations, la plupart des maires sont capables d'indiquer aux préfets lesquelles sont sérieuses et lesquelles ne le sont pas. Parfois, seul un membre de l'association est en cause. Il ne faut donc pas stigmatiser l'ensemble.

Je souhaiterais enfin proposer que, dans des départements comme celui de la Seine-Saint-Denis, les responsables de la haute administration (préfets, sous-préfets, Directeurs), qui sont souvent des républicains convaincus, restent en poste plus longtemps. A l'heure actuelle, le taux de turn over est extrêmement élevé, si bien que les élus sont obligés de sans cesse réexpliquer le contenu de leurs dossiers. Une présence plus stable de ces responsables permettrait de travailler mieux ensemble sur ces quartiers.

M. François ASENSI - Je ne pense pas que les maires aient besoin de pouvoirs nouveaux. Ils jouent déjà les rôles d'assistante sociale et d'éducateur, il n'est pas nécessaire de leur confier également ceux de juge et de policier. Il serait plus utile d'accroître les moyens qui sont conférés aux communes les plus pauvres, notamment de la part de l'Etat, pour renforcer les capacités des collèges des quartiers stigmatisés ou pour aider les populations en difficulté. Si le déterminisme social continue à marquer la vie de ces quartiers, la vie sociale ne peut que s'y dégrader davantage.

Le rôle des maires est de travailler à la cohésion de leur ville, de garantir la laïcité et de favoriser le dialogue entre les populations. Les maires doivent continuer à jouer ce rôle et l'Etat doit, pour ce faire, leur donner des moyens supplémentaires.

Comme le précédent intervenant, j'estime que la « valse » des représentants de l'Etat est caricaturale et empêche les élus de travailler correctement. Il existe sans doute aussi un problème de formation des élites. Je serais en effet curieux de savoir comment la vie des banlieues est abordée à l'ENA.

M. Gérard GAUDRON - Je ne peux que souscrire globalement à tout ce qui a été dit.

Le problème des associations est essentiellement celui des associations cultuelles. Un maire connaît en général les associations de sa commune et sait avec lesquelles il peut ou non travailler. Au cours des événements, j'ai fait appel à un certain nombre d'associations, qui ont fait sur le terrain un travail considérable pour calmer les esprits.

S'agissant du rôle des médias, je citerai le cas d'un journaliste de France 2 dont la voiture a été brûlée car il avait promis à des jeunes qu'il voulait interviewer qu'ils passeraient au journal du soir, or ce n'était pas vrai. Un journaliste de RTL qui a visité la ville m'a cependant déclaré que certains de ses confrères commençaient à se rendre compte qu'ils ne devaient pas franchir certaines limites. Il peut être utile de le leur rappeler. Le fait de globaliser le nombre de voitures au lieu de faire des statistiques par ville a, de fait, permis de calmer le jeu.

Les enseignants sont, pour leur part, de plus en plus sur le terrain et s'investissent dans la durée pour améliorer la vie de leur quartier, ce qui n'était pas le cas il y a quinze ans.

Lors des négociations du contrat de ville, il est vrai par ailleurs que les élus ont l'impression de mendier lorsqu'ils doivent répondre aux mille questions qui leur sont posées par un aréopage de fonctionnaires d'Etat... pour justifier une subvention de 500 euros. Ma municipalité a, en 2005, investi dans la politique de la ville à hauteur de 1,140 million d'euros. Seuls 11,3 % des fonds sont venus de l'Etat. Il nous a fallu pourtant passer un temps considérable pour les obtenir. De plus, les arrêtés de subventions arrivent au mieux en juin, au plus tard en septembre.

Je précise enfin que lorsque j'ai déclaré que je ne savais plus quoi faire, je parlais des possibilités du maire. Je suis convaincu que de nombreuses mesures peuvent encore être entreprises par l'Etat pour améliorer la situation des quartiers difficiles, notamment en matière d'éducation.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Je vous annonce que deux suites sont envisagées à cette table ronde. La première est d'affiner notre stratégie d'audition au fur et à mesure de ce que nous rapportent les intervenants. Vos témoignages nous permettront par exemple de mieux préparer les questions que nous aurons à poser aux médias ou à d'autres acteurs. La deuxième est de nous rendre sur le terrain. Nous reprendrons ainsi contact avec certains d'entre vous pour organiser des visites in situ. Je vous remercie à nouveau pour votre participation, qui a donné lieu à des exposés très enrichissants.

Audition de MM. Hugues LAGRANGE et Marco OBERTI, chercheurs à l'Observatoire sociologique du changement (OSC) (15 mars 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président

M. Alex TÜRK, président - Nous accueillons Messieurs Hugues Lagrange et Marco Oberti, qui sont chercheurs à l'Observatoire sociologique du changement et ont répondu à notre invitation pour nous parler des quartiers en difficulté. Conformément à la tradition, je vous laisse la parole afin que vous puissiez exprimer votre sentiment et faire le point sur cette question. Nous engagerons ensuite le dialogue. Sans plus attendre, je vous laisse la parole.

M. Hugues LAGRANGE - Il est toujours délicat de résumer en un temps bref l'interprétation des faits et les pistes qui s'offrent à l'action publique. Je vous présenterai brièvement les éléments de réflexion issus de la préparation d'un ouvrage que nous publions en commun, Marco Oberti et moi-même. Ce livre, qui sera publié d'ici un mois et demi aux Presses de Sciences Po, est intitulé Retour sur les émeutes : créer une nouvelle solidarité urbaine.

Je commencerai par décrire les émeutes en mettant en exergue leur caractère exceptionnel, de par leur étendue notamment. En effet, plus de 300 quartiers ont été impliqués dans ces évènements, plus de 9 000 voitures ont brûlé et 1 700 bâtiments publics, environ, ont été incendiés. Soulignons que la réponse politique et d'ordre public n'a fait aucun mort, ce qui est remarquable. Elle s'est en revanche attachée à interpeller un nombre maximum des acteurs impliqués dans ces émeutes. D'après les chiffres dont je dispose, 3 000 interpellations sont intervenues pendant la période des évènements proprement dite, soit du 27 octobre au 17 novembre 2005. De manière indirecte, ce sont plus de 3 000 gardes à vue, mandats de dépôts et incarcérations qui ont été permis sur la base d'indices recueillis au cours de la période. Il est à noter que ce sont surtout les majeurs qui ont fait l'objet d'incarcérations et de mandats de dépôt, 118 mandats de dépôt ayant tout de même été délivrés à l'égard des mineurs.

Il convient d'ajouter que de notre point de vue, ces émeutes ne peuvent pas être assimilées à un épisode de délinquance. Elles sont indiscutablement liées à des violences urbaines, celles-ci étant essentiellement dirigées contre les biens. Je ne reviendrai pas sur les quelques situations, certes graves et problématiques - je pense à cette femme brûlée dans l'incendie d'un bus à Sevran -, qui sont restées exceptionnelles au regard de l'ampleur du mouvement. En dépit de ces quelques cas isolés, nous n'avons pas eu à déplorer de violences interpersonnelles graves. Si des dégradations et destructions de biens publics ont eu lieu, vous noterez l'absence d'épisodes de pillages ou de vols extrêmement caractérisés. En me fondant sur ma connaissance de l'évolution de la délinquance, je peux affirmer que ces émeutes rompent avec les affrontements entre bandes, très fréquents dans les années 1997 à 2004.

Ceci étant dit, il me paraît important de souligner que ces émeutes ont touché, très majoritairement, des zones urbaines sensibles (ZUS). J'ai effectué des statistiques aussi précises que possible à partir d'un codage des évènements dans les dépêches de presse. J'ajoute cependant que, contrairement à la vision que nous avons pu avoir, ce ne sont pas exclusivement les périphéries des grandes villes qui ont été touchées, les zones urbaines sensibles de petites communes ayant également connu des émeutes.

Un deuxième élément caractérise ces émeutes. Dans un grand nombre de cas, et de manière très significative sur le plan statistique, les émeutes sont intervenues dans les communes qui figurent parmi celles qui ont passé les premières conventions démolition-reconstruction avec l'Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU). Je reviendrai sur ce constat au cours de la discussion, si vous le souhaitez. Je note simplement que les villes signataires de ces conventions étaient plus susceptibles de connaître des émeutes que celles qui n'en avaient pas passées.

Je soulignerai en troisième lieu, sur le plan de la sociologie des acteurs, que beaucoup d'entre eux sont jeunes. Si nous avons beaucoup épilogué sur la question des antécédents judiciaires, il me semble important de constater que les mineurs interpellés ne constituent pas un échantillon représentatif des jeunes. De plus, seuls 20 à 25 % de ces jeunes avaient des antécédents judiciaires, au sens strict du terme, le mot connu des services de police n'ayant aucune signification précise.

Caractérisons à présent les acteurs sur le plan sociologique. Les émeutes sont majoritairement intervenues dans des zones urbaines sensibles (ZUS), dans lesquelles, par ailleurs, la part des individus âgés de moins de 20 ans est importante et représente environ 35 % de la population. C'est une caractéristique plus spécifique de ces émeutes qui m'apparaît : elles ont été plus fortes dans les ZUS dans lesquelles la part des ménages de six personnes et plus est importante. Procédons à un contraste, et cette caractéristique émergera de manière patente. Les quartiers dans lesquels la part des ménages composés d'au moins six personnes est inférieure à 3 %, ont subi, dans 25 % des cas, des émeutes. Lorsque cette proportion est supérieure ou égale à 12 %, la probabilité que des émeutes aient eu lieu atteint 82 %. Les situations auxquelles je me réfère sont bien entendu contrastées. Le dernier cas de figure exposé se trouve à l'extrémité du spectre et ne constitue pas une situation fréquente. Je suggèrerai, à partir de ce constat, que les situations qui ont favorisé les émeutes sont, à mes yeux, fortement liées à un problème de socialisation des jeunes appartenant à de grandes familles, notamment celles issues de l'immigration. Il me semble qu'il nous faut reconnaître que ces émeutes ont impliqué, sur une échelle large, des jeunes issus de l'immigration d'Afrique noire et plus précisément du Sahel. Le fait même d'opérer un tel constat implique un changement dans la façon de considérer les phénomènes sociaux en France. Il ne faut cependant pas y voir un élément culturel : les enfants issus du Sahel ne sont pas plus prompts à l'émeute. Il n'en demeure pas moins que les conditions de socialisation des enfants dans des familles qui comportent jusqu'à douze personnes, sont, en France, difficiles. Les difficultés et frustrations ressenties s'expriment plus facilement au travers de mouvements tels que nous les avons connus.

Je soulignerai qu'à mon sens, ces émeutes posent des problèmes relativement classiques mais nous confrontent également à une question peu habituelle et plus difficile à résoudre. D'une part, elles mettent en évidence le problème lié à l'école, l'emploi et le logement, auquel nous faisons face depuis maintenant trente ans. Je laisserai à Marco Oberti le soin de développer ce point. Je préciserai cependant, sous l'angle de la socialisation et de l'école, que les émeutes ont posé, à une autre échelle - dans un contexte d'ordre public et non pas de délinquance ordinaire - les problèmes liés aux difficultés de réussite scolaire qui s'expriment dès le CE2. Les difficultés de réussite constatées dans les quartiers sont particulièrement notables au niveau du CE2. Elles préfigurent celles que l'on retrouve en sixième et à l'épreuve du brevet, notamment. La problématique de la réussite scolaire met en relief les questions liées à la préscolarisation et à l'activité des femmes. Elle suggère la mise en place d'actions d'accompagnement à la scolarité et le prolongement ou l'extension des activités de veille éducative.

J'ai constaté, dans les corrélations, que la part des moins de 25 ans dans les demandes d'emploi en fin de mois est l'une des variables que nous pouvons associer aux émeutes. Qu'ils soient ou non sur le marché du travail, les acteurs des émeutes ont agi selon un modèle que nous ne saurions négliger. Les modèles d'accomplissement que les jeunes de ces quartiers ont sont liés au regard qu'ils portent sur leurs aînés. Le fait que ces derniers, qui ont réalisé un parcours scolaire correct faute d'être brillantissime, ne trouvent pas d'emploi constitue un signe extrêmement démobilisateur envoyé aux plus jeunes. Ce phénomène ruine l'action des parents comme celle des pédagogues. De ce point de vue, la discrimination à l'emploi et la distorsion entre le niveau de formation atteint et celui de l'emploi des aînés ont des répercussions.

Pour ce qui est de l'aspect logement, comme je l'ai déjà évoqué, j'ai constaté que la survenue d'émeutes était fortement corrélée à la signature des soixante premières conventions passées par l'ANRU. Je suis convaincu qu'il nous faut dissocier les formes et les buts. Nous ne pouvons comprendre ces émeutes en occultant le processus d'accroissement de la ségrégation sur le plan ethnique que notre pays a connu au cours de ces vingt dernières années. Sur le plan social, ne perdons pas de vue non plus que, du côté des plus riches comme des plus pauvres, les phénomènes de ségrégation ont également tendu à s'accroître. Ces deux phénomènes sont centraux lorsqu'il s'agit d'analyser les émeutes. Ainsi, nous constatons que les ZUS dont le revenu relatif présente une différence des plus importantes avec celui de la ville environnante ont majoritairement connu des émeutes. Dans les cas où l'écart est nul ou faible, la probabilité de survenue des émeutes était largement inférieure.

Enfin, j'estime que ces émeutes posent de manière particulièrement aigue la question de l'articulation des dimensions sociales et ethnoculturelles des problèmes dans notre pays. Le déficit de reconnaissance est patent, a fortiori si nous comparons la situation française avec celle vécue en Grande-Bretagne. Nous n'avons pas coutume de prendre en considération les clivages issus des distinctions ethnoculturelles. La façon même dont nous envisageons les discriminations reste très individuelle. Nous savons pourtant que ces discriminations sont organisées, pour une part, par l'appartenance ethnoculturelle. Aujourd'hui, il me paraît difficile qu'une société comme la nôtre méconnaisse ces difficultés et ne parvienne pas à trouver les modalités permettant de donner une reconnaissance aux jeunes issus de l'immigration, sans pour autant sacrifier les principes républicains. J'ai observé que les villes de Seine-Saint-Denis qui ont su intégrer dans leurs services municipaux des jeunes issus de l'immigration ont certes connu des émeutes, celles-ci étant cependant mues par une dynamique différente. La capacité à donner à des composantes de notre population issues de l'immigration leur place et la reconnaissance de leur rôle dans la vie sociale et civique constitue un élément facteur de cohésion. Seule une solution prenant en compte les enjeux sociaux que je vous ai exposés pourra constituer une réponse satisfaisante et adéquate au problème posé.

M. Marco OBERTI - C'est le thème de recherche qui me mobilise depuis maintenant huit ans, la ségrégation urbaine, qui m'a conduit à analyser les émeutes et à codiriger le livre que nous publions, Hugues Lagrange et moi-même. Je traite ce sujet de manière comparative. Ainsi, j'ai récemment passé un an à Chicago afin d'étudier la ville très ségrégée qui produit la ségrégation urbaine. Je m'intéresse également à la société italienne depuis mon doctorat. Je me suis rendu compte que, dans le contexte français plus qu'ailleurs, il était davantage pertinent de se pencher sur l'imbrication entre ségrégation urbaine classique et ségrégation scolaire. En d'autres termes, j'ai cherché à comprendre de quelle manière, dans notre société française si attachée aux distinctions et titres scolaires, ces deux dimensions contribuaient à accentuer ou non la ségrégation.

Je reviendrai tout d'abord sur un point qu'Hugues Lagrange a rapidement évoqué précédemment. C'est un véritable trompe-l'oeil, relayé à tous les niveaux de la société française, qui consiste à penser que la ségrégation, telle qu'on la mesure sur la base des indices des géographes et des sociologues, est la plus forte dans les quartiers en difficulté. C'est en réalité la ségrégation des beaux quartiers qui est la plus considérable. Ce sont ceux qui concentrent le plus de catégories et professions intellectuelles supérieures et non les lieux plus populaires, qu'ils soient ou non composés de familles immigrées ou issues de l'immigration, auxquels le terme de ségrégation doit s'appliquer. La question scolaire est éclairée différemment lorsqu'on l'examine sous cet angle.

Je rappellerai le résultat des travaux plus quantitatifs réalisés sur le département des Hauts-de-Seine, caractérisé par un contraste marqué. Des communes très populaires telles que Villeneuve-la-Garenne, Gennevilliers, Nanterre, Colombes, Bagneux ou Malakoff voisinent avec des communes résidentielles plus favorisées, telles que Sceaux, Bourg-la-Reine, Neuilly ou encore Rueil-Malmaison. Lorsque l'on réalise une cartographie simple de ce département, un premier constat, certes banal mais important, se fait jour. Il existe une forte corrélation entre la localisation des établissements publics les mieux dotés, du point de vue de l'offre scolaire, et le profil socio-résidentiel des communes. Autrement dit, les collèges publics les mieux lotis sont ceux des communes les plus favorisées, ce qui est assez significatif. Les phénomènes constatés dans les Hauts-de-Seine valent également pour d'autres départements de la banlieue parisienne, voire pour celle d'autres grandes villes françaises. Ce constat est tout aussi vrai pour ce qui est des collèges privés. Non seulement les communes les moins favorisées sont dotées de collèges publics à l'offre scolaire moins riche mais ne disposent pas ou peu de collèges privés. Ces dernières structures proposent une offre scolaire également moins riche que celle des établissements de cette nature situés dans des communes favorisées. Les villes aisées peuvent donc faire valoir un double avantage en termes de dotation.

J'insisterai tout particulièrement sur un troisième point. Concernant le respect de la carte scolaire, nous avons tendance à considérer que ce sont les classes moyennes vivant dans des espaces mixtes qui cherchent à s'éloigner des classes populaires et des immigrés. Or les données révèlent que ce sont surtout les classes de professions intellectuelles supérieures, et pas tant les professions intermédiaires, qui ont tendance à pratiquer le plus l'évitement scolaire, c'est-à-dire la scolarisation hors commune lorsqu'elle s'effectue à cette échelle-là. J'ai été moi-même surpris de mesurer l'ampleur de l'évitement scolaire, même dans des communes au profil résidentiel favorisé. En mesurant quantitativement ces pratiques, je me suis aperçu que les pratiques les plus sélectives, et donc les plus exclusives vis-à-vis des autres en fonction du lieu de résidence, sont celles des classes supérieures et pas des professions intermédiaires. Cela concorde également avec les constats opérés par les études quantitatives de la ségrégation urbaine, c'est-à-dire qu'en termes d'indice de dissimilarité, ce sont les cadres supérieurs du privé, bien davantage que d'autres catégories appartenant à la même échelle sociale, qui se sont le plus éloignés des autres catégories sociales. Ce phénomène emporte des conséquences importantes sur la façon dont certains espaces urbains renforcent leur ségrégation dans un sens ou dans un autre, entraînant par là même des effets en cascade plus ou moins importants.

J'évoquerai à présent deux mesures qui ont été utilisées afin de remédier aux problèmes de la ségrégation urbaine. Tout d'abord, ont été instaurées les Zones d'éducation prioritaires (ZEP), la logique étant de donner plus de moyens aux établissements accueillant des élèves issus de milieux sociaux en difficulté.

Mme Nicole BRICQ - Pas beaucoup plus.

M. Marco OBERTI - En effet, je reviendrai sur ce point. Disons simplement que le principe annoncé était celui-ci. La carte scolaire a également été introduite, en tant qu'outil de régulation des flux scolaires, de gestion des recrutements et des dotations. Progressivement, elle est devenue un instrument de lutte contre la ségrégation scolaire.

Pour ce qui est des ZEP, je vous invite à consulter les travaux de Laurent Davezies, économiste géographe qui a examiné de manière détaillée l'écart réel des ZEP en termes de discrimination par rapport aux autres. (Laurent Davezies et Carine Tréguer, Les politiques publiques favorisent-elles les quartiers pauvres ? Le cas de l'Education nationale , Rapport pour le Pir-Villes/CNRS, Observatoire de l'Économie et des Institutions locales, 1996. L'effort consenti est en réalité très limité. Par ailleurs, la politique de ZEP n'est en rien une politique de déségrégation puisqu'elle repose sur une logique consistant à accorder les moyens financiers en fonction des caractéristiques d'un territoire. En outre, il semble que l'étiquetage ZEP d'espaces qui n'étaient ni spécialement en difficulté ni les plus favorisés les ait stigmatisés. Les effets ressentis l'ont été des écoles primaires aux collèges, entraînant un évitement qui n'existait pas avant. J'évoquerai également le problème de la sélection des quartiers labellisés ZEP. La définition de ce que devait être une ZEP s'est peu à peu élargie. Les efforts s'en sont trouvés dilués.

Concernant la carte scolaire, les études disponibles tendent à montrer que ce dispositif enferme encore plus ceux qui sont exclus d'autres domaines, tels que l'accès à la ville ou à l'emploi. Plus que tout, celle-ci concerne à la marge ceux qu'elle est censée impliquer dans la production de la mixité. La recherche quantitative menée a montré que la carte scolaire concernait surtout les classes populaires, qui sont celles qui ne peuvent l'éviter. En revanche, à mesure que la hiérarchie sociale s'élève, la carte scolaire devient un outil relativement limité.

J'aborderai à présent la question des mesures annoncées et de leurs limites. Celles-ci sont au nombre de trois. La première relève de l'idée que pour agir fortement sur les effets de ségrégation et d'enfermement, il convient d'offrir une aide à la mobilité aux meilleurs élèves des quartiers les plus en difficulté. Ceux-ci pourraient ainsi rejoindre les meilleurs établissements, dignes de leur donner une éducation à la hauteur de leurs ambitions et de leur niveau scolaire. Le deuxième axe d'intervention envisagé et annoncé, entre autres par le directeur de Sciences Po, consisterait à créer des lycées innovants dans les quartiers en difficulté. Il s'agit donc de démontrer que les établissements dotés de moyens adéquats, en termes de ressources humaines, de moyens financiers et matériels, peuvent offrir des formations d'excellence, tout en étant basés dans les quartiers en difficulté et en accueillant les élèves dans le respect de la carte scolaire. Le troisième dispositif annoncé est celui de projet « Ambition réussite » qui donnerait aux collèges sous contrat une plus grande autonomie et liberté de gestion. Il s'agirait également de ne plus assujettir à la carte scolaire les élèves ayant obtenu la mention bien ou très bien au brevet.

Le temps qui m'est imparti ne me laisse pas la possibilité de préciser pour quelles raisons ces trois axes ne permettent pas de traiter la question qui me semble centrale, à savoir celle de l'homogénéisation des conditions de scolarité dans tous les établissements. Il me semble que nous confondons souvent, d'une part, le souci légitime de diversification de l'élite et, d'autre part, l'objectif de garantir l'égalité des chances scolaires à tous. Notons que cette première question, rattachée à une dimension ethnoculturelle mais également territoriale, a été posée crûment ces derniers temps. Ces deux objectifs, s'ils sont complémentaires, n'impliquent pas les mêmes actions et priorités en termes de politique publique.

J'aimerais vous faire part de quelques pistes d'action. Contrairement à certains, je ne pense pas qu'il faille écarter la carte scolaire. Il conviendrait cependant de la redéfinir en prenant en compte des échelles territoriales différentes de celles qui existent déjà pour ce qui est de l'organisation du recrutement des établissements. Je reste surpris que l'échelle de gestion définie par l'Education nationale, le « bassin scolaire », utilisée pour organiser le choix des options, ne soit pas mobilisée comme échelle de gestion du recrutement des établissements, ce qui permettrait d'accroître la mixité dans les établissements. J'insisterai également sur la nécessité de réduire les écarts d'offre scolaire entre les établissements. Pour quelle raison n'est-il pas possible, pour un élève habitant à Nanterre, de suivre certains types de section européenne ou d'apprendre le russe alors qu'un enfant résidant à Rueil-Malmaison se verra offrir toute la palette de sections européennes ou bi-langues ? La question de la dignité des jeunes habitants ces quartiers populaires se pose aussi sous l'angle de l'offre scolaire. Ces jeunes sont tout à fait conscients du fait qu'ils ne bénéficient pas d'une offre scolaire aussi variée que dans d'autres quartiers. Je reprendrai enfin à mon compte la proposition de Patrick Weil qui suggère l'instauration d'un quota d'accès aux classes préparatoires aux grandes écoles, fixé pour l'ensemble des lycées de France. Certains États des États-unis ont mis en place un dispositif équivalent, qui produit des résultats intéressants, en termes de diversification du recrutement des universités les plus sélectives.

J'attirerai votre attention sur le fait qu'il semble tout à fait incohérent de viser un objectif de mixité scolaire lorsqu'il suffit de se tourner vers le secteur privé pour échapper à la carte scolaire. Pour quelle raison ne pas soumettre à l'obligation de carte scolaire les établissements privés conventionnés ? Cela impliquerait bien entendu l'intervention de l'Etat dans le domaine de l'implantation territoriale des établissements privés. J'ajouterai enfin qu'il serait pertinent d'articuler ces questions de gestion du recrutement des établissements avec la loi SRU. La question de la mixité renvoyant nécessairement à celle de la mixité socio-résidentielle, l'idée d'évoluer vers davantage de mixité à des échelles différentes passe par une redistribution à l'ensemble des communes des logements sociaux accueillant des classes populaires.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Qui souhaite intervenir ?

M. Philippe DALLIER - Je reviendrai sur les propos tenus par Monsieur Lagrange concernant la corrélation entre l'intervention de l'ANRU dans certains quartiers et la survenue d'émeutes. Je n'ai pas réellement saisi la teneur de vos propos et si vous considériez l'intervention de l'ANRU comme cause ou conséquence. Il ne semble guère étonnant que les quartiers qui ont connu le plus de violence soient ceux qui ont d'abord été traités par l'ANRU, ceux-ci étant visés en raison de leurs difficultés. J'espère que vous ne considérez pas que c'est parce que l'ANRU s'occupe de ces quartiers, que ces derniers ont connu une flambée de violence. Le cas échéant, je souhaiterais que vous développiez votre pensée.

Vous ajoutez que votre étude tend à montrer que les villes qui ont connu le plus de problèmes n'avaient pas su assurer la diversité de leur recrutement dans les services publics ou les associations. Je connais bien Aulnay-sous-Bois, Clichy-sous-Bois tout comme Sevran. Il ne semble pas que cette mixité n'existe pas dans ces trois villes, parmi les plus touchées en matière d'émeutes. Pouvez-vous nous communiquer des éléments chiffrés démontrant ce que vous laissez sous-entendre ? S'il ne vous est pas possible de nous répondre aujourd'hui, vous pourrez nous transmettre une note écrite à ce sujet.

Je m'adresserai à présent à Monsieur Oberti sur la question de la carte scolaire et des ZEP. Nous connaissons le fonctionnement du système, ses défauts comme ses qualités. Pour autant, je ne vois pas comment gérer l'idée de supprimer la carte scolaire. Mes collègues m'indiquent que ce n'est pas ce que vous avez suggéré. Cependant, il convient de garder à l'esprit que les cartes scolaires sont les documents sur la base desquels les enfants sont scolarisés dans une école primaire et pas dans une autre. Notez que chaque commune fonctionne avec une commission de dérogation. Nous n'en accordons tout simplement pas dans ma commune, ce qui règle le problème de l'évitement scolaire. Pour ce qui est des collèges, la problématique est différente et je souhaiterais que vous la développiez.

M. Alex TÜRK, président - Je propose de donner la parole aux différents sénateurs, auxquels vous apporterez une réponse globale.

Mme Nicole BRICQ - Je poserai une question très ponctuelle sur la carte scolaire. Je ne souscris pas au point de vue de mon collègue Dallier. Il existe un lien très étroit entre collèges et établissements primaires. Les Conseils généraux pourraient eux-mêmes - ils en ont à présent la faculté - dessiner la carte scolaire, en accord avec les maires, bien entendu. Qu'en pensez-vous ?

Concernant les programmes de démolition-reconstruction, j'ai pu palper l'angoisse des habitants de deux quartiers, surtout ceux qui vivaient leur troisième déménagement en dix ans. A chaque nouvel emménagement, il était prévu de réhabiliter le nouveau logement qui, finalement, était démoli. Il me semble que ces procédés participent fortement à la ségrégation que ces habitants ressentent.

M. Yves DAUGE - J'indiquerai qu'il est un peu tôt pour évaluer l'action de l'ANRU. Le montage des projets, leur mise en oeuvre et la mesure des résultats demandent en effet un certain temps. Je m'interroge cependant quant au projet global porté par l'ANRU. Cette question a déjà été évoquée mais je souhaiterais que nous l'abordions à nouveau. En effet, je suis perplexe quant à l'impact de l'action menée par l'ANRU sur une problématique urbaine complexe. Il conviendra d'interroger longuement l'ANRU ici même.

Pour ce qui est des collèges, nous nous sommes déjà interrogés sur leur taille. Il est certain que les établissements accueillant 800 ou 900 élèves posent des problèmes de gestion importants. J'aimerais donc connaître le nombre de collèges et leur taille en Seine-Saint-Denis.

M. Philippe DALLIER - Je suis en mesure de préciser que la Seine-Saint-Denis compte 113 collèges qui accueillent un nombre moyen de 600 élèves chacun. Il existe quelques collèges plus importants, mais s'ils ne posent pas de problème, le Conseil général ne modifie pas leur capacité d'accueil.

M. Yves DAUGE - La question du collège reste fondamentale. La manière dont sont affectés les élèves est parfois problématique. Ainsi, j'ai en tête l'exemple d'un collège ayant organisé une ségrégation entre les classes, tous les bons élèves ayant été regroupés au sein de deux classes de quatrième, les mauvais dans les deux classes de quatrième restantes. Je connais une professeure d'anglais qui dispense ses cours à ces quatre classes. Elle éprouve des sentiments d'angoisse et de terreur lorsqu'il s'agit d'enseigner dans les classes de quatrième composées de mauvais éléments. Comment est-il possible que de telles pratiques aient cours ? Si le collège est en cause, l'Education nationale a également sa part de responsabilité dans ce problème. Je souscris à l'analyse développée pour ce qui est des ZEP. Celles-ci sont sous-dotées et stigmatisées.

Combien de commissariats de police y a-t-il dans les communes de Seine-Saint-Denis et ces quartiers ? L'absence de l'équipement public qu'est le commissariat de police pose problème. Pour nous en persuader, nous n'avons qu'à considérer le type de relation qui s'est développé entre la police et les jeunes : une confrontation violente. Nous savons tous qu'il nous faut construire une relation constante, qui s'inscrive dans la durée, entre ces jeunes et la police. Et procéder, si possible, à l'embauche de personnes issues de ces quartiers, selon un pourcentage qui reste à déterminer. C'est la question des commissariats de quartier qui se pose. Avez-vous des informations à nous communiquer à ce sujet ? D'après mes informations, la Seine-Saint-Denis est sous-dotée par rapport à bien d'autres départements pour ce qui est de ce type d'équipements.

Je soulèverai enfin la question des maisons de justice et des lieux d'accès au droit. Travaillons-nous sur ces points dans ces quartiers ?

Mme Raymonde LE TEXIER - J'ai trouvé vos exposés très instructifs. La manière dont vous articulez échec scolaire, loi SRU et discrimination sur l'appartenance ethnoculturelle, et non pas individuelle, me semble intéressante. Je souscris également à l'idée du formatage de l'élite nationale.

Je souhaiterais que vous précisiez votre pensée au sujet de l'ANRU. Nous pouvons penser que si ces quartiers ont explosé, c'est justement parce que ce sont ceux qui connaissaient le plus de difficultés. Sans doute l'action de l'ANRU alimente-t-elle également les sentiments d'angoisse, la peur du devenir et de la destruction des racines.

Monsieur Lagrange, vous avez relié le problème de réussite scolaire, qui apparaît de façon notable dès le CE2 dans ces quartiers, avec l'activité des femmes. J'aimerais que vous précisiez votre pensée sur ce point. Vous avez également fait une allusion au problème du logement, sans développer ce point. Quelle était votre pensée ?

Au sujet des ZEP, j'ai coutume de dire qu'« en France, nous avons 80 % d'école classées en ZEP et 8 % de moyens supplémentaires, et qu'ailleurs, on ne trouve que 8 % d'écoles classées en ZEP avec 80 % de moyens supplémentaires, ce qui fonctionne mieux ». Au delà de ce slogan un peu facile, pouvez-vous nous donner des exemples de dispositifs plus efficaces mis en place dans d'autres pays, avec moins de saupoudrage ?

M. Thierry REPENTIN - J'aimerais savoir si vous avez analysé l'incidence du fait associatif dans les émeutes.

Je rejoins l'interrogation de mon collègue Yves Dauge quant à la présence de l'institution républicaine qu'est la police, non pas d'ailleurs comme force répressive mais comme une marque de la république dans ces quartiers. Sa présence au quotidien, et non son intervention ponctuelle en cas de difficulté, donne une tout autre nature aux relations entre la population, jeune ou moins jeune, et la police. Cette présence quotidienne assure généralement une action beaucoup plus efficace à la partie de la police chargée des investigations. J'indiquerai qu'un maire que nous avons auditionné quelques jours auparavant estimait que 40 à 50 % des émeutes étaient liées aux rapports entre la BAC et les jeunes de sa ville.

Je rejoins volontiers Monsieur Dallier lorsqu'il affirme qu'il ne faut accorder aucune dérogation à la carte scolaire pour le primaire. Ce raisonnement vaut aussi, selon moi, pour le collège. Je prendrai ainsi le contre-pied de Yazid Sabeg, président du comité d'évaluation et de suivi de l'ANRU, qui milite contre la carte scolaire. Il convient de ne pas inverser la charge de la preuve. L'échec est plutôt lié au manque de moyens donnés aux collèges et à l'offre scolaire, en termes de classes d'excellence. Je me suis sans doute exprimé maladroitement lors du débat sur l'égalité des chances. Je rappelle cependant que je suis sénateur d'un département dans lequel le seul collège classé en ZEP est le plus important de cette entité territoriale. L'offre d'excellence que le principal propose aux parents pour les convaincre de ne pas recourir à la dérogation sont des classes de football, de handball, et d'italien. Les collèges environnants, quant à eux, offrent des classes d'excellence proposant l'apprentissage de langues étrangères plus recherchées, voire des enseignements artistiques plus poussés. J'ai la conviction que nous ne devons pas modifier la carte scolaire, sans quoi la situation deviendrait ingérable pour les maires. Moins les dérogations seront possibles, plus nous pourrons tendre vers l'égalité républicaine que nous recherchons, sous réserve que nous disposions des moyens nécessaires qui encourageront les parents à respecter la carte scolaire.

Mme Valérie LÉTARD - Je tiens à souligner tout l'intérêt de vos exposés, extrêmement complets, et qui soulèvent quelques interrogations. Les propos que vous avez tenus sur la corrélation entre conventions passées avec l'ANRU et survenue d'émeutes m'interpellent. Peut-être est-ce parce que l'état de dégradation des logements est fortement corrélé avec les difficultés rencontrées par les jeunes que des violences ont explosé. Nous pourrions établir le même lien avec la surpopulation de certains logements.

Vous avez évoqué la question des familles nombreuses originaires du Sahel et des difficultés que les enfants connaissent au sein de leur propre famille mais également à l'extérieur, ce qui génère certains comportements. Vous avez également souligné l'intérêt de recourir aux jeunes issus de ces quartiers ou de ces mêmes familles dans les équipes d'animation ou dans les collectivités. Pourriez-vous nous donner des exemples plus précis ? Quels types d'intervention les personnes issues de ces quartiers pourraient-elles mettre en oeuvre ? De quelle manière se sont-elles formées ? Quelle action pourrions-nous mener dans ce sens pour assurer une meilleure compréhension entre les collectivités publiques et ces populations ? Il me semble important de mener une action constructive en assurant, par ailleurs, la formation et la qualification de ces jeunes.

Il me semble indispensable de maintenir le dispositif de la carte scolaire. Peut-être faut-il redéfinir les périmètres et modalités d'intervention. En effet, je viens du Nord et je ne me figure pas de quelle manière certains collèges et lycées peuvent être en mesure de prendre en charge la population des communes et territoires de référence. Comment maintenir à niveau des jeunes qui restent dans ces établissements quand 70 à 80 % d'entre eux possèdent un niveau de formation ou d'enseignement général beaucoup trop faible pour leur permettre d'accéder à d'autres formations à l'issue de leur scolarité ? Il convient de maintenir les jeunes au niveau scolaire correct dans ces établissements. L'idée de mettre en place pour les lycées des quotas d'accès aux classes préparatoires me semble pertinente. Le cas échéant, il conviendra cependant de doter ces établissements de moyens en termes de ressources humaines et de qualité de l'enseignement, pour que ces étudiants réussissent ensuite. Quelle solution de cette nature pouvons-nous imaginer ?

Nous avons évoqué la question de la présence de la police et de la sécurité dans ces quartiers. Nous avons connu la police de proximité, corps de médiation, qui avait permis de lier des contacts réguliers avec la population, par le biais d'habitants-relais, notamment. Aujourd'hui, l'action de la police s'inscrit davantage dans le cadre d'interventions ponctuelles. Avez-vous pu constater, au travers d'éléments statistiques, une évolution du comportement des jeunes en fonction de la nature des interventions policières ? Auriez-vous des éléments concrets à nous fournir, qui nous permettraient de réfléchir à la construction de la relation entre jeunes, habitants-relais, forces de sécurité et collectivités locales ?

En réaction aux émeutes, il a beaucoup été question du niveau de formation des jeunes. Le taux d'échec scolaire dans ces collèges est, certes, important. Avons-nous des éléments sur les actions que nous pourrions mener en amont, en matière de prévention précoce ? En effet, les enfants connaissent un taux d'échec scolaire important, dès le plus jeune âge. Ne pensez-vous pas qu'il devient urgent d'envisager une action en amont, c'est-à-dire de faire en sorte que de zéro à six ans, une majorité d'enfants débute leur parcours scolaire avec tous les outils nécessaires, de sorte qu'ils ne se retrouvent pas à leur sortie, à seize ans, dans l'impossibilité de reprendre une formation ou une qualification ? Des expériences de ce type ont-elles déjà été menées ? Disposons-nous, à l'heure actuelle, de dispositifs ou d'outils nous permettant d'anticiper et de prévenir l'échec scolaire ?

M. Jean-Paul ALDUY - Je réagirai aux propos que j'ai entendus. Je souhaite que l'ANRU soit auditionnée prochainement et qu'il soit possible de tenir un débat structuré. Si possible, je serai favorable à ce que des questions aient été préparées à l'avance. En effet, il serait intéressant que nous intervenions sur la base d'un questionnaire, qui, par ailleurs, aura été enrichi grâce aux auditions précédentes.

Au préalable, je préciserai que je crois profondément - et ma conviction se trouve confortée par les nombreuses auditions qui ont été menées et les contacts que j'ai pu avoir en tant que représentant de l'ANRU sur le terrain - qu'il convient de mettre en oeuvre une chaîne complète des acteurs et des actions. Dès qu'un maillon ne fonctionne pas, le mécanisme s'enraye. Vous parliez de la police de proximité. Sans présence de médiateurs spécialisés, relais de la police de proximité, cette dernière use rapidement son réseau de relations. Cette police jouant un rôle ambigu, la situation peut rapidement se dégrader. Il convient donc de mettre en place des médiateurs spécialisés, employés au sein d'associations indépendantes des collectivités locales ou de l'Etat, qui apparaîtront ainsi comme de véritables intermédiaires, et seront reconnues comme autonomes. J'ai connu des échecs important dans la mise en place d'une police de proximité car je ne disposais pas de médiateurs spécialisés, n'ayant pas obtenu du Conseil général qu'il participe à leur financement. C'est donc l'un des éléments de la chaîne qui a failli dans ce cas.

Je vous ferai part de mon analyse personnelle au sujet des ZEP. Il faut, selon moi, programmer la disparition de la carte scolaire, ce qu'évidemment nous ne pouvons faire brutalement mais sur une période de cinq à dix ans. La carte scolaire présente plus d'inconvénients qu'elle ne comporte d'avantages. Il convient d'allouer des moyens importants à des établissements ciblés, leur permettant ainsi de composer un cursus attractif, ce qui évitera de les stigmatiser. L'anecdote suivante illustrera mon propos. Le quartier de Perpignan qui a connu des troubles en mai et juin 2005 est doté d'un collège. En 1993, alors que j'étais maire de cette ville, le collège ne comptait plus que 250 élèves, dont 190 étaient issus de la communauté gitane et 60 d'origine maghrébine. J'ai introduit les classes à horaires aménagés (CHA), dans lesquelles est dispensé l'apprentissage du violon, de la clarinette, etc. Aujourd'hui, cet établissement compte une population de 600 élèves, d'origines diverses. La famille bourgeoise du quartier voisin qui souhaitait voir son enfant apprendre le violon, par exemple, l'a scolarisé dans ce collège. En l'espace de six à sept ans, grâce à l'introduction des CHA et à un travail d'accompagnement, nous avons transformé la composition sociale de ce collège, en ne mettant plus en oeuvre la carte scolaire. Je suis convaincu qu'il faut écarter la carte scolaire progressivement, en laissant la possibilité aux maires qui le souhaitent de la supprimer.

Il est tout à fait significatif de constater que ce sont précisément les soixante quartiers visés par l'ANRU qui ont été les premiers secoués. Cela prouve que nous ne nous étions pas trompés et que nous avons mené notre action là où les tensions sont les plus importantes. Je vous rappelle que l'ANRU n'existe que depuis un an et demi. Vous ne pouvez pas espérer qu'en ce laps de temps nous ayons solutionné le problème du désenclavement, de la mixité sociale ou encore de la stigmatisation visuelle, culturelle, sociale et économique de ces quartiers. Quatre années sont nécessaires au montage d'une opération. Le fait que les émeutes aient touché la majorité des soixante quartiers concernés par l'action de l'ANRU démontre que nous avons bien identifié les espaces prioritaires. J'aimerais également souligner que l'ANRU est un outil. Son efficacité dépend de l'usage qu'on en fait. Dans peu de temps, nous parviendrons à déléguer directement aux maires la gestion des montants financiers. Nous leur demanderons de justifier leur utilisation trois ans plus tard. Les responsabilités seront alors assumées par les maires. Nous verrons s'ils parviennent alors à agir vite et efficacement.

Je suis convaincu qu'actuellement deux chapitres sont sous-estimés au sein des politiques de la ville. Il s'agit du sport et de la culture. Les collèges seuls ne sont pas concernés. Le sport est la seule façon de mettre en contact ces quartiers en difficulté avec tous les autres et de bâtir une dynamique sociale. Bien entendu, là encore, il convient de disposer de personnel, d'associations, de bénévoles et de moyens financiers. La casa musicale est le lieu qui rencontre le plus grand succès à Perpignan. Il s'agit d'un lieu centré sur les musiques actuelles, comme le rap, le hip hop, le raï, et les cultures d'origines maghrébine et gitane notamment. Un millier de jeunes issus de tous les quartiers de Perpignan se retrouvent en ce lieu et font de leur diversité culturelle une richesse. Or la culture est totalement sous-estimée dans les politiques de la ville ; elle apparaît comme le supplément d'âme ajouté. Je signale que si le sport apparaît comme une composante des projets de l'ANRU, l'aspect culturel est totalement négligé là aussi, ce qui est à déplorer.

Mme Catherine MORIN-DESAILLY - Nous avons évoqué la carte scolaire et les élèves mais pas les enseignants. Disposez-vous de statistiques les concernant ? Valérie Létard a souligné la nécessité de recourir à des enseignants correctement formés pour créer les conditions favorables de l'intégration de certains élèves de ces ZEP aux filières d'excellence. A l'heure actuelle, les enseignants sont envoyés ça et là, sans présélection aucune ou formation. J'avais souligné pendant le débat portant sur la loi de l'école qu'un grand nombre d'enseignants partiraient à la retraite dans les années à venir et qu'il convenait de se poser la question de la formation des professeurs. Notons que ce sont d'ailleurs les enseignants les plus jeunes et les plus démunis qui sont prioritairement affectés dans des établissements de ZEP. Or il convient de leur dispenser une formation adéquate afin qu'ils puissent affronter les problèmes d'éducation qui se posent dans ces secteurs.

Je rejoins le point de vue de Jean-Paul Alduy sur la question de la culture, sujet sur lequel j'ai d'ailleurs eu l'occasion de m'exprimer largement au cours du débat sur l'égalité des chances. La culture est largement sous-représentée, sous-estimée et sous-financée. Et pourtant, c'est bien la culture qui permettra de tisser le lien social. Des expériences extraordinaires sont menées ici ou là à l'initiative de bénévoles, d'élus, d'acteurs locaux et d'éducateurs. Nous ne trouvons pourtant pas les moyens de pérenniser les dispositifs existants. Il nous faut absolument assurer la continuité de telles actions plutôt que d'instaurer de nouveaux dispositifs, au risque de décourager ceux qui se sont investis dans de tels projets. Soyons pragmatiques et cherchons avant tout à pérenniser les structures existantes.

M. Alex TÜRK, président - Je donne la parole à Messieurs Lagrange et Oberti qui répondront à vos questions.

M. Hugues LAGRANGE - Il est difficile de répondre à tant de questions. Ce qui paraît le plus frappant aujourd'hui reste le fait que la question de la ségrégation, en termes ethnique, ait tant de mal à émerger comme telle. J'ai longtemps travaillé sur cette question. Ainsi, j'ai dû examiner l'annuaire des postes et effectuer des tabulations IRIS par IRIS pour mesurer l'évolution de la ségrégation. Si nous ne reconnaissons pas la réalité de la ségrégation ethnique et ses conséquences - elle s'accompagne en effet d'un changement de la structure sociale des quartiers - nous ne prendrons pas la mesure du problème et n'y répondrons pas. Je plaide pour cette évolution. Le travail de recherche sur la question ethnique est chronophage. Il s'agit forcément de travaux isolés car, pour le moment, en France, nous ne nous sommes jamais dotés des moyens de faire des études de manière systématique sur la question ethnique pour opérer des constats, certes pas toujours plaisants. J'ai davantage travaillé dans les Yvelines qu'en Seine-Saint-Denis. J'ai observé qu'à mesure que la proportion des familles africaines augmente dans un quartier, celui-ci perd toute élite sociale. Encore une fois, je n'établis pas de lien de causalité ; j'opère un simple constat. Chacune des dix IRIS du Val-Fourré, soit des unités de 600 à 700 familles, n'est composée que de deux ou trois familles de cadre, et cela, depuis plus de quinze ans. L'absence de cadres emporte des conséquences. Comment voulez-vous qu'une société sans tête, comme ces quartiers du Val-Fourré, construise un équilibre social et éduque ses enfants dans notre société de la connaissance ? La prise en compte du fait ethnique implique des évolutions sur le plan de la statistique publique.

Mes propos sur l'ANRU ont certainement été mal compris. Ce sont les quartiers qui posaient le plus de problèmes qui ont été pris en compte par l'ANRU au travers des soixante-deux conventions signées. Le travail des chercheurs consiste à mettre en évidence les liens. J'ai étudié 210 communes de plus de 65 000 habitants. J'ai ensuite établi un lien de corrélation entre signature des conventions et flambée de violence. Cela peut paraître évident, encore fallait-il pointer ce problème sur le plan statistique. Invité par le Conseil général de Seine-Saint-Denis, je me suis rendu dans ce département. J'ai reçu le témoignage de nombreux habitants qui évoquaient le traumatisme créé par le décalage temporel entre la démolition de leur immeuble et les solutions de relogement proposées. D'un point de vue personnel, si l'objectif de démolition me paraît légitime, la mixité étant un enjeu de première importance, la méthode reste à discuter. Je ne suis pas sûr que nous ayons suffisamment accompagné ces processus qui sont forcément très douloureux pour les familles les plus précaires.

Je travaille sur la question de la délinquance depuis vingt-cinq ans. En étudiant les éléments de la scolarisation primaire, des débuts du collège et de la délinquance, je me suis rendu compte que le facteur majeur de l'entrée dans la délinquance est l'échec scolaire dès avant la sixième. Je peux affirmer qu'un élève qui a pris du retard en sixième ou n'a pas atteint un taux de réussite de 50 % aux épreuves nationales sixième a trois ou quatre plus de chances, en termes de risques relatifs, d'être impliqué dans des délits. Je possède une liste de 80 jeunes mineurs interpellés en Seine-Saint-Denis au cours des émeutes. Parmi ceux-là, près de 30 % sont déscolarisés ou en section d'enseignement général et professionnel adapté (SEGPA). Autant la majorité des jeunes impliqués dans les émeutes n'a pas d'antécédent judiciaire, autant la plupart d'entre eux n'effectuent pas une bonne scolarité, un tiers d'entre eux ayant une très mauvaise scolarité. Le levier d'action privilégié consisterait à leur donner les moyens d'effectuer une progression plus importante dans les classes de primaire et du collège. Je soulignerai d'ailleurs que dans les cas où l'accompagnement à la scolarité a été soutenu et mené de façon déterminée et cohérente, la compensation nécessaire s'est produite pour les quartiers en difficulté. Au Val-Fourré, l'action d'accompagnement à la scolarité menée par des associations, à caractère général ou identitaire, concerne 800 élèves des classes primaires et du collège. L'accompagnement scolaire constitue un élément décisif. Je suis en mesure de démontrer sur le plan statistique que les jeunes qui débutent mal le CE2 et ne bénéficient pas de mesures d'accompagnement scolaire échoueront en sixième. A l'inverse, les enfants ayant suivi l'accompagnement, s'ils n'effectuent pas forcément une trajectoire des plus brillantes, passeront l'étape de la sixième sans encombre majeur.

En analysant les 720 zones urbaines sensibles (ZUS) de métropole, sur la base des fichiers de la DIV, j'ai constaté que les quartiers dans lesquels le taux d'activité des femmes a progressé dans l'intervalle intercensitaire (sur la base de l'indice 99), toute chose égale par ailleurs, ont vu le taux de non diplômés diminuer ou le taux de bacheliers augmenter. De la même façon, les quartiers dans lesquels le pourcentage de cadres a évolué de 3 à 5 %, ont connu le même phénomène. En d'autres termes, lorsqu'une maman africaine possédant un capital scolaire proche de zéro se met à travailler, en tant que femme de ménage par exemple, cela se traduit dans le comportement de ses enfants, et des garçons surtout, à l'école. Ceux-ci sont fiers que leur mère travaille. Le fait que la mère soit tournée vers l'extérieur emporte des conséquences extrêmement positives en termes de motivation et de parcours scolaire des enfants.

Pour ce qui est de la vie associative, il ne m'est pas possible de comparer le cas de toutes les communes, faute de données précises. Il serait très intéressant de connaître la proportion des membres de minorités dans les services municipaux, comme cela se fait en Grande-Bretagne. Je rappelle que la Seine-Saint-Denis n'est pas le département objet de mon étude. Néanmoins, il m'a semblé, au travers des entretiens que j'ai pu réaliser - ces données demandent sans aucun doute à être affinées - que des villes comme Aulnay-sous-Bois ou le Blanc Mesnil, qui comptent de nombreuses cités, connaissaient une activité associative faible. Ainsi, la cité des Tilleuls du Blanc Mesnil ne compte que deux éducateurs, ce qui paraît ridiculement faible. Les nombreux travailleurs sociaux que j'ai rencontrés m'ont dit que les associations de Seine-Saint-Denis avaient connu, entre mars et septembre 2005, un report ou une suspension de crédits. Je n'ai pu vérifier ces données. Cependant, si mes informations sont exactes, il est évident que la perte de moyens financiers n'a pas été un facteur très mobilisateur pour l'action associative dans ces départements. En revanche, des communes telles que Pierrefitte, Epinay et Bobigny, dans lesquelles le travail effectué en direction de la jeunesse est mené avec cohérence et détermination et les différentes composantes de la population sont impliquées, ont connu des émeutes de durée inférieure à celles qui ont eu lieu dans le premier type de municipalité citée. Cette information est bien entendu lacunaire, raison pour laquelle je n'ai pu l'intégrer dans le modèle statistique. Je suis cependant tenté de penser que le fait associatif a eu une incidence sur le caractère des émeutes.

Je ne suis pas spécialiste des questions relatives à la police. J'aimerais cependant émettre quelques remarques. Tous les observateurs de la délinquance juvénile s'accordent à dire que notre pays a connu une augmentation considérable des procédures d'outrage et rébellion au cours des quinze dernières années. Ce phénomène marque une conflictualité particulière entre les jeunes et la police. Nombre de ces situations ont été observées dans la région parisienne. Ces procédures sont également caractérisées par la propension croissante des policiers à se constituer partie civile, ce qui atteste de la personnalisation des relations entre jeunes et police. Il semble que les policiers en situation d'interaction conflictuelle, lors de l'interpellation de jeunes, par exemple, en fassent une affaire personnelle, ce qui ne semble pas sain. A l'évidence, en région parisienne, c'est une logique de harcèlement qui s'est instaurée. J'admets d'ailleurs volontiers qu'elle puisse être réciproque. Cette tension des relations a joué un rôle certain dans l'extension des émeutes. De nombreux jeunes m'ont signifié, de multiples façons, qu'ils souhaitaient régler des comptes avec la police.

Je ne suis pas en mesure de vous donner des informations précises sur les effectifs de police par commune. Nous savons cependant que la périphérie de Paris est en sous-effectifs policiers par rapport à la capitale ; les effectifs sont insuffisants. D'une certaine façon, les jeunes sont le plus souvent confrontés à la BAC, la police d'intervention, ce qui dénote un certain déséquilibre dans les opérations de police menées. Personnellement, je me montre réservé quant à la politique générale d'une police de proximité. Il me semble difficile de mettre en oeuvre une police de proximité efficace telle que nous l'entendons. De plus, il convient certainement de ne pas mélanger les rôles. Je suis en revanche convaincu que le travail de médiation a été très irrégulier, du fait des ruptures de financement et de la suppression des emplois jeunes. De fait, les médiateurs n'ont pu jouer leur rôle de manière crédible. L'excès d'une police d'intervention conjugué au déficit de médiation a également pu contribuer au déclenchement des émeutes.

M. Marco OBERTI - Ce sont en réalité deux philosophies qui s'affrontent sur le thème de la carte scolaire. D'une part, certains considèrent qu'il faut conserver la logique territoriale et souhaitent préserver les ZEP pour donner plus de moyens aux établissements accueillant des élèves en difficulté. D'autres considèrent qu'il convient de s'éloigner de la logique territoriale, et, dans la mesure du possible, homogénéiser les conditions d'études. Ces deux perceptions n'emportent pas les mêmes conséquences. Comme vous l'avez certainement compris, je serais plutôt en faveur de la deuxième option. L'expérience montre que les parents évaluent un établissement du second degré sur la base de deux critères : l'offre scolaire et le public qui le fréquente. Les parents opèrent donc des choix sur la base d'une évaluation subtile. C'est précisément pour cette raison que nous devons agir simultanément sur les deux leviers que sont la qualité et la diversité de l'offre scolaire ainsi que le profil social et ethnique de l'établissement. Les études ont démontré qu'en agissant sur la qualité de l'offre seule, les établissements attireront des enfants de catégories sociales supérieures. Modifier uniquement l'offre scolaire aura des effets à la marge, demeurant très limités. En revanche, introduire la mixité au sein des établissements, en diversifiant les catégories sociales et ethniques, produit des répercussions tout autres. J'ai pu le constater au cours de mon voyage d'étude aux États-unis. L'enrichissement de l'offre scolaire suit spontanément le mouvement de diversification du public. S'en tenir à la logique stricte de ZEP sans agir sur le recrutement des établissements semble risqué. Bien entendu, il n'est pas possible d'appliquer partout la même logique. Si nous raisonnons à l'échelle de l'Île-de-France, il paraît évident qu'envisager l'introduction d'échelles scolaires différentes ne participe pas de la même réflexion selon qu'il s'agit des Hauts-de-Seine ou de la Seine-Saint-Denis. Les configurations locales ne sont pas les mêmes. Ainsi, il serait tout à fait possible de créer un profil de mixité cohérent à l'échelle d'un bassin constitué des villes de Suresnes, Puteaux, Nanterre ou Rueil-Malmaison dans les Hauts-de-Seine. Il semble possible de mêler classes supérieures, supérieures-moyennes, moyennes et populaires, grâce, notamment, à la mise en place d'un système de transport de proximité, ce que les Américains appellent le « busing ». En revanche, la Seine-Saint-Denis est composée d'espaces contigus présentant une certaine homogénéité sociale et ethnique de la population. Le système de « busing » ne serait donc pas envisageable, tant nous sommes face à la dureté de la spécialisation sociale et spatiale du territoire. Les réalités de territoires comme la Seine-Saint-Denis et le bassin de Lille et de Roubaix, inscriptions spatiales de la précarité, devront être gérées. A mes yeux, un dispositif trop rigide, de type territorial ZEP, valide simplement un état de la ségrégation urbaine, ce qui peut entraîner des effets désastreux.

Les constats que nous avons opérés au sujet de l'école révèlent un processus profond de dévalorisation des classes populaires. C'est la question centrale du débat. Pourquoi certains parents ne souhaitent-ils plus que leurs enfants cohabitent avec des élèves issus de classes populaires ou immigrées ? Pour quelle raison les classes populaires font-elles si peur dans les écoles? Je vous renvoie aux résultats de l'enquête PISA, qui compare les systèmes éducatifs des pays les plus développés. Elle a permis de démontrer que les pays qui obtiennent les meilleurs scores, en termes de réduction de l'effet de l'appartenance sociale sur les résultats scolaires, sont ceux dans lesquels la mixité sociale à l'école est la plus forte. La mixité sociale à l'école n'est donc pas un coût pour la société. Elle permet une diffusion plus large des acquis scolaires et une élévation du niveau scolaire de l'ensemble de la société. La Finlande, l'Autriche et l'Australie sont de ces pays qui ont su mettre en oeuvre la mixité sociale à l'école. C'est le fait d'associer la présence d'enfants d'origine populaire à une disqualification qui se trouve au coeur du problème à traiter.

Mme Raymonde LE TEXIER - Cette évaluation négative tient aux résultats scolaires de ces enfants.

M. Marco OBERTI - Les entretiens menés auprès des parents montrent que l'appréciation scolaire que ceux-ci se font d'un établissement est en partie due à la perception qu'ils se font de la présence des enfants de classes populaires et immigrées dans l'école.

Mme Raymonde LE TEXIER - J'ai vu la situation se dégrader, en termes de mixité sociale, à partir du moment où sont parus les résultats du brevet des collèges. Ceux-ci sont passés de 60 % à 50 % puis 45 %. Les enfants non issus de familles immigrées ont alors quitté en masse l'établissement.

M. Alex TÜRK, président - Merci Messieurs. Je rappelle le titre de votre livre : Retour sur les émeutes : créer une nouvelle solidarité urbaine, qui paraît aux Presses de Sciences Po dans un mois.

Mes chers collègues, je vous rappelle que le programme des auditions de ce jour est modifié, Monsieur Eric Maurin ayant repoussé sa venue. C'est donc Monsieur Eric Marlière qui prendra place dans les minutes qui viennent. Je vous suggèrerai à cette occasion que nous affinions quelque peu notre méthode de travail. Je vous rappelle en effet qu'il s'agit d'auditionner et de questionner. Nous devons nous efforcer de ne pas donner notre point de vue, ce que nous aurons tout loisir de faire ultérieurement. Il convient de faire parler et d'écouter les spécialistes que nous auditionnons. Je suggère également que nous prenions l'habitude de ne pas reposer une question déjà soulevée. Il convient de réserver le temps pour entendre et questionner.

Audition de M. Eric MARLIÈRE, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) (15 mars 2006)

Présidence de M. Alex Türk, président

M. Alex TÜRK, président - Je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Je vous donne la parole immédiatement.

M. Eric MARLIÈRE - Bonjour Mesdames et Messieurs les Sénateurs. Je suis chercheur associé au CESDIP et actuellement chargé de cours à l'université de Villetaneuse, sur le campus de Bobigny, et à l'université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines. Je suis également intervenant à l'IRTS de Montrouge où je forme des travailleurs sociaux ainsi que des chefs de projet. J'ai publié un livre l'an dernier, tiré de ma thèse de sociologie. Je précise que j'ai suivi une formation d'historien avant tout. Mon mémoire de DEA de sociologie portait sur la fin du monde ouvrier à Gennevilliers, selon une approche socio-historique. Gennevilliers faisait partie de ce que l'on appelait auparavant les banlieues rouges. J'ai effectué ma thèse de sociologie sur le devenir de la dernière génération d'ouvriers du lieu, et donc en partie des enfants d'immigrés. La partie socio-historique de mon mémoire figurait dans ma thèse mais n'a pas été publiée dans mon livre. Je concluais cette partie sur ce constat : la ville de Gennevilliers n'offre plus de travail aux enfants d'ouvriers et d'immigrés à partir des années 80.

Dans les années 80, le quartier de Gennevilliers dans lequel j'ai grandi constituait un repère de bandits d'une grande violence. Nous avons aussi connu l'arrivée de la drogue dure à la fin des années 70 et au début des années 80. Le climat s'est progressivement amélioré à partir du début des années 90, ce quartier ayant été le deuxième de France à bénéficier des politiques de la ville en 1982, après les émeutes des Minguettes en 1981. Le livre publié se compose de deux parties. La première traite de l'hétérogénéité des parcours des jeunes du quartier objet de mon étude. Je suis retourné dans mon quartier d'origine, en immersion totale, durant six mois pendant lesquels j'ai pu observer les pratiques spatiales de ces jeunes. J'ai noté l'existence de sept groupes de jeunes différents qui occupaient ou non l'espace de cette petite cité HLM rénovée, qui a plutôt l'air résidentiel actuellement. J'ai opéré cette classification en fonction de différents paramètres tels que le niveau scolaire.

Ainsi, j'ai évalué à 40 % la proportion de jeunes diplômés de l'université dont un groupe dont je ne traiterai pas dans mon exposé, que j'ai appelé « les invisibles ». Je fais moi-même partie de ce groupe, composé de jeunes à la moyenne d'âge de trente ans, ayant suivi des études de très haut niveau ou qui ont fréquenté les grandes écoles de commerce.

J'ai repéré un autre groupe de jeunes, celui des « musulmans pratiquants », qui, dans ce quartier, affichent un très bon niveau d'études, beaucoup d'entre eux ayant suivi un parcours scientifique. Ils approchaient la trentaine à l'époque. 60 % de ces « musulmans pratiquants » ont un niveau d'études équivalent à Bac +5. Ils pratiquent un islam plus ou moins assidu et se réclament de la mouvance salafiste cheikhiste. Ils se distinguent donc des salafistes jihadistes et des Takfir.

J'ai identifié un troisième groupe d'individus approchant la trentaine également, à l'époque de mon étude, celui des « jeunes de la galère », plus connus médiatiquement. Ceux-ci n'ont pas effectué d'études longues et ont connu des processus d'exclusion plus ou moins rapides. Ils sont impliqués dans des activités de trafic de cannabis, de recel, généralement et travaillent parfois par le biais de sociétés d'intérim. Ce sont ceux que Gérard Mauger appelle avec ironie les « intermittents du travail ».

Les autres groupes sont constitués d'individus plus jeunes. Les « Marocains sud » sont des jeunes gens qui occupent l'espace sud de la cité et sont issus, pour la plupart, des familles d'Agadir. Ils ont réussi un parcours scolaire plus ou moins intéressant et possèdent généralement un BTS ou un DUT, ce qui leur permet d'entrer plus ou moins rapidement sur le marché du travail. J'opposerai ce premier groupe avec les jeunes issus de familles algériennes, de Grande Kabylie en particulier, qui subissent des processus d'exclusion et de délinquance semblables à ceux que connaissent les galériens. Un autre groupe est constitué d'individus plus jeunes, qui viennent de franchir l'âge de la majorité juridique. Ils ont donc 18 ans à ce moment-là et sont légèrement plus âgés que les émeutiers de 2005. Certains fréquentent le lycée quand d'autres sont entraînés dans un processus de délinquance. Ils baignent dans cette culture post adolescente, et sont donc un peu plus voyants que les autres, ce qui ne plaît pas toujours aux plus âgés engagés dans de petits trafics. Ces jeunes sont souvent en voie d'indécision. Il est intéressant de constater qu'ils ont une culture de la flexibilité beaucoup plus rapide que celle des trentenaires. C'est-à-dire qu'ils sont en mesure de passer leur Bac, tout en assurant une petite activité de trafic de cannabis et, dans le même temps, de participer à des activités d'animation sociale et culturelle.

J'évoquerai enfin un dernier groupe : celui de la génération de 80. Beaucoup, parmi les premiers toxicomanes, sont décédés. Il s'agit donc d'une génération très déchirée, plus réellement jeune. Ces individus constituent en quelque sorte la mémoire collective des jeunes. Ces individus ont parfois fait partie du monde ouvrier mais en ont été exclus rapidement, les usines fermant à l'époque.

A l'issue de cette première partie du livre, je conclus mon propos en affirmant qu'un « jeune de cité », au sens médiatique du terme, n'existe pas.

La deuxième partie de mon livre s'oppose de manière dialectique avec la première. J'ai en réalité constaté l'existence d'une culture commune à tous ces groupes, liée au passé ouvrier. Certains jeunes se réclament du monde ouvrier quand ils clament qu'ils sont fils ou filles d'ouvrier. Il est à noter que la rénovation de cette cité HLM, dans les années 80, avait donné lieu à des inaugurations et au tournage de films, caractéristique que nous ne pouvons pas généraliser à tous les quartiers. Je précise que cette cité HLM a été construite pendant la période de l'entre-deux-guerres, de 1926 à 1927. Les jeunes sont donc liés par un passé commun, ce qui n'est pas le cas pour toutes les banlieues.

Ces jeunes sont aussi réunis par la pratique culturelle véhiculée par un islam urbain et individuel. Beaucoup d'entre eux se retrouvent autour de la pratique d'un islam, certes pas aussi orthodoxe que celle des barbus. Des fêtes comme le Ramadan sont souvent partagées par ces jeunes. La pratique de l'Islam a toujours eu cours dans cette cité certes, mais était moins visible chez les parents de ces jeunes gens.

Les pratiques culturelles et traditions des pays d'origine de ces jeunes les lient aussi. Je ne les qualifierai de méditerranéennes plutôt que de maghrébines exclusivement. Comme en Espagne et en Italie, on assiste à des élans de machisme. J'ai d'ailleurs essentiellement centré mon travail sur les hommes. Étant moi-même un ancien résidant de la cité, il ne plaisait pas toujours aux hommes que j'interviewe leurs mères ou leurs soeurs. Le sociologue rencontre malheureusement sur son terrain des obstacles sociaux à la recherche, qu'il convient d'expliciter. Je préciserai ici que les femmes sont très peu présentes dans l'espace public. J'ai eu la chance, à l'époque de mon DEA, d'être entré en contact avec une jeune fille dont l'objet d'étude portait sur les jeunes femmes. J'avais donc pu tirer de la matière des entretiens qu'elle avait effectués auprès de ces jeunes filles. Nombre d'entre elles refusaient de se retrouver à traîner au bas des barres d'immeubles, aux côtés des « galériens » et des jeunes qu'elles méprisaient.

Je préciserai que ces jeunes sont aussi intégrés à la société française. Ils maîtrisent les institutions et ont une certaine connaissance des enjeux, une bonne maîtrise de la langue. Ce sont les jeunes que l'on voit dans les médias, happés par les processus de délinquance, qui s'inscrivent dans des phases d'exclusion. J'ai donc constaté que ces jeunes sont aussi liés par leur intérêt pour la culture consumériste. Ils sont également enrôlés dans la course à la compétition. Les marques de voiture et les belles vacances, par exemple, retiennent leur intérêt. Il est d'ailleurs à noter que nombre de ces jeunes voyagent certainement plus à l'étranger que les franco-français. Ils effectuent des séjours en Thaïlande, par exemple, et retournent souvent dans leur pays d'origine. A ce propos, je me déplace régulièrement en Tunisie et au Maroc en ce moment. J'ai pu constater que ces jeunes sont mal perçus dans ces pays et souffrent d'un véritable rejet. Ils se sentent davantage de la planète « immigrée » qu'Algériens ou Marocains, etc. Je préciserai cependant que le nationalisme développé par les Algériens est plus prégnant que celui des autres. J'ajouterai que ces jeunes portent également un certain intérêt à leur corps. Ils pratiquent des sports populaires tels que la boxe ou le football mais également la course à pied. J'ai pu observer que certains de ces jeunes surveillaient leur ligne. La tenue vestimentaire est également importante à leurs yeux.

Mon livre comporte un chapitre sur les institutions vues par les jeunes. J'ai en effet pu les interroger de manière informelle et pratiquer l'analyse en situation ou en conversation. Ils portent un regard très sombre sur la société, en général, et les institutions, en particulier. La police fait partie de ces institutions. Les plus jeunes entretiennent un rapport de défiance envers les forces de l'ordre. J'ai d'ailleurs assisté à des jeux « au chat et à la souris » entre ces jeunes et les policiers de la BAC. Même les individus qui ont réussi leurs études portent un regard que je qualifierai de marxiste sur la police de l'Etat ou des bourgeois. J'ai constaté que les éducateurs étaient également très mal perçus dans ce quartier. C'est en parti dû à un historique local. Ces éducateurs sont en quelque sorte assimilés à des agents des RG. Si le quartier en question n'est pas violent aujourd'hui, certains éducateurs m'ont dit que ces jeunes évitaient de leur adresser la parole ou leur lançaient des réflexions sarcastiques telles que « Alors, t'es venu nous espionner, t'as une fiche sur nous ? ». Quant à l'animateur municipal, même s'il est issu de l'immigration maghrébine, il est perçu comme un pion ou un cobaye ou comme quelqu'un ayant renié ses origines. Je soulignerai également que ces jeunes ont également une vision du politique assez sombre. Ils développent parfois une théorie proche de celle du complot. J'entends souvent de la bouche de ces jeunes, même diplômés, que le « député est franc maçon », ceux-ci ajoutant même parfois qu'« il a fait allégeance au sionisme » et « dépend de l'Etat d'Israël ». C'est généralement un regard assez sombre qui est porté sur la société. Dans certaines communes, les jeunes me disent que leur ville est dirigée par un maire de droite qui est moins souple envers eux. Un jeune sociologue, Olivier Masclet, a publié, voilà trois ans, un livre intitulé La gauche et les cités : enquête sur un rendez-vous manqué. Il a basé son étude sur un autre quartier de la ville de Gennevilliers. J'ai, de mon côté, constaté que même les jeunes militants se sentaient trahis par le parti communiste. C'est donc un rejet encore plus important de la politique que j'ai pu constater. J'ai ainsi entendu les propos suivants : « Que ce soit Jean-Marie Le Pen ou un maire communiste, qu'est-ce que ça change pour nous, finalement ? ».

J'ai récemment contribué à un ouvrage collectif intitulé Quand les banlieues brûlent. Je souhaitais recueillir le sentiment des habitants de ces quartiers sur les émeutes. Le quartier dans lequel j'ai mené mon enquête et la ville de Gennevilliers, en général, n'avaient pas connu de violences urbaines depuis près de vingt ans. Certains jeunes m'ont affirmé que « la ville de Gennevilliers [ressemblait] plus à la Suisse à présent ». Hormis les trois catégories de population que je n'ai pu interroger, soit les néofascistes qui ne souhaitent pas parler à un sociologue, les musulmans pratiquants qui ne souhaitent pas s'exprimer sur les émeutes qu'ils ne soutiennent pas, et les personnes âgées, j'ai recueilli les témoignages et le sentiment d'un public varié. J'ai ainsi écouté les propos de mères de familles qui sentent subir le racisme du directeur d'école. Les pères de famille immigrés, las d'avoir travaillé aussi dur, se demandent aujourd'hui s'ils ont fait le bon choix en venant s'installer en France et conçoivent une certaine peur pour leurs enfants qui ne se sentent ni vraiment Algériens ou Français. J'ai également interrogé des ouvriers, « français depuis plusieurs générations », qui, s'ils ne soutiennent pas les émeutes, estiment que les politiques et les institutions les ont abandonnés. Ils constatent qu'il n'y a ni travail ni usine ; certains ont été mis en préretraite et ne touchent qu'une pension de 400 euros. J'ai aussi interviewé les « grands frères » qui observent « qu'il y a vingt ans, [eux] aussi subissaient les violences policières mais n'en faisaient pas tout un plat ». J'ai également pu recueillir le témoignage de quelques jeunes au profil proche de celui des émeutiers. N'ayant pas participé aux violences, ils disent cependant comprendre ceux qui ont pris part aux évènements. C'est sur le contenu de mon article paru dans le livre Quand les banlieues brûlent que je souhaitais conclure mon propos. Merci de votre attention.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. Qui souhaite intervenir ?

M. Philippe DALLIER - Selon vous, quelles sont les raisons qui expliquent le fait que Gennevilliers, qui présente de nombreux points communs avec les quartiers théâtres des émeutes, n'ait pas explosé ?

M. Eric MARLIÈRE - C'est une question pertinente à laquelle je ne saurai réellement répondre. A l'heure actuelle, certains sociologues préparent un article visant à expliquer pour quelle raison les anciennes banlieues rouges, celles de la première couronne, n'ont pas connu une telle flambée de violence. Je n'ai pas tellement d'explication à vous livrer à ce sujet. Cependant, subsistaient certaines associations dans ces banlieues, menant des activités proches de ce qui avait été développé par l'Education populaire, et qui ont contribué à maintenir un tissu social et associatif plus dense qu'ailleurs. J'indiquerai également - ce qui pourra faire frémir certains - que la présence d'un islam plus ou moins structuré dans ce quartier a contribué à tisser un lien social. Certains anciens voyous respectent aujourd'hui à la lettre certains dogmes religieux. Ce paramètre constitue l'une des pistes de mes travaux de recherche que je ne suis pas en mesure de creuser davantage actuellement, faute de moyens. J'ajouterai que certains élus locaux ont pu fortement s'investir dans les quartiers. La ville de Gennevilliers a un historique particulier, c'est-à-dire que les populations la composant se connaissent plus ou moins bien, ce qui n'est pas toujours le cas dans d'autres grands ensembles, qui connaissent un « turn-over » des populations bien plus important, d'où un lien social bien plus fragmenté.

M. Yves DAUGE - Est-ce au grand quartier du Luth que vous vous êtes intéressé à Gennevilliers ?

M. Eric MARLIÈRE - J'ai travaillé sur le quartier des Grésillons.

M. Yves DAUGE - Comment se sont passés les évènements dans le quartier du Luth ?

M. Eric MARLIÈRE - Assez bien. J'ai présenté mon livre le 18 novembre 2005 à Gennevilliers. D'après mes informations, une seule voiture avait été brûlée.

M. Yves DAUGE - Le quartier du Luth est assez radical du point de vue de l'urbanisme ; il est composé de grandes barres d'immeubles. Nous aurions donc pu nous imaginer qu'il y aurait de gros problèmes, ce qui n'a pas été le cas. Il est vrai que le quartier a connu un investissement considérable de la part des élus en termes de politique de la ville, depuis quinze ou vingt ans. Il conviendrait d'examiner de quelle manière cette politique a été mise en oeuvre cependant, celle-ci pouvant être plus ou moins bien appliquée.

M. Eric MARLIÈRE - Le quartier du Luth représente le tiers des habitants de Gennevilliers. Il a été construit au début des années 70. Une partie des cités HLM ont d'ailleurs été conçues pour les cadres supérieurs. Les immeubles qui ont été détruits il y a trois ans dans le quartier du Luth contenaient le type d'appartements destinés aux cadres, souvent des duplex confortables. A la fin des années 80, le quartier est devenu un véritable repère de trafiquants de drogue dure. J'interrogeais des anciens dealers qui témoignaient du fait que le trafic était très organisé à l'époque. Les cadres ont fui rapidement ce quartier dès le milieu des années 70. Or au début des années 70, la population fuyait le quartier des Grésillons pour venir s'installer au Luth. Aujourd'hui c'est le phénomène inverse qui se produit. Les habitants souhaitent migrer vers les Grésillons.

M. Yves DAUGE - En 1989, un documentaire a été réalisé sur le quartier du Luth. Il serait intéressant de le visionner. Je sais que le maire avait réagi violemment à l'époque, en accusant le cinéaste de caricaturer la réalité.

M. Thierry REPENTIN - Monsieur Marlière, vous avez donc écouté ces jeunes, analysé le fonctionnement d'un quartier et vous nous avez rapporté des propos assez pessimistes sur le regard que porte la population sur les institutions au sens large du terme. Qu'attendent les jeunes comme réponses à leurs problèmes ? D'après votre expérience, y a-t-il eu, depuis le mois de novembre dernier, des actions visant à répondre aux attentes qui se sont exprimées ? Si oui, lesquelles ? Sinon, avez-vous des suggestions à nous soumettre ? Vous connaissez bien ces populations. Est-ce une forme de dialogue qu'il convient de réinventer ? Je reste sur un sentiment d'inachevé à l'issue de votre exposé. Pouvons-nous aller au-delà de votre ressenti ? Qu'attendent les « galériens », les « musulmans pratiquants », etc. ? Peut-être les « invisibles » s'en sont-ils mieux sortis et n'ont-ils pas d'attentes particulières...

M. Alex TÜRK, président - J'ajouterai une question complémentaire. Je n'ai pas bien saisi la conclusion que vous tiriez de votre étude. Vouliez-vous dire qu'il n'existait pas de profil de jeune de banlieue dans ce quartier ? Auquel cas estimez-vous peut-être qu'il en existe un ailleurs... J'aimerais, le cas échéant, que vous le définissiez. Avez-vous, au contraire, conclu qu'il n'existait pas, en soi, de profil de jeune de banlieue ?

M. Eric MARLIÈRE - Ma typologie de groupes constitue la photographie d'un quartier à un instant T et a depuis évolué. Cette configuration existe certainement dans d'autres grands ensembles, les dimensions et pratiques spatiales étant cependant différentes. A mon sens, les jeunes connaissent différentes trajectoires. Il me semble, avec le recul, que l'école constitue l'un des éléments de fragmentation des parcours. On distingue chez ces jeunes, à partir de 20-25 ans, ceux qui ont réussi à l'école et ceux qui n'ont pas réussi. Il existe en outre ceux qui, dans leur adolescence, vont opter pour des activités délinquantes et ceux qui choisiront de ne pas suivre ce chemin, et préféreront, par exemple, s'impliquer dans le sport. Si nous pouvons retrouver ce type de configurations, notons que ces groupes de jeunes n'existent plus en tant que tels : le monde évolue, les réseaux se font et se défont. J'ajouterai que ce sont les « invisibles » qui, les premiers, subissent les discriminations au travail. Diplômés, ils ne trouvent pas d'emploi. J'écoutais précédemment l'exposé de mes collègues Hugues Lagrange et Marco Oberti, sur l'échec scolaire. Nous pouvons également parler de l'échec de ceux qui réussissent. Je vous livrerai une anecdote. Pour la rédaction de mon article, j'ai interrogé un jeune, enfant d'Algériens, titulaire d'un DESS. Il a réalisé un très bon rapport pour une entreprise de consulting. Il a finalement été licencié car il refusait que son nom soit modifié dans le rapport. Aujourd'hui, ce jeune porte en lui une colère beaucoup plus importante envers la société que ceux qui ont des pratiques délinquantes. Dans mon livre, j'explique que certains anciens délinquants, qui ont finalement trouvé un travail, m'ont affirmé qu'ils ne feraient pas le choix de la délinquance aujourd'hui, s'ils le pouvaient. Ils estiment normal de « payer leurs bêtises ». C'est un discours que je retrouve souvent chez ces jeunes qui me confient : « j'ai été un délinquant et n'ai pas fait d'études. Mais je ne comprends pas pourquoi mon frère, qui a fait un Bac +5, ne trouve pas de travail. » C'est le sort des « invisibles » qui concentre le plus d'enjeux actuellement. Ces jeunes qui ont réussi leur parcours scolaire ne sont pas, eux-mêmes, insérés professionnellement à 25 ou 30 ans.

Je fais également le constat, dans mon livre, qu'il n'y a plus aujourd'hui autant de travail qu'il y en avait vingt ans auparavant. J'ai constaté, au travers de mes lectures d'ouvrages de sociologues anglo-saxons et allemands, que les enjeux économiques deviennent extraterritoriaux et échappent à nos politiques. La mutation des modes de production et les effets de la mondialisation affectent la vie des habitants de Gennevilliers : comment retrouver un travail alors même qu'il n'y en a plus ? J'ai interrogé un père de famille, comptable, resté dans le quartier qui disait qu'« aujourd'hui, une partie des enjeux économiques se trouve en Chine ou en Inde. Ma nièce, titulaire d'une maîtrise de gestion, est contrainte, depuis trois ans, de travailler à la caisse à Carrefour. Il n'y a plus de travail, aujourd'hui, pour une partie des jeunes. » Louis Chauvel, auteur du Destin des générations et présent sur le plateau de télévision de France 2 récemment, démontre très bien ce phénomène. Il explique que les individus nés entre 1940 et 1950 ont profité des trente Glorieuses. Ceux nés auparavant ont vécu la période de l'entre-deux guerres et sont partis en retraite dans les années 60-70, avec des pensions parfois assez minces. Ceux qui ont vu le jour après les années 60 et 70 connaîtront un parcours beaucoup plus difficile. C'est d'autant plus dur lorsqu'un individu est issu des classes populaires, et, a fortiori, s'il est originaire d'un pays d'Afrique du Nord.

J'aimerais enfin souligner que, si les politiques de la ville ont donné de bons résultats, moi-même, jeune invisible à l'époque, j'ai pu observer que des chefs de projets qui percevaient des salaires confortables, étaient finalement très peu présents sur le terrain et n'apportaient pas forcément de plus-value. A titre anecdotique, je vous ferai part de ma visite à une chef de projet que j'ai rencontrée au cours de la préparation de mon mémoire de DEA. Je lui ai demandé de me transmettre des données de première main. J'ai donc inclus les tableaux graphiques communiqués dans mon rapport. Or un mois avant la soutenance de mon mémoire, mon directeur de recherche, Jean-Claude Combessie, normalien et agrégé de l'École d'Ulm, m'a indiqué que les données étaient totalement erronées du point de vue statistique. Pourtant, la chef de projet en question avait été engagée en qualité de démographe et agrégée de la Sorbonne. Je me suis donc posé la question de la compétence réelle de certains experts à faire du terrain. J'ai récemment rencontré un chef de projet de Villeneuve-la-Garenne n'ayant jamais visité un grand ensemble ; il s'est contenté de me donner quelques chiffres. Ce à quoi je lui ai répondu que les sociologues statisticiens du CNRS savent pertinemment qu'il est possible de manipuler les chiffres. En effet, je n'ai pas perçu le terrain derrière les données que m'a communiquées ce chef de projet. Il me semble qu'une partie des politiques de la ville doit être mieux auditionnée. Il serait intéressant de se pencher sur la répartition des fonds issus des budgets alloués aux politiques de la ville.

Concernant l'association de prévention du quartier en question, certains éducateurs compétents ont aujourd'hui été embauchés. Une dizaine d'années auparavant cependant, lorsque le quartier était encore agité, j'ai souvent rencontré des éducateurs pas toujours bien formés, certains consommant même du cannabis avec les jeunes de la cité. En outre, ils percevaient, à mon sens, des salaires que je qualifierais d'indécents eu égard à la souffrance des personnes concernées. En tant que jeune chercheur aujourd'hui, précaire moi-même - j'essaie actuellement de devenir maître de conférence ou chargé de recherche au CNRS en passant des concours difficiles et suis resté six mois en fin de droits - je trouve assez déstabilisant et révoltant de voir des experts des politiques de la ville rendre des rapports qui ne seraient pas dignes de mes étudiants de Master 1 à Bobigny. Il me semble donc qu'il convient de mener une réelle évaluation du travail de certains experts.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie. N'hésitez pas à nous faire parvenir des documents écrits.

M. Eric MARLIÈRE - Je vous rappelle le titre du livre Quand les banlieues brûlent, qui comporte d'ailleurs des articles polémiques auxquels je ne souscris pas forcément. Mon objectif était de m'impliquer à nouveau dans la sociologie de terrain et d'interroger les habitants sur leur vision des émeutes. S'il n'y a pas eu d'émeutes dans ce quartier même, une certaine souffrance et amertume expliquent les théories du complot que l'on peut entendre ça et là. Il s'agit d'un cri d'alarme à mon sens.

M. Alex TÜRK, président - Je vous remercie.

Audition de M. Marc-Philippe DAUBRESSE, député du Nord, ancien ministre délégué au logement et à la ville, et de M. Eric RAOULT, député de la Seine-Saint-Denis, ancien ministre de la ville et de l'intégration (22 mars 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Je tiens à remercier MM. les Ministres Marc-Philippe Daubresse et Eric Raoult d'avoir bien voulu répondre favorablement à notre invitation.

Je ne vais pas perdre de temps à leur expliquer le fonctionnement du système : ils le connaissent et ce n'est sans doute pas la première fois qu'ils sont amenés à faire ce genre d'exercice. De manière très classique, nous souhaitons vous donner la parole pour que vous puissiez nous dire quelle est votre vision des problèmes qui sont l'objet de la compétence de notre mission, après quoi l'ensemble des membres et notre rapporteur pourront vous poser des questions.

M. Bartolone n'étant pas là, je donne la parole tout d'abord à M. Daubresse et je la donnerai ensuite à M. Raoult.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Merci, monsieur le Président. J'interviens sur la problématique de la suite de la crise des banlieues et de la politique de la ville sur laquelle Eric Raoult et moi avons été amenés à travailler.

Je suis devenu ministre délégué à la ville en novembre 2004, six mois après être entré au gouvernement. Je n'ai pas pris ce dossier tout de suite, mais j'ai été chargé assez vite du dossier de la rénovation urbaine et j'ai été frappé au départ par le contraste qui existait entre, d'une part, une politique de la ville en termes de rénovation urbaine, c'est-à-dire de modification en profondeur du tissu urbain dans lequel travaillent et vivent les habitants des « banlieues », dans le cadre d'une mécanique très structurée qui avait fait l'objet, en août 2003, de la loi Borloo sur la rénovation urbaine, et, d'autre part, un paysage très mal organisé, très peu efficient et peu cohérent en ce qui concerne ce que l'on pourrait appeler la reconstruction humaine. Cela veut dire en clair que le volet humain des politiques de la ville qui devait accompagner le volet urbain de métamorphose des banlieues n'était pas très au point.

Je dis cela d'emblée pour préciser que ce qu'on a appelé « la crise des banlieues » est à mon avis une crise globale de sens. Certes, des problèmes d'ordre public et de jeunesse en quête d'un certain nombre de choses se sont posés, mais, d'une manière générale, je pense que c'est avant tout un problème de politique de peuplement.

Pendant des années, quels que soient les gouvernements, on a laissé se poursuivre des politiques de peuplement qui ont concentré des populations en difficulté aux mêmes endroits et qui ont provoqué une désespérance sociale avec plutôt des remèdes palliatifs qui tentaient de traiter les conséquences de ces disfonctionnements sociaux que des remèdes structurels qui essayaient de trouver des réponses aux causes profondes.

C'est le premier point du diagnostic.

A partir de là, il faut examiner les politiques de la ville qui ont été menées depuis des années. Je considère pour ma part, comme je l'ai dit quand j'étais en charge, que les ministres qui se sont succédés ont fait des politiques intéressantes, quels qu'ils soient, mais que, d'une part, il n'y avait pas d'effets de levier suffisants et que, d'autre part, on n'essayait pas de répondre à ce problème de politiques de peuplement et de mixité sociale.

En parcourant au moins une cinquantaine de quartiers dits en grande difficulté en France, j'ai constaté qu'au début des années 70, lorsque l'architecture à la mode venait de la charte d'Athènes, ce n'est pas tellement une architecture de ce type, avec des tours et des barres, qui a provoqué les dysfonctionnements : j'ai rencontré de nombreux habitants de ces quartiers qui y vivaient heureux à l'époque, qui avaient un emploi et dont l'environnement général était assez intéressant et plutôt favorable, avec souvent une surface importante. C'est en fait le peuplement et l'évolution de la politique de peuplement dans ces quartiers, avec notamment les marchands de sommeil qui sont arrivés petit à petit dans certains quartiers et qui ont entraîné l'apparition et la concentration de populations en situation de plus en plus précaire et présentant toute une série de caractéristiques et de difficultés, qui ont provoqué la crise.

Voilà ce que je peux dire sur le diagnostic.

C'est alors que deux rapports ont été confiés, l'un au rapporteur général de cette commission et le second à M. Henri Ségard, qui m'a remis son rapport, celui-ci n'ayant finalement pas été publié parce que mes successeurs n'ont pas jugé utile de le faire, bien qu'il s'agisse d'un rapport intéressant.

Notre idée était la suivante : si on veut traiter les causes, il faut, d'une part, mettre en place une vraie politique de mixité sociale dans les grandes agglomérations, puisque c'est plutôt dans ces lieux que ces problèmes se produisent et, d'autre part, avoir une politique de reconstruction humaine, comme je l'ai appelée tout à l'heure, qui accompagne la politique de rénovation urbaine. Grâce à l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), nous mettons en oeuvre des moyens considérables avec des effets de levier importants et avec une gouvernance intéressante. Certes, on peut se plaindre de la lourdeur technocratique et de la lenteur de l'ANRU dans un certain nombre de domaines ; il n'empêche que sa gouvernance est une gestion partenariale de la complexité assez intéressante puisque, autour de la table, on retrouve des représentants du monde parlementaire, des associations d'élus locaux, du 1 % Logement, de tous les partenaires sociaux, des principaux acteurs de la chaîne du logement et des collectivités territoriales (régions, Etat, départements, etc.)

Puisqu'on arrive à mobiliser des moyens importants sur une action de métamorphose en profondeur du tissu urbain, pourquoi ne pas essayer de mettre en place, avec le même type de gouvernance et les mêmes effets de levier, des politiques territorialisées sur le volet humain de la question ?

Partant du plan de cohésion sociale qu'avait élaboré Jean-Louis Borloo, notre idée était de territorialiser ces politiques, c'est-à-dire de faire des effets de levier. Dans des quartiers que je connais bien sur le secteur de Roubaix-Tourcoing, dans la métropole lilloise (mais je pourrais dire la même chose de beaucoup de villes de Seine-Saint-Denis), on voit bien que si on pouvait décider d'amener 150 contrats d'avenir dans telle ville concernée ou des dispositifs d'insertion prioritaire des jeunes et faire en sorte qu'avec les immenses chantiers de bâtiment qui sont devant nous et les nombreuses offres d'emploi non pourvues avec, de l'autre côté, des personnes sans emploi, on accorde une priorité à des actions d'insertion sur ces quartiers tout en signant en dernier lieu une sorte de convention territoriale dans laquelle, à côté de l'opération de rénovation urbaine qui se déroule sur une dizaine d'années, on réalise une opération humaine dans laquelle on utilise tous les outils de la cohésion sociale et de l'égalité des chances, y compris des outils de lutte contre toutes les formes de discrimination, on pourrait obtenir des résultats intéressants. Cela permettrait de « laseriser » l'action sur les territoires les plus en difficulté alors que le plan de cohésion sociale a d'abord dû être mis en oeuvre et s'est déroulé ensuite sans que l'on prenne le temps d'accorder des priorités fortes à ces actions sur tel ou tel territoire. C'était l'idée majeure.

La deuxième idée aurait été  mais les députés ne l'ont finalement pas votée , d'utiliser la réforme de la dotation de solidarité urbaine (DSU) pour être certain que les effets de levier apportés par les crédits supplémentaires qui arrivent de la DSU puissent se combiner avec cette action territorialisée qui traiterait en profondeur les causes de la détresse humaine telle qu'on peut la connaître.

La troisième action aurait été d'essayer de faire du fonds d'intervention sur la ville (FIV), dont chacun sait qu'année après année, gouvernement après gouvernement, il a toujours fait l'objet d'une tentative de racket de la part du ministère des finances (en supposant que l'on mette les moyens du plan de cohésion sociale et de la DSU dans le cadre de chartes territoriales de cohésion sociale, qui figurent d'ailleurs dans la loi de cohésion sociale), une sorte d'outil pour faire de la prévention dans les quartiers qui sont au bord de tomber dans la problématique des zones urbaines sensibles (ZUS) ou des zones d'éducation prioritaire (ZEP).

Il s'agirait donc de faire du FIV un outil de prévention tout en gardant un certain nombre de moyens pour faire un peu de recherche et de développement. En effet, on sait que la Délégation interministérielle à la ville (DIV) a toujours fait deux types d'action : des actions territoriales, d'un côté, et des actions de recherche et de développement sur de nouveaux types de politiques à mener en matière éducative ou en matière de prévention santé.

Cela aurait dû nécessairement déboucher sur une nouvelle forme de gouvernance et une nouvelle organisation des principaux leviers de cette action, qu'il s'agisse de la DIV, du FACILD ou de tout ce qui était mené dans le cadre de la cohésion sociale, et sur la nécessité de mettre en cohérence les actions menées par l'ANRU et les actions de cohésion sociale.

On a abouti à ce que le gouvernement actuel, dans le cadre de la loi sur l'égalité des chances, propose une Agence nationale de cohésion sociale. Elle a un intérêt si on lui donne véritablement des moyens supplémentaires et si elle permet de gérer avec d'autres partenaires intéressants la réussite éducative, par exemple. On voit bien l'intérêt de faire réfléchir les CAF, les conseils généraux et l'éducation nationale sur ce point, mais on risque de complexifier la machine si on juxtapose deux agences, l'ANRU et l'Agence nationale de cohésion sociale, en faisant de celle-ci un organisme de plus qui ne fait que fusionner des actions existantes sans amener les effets de levier, de cohérence et de transversalité nécessaires.

Je résume les choses de la façon suivante : premièrement, il faut s'attaquer aux causes de la crise ; deuxièmement, pour s'y attaquer, il faut territorialiser les actions.

Une autre politique serait d'apporter une aide aux personnes plutôt qu'aux territoires, mais cela supposerait de changer aussi tout le reste, y compris la rénovation urbaine, et je le dis devant le président de l'Agence nationale de rénovation urbaine. Je suis donc plutôt partisan d'une mise en cohérence d'un volet humain et urbain dans une même agence avec une force de frappe et une territorialisation des actions et avec la possibilité de faire de la prévention dans les quartiers connexes aux quartiers en grande difficulté afin d'éviter de retomber dans des phénomènes de spirale dans telle ou telle agglomération.

Tout cela se trouve en partie dans le rapport du rapporteur, dans le rapport Ségard (que vous ne connaissez pas et sur lequel, si le rapporteur le souhaite, je pourrai donner quelques éléments) et dans un certain nombre de propositions que nous avons faites au premier ministre au moment de la crise des banlieues et dont il a fait ce qu'il a jugé devoir faire.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à Eric Raoult, après quoi nous pourrons engager le débat commun.

M. Eric RAOULT .- On nous a dit qu'il fallait faire le témoignage d'une expérience et qu'il fallait donner une interprétation d'une crise et avancer des améliorations à apporter. Je vais essayer de respecter ce plan en trois parties en étant moins sévère à l'égard de mes successeurs que Marc-Philippe a pu l'être il y a quelques instants. En effet, il ne vous a pas échappé qu'il y a une grande consensualité entre les différents responsables ministériels.

Je comprends qu'aujourd'hui, Bernard Tapie ne soit pas là (il est en tournage) et je ne parlerai évidemment pas à sa place, mais il y a eu, de Michel Delebarre à Catherine Vautrin, une grande continuité d'action et je commencerai par ce point.

En 1995, lorsque Alain Juppé m'a appelé pour me dire : « Voilà, c'est toi qui t'en occupes », je lui ai demandé s'il parlait de la ville et comme il m'a répondu : « Non, de l'outre-mer », je lui ai dit que je souhaitais m'occuper de la ville. En l'espace de trois minutes, j'ai donc eu un changement d'affectation.

En 1995, comme cela avait été marqué par Simone Veil, on arrivait dans une période de relance et non pas de revanche parce que, de 1993 à 1995, il y avait déjà eu l'action des grands projets de ville, alors qu'en 1986, il y avait eu une certaine incompréhension.

La politique urbaine n'était pas la tasse de thé de la droite. Quand Jacques Chirac a été nommé premier ministre en 1986, il a viré Roland Castro et il a supprimé les crédits de Banlieues 89. Certes, Banlieues 89 était une structure qui ne ressemblait pas à l'ANRU et Roland Castro est un personnage assez atypique, mais ce qui est important, c'est qu'entre 1993 et 1995, on a relancé ce qui a pu déjà être mis en place dans les années passées.

De 1995 à 1997, l'ordre de mission du chef de l'Etat n'était pas forcément de poursuivre ce qui avait été mené auparavant ou de ne rien supprimer, mais de voir ce qui pouvait être le chaînon manquant. Suite à deux périples que nous avons effectués à Los Angeles avec le chef de l'Etat, nous avons compris que ce qui avait pu être mené en matière de revitalisation économique, et non pas simplement de perfusion sociale, était plutôt bien ressenti dans l'idée que se faisait le chef de l'Etat.

Le président de la République m'avait dit : « Il faudrait changer de rubrique. Pour le moment, les quartiers difficiles sont à la rubrique "faits divers" ; ne pourrait-on pas essayer de changer de rubrique et de les mettre dans la rubrique "chambre des métiers" ou "chambres de commerce", c'est-à-dire de faire en sorte qu'ils soient vus comme des quartiers comme les autres, du moins quand ils étaient encore en activité ? »

La mission qui nous a donc été confiée, Jean-Claude Gaudin et moi, a consisté à faire un effort dans le domaine de la revitalisation des quartiers : sur les emplacements des garages à vélos, il pouvait y avoir des commerces quelques années auparavant. Avec Jean-Claude, nous nous sommes toujours demandé quelle était la réalité du quartier quand, avant la charte d'Athènes, on avait des commerçants et un certain nombre de personnes qui travaillaient et vivaient sur place.

Il n'est pas facile de faire le bilan d'une expérience de deux ans, mais, en l'occurrence, ce que nous avons laissé à nos successeurs, avec Jean-Claude Gaudin, c'est plutôt la satisfaction de ne pas avoir vu les zones franches urbaines supprimées, malgré un rapport de l'Inspection générale des finances qui le prévoyait, et d'avoir eu un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales qui le proposait.

De 1997 à 2002 (je ne parlerai pas à la place de Claude Bartolone qui enverra sûrement une contribution écrite), ce que nous avons mis en place a été poursuivi à partir de cette idée de revitalisation économique. Nous avions essayé de le faire dans une certaine consensualité. Comme le président André le sait, nous n'avions pas préparé l'attribution de ces zones franches dans le secret d'une formation politique, mais, tout au contraire, en allant sur place, en parcourant les quartiers et en essayant de prendre en compte d'abord ce que les maires pouvaient nous indiquer.

Les ZFU ont été une aventure intéressante, à tel point que l'on est venu de onze pays à travers le monde pour voir ce que nous avions fait. La Commission européenne a dit : « Les Français ont proposé des choses qui ne sont pas idiotes », en autorisant la Lituanie à le faire et la Grande-Bretagne à le poursuivre. Il n'est pas facile de dire que ce qu'on a fait est extraordinaire, mais, en l'occurrence, c'était plutôt une bonne idée.

Avec Jean-Claude Gaudin, nous avons également essayé de poursuivre la logique que Mme Veil avait mise en place avec les grands projets de ville. Alors qu'il existe en France de nombreux quartiers sensibles et de nombreux quartiers d'habitat social, la situation des « chênes pointus » à Clichy-sous-Bois ou des Bosquets à Montfermeil est bien plus compliquée que celle de bien d'autres quartiers. Une action ciblée, « lasérisée », comme le dit Marc-Philippe (et je n'utilise pas d'autres termes) est importante et doit donc être menée à bien.

Voilà ce que je peux dire en ce qui concerne mon expérience.

Après la dissolution et notre renvoi à nos chères études, j'ai eu le plaisir de constater que le pacte de relance pour la ville a été poursuivi, même s'il avait été critiqué.

J'en viens à mon deuxième point, qui concerne mon interprétation de la crise des banlieues.

Avec le maire de Clichy-sous-Bois, je suis l'un des deux élus qui est arrivé sur place tout de suite. J'ai donc pu constater le sentiment que deux jeunes électrocutés, lorsqu'il y a suffisamment d'incompréhension entre la police, les pompiers et un certain nombre de jeunes en déshérence scolaire, peuvent susciter sur une ville, ce qui n'aurait peut-être pas été le cas à Montreuil ou à Aulnay-sous-Bois. Je veux dire par là que, dans une ville où il n'y a plus véritablement d'écoute et de dialogue, il y a eu le drame que nous avons connu et l'embrassement qui a été suscité.

Je ne veux pas être polémique, parce que ce n'est pas le lieu, mais s'il y avait une ville où il aurait fallu faire le couvre-feu dès le premier soir, c'était bien là-bas. Il aurait fallait dire en effet à tous les jeunes : « Vous rentrez chez vous et nous verrons demain, avec l'IGS, ce qui s'est passé ».

Malheureusement, cela n'a pas été mené à bien. Pour avoir vu les choses se développer, je pense que, lorsqu'une grenade lacrymogène tombe devant une mosquée, on est tenté de mieux expliquer aux policiers comment se servir des grenades lacrymogènes. On serait tenté aussi d'expliquer parfois que, lorsqu'on est le maire d'une ville, il n'est pas judicieux de déconseiller à la famille de rencontrer le ministre de l'intérieur parce que, en l'occurrence, il est un moment où le militant doit se cacher derrière le dirigeant.

Je crois que cette crise des banlieues a eu une sorte de logique d'embrasement dans le département qui est le mien, parce que, malgré le travail des maires, des chefs de projet, du préfet, des policiers et de tous les acteurs de la politique de la ville, comme l'a dit Laurent Fabius dans l'un de ses ouvrages, c'est ici que tout est concentré et que tout est compliqué.

Pour moi, la crise des banlieues est aussi une interprétation qui permet de voir que, même si on explique à des jeunes qui viennent de perdre deux de leurs copains que l'on fait beaucoup pour eux, ils n'ont pas l'impression d'avoir en tête le chiffrage de ce qui est mis pour la réalisation du désenclavement d'une cité. A mon avis, on n'explique pas suffisamment, dans un bon nombre de quartiers, que tout a un coût, que pour faire en sorte que le tramway qui est à Bondy et Aulnay puisse se poursuivre sur Clichy et Montfermeil, cela implique de dépenser 273 millions d'euros, c'est-à-dire une somme qu'on ne visualise pas lorsqu'on est à la mission locale pour l'emploi.

Quelles peuvent être les avancées possibles en termes d'amélioration ?

Je pense que l'action qu'a menée Marc-Philippe Daubresse sous l'autorité de Jean-Louis Borloo pour la création de l'ANRU est la bonne idée  je tiens à en féliciter aussi l'actuel président  que nous avions déjà en tête, Claude Bartolone, Michel Delebarre et moi. On y avait réfléchi et on l'avait rêvée, mais elle n'avait été mise en place que sur un endroit. Le fait d'avoir, comme bon nombre de maires s'en rendent compte, cette espèce de jury devant lequel on vient expliquer son projet, est un élément de responsabilité et de visualisation de tous les efforts qui doivent être menés à bien.

Par ailleurs, je pense que la poursuite de cette logique de réactivation de la vie dans les quartiers et de la revitalisation économique va incontestablement dans le bon sens. Il faut vraiment que ces quartiers soient comme les autres. Lorsqu'on entre dans un quartier pour se rendre à tel ou tel endroit parce qu'on y a remis de la vie, il est préférable de le faire avec une camionnette et une voiture qu'avec des dealers. Dans un bon nombre d'endroits, les zones franches urbaines ont permis de changer complètement l'état d'esprit, dans le sens d'une sorte de banalisation de l'argent économique, et on assiste petit à petit à la mise de côté de l'économie parallèle qui pouvait exister avec l'argent de la drogue.

Le fait d'avoir créé quarante, puis aujourd'hui cent zones franches urbaines au total permet d'avoir une continuité dans cette action.

Le troisième point que je souhaite développer repose sur une sorte de triptyque de réussite de la politique de la ville.

Il faut tout d'abord de l'activité. Tout ce qui peut créer de l'activité, notamment la relance des Missions locales pour l'emploi et tous les types de contrat (mais je ne veux pas être trop polémique par rapport à ce qui se passe dans la rue), est important. Quand Charles-Edouard a un emploi en sortant de ses études (c'est un exemple que je donne au hasard), si Mouloud et Mohammed peuvent avoir le même espoir d'avoir un contrat, cela peut permettre de placer cette activité, sous quelque forme de contrat que ce soit, dans bon nombre de quartiers.

Il faut ensuite faire un effort d'autorité. J'espère que nous n'aurons pas à le recenser en termes électoraux, mais les 45 833 voitures qui ont brûlé pendant les événements de novembre ont été un tsunami social parce qu'on n'a pas parlé de ces gens-là. Il faudrait peut-être se demander pourquoi, aux « chênes pointus », on a brûlé d'abord les voitures des Antillais et des Portugais. Lorsque, dans bon nombre d'endroits, on a oublié qu'aujourd'hui, le gymnase Armand Desmet de Clichy-sous-Bois n'est pas encore reconstruit ni remboursé, certes, mais que beaucoup des personnes dont la voiture a brûlé ne l'ont pas été pour autant, cela pose aussi un problème non négligeable dont on doit tenir compte, parce que celui qui voit sa voiture brûlée dans le centre-ville peut se la faire rembourser, ce qui n'est pas toujours le cas dans les quartiers populaires.

En dernier lieu, je crois que nous devons reforger l'identité d'un certain nombre de villes. Lorsqu'on a l'impression que, pour pouvoir gérer sa commune, il faut toujours consacrer des moyens d'exception et essayer d'obtenir ici tel label, là tel crédit, lorsque la politique de la ville n'est pas « urbano-dégradable », c'est-à-dire lorsque, au bout d'un moment, on ne dit pas, pour tel quartier de Lille, de Perpignan ou de Saint-Quentin : « Bravo monsieur le Maire », on trouve une solution différente. En l'occurrence, vous avez réussi.

Je pense que la politique de la ville met des collèges en ambition de réussite, mais qu'elle doit être aussi cataloguée comme pouvant recevoir des moyens moins importants quand on a réussi quelque chose à l'intérieur d'un quartier ou d'une cité d'habitat social.

Voilà ce que je souhaitais dire, monsieur le Président et monsieur le Rapporteur.

J'ajouterai simplement que, dans les différents dossiers traités par le ministère de la ville, avec Jean-Claude Gaudin, de 1995 à 1997, nous avons essayé, avec beaucoup d'humilité (c'est peut-être une qualité que les gouvernements n'ont pas toujours), dans la fonction qui était la nôtre  certains ont pu en être témoins , d'écouter, d'apprendre et de ne pas dire ce qu'il fallait faire aux autres. Quand nous sommes retournés, lui et moi, dans nos villes respectives, nous nous sommes dit que l'action qui avait pu être menée avait été plutôt dans le bon sens puisqu'elle était reconnue par le nombre de messages que nous ont envoyés les maires des villes que nous avions traversées, maires qui nous ont réinvités ensuite à venir voir ce qui avait pu changer.

Voilà, monsieur le Président, le modeste témoignage que je souhaitais apporter.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Je passe la parole à notre rapporteur et je la donnerai ensuite à tous ceux qui souhaitent intervenir.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Messieurs les Ministres; en vous écoutant  et ce serait la même chose avec M. Bartolone , nous avons vraiment l'impression, pour une raison ou une autre, qu'il s'agit d'une symphonie inachevée, mais que nous pouvons essayer de construire ensemble la suite. C'est un peu l'objet du rapport de notre mission.

Je ne vais pas revenir sur tous les points qui ont été abordés : je laisserai le soin à mes collègues de poser des questions. Je souhaite néanmoins m'adresser à Marc-Philippe Daubresse pour connaître son avis sur la territorialisation. Je connais bien son discours sur ce sujet ainsi que sur la « laserisation », mais ne doit-on pas à l'avenir se poser des questions sur la politique de la ville ? En effet, on s'aperçoit que les villes en difficulté sont certainement celles qui ont le plus besoin du renforcement des politiques de droit commun qui s'adressent à toute la ville et de mesures très spécifiques pour les quartiers les plus en difficulté.

Les réponses qui sont apportées aujourd'hui, qu'il s'agisse de l'ANRU, qui frappe fort là où il faut frapper, de la nouvelle Agence nationale de cohésion sociale, dont nous n'avons pas encore toute la lisibilité nécessaire, des nouveaux contrats de cohésion sociale ou de l'augmentation substantielle de la DSU, dont on parle trop peu, visent à rendre la politique de la ville beaucoup plus lisible. Faut-il donc continuer à avoir une politique qui prévoit un zonage géographique fort, avec tout ce que cela comporte, ou faut-il au contraire renforcer encore les politiques sur tel ou tel territoire ?

J'ai une deuxième question à vous poser : le ministère de la Ville, qui est le plus interministériel des ministères, n'a-t-il pas vocation à être directement une délégation du premier ministre ? C'est à votre expérience que je fais appel.

J'en viens à un point qui n'a pas été tellement soulevé. La mission se rend demain à Bruxelles. Pouvez-vous donc nous dire un mot des relations que vous avez eues avec la Commission et de l'attitude de la France sur les politiques de la ville au niveau européen, notamment sur les grands contrats européens Urban, dont on sait qu'ils vont être très prochainement renégociés ?

Voilà un certain nombre de questions que je vous pose par rapport à votre expérience et pour savoir comment vous ressentez la place du maire dans la politique de la ville.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Je vais développer la première question, qui était plutôt l'objet de mon propos, et Eric dira ensuite ce qu'il pense devoir dire.

A mon avis, il ne faut pas confondre le territoire pertinent d'action avec une certaine force de frappe et le dispositif des politiques de la ville successives. Je ne critique pas mes prédécesseurs et je suis de l'avis d'Eric Raoult : j'ai été rapporteur du budget de la ville quand Claude Bartolone était ministre et j'ai dit du bien de la politique de la ville, sans faire de politique politicienne. On peut retrouver mes rapports. Je pense donc qu'il y a une cohérence de ces politiques depuis un certain nombre d'années.

Cela dit, je constate que, depuis des années  c'est un élément indépendant des ministres , le dispositif prime l'efficience. Nous sommes en présence d'une usine à gaz avec des ratios, des distributions de fonds d'intervention sur la ville et une sorte de « technocratisation » de ces dispositifs dans lesquels on a créé une bureaucratie de la ville qui prime sur l'efficience. Je pose ce préalable pour dire qu'il ne faut pas répondre à la question de la territorialisation au vu de ce dispositif bureaucratisé. Il y a deux philosophies qui ont d'ailleurs toutes les deux leur cohérence : une philosophie de territorialisation et une philosophie d'aide personnelle aux personnes qui sont en difficulté sur des territoires donnés. Il s'agit d'aider plutôt la personne que le territoire, mais les deux éléments ont leur cohérence et on peut donc trouver une synthèse entre les deux.

A partir du moment où on décide de faire l'ANRU, dont on connaît la force de frappe (on peut toujours faire de la politique, mais l'ANRU est l'un des plus gros dispositifs qu'on n'a jamais mis en place pour métamorphoser les quartiers en profondeur et quand Jean-Louis Borloo parle de plan Marshall des banlieues, c'est bien le cas), et où la philosophie de ce dispositif repose sur la territorialisation, il n'est pas cohérent d'avoir, à côté, un dispositif humain qui n'accompagne pas le dispositif de l'ANRU dans la même cohérence. Pourquoi mettre 35 milliards d'euros d'un côté avec une logique de territoire et avoir une autre logique d'un autre côté qui va encore complexifier un dispositif déjà hyper compliqué ?

Cependant, faut-il continuer à avoir des ZUS et des dispositifs qui (la différence est là et je réponds en ce sens à la deuxième question du rapporteur), peu ou prou, avec des ratios et des règles à calcul, y compris dans l'attribution de la DSU, ne sont pas d'une grande équité entre différents territoires ? Je prends un exemple chez moi : Roubaix a des ZUS importantes alors qu'un territoire exactement analogue sociologiquement de Tourcoing ou de Wattrelos, n'étant pas en ZUS, a un différentiel de 1 à 10 dans les moyens dont il dispose.

Quand j'étais ministre, on m'a dit qu'il fallait refaire la carte des ZUS, comme on a dû le dire à Eric et à d'autres, mais je ne suis pas partisan de cette logique. Pour ma part, je suis sur une logique d'agglomération.

Nous avons fait les Assises de la ville (le maire de Perpignan était présent, de même que Thierry Repentin et beaucoup d'autres) dans un silence assourdissant de la presse. Des journalistes sont venus me dire : « Vos Assises de la ville ne nous intéressent pas ; nous serons intéressés si jamais il y a une explosion dans les banlieues ». Nous l'avons eue peu de temps après. Or les Assises de la ville ont été assez consensuelles et ont dégagé des solutions. Pierre Mauroy est venu expliquer que si nous voulions être efficaces, il fallait une politique d'agglomération, comme je le pense profondément.

La politique de la ville ne se fait pas en Corrèze (même si le maire de Brive a demandé à bénéficier de l'article 6 de l'ANRU, mais c'est une boutade), mais essentiellement dans les agglomérations françaises. Suite à la révolution institutionnelle qu'a été la loi Chevènement, les agglomérations sont désormais toutes structurées avec des gouvernances qui fonctionnent plutôt bien et je pense donc, comme Pierre Mauroy, que c'est plutôt à l'échelle de l'agglomération qu'il faut réfléchir à cela et que si on décide de faire un contrat de ville  c'était l'idée du rapport Ségard , celui-ci doit être une contractualisation entre une agglomération et l'Etat à partir d'une boîte à outils dont on connaît aujourd'hui l'ensemble des composantes : c'est le plan de cohésion sociale, avec la reprise des zones franches urbaines en matière d'activité, les équipes de réussite éducative, qui représentent des moyens importants, et l'ensemble des politiques de prévention en matière de santé, de délinquance, etc. On aurait dû avoir également dans ce panier la dotation de solidarité urbaine consacrée à des actions de ce type, ce qui n'est pas le cas dans toutes les villes qui la perçoivent, comme vous le savez.

Dans la mesure où on a fait des contrats d'agglomération, pourquoi une grande agglomération ne pourrait-elle pas éclaircir ces problèmes en mettant plus d'argent sur tel ou tel point et en déterminant elle-même les quartiers sur lesquels elle veut agir soit de manière prioritaire, soit de manière préventive pour éviter qu'un certain nombre de quartiers rentrent eux-mêmes dans une certaine spirale ? C'est mon idée.

Quand je parle de territorialisation, je parle d'un territoire pertinent d'actions sur lequel il faut faire confiance aux élus locaux, avec une boîte à outils qui existe, et je pense qu'il faut effectivement prioriser les actions du plan de cohésion sociale vers les populations les plus en difficulté, plutôt que de le faire dans un système bureaucratique dans lequel je demande au préfet de mettre en place le plan de cohésion sociale, lui-même s'adressant au DDTE, à l'inspecteur d'académie, au sous-préfet à la ville ou au préfet délégué à la cohésion sociale, dispositif dans lequel on a beaucoup de perte d'énergie en ligne. En clair, si la politique de la ville s'identifiait à un réfrigérateur, pour prendre cette comparaison, on créerait plus de chaleur à l'extérieur que de froid à l'intérieur.

Je pense que le rôle de l'agglomération est fondamental. En revanche, Martine Aubry, pour vous donner un exemple de différence d'appréciation, n'a pas du tout la même opinion que Pierre Mauroy et moi, ce qui ne vous surprendra pas. Elle pense que c'est l'Etat et la ville qui doivent en être chargés alors que, pour ma part, je pense que c'est l'Etat et l'agglomération qui sont les niveaux pertinents. L'agglomération est d'autant plus pertinente que, bien souvent, elle vient en accompagnement de l'ANRU du fait des problématiques de voirie, d'éclairage et d'aménagement qui ressortent de l'agglomération, et qu'elle a une force de frappe qui lui permet d'agir dans bien des domaines.

Quant à l'aspect interministériel de la politique de la ville, j'ai constaté qu'il ne fonctionnait pas. En gros, le ministère de la jeunesse et des sports et le ministère de l'éducation nationale disent : « On y consacre des crédits, mais débrouillez-vous parce que vous nous les avez enlevés ! » Ce n'est pas un vrai niveau interministériel.

Le fait de nommer un délégué interministériel sous l'autorité du premier ministre (je suis en train d'écrire un bouquin sur l'impuissance publique et la crise de gouvernance de la France et c'est l'un des éléments que j'évoque) ne marchera pas. On a nommé un délégué interministériel au logement, un monsieur remarquable que je connais bien et qui fait le travail qu'il peut faire dans le cadre qu'on lui a fixé, mais on ne lui donne pas les moyens de son action. Le ministère de la ville est une action politique et il faut donc, à mon avis, un grand ministère de la ville.

A une époque, il a été avec le ministre de l'aménagement du territoire et, avec moi et Jean-Louis Borloo, il était avec le ministre de la cohésion sociale, ce qui me semble un peu plus cohérent, mais je pense qu'il faut donner une force politique à ce ministère parce que, par définition, il agit sur tous les sujets que nous avons évoqués l'un et l'autre.

Enfin, je conclus sur Bruxelles. Les contacts que j'ai eus avec Bruxelles ont concerné essentiellement les zones franches urbaines puisqu'on préparait leur plan d'extension, et nous n'avons pas eu beaucoup d'autres contacts en dehors de cela. Nous avons discuté essentiellement d'Urban ou de sujets de ce type avec les fonds structurels européens, mais quand on voit l'impact de ces sujets en termes financiers et en matière d'effet de levier, ce n'est pas grand-chose. Je pense donc qu'aujourd'hui, l'Europe est très absente de ce débat en dehors de la discussion sur les zones franches urbaines, qui est d'ailleurs beaucoup plus fiscale que sociale.

Comme j'ai essayé de l'exprimer au cours d'un Conseil des ministres européens à Prague, les pays d'Europe centrale étant plutôt en ligne sur ce point, l'idée serait de consacrer une partie du Fonds social européen à des actions de reconstruction humaine qui accompagnent les actions de rénovation urbaine qui sont en train de se faire dans beaucoup de pays européens.

M. Eric RAOULT .- Il y a toujours une très forte concordance d'esprit entre ce que dit Marc-Philippe Daubresse et moi-même, mais je vais me permettre d'ajouter quelques précisions.

Le ministre de la ville est coincé quelque part entre le ministre des affaires sociales et le ministre de l'intérieur, mais comme il doit avoir une disponibilité propre et importante, il est évident que le meilleur des ministres de la ville est le premier ministre, mais qu'il n'a pas toujours la disponibilité de se rendre sur place sans caméras. En fonction de cela, de 1995 à 1997, j'avais le bienveillant intérêt et le soutien du premier ministre.

J'ajouterai que, lorsqu'on donne un coup de téléphone au conseiller de l'urbanisme et du logement du président de la République, cela facilite les choses. Il ne faut pas le faire trop souvent avant un remaniement, mais, en l'occurrence, il peut être utile d'avoir le premier ministre et le président de la République dans la continuité du soutien.

J'en viens aux relations avec l'Europe. Marc-Philippe en a eu l'expérience avec un nouveau commissaire européen. Avec Jean-Claude Gaudin, nous avions été les premiers à défendre les zones franches urbaines devant un commissaire européen belge qui avait la préoccupation de sa région et des dossiers industriels. Quand on lui disait que, pour nous, il s'agissait d'abord de rouvrir les garages à vélo, il avait plutôt en tête les cheminées de la sidérurgie ou les filières du textile plutôt qu'une intervention.

Je vous livre une anecdote amusante : pour notre première rencontre avec le commissaire Karel Van Miert, nous avons présenté un rapport que Jean-Claude Gaudin avait imagé en disant : « Je ne souhaite pas que les zones franches urbaines soient, en France, des Hong-Kong ou des Macao », mais l'un de nos collaborateurs s'était trompé et avait remplacé « Macao » par « Monaco », ce qui a déstabilisé en partie notre explication. Van Miert s'est penché vers l'un de ses collaborateurs en lui demandant pourquoi nous parlions de Monaco...

L'Europe a effectivement un rôle particulièrement important à jouer, d'autant plus qu'au total, les expériences françaises ont été clonées dans d'autres endroits. Notre interrogation, c'est que Sarcelles et Montfermeil restent des communes très riches par rapport aux réalités d'un certain nombre de pays entrants. On ne brûle pas de voitures en Roumanie, mais il est vrai qu'au point de vue du développement social et urbain, ces pays sont dans une situation de très grande pauvreté par rapport à ce que nous pouvons connaître.

Nous devons donc nous battre becs et ongles pour essayer sinon de maintenir le calibrage des PIC Urban successifs dont nous avons bénéficié, du moins de continuer à obtenir un certain nombre de crédits.

La place du maire est primordiale. Quand, hier, le centre commercial Attac (bien nommé), à Montfermeil, a été assailli par 150 mômes qui sont venus tout casser à l'intérieur en emportant d'abord les confiseries avant les chaînes hi-fi, ce qui a permis à la presse locale de relativiser l'événement, celui qui était présent le plus rapidement, c'est le maire, qui a effectivement un rôle particulièrement important à jouer.

Il y a un couple idéal dans la politique de la ville : le maire et le préfet ou le maire et le ministre, mais rien ne peut se passer sans que le maire soit présent.

A cet égard, je tiens à prendre la défense du maire de Brive-la-Gaillarde, car il faut bien savoir, mon cher Marc-Philippe, que, dans la région de Brive...

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Je ne l'ai pas attaqué.

M. Eric RAOULT .- ..., du fait des difficultés de l'industrie automobile, on a fait venir pendant des années un très grand nombre de familles marocaines de la région d'Oujda. C'est ce qui fait que nous avons maintenant, à Brive, des problèmes particulièrement importants, ce qui montre qu'il n'y a pas des bouts de banlieue simplement à Clichy-sous-Bois.

M. Alex TÜRK, président .- J'ai une demande d'intervention de Mme Voynet et de M. Repentin.

Mme Dominique VOYNET .- Merci, monsieur le Président. Je pense que Marc-Philippe Daubresse a eu raison d'insister sur la continuité des politiques qui ont été conduites au fil du temps avec des tonalités différentes, d'un ministre à l'autre, qui ne sont pas tant liées à une diversité d'approche idéologique ou politique qu'à la volonté de s'adapter au terrain et d'observer ce qui se passe, sachant que nous sommes, paradoxalement, dans une politique peu idéologique et très pragmatique.

Je constate que vous nous avez invités à ne pas être polémiques et que vous avez insisté sur cette continuité, cette distance et cette sagesse, qui sont peut-être plus faciles à observer quand on se situe dans le temps que lorsqu'on considère la proximité géographique. A cet égard, je constate qu'Eric Raoult n'en a pas fait preuve exagérément en qualifiant d'une façon que je considère comme peu acceptable le travail d'un maire qui m'est proche et qui fait partie de mes amis.

D'une façon plus générale, je pense que l'on doit se garder de juger de façon lapidaire de situations complexes, même quand on considère qu'on les a sous le nez, parce que personne ne peut ici apporter de garantie quant à l'absence d'explosion à la suite de circonstances accidentelles difficiles à vivre comme celles qui ont été vécues à Clichy.

Il se trouve que j'avais demandé la parole avant la deuxième intervention de Marc-Philippe Daubresse et que j'ai été heureuse de l'entendre évoquer l'organisation du territoire, notamment l'importance de la montée en puissance des dynamiques d'agglomération. Cependant, je souhaiterais que l'on aille un peu plus loin sans forcément se demander à quel ministère doit être rattaché le ministère de la ville. Intellectuellement, il pourrait être cohérent de le rattacher à l'aménagement du territoire, mais ces deux politiques si transversales, si interministérielles et dotées de si peu d'administrations de rattachement ne seraient pas forcément un cadeau à donner aux missionnaires chargés de ce genre de tâche.

Il pourrait peut-être se rattacher au ministère des affaires sociales ; il pourrait se justifier aussi qu'il soit rattaché à un gros ministère aménageur, mais le débat est sans doute secondaire par rapport à la nécessité de voir toute la chaîne des cohérences territoriales.

Ma question sera double.

Le premier aspect concerne la refonte plus globale de la fiscalité locale. La réforme de la DSU était bienvenue, mais elle ne représente qu'environ 5 % des dotations. A l'issue de cette expérience ministérielle, vous êtes-vous forgé des certitudes, des convictions ou des intuitions quant aux pistes que nous pourrions poursuivre concernant une meilleure péréquation et une plus grande solidarité interurbaine et interrégionale ?

Le deuxième aspect de ma question concerne les outils de contractualisation. Les contrats de plan Etat-Région (peu importe le fait qu'on les appelle « contrats de plan » ou « contrats de projet ») lient l'Etat, les régions et les collectivités territoriales avec une visibilité pluriannuelle bienvenue et une décision a été prise de concentrer les fonds sur des projets plus lisibles et plus importants. Il me semble donc qu'il pourrait être intéressant d'étoffer un volet territorial permettant une contractualisation entre l'Etat, les régions et les agglomérations autour des grands objectifs de la politique de la ville.

Il est vrai qu'il pourrait être plus facile de convaincre la Commission européenne de s'engager si on était capable d'afficher cette politique, qu'il s'agisse de l'utilisation du Fonds social européen ou des fonds Urban, qui sont quand même relativement marginaux dans les transferts arrivant de l'Union européenne, pour essayer de donner de la lisibilité et de la cohérence à cette politique.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Je reviens sur l'agglomération, dont je suis un militant. Cela étant, je mesure, comme tout ministre  vous l'avez été, madame Voynet  que l'Île-de-France est prégnante, y compris médiatiquement, et qu'il est donc difficile d'expliquer une logique d'agglomération dans une région qui a un retard considérable, à mon avis, en matière de structuration en agglomérations. Quand, dans le cadre de la politique de la ville, l'Île-de-France est un dossier dans le dossier, de même que la Seine-Saint-Denis, puisque c'est vraiment dans le 93 que l'on a concentré le plus de problèmes difficiles, et quand on considère en outre que, dans ce département, nous avons un phénomène d'agglomération qui existe trop faiblement, on ne peut que se poser des questions.

A la communauté urbaine de Lille, qui compte 1 million d'habitats, vous pouvez penser que nous savons agir et que nous avons une force de frappe considérable, ce qui n'est pas le cas des petites agglomérations. Evidemment, cela repose le problème des départements, des régions et de leur gouvernance dans lequel je n'entre pas. Je pense simplement que l'un des handicaps qui a freiné beaucoup le fait que l'on puisse faire une politique territoriale guidée par une logique d'agglomération, c'est ce problème de l'Île-de-France.

Il est évident que la fiscalité locale est au centre de cette problématique. Avec Jean-Louis Borloo, nous avons essayé de faire la réforme de la DSU en décidant d'écrêter une partie de la dotation globale forfaitaire pour la « laseriser » sur les communes les plus en difficulté et je pense que nous avons bien réussi là-dessus, mais nous n'en sommes qu'à l'échelle de 5 % et il faudrait poursuivre cette péréquation.

Notre difficulté réside dans le ratio. En effet, autant je pense que cette réforme (mais je l'ai portée ici, au Sénat, et à l'Assemblée et je ne vais donc pas la renier) est bonne dans les redistributions, autant je pense que les ratios sur lesquels on l'a faite pour trouver un consensus, en écoutant les élus de tous les bords, sont discutables.

Le rapport entre le pourcentage de la population d'un territoire en ZUS et celui de la population d'une ZFU peut créer un effet levier qui aboutit à ce que la ville de Roubaix, par exemple, puisse obtenir 20 millions d'euros de plus qu'auparavant, c'est-à-dire une augmentation de 600 % de la DSU. Cela produit dans les ratios des effets qui ne sont pas bons.

Si on veut aller plus loin, et je pense qu'il faut le faire, dans cette péréquation et cette redistribution des richesses, il faut trouver des paramètres de redistribution un peu plus objectifs, ce qui pourrait être possible à l'échelle de l'agglomération, quand elle existe. Autrement dit, ce n'est pas forcément l'Etat qui doit être le redistributeur. De même que l'on fait des dotations de solidarité communautaire, on peut imaginer, peut-être avec des majorités des deux tiers pour éviter les risques de politisation de ces affaires, que l'agglomération elle-même trouve des formes de péréquation beaucoup plus importantes que ce qui existe aujourd'hui.

Sur les autres contractualisations, même si je ne devrais pas le dire dans cette enceinte), je pense que, philosophiquement, en termes de gouvernance de l'Etat, les deux grandes instances d'avenir sont la région et l'agglomération, la région ayant vocation à s'occuper de la politique de la ville et étant l'un de nos partenaires essentiels pour l'ANRU.

Je mets à part l'Île-de-France parce que sa situation est plus compliquée : il faudra trouver pour elle un système binaire, mixte ou composite avec les départements, sachant que, faute de ce consensus, on n'arrivera jamais à rien.

En dehors de ce sujet, je pense que la région pourrait être une force organisatrice assez intéressante en liaison elle-même avec les agglomérations, ce qui permettrait d'aboutir à des contrats qui utilisent toute la force des politiques de ces nouveaux contrats de ville, de ces nouveaux contrats de projet et du plan de cohésion sociale qui s'intégreraient dans une dynamique régionale portée elle-même territorialement par les agglomérations. C'est plutôt ma vision de l'organisation.

Pour être encore plus iconoclaste, j'ajouterai que, dans le rapport Ségard  je réponds ici à Mme Voynet , nous avions envisagé un ministère des affaires territoriales qui aurait regroupé l'aménagement du territoire et la politique de la ville et qui aurait justement essayé de porter toutes ces politiques territoriales dans une vision assez décentralisatrice.

Mme Dominique VOYNET .- Nous voudrions avoir ce rapport.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Ce rapport n'a pas été remis officiellement au ministre. Il m'a été remis le lendemain de mon départ.

Mme Marie-France BEAUFILS .- Il faudra le mettre à notre disposition.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Je l'ai travaillé personnellement et je suis d'accord pour vous en donner une synthèse. Cela étant, c'est un avis qui n'engage pas mon groupe politique et qui se fonde sur mon expérience.

M. Eric RAOULT .- Je vais essayer de répondre le plus pragmatiquement et le plus politiquement possible à Mme Voynet en lui rappelant que la proximité est non seulement idéologique mais aussi géographique. Je connais mieux Clichy-sous-Bois qu'elle, mais c'est normal pour les raisons qu'elle sait.

Mme Dominique VOYNET .- Moins bien que le maire de Clichy, quand même.

M. Eric RAOULT .- C'est vrai, mais comme le maire de Clichy a habité Le Raincy pendant trois ans, nous avons pu échanger.

Mme Dominique VOYNET .- Votre argument est grandiose !...

M. Eric RAOULT .- En ce qui concerne le contrat de plan, il y a en effet une spécificité de l'Île-de-France, comme l'a dit Marc-Philippe, et je suis heureux que, depuis plusieurs contrats de plan, l'Île-de-France, au travers de son conseil régional et des différentes majorités qui s'y sont succédé, a participé très précisément au contenu et aux élaborations des contrats de ville, ce qui est un point très important.

Il faut aussi être logique, madame Voynet. Lorsqu'on demande, dans le cadre du prochain contrat de plan, d'étendre la ligne de train-tram vers Clichy-Montfermeil pour un coût estimé à 273 millions d'euros et qu'on alourdit ce contrat de plan par un certain nombre de ces demandes, même si elles sont justifiées, il est important qu'il puisse y avoir parfois un relais. Or je tiens à lui rappeler que, pendant quinze ans, le département de la Seine-Saint-Denis, au travers de son conseil général, n'a apporté aucun moyen aux différents contrats de ville de ce département, mais elle ne connaissait peut-être pas cette spécificité à l'époque.

Pour ce qui concerne la réforme de la dotation de solidarité urbaine, je rappelle que le fonds de solidarité de la région Île-de-France (FSRIF), en 1996, comme Marc-Philippe le soulignait tout à l'heure, et en 2004, au titre de la nouvelle réforme de la dotation de solidarité urbaine, a permis d'obtenir les plus forts abondements dans le département de la Seine-Saint-Denis. Certes, on n'atteint pas 600 % comme à Roubaix, mais quand même 470 % pour Clichy-sous-Bois et, malheureusement, seulement 43 % pour la ville de Montfermeil.

A mon avis, cette réforme de la dotation de solidarité urbaine doit être désormais considérée comme un acquis qu'il convient d'évaluer, mais il faut aussi parfois justifier l'utilisation des abondements. Je veux bien que, dans un département comme celui dont nous sommes les élus, on puisse dire qu'il y a un désengagement de l'Etat à travers un certain nombre de dotations, mais, en l'occurrence, il me paraît important de souligner que cette dotation de solidarité urbaine, vis-à-vis de cette population, doit être désormais justifiée dans son utilisation.

Je rappelle à Mme Voynet que, dans l'origine de la dotation de solidarité urbaine, il y avait un rapport annuel d'utilisation présenté devant le conseil municipal, ce qui n'est pas fait dans toutes les collectivités locales.

M. Thierry REPENTIN .- Messieurs les Ministres, je commencerai par vous prier de m'excuser d'être arrivé en retard et par dire que je suis ravi de revoir Marc-Philippe Daubresse sur ce dossier. Nous n'avons pas toujours partagé les mêmes analyses, mais nous avions en tout cas en vous quelqu'un qui connaissait le sujet et, du coup, les choses pouvaient avancer dans le dialogue républicain qui, par ailleurs, a toujours fait partie de votre pratique politique. Je ne le dis pas pour M. Raoult puisque je n'ai jamais eu à travailler avec lui en tant que parlementaire.

Je suis ravi d'entendre qu'il y a une analyse ou une approche assez identique des différents ministres de la ville pour traiter ce sujet depuis le premier ministre de la ville. Cependant, très franchement, pour ma part  mais je n'ai sans doute pas assez d'expérience , cela ne m'apparaît pas d'une façon aussi flagrante chez les différents ministres, dans une famille de pensée comme dans d'autres, certains ayant eu une approche très pragmatique et d'autres peut-être moins. Ce constat étant fait, je serais ravi que cette analyse de ma part soit erronée.

J'aurai par ailleurs trois remarques à faire plutôt que des questions à poser.

La première concerne l'intercommunalité. Je rejoins totalement l'analyse de M. Daubresse en disant que c'est sans doute là que l'on doit trouver les solidarités qu'on ne peut pas trouver sur une seule commune, avec une autre locomotive qu'est l'Etat, sans conteste. J'ajoute qu'à terme, le couple idéal en termes de collectivités territoriales est celui que constituent les régions et les agglomérations. Vous pouvez le dire aussi dans cette maison, puisque bon nombre de sénateurs pensent que l'avenir est sur ce couple, même s'il peut y avoir débat entre nous. Cela étant, dans l'intercommunalité telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, a-t-on des outils législatifs suffisamment incitatifs pour que la politique de la ville soit portée à cette échelle ?

A partir du moment où la compétence politique de la ville a été transférée, la DSU elle-même ne doit-elle pas être ciblée sur l'intercommunalité ? Les règles de la dotation de solidarité communautaire ne doivent-elles pas prendre en compte, pour une partie, la problématique politique de la ville, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui ?

Vous avez été aussi ministre du logement. Y a-t-il suffisamment de systèmes incitatifs en termes de politique de la ville pour arriver à une réelle solidarité ? Sur ce sujet, je m'étonne que l'on oppose toujours ceux qui veulent convaincre à ceux qui veulent contraindre. A travers ce débat, n'y a-t-il pas aussi une solution de facilité, au niveau national, pour ne pas entrer dans un débat difficile à mettre en place dans chacune des familles de pensée politique ? Pour ma part, je pense que la solidarité n'étant pas dans les gènes humains ni dans ceux des élus, il faut qu'à un moment ou un autre, l'Etat soit plus contraignant qu'il ne l'est. J'aimerais avoir votre analyse sur ce point.

Voilà ce que je voulais dire sur l'intercommunalité.

J'en viens à mon second point. Marc-Philippe Daubresse dit que le dispositif prime souvent sur l'efficience. J'ai à mes côtés le président de l'ANRU, qui me connaît suffisamment pour savoir que si j'égratigne l'ANRU, je ne vise pas son président mais l'évolution du dispositif lui-même. Autant j'applaudis des deux mains l'analyse qui est faite de la part de partenaires (l'Etat, les collectivités territoriales, le monde HLM et le monde de l'entreprise à travers le 1 % Logement), autant je me demande pourquoi on n'a pas pensé d'emblée à faire une agence qui permet de mêler l'urbain et l'humain et pourquoi on a donc créé en plus une agence de cohésion sociale.

Si j'ai une critique à faire en tant qu'ancien membre du conseil d'administration de l'ANRU, c'est qu'à mon avis, on parle beaucoup d'urbain et très peu d'humain. Vous avez dit qu'il fallait aider la personne et le territoire. Or j'ai le sentiment que l'on aide le territoire mais non pas la personne. Cela me semble être une dimension essentielle. A l'origine, ces territoires n'avaient pas les problèmes qu'ils ont aujourd'hui parce que les ménages qui venaient sur les ZUP avaient une activité professionnelle, c'est-à-dire une vie comme nous espérons tous en avoir. Aujourd'hui, on continue à aider le territoire à travers l'ANRU, mais non pas les personnes qui y sont. Il est vrai qu'en travaillant sur l'urbanisme, on améliore l'environnement quotidien, mais on n'améliore pas la vie des habitants.

Pourquoi, finalement, ne pas faire une seule agence et pensez-vous que l'on prend suffisamment en compte la situation des personnes qui vivent sur le territoire ?

Vous avez initié une loi qui prévoyait une intervention sur 189 quartiers à l'origine et quand je suis parti, nous devions en être à 1 000 quartiers concernés.

M. Jean-Paul ALDUY .- Il ne faut pas exagérer, quand même.

M. Thierry REPENTIN .- Entre les priorités 1 et les zones 2 et 3, on n'est pas loin de 1 000 quartiers si on accorde toutes les dérogations demandées. Pourquoi cette explosion ? C'est la question que je pose.

Enfin, vous avez été l'un et l'autre en charge d'un ministère difficile à piloter puisqu'il est basé sur l'interministérialité. Quand il s'agit d'aider la personne au quotidien, cela dépend aussi des décisions de vos collègues du gouvernement, notamment en ce qui concerne l'éducation nationale, la santé ou la police. Compte tenu de votre expérience, vous semble-t-il crédible qu'un premier ministre convaincu de la politique de la ville puisse faire en sorte que son ministre de la ville, chaque année, sur les effectifs des différents ministères, puisse avoir son mot à dire dans le budget ? L'éducation nationale, la santé et la police me semblent être des éléments, en tout cas dans nos interventions, qui reviennent très souvent comme des maillons manquants et des faiblesses, et mon constat porte sur quinze ans et donc sous différentes majorités.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Sur l'intercommunalité, je suis partisan, philosophiquement, d'une sorte de dotation de solidarité communautaire qui consoliderait la DSU sur des critères dans lesquels on laisse une certaine liberté à l'agglomération, avec un certain nombre de paramètres à prendre en compte comme le nombre de logements sociaux, par exemple. Je pense qu'il serait bien de procéder de cette façon. On contractualiserait avec l'agglomération, on lui donnerait une somme et, à partir de là, on pourrait s'occuper de sa répartition en tenant compte des opérations de mutation urbaine et d'aménagement qui se produisent sur le territoire : il est évident qu'on a besoin de plus d'argent pour insuffler une dynamique au moment où on transforme le quartier que dans d'autres périodes.

J'insisterai sur l'ANRU, qui est le sujet de votre deuxième question. Ce n'est pas parce que je suis devant son président que je le dis, mais je pense que c'est une grande réforme. Je ne suis pas un fanatique des agences, mais le grand intérêt de l'ANRU, c'est, d'une part, l'effet de levier du financement et, d'autre part, ce que j'ai appelé tout à l'heure la gestion partenariale de la complexité. Il s'agit en effet de mettre autour de la table des partenaires qui vont partager une stratégie et une répartition de l'argent que nous avons pu collecter de manière plus large en les amenant au même moment, au même endroit et sur les mêmes objectifs, ce qui crée des effets de levier intéressants.

Par exemple, dans le département du Nord, que connaît bien le président Türk, la ville d'Aumont, qui avait besoin de 100 millions d'euros pour faire sa mutation urbaine et qui n'avait pas un sou pour cela dans son budget, a pu faire l'opération grâce à une DSU de 1 million d'euros supplémentaires par an (sachant que son apport est de 10 millions d'euros sur 100 millions d'euros en tout), compte tenu des effets de levier de l'ANRU et sans que cela lui coûte un euro de plus dans son budget. Je dis cela parce que les chiffres sont ronds et que c'est facile à comprendre : 100 M€, 10 % payés par la ville et un emprunt sur vingt ans d'un million d'euros par an apportés justement par la DSU.

L'ANRU a cette logique centralisatrice indispensable en amont. Pour autant, si j'avais un conseil à donner, je pense qu'il faudrait instaurer une logique décentralisée en aval. En effet, l'arrivée des dossiers s'est faite tout doucement au début, mais il y a aujourd'hui un effet d'entonnoir terrible parce que les maires ont commencé à comprendre ce que cela impliquait. Il faut donc résorber le bouchon ! Cependant, si on pouvait territorialiser les choses en aval, on pourrait faire des opérations intéressantes.

Pour ma part, je suis pour une seule agence de rénovation urbaine et de cohésion sociale, parce que nous avons à peu près les mêmes partenaires autour de la table et que l'on pourrait ajouter d'autres effets levier en mettant dans les partenaires l'éducation nationale, les représentants du monde associatif, notamment dans le domaine de la prévention de la délinquance, les représentants de la santé et ceux de la jeunesse et les sports, ce qui nous donnerait une forme interministérielle.

En revanche, je ne crois pas à un premier ministre chargé de ces questions, même si tout premier ministre est capable de faire de grandes choses. J'ai vécu de façon proche de Jean-Pierre Raffarin qui, en tant que premier ministre, était convaincu de la décentralisation et qui m'avait dit qu'il voulait piloter cela en direct parce que c'était sa conviction. En définitive, quel qu'il soit, le premier ministre est pris par ses problèmes et sa gestion, ce qui fait que, même s'il veut prendre en charge personnellement un sujet en direct, qui est un sujet de longue haleine et qui ne se règle pas en faisant une loi, il n'y arrive pas.

Je ne crois donc pas au rattachement à un premier ministre directement, pas plus qu'à un délégué ministériel. Je pense qu'il faut un grand ministère de la ville et j'ajoute que le noeud de cette affaire, sur le terrain (c'est pourquoi je parlais du ministère des affaires territoriales), c'est le préfet. On arrive à mettre à peu près en place le plan de cohésion sociale sur le terrain parce qu'on mobilise les réseaux de préfets. J'ai fait trois fois le tour de France et j'ai mobilisé les préfets en France.

La politique de la ville a besoin de préfets. Pour autant, faut-il des préfets délégués à la cohésion sociale ? Je pense que le préfet lui-même, avec son autorité, a les moyens de mobiliser l'interministériel et qu'on y arrivera en décentralisant l'ANRU en aval tout en gardant l'organisation centralisée et en y liant la cohésion sociale.

Vous m'excuserez d'avoir été long, mais c'est un sujet que j'aime bien.

M. Roland MUZEAU .- Je ferai un premier constat très bref : moi qui pratique la politique de la ville depuis 1982, avec les premiers quartiers Dubedout, je peux témoigner que je n'ai pas connaissance d'exposés des motifs si différents. Au terme des constats effectués ministère après ministère, tout le monde reconnaissait que cela n'allait pas très bien et que les choses ne s'arrangeaient pas. Au-delà de cette appréciation, il y avait, comme le disait mon collègue, plus ou moins d'humain, ce qui est assez important au bout du compte, voire très important, ou plus ou moins d'urbain, l'urbain étant toujours la primauté des politiques, même si c'était bien sûr indispensable.

Je pense donc que nous ne pouvons pas vraiment nous chercher des noises parce que le constat est plutôt partagé.

Cependant, c'est en ce qui concerne l'humain que les choses ne vont plus bien. Comme vous l'avez dit tout à l'heure, monsieur Daubresse, l'humain est aujourd'hui différent de ce qu'il était hier dans les lieux mêmes dans lesquels on est en train de travailler sur les bâtiments. Dans ma ville, il y avait des bâtiments qui, il y a trente ans, fonctionnaient parfaitement parce qu'il n'y avait pas de chômeurs dans le pays pas plus que dans la ville. Il y avait un taux de chômeurs résiduel, il n'y avait pas de problèmes, ces bâtiments fonctionnaient bien et le lien social y était fort.

La crise s'accentuant et les taux de chômage devenant gigantesques, c'est là que sont apparus les problèmes. Je précise qu'il s'agit d'une ville d'immigration depuis quatre-vingts ans, c'est-à-dire depuis 1924, avec l'arrivée des Marocains, et que plus de la moitié de la population est d'origine étrangère. Ce ne sont pas des phénomènes marginaux.

C'est donc bien la crise qui est à la source des problèmes des villes et non pas les bâtiments en soi, même s'ils sont moches et trop concentrés, toute ces choses étant à régler par ailleurs. Or le problème qui se pose sur ce point, c'est que nous n'avons probablement pas les mêmes appréciations ou, du moins, la même envie de toucher à ce qui fait mal.

Quand je regarde le mal que se donnent les missions locales et les programmes locaux d'intégration par l'emploi pour placer x jeunes dans l'année, je me rends compte que ce sont des boulots terribles et nous sommes tous très contents quand quelques dizaines trouvent une solution à leurs difficultés. Malheureusement, quand, du fait des difficultés dans l'automobile, comme cela a été le cas à Aulnay il y a quelques semaines, la mission d'intérim de 600 jeunes est arrêtée du jour au lendemain, cela fait 600 jeunes au tapis d'un coup, et on peut multiplier les exemples.

On voit bien la masse des difficultés qui sont devant nous et face auxquelles les dispositifs qui existent ne sont que des palliatifs, même s'ils sont nécessaires et s'il s'agit de politiques nécessaires à mener, à des années lumières des problèmes posés.

On veut toucher aux mécanismes qui fondent notre économie. Nous n'allons pas débattre du CPE aujourd'hui, mais la question de la précarité est clairement posée quand on sait que 80 % des emplois dans la grande distribution sont de la précarité et du temps partiel. Ce sont des salaires de misère qui font que les gens, rentrés chez eux, vivent tellement mal que tout le reste s'ensuit, notamment le délitement de la vie familiale.

Nous en sommes là et c'est probablement dans un certain nombre de propos que vous avez pu tenir, monsieur Daubresse, que je retiens les choses les plus intéressantes. En effet, même si la mise en pratique ne s'est pas faite, vous avez évoqué ces questions.

De la même manière, comment ne pas s'interroger sur une société qui fabrique mille pauvres de plus par jour selon les données européennes, comme l'indique un rapport qui vient de nous tomber et qu'en est-il des phénomènes induits par les départs massifs d'entreprises de production qui génèrent les licenciements dans les PME et les TPE ?

Je suis d'accord avec vous sur la nécessité des politiques territoriales, mais je suis contre l'outil de l'agglomération avec les dispositifs que vous avez annoncés, comme quoi on a le droit d'être amis et de ne pas être d'accord sur certains sujets. Je trouve en effet que nous devrions nous arrêter quelques instants sur l'agglomération, même si le président nous a dit que nous n'avions pas beaucoup de temps.

Par ailleurs, j'aimerais avoir votre opinion, monsieur Daubresse, sur les questions de peuplement que vous avez abordées au début de vos propos. Que pensez-vous du fait que tant de maires continuent à refuser d'avoir 20 % de logements sociaux sur leur territoire, ce qui n'est pas un chiffre énorme et comment réagissez-vous à ce type de situation ? On sait que cela ne se réglera pas par des phénomènes d'agglomération qui consistent à mélanger les choux et les carottes et à aboutir à une moyenne de 20 % qui fait que tout le monde est content. C'est aussi de cette manière que les choses se traduisent alors que le territoire communal ne peut pas trouver de bonne moyenne avec les territoires situés à côté. C'est un vrai problème et je voudrais avoir votre appréciation sur cette question.

Enfin, je voudrais avoir votre sentiment sur l'adoption, à l'Assemblée nationale, de l'amendement Ollier qui vient torpiller la loi SRU sur ce même sujet. Cela va revenir au Sénat et j'espère que nous aurons le courage de le refuser, mais c'est un vrai problème. J'aimerais donc avoir votre opinion sur ce point.

Voilà, messieurs les Ministres, ce que je souhaitais vous dire.

M. Alex TÜRK, président .- Je pense qu'il vaut mieux que nous regroupions les questions, sans quoi je crains que nous ayons des difficultés d'organisation. Je propose que plusieurs orateurs s'expriment et que la réponse soit globale.

M. Jean-Paul ALDUY .- Je vais être bref, d'autant, monsieur le Président, que vous m'avez annoncé qu'il y aurait une audition de l'ANRU sur la base des questions qui sortiraient précisément des auditions. De plus, Marc-Philippe Daubresse est l'un des pères de l'ANRU et le sujet a été largement amendé.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Quand le bébé est beau, il ne manque pas de pères pour le reconnaître...

M. Jean-Paul ALDUY .- Vous me permettrez quand même de vous reconnaître dans cette filiation.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Le premier père, c'est Jean-Louis Borloo.

M. Jean-Paul ALDUY .- Vous vous êtes mis à deux là-dessus, quand même... (Rires.)

Cela dit, on a beaucoup abordé le problème de la complexité administrative française. J'habite dans une zone frontalière et je peux faire la comparaison entre Perpignan et Gérone, et entre ce qui se passe à Barcelone et ce qui se passe dans les grandes villes millionnaires françaises : c'est la nuit et le jour en termes de mécanismes de décision et donc de capacités d'action. Pourtant, la mondialisation tape en Espagne autant que chez nous, de même que les délocalisations et les difficultés des jeunes. La différence, c'est qu'à Barcelone, le taux de chômage est de 7 % alors qu'à Perpignan, il est de 15 et que le taux de chômage des jeunes est aux environs de 8 % à Barcelone alors qu'il est de 25 ou 30 % à Perpignan.

Je crois profondément que la complexité administrative française est l'un des éléments centraux de l'incapacité que nous avons à gérer la crise urbaine.

Je m'adresse donc à nos deux ministres, qui l'ont vécue de près, pour avoir leur point de vue sur trois réflexions.

Premièrement, je crois que la région Île-de-France est un cas en soi et qu'à la limite, il faut un ministre de la région Île-de-France. Il y en a eu un : il s'appelait Delouvrier. Certes, la décentralisation n'était pas là, mais il s'est passé beaucoup de choses à cette époque parce qu'il y avait une autorité qui faisait de la coordination des actions de l'Etat. Dans une autre vie, j'ai été directeur général d'une ville nouvelle de la région parisienne, celle de Saint-Quentin-en-Yvelines, j'ai été aussi directeur de l'IAURP, qui s'appelle aujourd'hui IAURIF, j'ai vécu cela de près (Delouvrier était mon premier patron) et je crois que la région Île-de-France en soi est un sujet très différent des autres. On n'arrivera jamais à trouver des méthodes administratives qui s'appliquent à la fois à la région parisienne, à Perpignan ou à Roubaix et cette course nous amène systématiquement à l'échec, du moins de l'un ou de l'autre. Je crois donc qu'il faut traiter la région parisienne de manière différente sur le plan de la décision de l'Etat.

Deuxièmement, Marc-Philippe, le fait d'avoir mis pour la première fois dans un même ministère à la fois l'emploi et le logement, puisque cela revenait finalement à cela, est à mon avis le très bon périmètre de la ville. Cependant, je ne suis pas sûr qu'en augmentant le périmètre, on gagne en efficacité, d'autant que, lorsqu'on a ce bon périmètre en termes de décisions politiques, si on met en place un outil d'exécutif du style agence, selon l'exemple de l'ANRU, on peut rassembler les partenaires et les autres ministères.

Nous sommes d'accord tous les deux : le fait d'instituer deux agences complique le mécanisme et nous sommes à peu près sûrs que cela ira à l'échec, sans vouloir faire de pronostics (cela ne sortira peut-être pas d'ici, mais je dis ce que je pense), pour de nombreuses raisons, y compris humaines et de conflits.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Si c'est dans le rapport, cela sortira d'ici.

Mme Marie-France BEAUFILS .- Il ne sortira pas avant l'automne prochain...

M. Jean-Paul ALDUY .- Nous partageons en tout cas la même analyse.

J'ai une autre proposition à faire, et celle-ci fera rire tout le monde. Je constate que l'on donne deux ans aux ministres de la ville, ce qui est une erreur : on devrait interdire de changer de ministre de la ville sur un mandat. C'est ce que je me dis quand je vois qu'au bout de deux ans, Marc-Philippe est devenu parfait et qu'on l'a fait partir à ce moment-là. Je suis donc pour que l'on fasse un texte de loi obligeant de garder les ministres de la ville sur un mandat.

Il faut en effet de la durée pour s'approprier ce sujet. Vous avez eu cette expérience et vous voyez bien comment vous l'avez vécue. Au bout de deux ans, vous avez fait le tour de la France, vous avez repéré la complexité du mécanisme et toutes les difficultés ministérielles, vous vous êtes confrontés au ministère des finances, avec ce que cela suppose de difficultés, et vous commencez à avoir une vraie capacité politique. Je constate que, depuis vingt ans, la durée moyenne d'un ministre de la ville doit être d'environ un an et demi ou deux ans. S'il y a vraiment une tâche ministérielle qui implique un peu de durée dans l'action compte tenu de la complexité de la tâche de coordination administrative, il me semble que c'est bien celle là.

Par ailleurs, je voudrais poser une question à Marc-Philippe sur une chose que j'ai mal vécue. A un moment donné, vous avez eu le choix d'augmenter la DSU en disant que c'est en l'augmentant que l'on pourrait financer les associations et donc que l'on pouvait réduire le budget d'aide aux associations. Je crois que cela a été une énorme erreur parce que la plupart des maires qui ont eu la DSU l'ont utilisée à tout sauf à la politique de la ville.

M. Eric RAOULT .- Pourtant, ils l'avaient réclamée.

M. Jean-Paul ALDUY .- Entre le discours et la réalité, il faut toujours voir ce qui se passe.

Je crois profondément que l'erreur a été double. En premier lieu, il aurait fallu transférer la DSU aux agglomérations pour les dynamiser et leur offrir la capacité d'être vraiment les autorités organisatrices de la politique de la ville, ce qu'elles ne sont pas aujourd'hui pour de nombreuses raisons : dans la plupart des cas, elles n'ont même pas cela dans leurs compétences. Nous avions là un levier financier intéressant.

Mme Marie-France BEAUFILS .- Attention : les DSU nous ont baissé nos DCTP de façon énorme.

M. Jean-Paul ALDUY .- Voici la question que je pose à nos deux ministres : ne croyez-vous pas qu'en l'occurrence, nous avons raté l'occasion de transférer la DSU aux agglomérations pour faire de celles-ci l'autorité organisatrice de la ville et, en tout état de cause, de ne pas faire cette sorte de siphonage entre le FIV et la DSU qui a été très mal perçu sur le terrain et a démobilisé un ensemble d'associations ?

Je résume mes deux questions. Premièrement, comment vivez-vous cette coordination interministérielle avec le cas particulier de la région Île-de-France ? Deuxièmement, comment peut-on, demain, faire des agglomérations l'autorité organisatrice de la ville si on ne joue pas sur les mécanismes financiers, notamment la DSU, le FIV, etc. ? Enfin, il reste la question de savoir pourquoi on a fait deux agences au lieu d'une, mais la réponse a déjà été donnée.

M. André VALLET .- Monsieur le Président, messieurs les ministres, je voudrais évoquer quatre ou cinq points que vous avez indiqués dans vos interventions.

Premièrement, monsieur Daubresse, vous avez parlé d'une politique de mixité sociale qui devrait être beaucoup plus forte. La volonté de tous les maires est en effet d'éviter que ces quartiers constituent des ghettos. Cependant, ces quartiers ayant une très mauvaise image dans les villes considérées  et les médias ont bien favorisé les choses à cet égard , il n'est pas simple de changer cette image et ce n'est pas seulement le maire qui peut y parvenir. Préconisez-vous des moyens incitatifs qui permettraient de changer les choses ? J'aimerais que vous puissiez dire un mot de cela.

Mon deuxième point concerne la DSU. Tout à l'heure, notre collègue Alduy a dit que les maires l'ont souvent utilisée à autre chose. Je plaide coupable : je l'ai utilisée à autre chose moi-même, mais je l'ai fait parce que mon préfet m'a dit : « Si vous voulez un nouveau commissariat de police, je n'ai pas l'argent pour le subventionner. En revanche, si vous le prenez sur vos crédits de la ville, ce sera possible. » Cela a été catastrophique parce que ces ressources ont manqué ensuite sur les quartiers qui avaient besoin de cet argent. De plus, nous avons eu l'obligation d'implanter ce commissariat dans ces quartiers et ceux-ci n'étant pas au centre-ville, la population n'a pas compris que nous puissions situer un commissariat de police de manière aussi excentrée. Autrement dit, ces crédits ont trop souvent été utilisés, à notre corps défendant, à des investissements qui n'avaient rien à voir directement avec la politique de la ville.

Troisièmement, vous avez évoqué, monsieur Raoult, le problème des missions locales et vous avez même dit que vous souhaitiez leur relance. Pourriez-vous faire un point sur le fonctionnement des missions locales et considérez-vous qu'elles donnent satisfaction globalement ? En matière de relance, sur quels points aimeriez-vous aujourd'hui un nouveau souffle pour ces missions locales ?

J'en viens à un dernier point qui a été évoqué plusieurs fois : le rôle du maire. Nous avons réuni aujourd'hui un consensus quasi général, à droite et à gauche, sur l'idée selon laquelle, si on place bien le maire dans un dispositif, bien des choses peuvent s'arranger. Je ne nie pas la place du maire, mais il n'est pas seul dans la commune et les problèmes de fonctionnement que j'ai pu avoir et qui doivent être partagés avec d'autres sont ceux de la liaison avec les services de l'Etat dans la commune. Je parle notamment du commissaire de police, de l'éducation nationale, de la santé et même des pompiers, qui ne sont plus communaux mais départementaux.

Il est bien de vouloir situer le maire au centre du dispositif, mais mieux vaut-il encore lui permettre d'avoir une liaison beaucoup plus forte avec les services de l'Etat qui refusent parfois une collaboration superficielle, sans doute, ou profonde, ce qui n'est pas le cas de tous les fonctionnaires.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Je vais essayer d'être brève, monsieur le Président.

Monsieur Daubresse, je souhaite vous interroger sur deux points que vous avez évoqués plusieurs fois sans insister : les politiques de peuplement et les discriminations diverses et variées. Sur ces deux points à mon avis fondamentaux, j'aimerais que vous soyez un peu plus explicite.

La politique du peuplement a été évoquée tout à l'heure par l'un de nos collègues qui a dit que les moyens de contournement de la loi SRU faisaient que, finalement, on continue de construire des logements sociaux là où il y en a déjà pléthore. C'est le cas dans ma ville, Villiers-le-Bel, une ville du Val-d'Oise de près de 30 000 habitants située à côté de Sarcelles, où il y a 100 % de logement sociaux et où on essaie de les faire intelligemment, c'est-à-dire qu'au lieu de les construire par paquets de mille dans les champs de luzerne, on les fait par paquets de trente en centre-ville, avec des petites opérations ici et là.

Cependant, quand le maire peut loger quinze familles originaires de la ville, le préfet en envoie quarante qui viennent d'ailleurs et qui sont toutes plus en difficulté les unes que les autres. C'est donc un souci. On continue ainsi d'appauvrir les villes et on assiste à une paupérisation par tous les bouts. Vous connaissez le problème : les familles qui ne croulent pas sous les difficultés et qui ont la possibilité d'aller vivre ailleurs s'en vont et on en arrive à ce qu'on ne voudrait pas avoir en France mais qu'on a quand même (nous sommes en plein dedans) : la ghettoïsation. Je voudrais connaître vos suggestions sur ce problème qui me paraît fondamental.

Il en est de même pour les discriminations que nous vivons à plein tous les jours et sur lesquelles je reviendrai en posant quelques questions à M. Raoult.

Vous avez dit également, monsieur Daubresse, qu'il fallait aider la personne plutôt que le territoire. S'il s'agit de mettre un tutorat individuel pour aider un enfant en difficulté scolaire, cela revient à aider la personne et j'applaudis des deux mains, mais s'il s'agit de donner un peu plus aux pauvres pour les aider à payer leurs factures d'électricité, même si je caricature, cela m'intéresse moins parce que ce n'est pas ainsi que l'on réglera le problème.

Je souhaiterais donc que vous précisiez un peu votre pensée sur ces deux points : le peuplement et l'aide à la personne.

Je reviens sur le problème des discriminations. Monsieur Raoult, vous avez utilisé tout à l'heure une formule que j'ai retenue : « Il est important, dans le quartier, que Charles-Edouard et Mouloud sachent l'un et l'autre qu'ils vont pouvoir bénéficier d'un contrat ». Tout d'abord, il n'y a plus de Charles-Edouard chez nous. Avez-vous une astuce pour qu'ils reviennent ? Quant à Mouloud, vous avez dit également que, si les jeunes n'ont pas en tête le chiffrage de ce qu'on fait pour eux, c'est une erreur, et vous avez pris l'exemple du tramway.

Je trouve très intéressant que les jeunes, les moins jeunes et les citoyens en général, si on veut qu'ils soient citoyens, sachent ce qu'on fait, non pas pour eux mais avec eux, et combien cela coûte. C'est la base minimum du fonctionnement citoyen, justement, d'un maire avec ses habitants.

Malheureusement, si vous allez expliquer aux jeunes de la commune de Villiers-le-Bel : « Ce qu'on fait pour vous, cela coûte tant et votre tramway, c'est le pompon ! », ils vont vous répondre que c'est bien mais que leur souci est ailleurs. Je reviens à Mouloud : il va vous expliquer qu'alors qu'il suit une formation, par exemple, de carrosserie ou de boulangerie, il est obligé de l'arrêter parce que, fin décembre, il n'a toujours pas trouvé de patron de stage, les patrons auxquels il s'adressent voulant du bleu banc rouge !

(Réaction de M. Raoult.)

Je savais que vous alliez réagir là-dessus, mais c'est dit dans un rapport et c'est une formule que j'entends dans ma ville, où on ne se gêne même plus pour employer cette expression ! Quand je me déplace en personne pour essayer d'aider un jeune, on me répond : « Madame Le Texier, moi, je veux du bleu blanc rouge !... »

M. Eric RAOULT .- Dans ce cas, faites appliquer la loi Gayssot et appelez le préfet.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Ce n'est pas une réponse parce que cela se passe tous les jours. Je parle là du gamin en apprentissage. Il va vous dire aussi : « Je n'arrive pas à trouver de patron et mon frère qui, lui, a fait des études supérieures, n'obtient jamais de réponse à ses CV. Je ne m'étendrai pas sur ce problème que vous connaissez. C'est la réalité que vivent nos jeunes issus de l'immigration et quand je dis « issus de l'immigration », vous savez de quoi je parle : ils sont nés ici, la plupart d'entre eux n'ont jamais mis les pieds dans leur pays d'origine et c'est la deuxième et même parfois la troisième génération, étant précisé qu'à cet égard, ni la droite ni la gauche n'ont bien su quoi faire.

Le fond du problème est là. Quand les voitures brûlent, il ne faut pas s'étonner : ces gamins sont dans un sentiment de révolte que l'on peut comprendre.

Je terminerai sur l'une de vos phrases qui m'a un peu surprise, s'agissant de ce rejet et de cette discrimination que vivent les jeunes en permanence. Vous avez dit que, lorsque les problèmes ont commencé le premier soir à Clichy, il aurait été bien que l'on décrète tout de suite le couvre-feu. On aurait ainsi mis tout de suite le couvercle sur la cocotte minute, mais ce qui me paraît être le fond du problème, à savoir les politiques de peuplement, le fait de concentrer la misère au même endroit et la discrimination, serait resté entier.

Enfin, vous n'avez évoqué ni l'un ni l'autre les problèmes d'école et d'échec de la formation et de la scolarisation des gamins, peut-être parce que vous ne voyez pas vraiment comment on peut s'en sortir. Je ne vois pas très bien non plus, mais je sais que cela ne marche pas dans ces quartiers. Chez nous, dans l'est du Val-d'Oise (Sarcelles, Garches, Villiers-le-Bel), quelle que soit la couleur politique des municipalités, seulement 42 % des enfants ont leur brevet. Or ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas tout à fait blancs ni tout à fait riches qu'ils ont deux neurones en moins. Il y a donc quelque chose qui ne va pas.

M. Eric RAOULT .- Ce n'est pas ce que j'ai dit.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Bien sûr, et je ne vous agresse pas du tout. Je vous demande simplement si, compte tenu de votre expérience, vous avez des propositions concrètes à faire en matière de politique de peuplement et de discrimination et en ce qui concerne l'école et l'aide à la personne, s'agissant de M. Daubresse.

M. Alex TÜRK, président .- M. Raoult pourra répondre dans quelques instants. Il reste à entendre M. Mahéas et Mme Hermange.

M. Eric RAOULT .- Comme j'ai une capacité de mémorisation sûrement beaucoup plus faible que celle de Marc-Philippe ou de vous tous, ne serait-il pas possible, monsieur le Président, que nous commencions déjà à répondre sur cette série de questions ?

M. Alex TÜRK, président .- Vous allez donc répondre à cette série de questions assez rapidement pour qu'ensuite, M. Mahéas et Mme Hermange aient le temps de poser leurs questions et que vous puissiez leur répondre.

M. Eric RAOULT .- Je proposerai, monsieur le Président, de reprendre une fois par an le débat sur la création de la dotation de solidarité urbaine, ce qui a été dit et ce qui a été proposé afin de pouvoir retrouver ce qu'a été l'esprit de la loi.

Je souhaiterais aussi que l'on puisse travailler sur les travaux du Conseil national des villes concernant la réforme. Je suis stupéfait de voir que l'on peut proposer quelque chose dans une instance de concertation, puis prendre en compte l'ensemble des propositions qui ont été avancées pour les critiquer ensuite. Il s'agit d'une certaine défausse intellectuelle qui fait que, concrètement, on peut s'interroger sur la réalité de ce que représente cette dotation de solidarité urbaine.

La dotation de solidarité urbaine a été fondée sur la genèse entre villes riches et villes pauvres et la liberté d'action à partir de l'augmentation des dotations. Tout à l'heure, j'ai entendu ce qui a été dit sur le fonds interministériel de la ville et les crédits de la DSU, mais ils ne sont pas abondés sur la même chose.

C'est d'ailleurs le problème d'une instance comme le Conseil national des villes : la réflexion est riche, cela part dans tous les sens, mais, à la fin, il faut quand même faire un compte rendu. Le but est donc aussi de voir que l'on a amélioré la dotation de solidarité urbaine telle qu'elle avait été demandée.

En ce qui concerne la relance des missions locales pour l'emploi, je pense qu'avec toutes les missions supplémentaires qui ont été données depuis trois ou quatre ans en matière de jeunes en difficulté, pour autant que ces missions locales pour l'emploi aient été créées partout et qu'elles maillent maintenant très largement les quartiers en zones urbaines sensibles, ce sont tout de même des réussites. En fonction de cela, au niveau intercommunal, comme je le vois dans mon secteur, où la situation politique est parfois tendue, nous nous retrouvons toujours dans le conseil d'administration de la mission locale. En l'occurrence, nous mettons tous nos étiquettes dans nos poches et nous essayons de trouver un certain nombre de solutions.

Le souhait du premier ministre et des différents ministres du travail ou ministres de la ville qui se sont succédés depuis 2002 est de donner un coup de pouce pour pouvoir en faire le bilan au bout de plus de vingt ans et pour voir comment on pourrait refaçonner les missions locales pour l'emploi et leur donner une sorte de seconde vie qui leur est nécessaire dans un certain nombre d'endroits.

J'en viens à la question sur le rôle du maire. Je suis stupéfait de votre témoignage et de celui de Mme Le Texier. Si un chef d'entreprise met « BBR » sur une annonce, madame le Sénateur-Maire, vous ne faites pas votre travail si vous n'appelez pas le préfet !

Mme Raymonde LE TEXIER .- Il ne l'écrit pas, évidemment, mais il me le dit dans le creux de l'oreille ! Vous aurez toujours beau saisir la justice, cela ne changera rien.

M. Eric RAOULT .- Pour ma part, peu de personnes me disent des choses comme cela dans le creux de l'oreille, mais nous n'avons peut-être pas la même oreille, vous et moi...

Mme Raymonde LE TEXIER .- Vous savez bien que c'est la réalité, quand même !

M. Eric RAOULT .- Si c'est la réalité, on ne doit pas s'en satisfaire et si on a des exemples précis, il faut saisir une instance qui avait été souhaitée par François Mitterrand, qui a été réalisée par Jacques Chirac et qui s'appelle la Haute autorité de lutte contre les discriminations. Donnez-lui du travail ! Un certain nombre de personnalités qui viennent d'y être nommées connaissent bien le monde de l'entreprise. Je vous propose que nous nous voyions dans les jours qui viennent pour rencontrer ensemble M. Schweitzer à qui nous pourrons dire d'intervenir rapidement à Villiers-le-Bel.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Excusez-moi, mais ce n'est pas sérieux. Je ne passe pas ma vie à cela et la plupart des gamins ne viennent pas me le dire. Ils prennent simplement cela sur la tête et ils vivent avec ! Voilà le problème !

M. Eric RAOULT .- Quant au propos de Mme Le Texier sur Charles-Edouard, je répondrai simplement que c'est un prénom, étant membre de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, auquel j'ai pensé tout de suite. Quant au prénom Mouloud, je l'ai retenu parce que j'ai rencontré Mouloud Mammeri ce matin. Ce n'était donc pas prévu à l'avance.

Sur ces problèmes de discrimination, nous ne valorisons pas suffisamment (mais ce n'est pas une question qui se pose seulement aux élus) la réalité sociologique de ces quartiers au niveau des chefs d'entreprise. Lorsqu'on veut développer son activité vers le Maghreb, il vaut mieux avoir quelqu'un qui s'appelle Mouloud que quelqu'un qui s'appelle Charles-Edouard. C'est ce que je voulais dire.

J'avais l'impression, monsieur le Président, que j'étais devant une mission d'information et non pas une commission d'enquête. En l'occurrence, j'ai vu que la totalité de mes propos ont été pris très largement en compte avant même que le sténotypiste les ait retranscrit, mais, en l'occurrence, il est important que, sur ce domaine de la discrimination, nous soyons attentifs à une particularité que nous pouvons positiver : la diversité. Si nous ne la prenons pas en compte, je pense que nous passerons à côté d'un certain nombre de réalités.

Je termine par un point important, madame Le Texier : on peut avoir des idées qui ne sont pas les vôtres tout en étant antiraciste et en ayant du coeur.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Je ne vous fais absolument pas ce procès. Il y a un malentendu : je vous demandais ce que vous proposiez pour mettre fin à ce genre de situation.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Sur ce qu'a dit Jean-Paul Alduy, je n'ai pas de problème puisque je suis d'accord à 100 % avec toutes les remarques qu'il a faites, sachant que j'avais déjà introduit le sujet.

En ce qui concerne ce qu'il a dit sur la région Île-de-France, je laisserai plutôt Eric Raoult répondre, mais je pense quand même que c'est une vraie difficulté. En effet, le fait que nous ayons une structuration de collectivités territoriales qui est mal fichue et qui ne fonctionne pas bien handicape tout le pays alors que, partout ailleurs, en province, le phénomène d'intercommunalité fonctionne bien. Les agglomérations marchent bien, quelles que soient les personnes qui les dirigent et il en est de même des structurations dans ces agglomérations. Le fait de n'avoir pas pu trouver une gouvernance entre la région et les départements d'Île-de-France est un vrai problème.

La réponse aurait pu être apportée par un développement du phénomène d'agglomération, mais ce n'est pas le cas ou cela se fait trop faiblement et dans des tailles qui ne sont pas pertinentes. Il faudra donc bien trouver une solution entre la région et les départements.

A-t-on raté l'affaire de la DSU au moment de la décision de la créer ? Pour dire les choses clairement, les arbitrages sur la réforme de la DSU ont été pris par le ministère des libertés locales et donc par la DGCL et le ministre de la ville a eu un mal fou à faire admettre un certain nombre de choses sur ce point. Pour ma part, je voulais que la DSU s'appelle dotation de cohésion sociale (DCS) et qu'elle soit mise en ligne avec le plan de cohésion sociale. Mon ami Christian Decocq a déposé un amendement à l'Assemblée nationale (j'ai fait plus que le soutenir puisque je l'ai en fait suscité : je ne fais pas de langue de bois) parce que nous étions tous les deux convaincus qu'il fallait que le maire rende compte de l'utilisation de cette dotation et que l'on donne la possibilité au préfet, le cas échéant, de ne pas la reconduire l'année suivante si on constatait qu'elle n'était pas utilisée sur des actions de cohésion sociale.

Comme l'a dit Eric Raoult, la loi Delebarre qui prévoit un rapport annuel n'est pas appliquée et c'est un vrai problème. Certes, ce ne sont pas les mêmes crédits : la DSU est de la péréquation de la DGF par rapport au fonds d'intervention sur la ville (FIV). Pour autant, il est vrai que la tentation existe depuis des années, de la part des finances, de prélever une partie du FIV, la DSU pouvant servir d'argumentaire pour ce faire. Je répète mon point de vue : si on avait mis dans le même panier, à l'échelle d'une agglomération ou, peut-être, d'un syndicat mixte réunissant région et départements d'Île-de-France, la DSU et les moyens du plan de cohésion sociale, on aurait eu de quoi faire des vrais contrats de cohésion sociale et on aurait pu reconvertir le FIV pour faire des actions préventives. De même, en logement, on a, d'un côté, de la rénovation urbaine et, de l'autre côté, de la réhabilitation à faire dans certains quartiers pour éviter qu'à terme, ils retombent dans de la rénovation urbaine.

C'est une idée que j'ai défendue. Finalement, dans les arbitrages interministériels sur la logique de la DSU, pour des questions liées à l'organisation colbertiste de la France et de la gouvernance française qui est totalement obsolète, c'est la DGCL qui a eu le dernier mot.

Il en est de même du contingent préfectoral. J'ai plaidé (Thierry Repentin le sait puisqu'il l'a voté au Sénat) pour que le préfet garde un oeil sur le contingent préfectoral, mais en même temps, on essaie de le définir à l'échelle d'une agglomération qui est l'échelle pertinente. Sinon, on aboutit à ce que décrit Mme Le Texier : nous avons un certain nombre de personnes en situation difficile, généralement d'origine étrangère, qui arrivent sur le territoire, le préfet ne sait pas comment faire et il les met ici et là sans cohérence, alors que si cela entrait dans une politique harmonieuse de peuplement sur un territoire pertinent avec le concours des élus, les choses seraient faites plus intelligemment.

J'ai plaidé pour cela et cet amendement a été voté au Sénat sur les bancs de la droite comme de la gauche. Ensuite, il y a eu un arbitrage qui a abouti à dire le contraire alors qu'il ne venait pas du ministre du logement de l'époque, comme vous le savez.

M. Thierry REPENTIN .- Il est venu de la région parisienne.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- J'en viens à la question sur l'article 55 et à ce qu'ont dit M. Muzeau et Mme Le Texier sur la politique de peuplement. Je pense que l'on a une vraie difficulté quand on présente à l'échelle d'une ville des projets ANRU qui sont faits normalement pour oxygéner des quartiers en difficulté, les aérer et y mettre un peu plus d'accession sociale et les dédensifier, ce qui suppose qu'on ait de quoi faire une politique harmonieuse de peuplement sur l'échelle d'un territoire plus large, c'est-à-dire d'une agglomération.

Je pense que la réponse à la politique de peuplement passe par le programme local de l'habitat (PLH). Ce programme local peut prévoir des évolutions sur une harmonisation des différents types de population qui peut se faire de manière négociée et concertée avec des élus, parce que, évidemment, cela ne consiste pas à dire : « Je prends 300 habitants de Clichy et je les mets au Raincy puisque, d'ailleurs, le maire du Raincy n'a pas les moyens de les construire du fait d'un manque de moyens et de place.

M. Roland MUZEAU .- C'est parce qu'il construit de l'accession. Il n'a qu'à construire du social !

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Je ne suis pas d'accord, et je l'ai vérifié moi-même. De toute façon, vous ne résolvez pas fondamentalement le problème parce que cela ne se passe qu'à doses homéopathiques.

Maintenant, sur l'amendement Ollier, puisque vous m'interrogez sur ce point, je dis que vous arriverez difficilement à me convaincre qu'une personne qui gagne un SMIC par mois, qui veut accéder à la propriété et qui peut le faire parce qu'un dispositif le lui permet ou parce qu'elle utilise un PSLA et fait donc de la location qui se transforme en accession changera fondamentalement de nature sociologique selon qu'elle est en accession ou en locatif. Je ne vois pas pourquoi une personne se trouverait stigmatisée comme non sociale quand elle est en accession et comme sociale quand elle est en locatif, et je vois encore moins pourquoi une personne qui est dans le locatif public est sociale alors qu'une personne qui est dans le locatif privé, dans lequel les conditions de vie sont bien plus précaires que dans le locatif public, ne serait pas sociale.

Dans ma ville, j'ai 45 courées qui sont dans une situation bien plus difficile que les habitants du quartier HLM. Il faudrait donc qu'on m'explique pourquoi les personnes des courées ne sont pas comptabilisées en loi SRU alors que les habitants des HLM le sont. On vous explique ensuite qu'il y a des maires hors la loi, mais je suis désolé : les maires ne sont pas hors la loi quand ils respectent la loi et donc quand ils ont mis en place un plan dans le temps pour rattraper un retard : cela correspond à l'article 55 de la loi SRU, qui demande de rattraper chaque année x % du retard que l'on a par rapport au principe des 20 %.

J'étais rapporteur de mon groupe au moment de la loi SRU de M. Gayssot. Nous avons été d'accord sur l'objectif des 20 % à atteindre, mais nous disions, et nous le répétons aujourd'hui, qu'on est beaucoup plus efficace dans une gestion des flux que dans une gestion des stocks.

Considérons cet article 55. On constate que 90 % de l'objectif à atteindre par la loi Gayssot est atteint mais qu'à l'intérieur de ces 90 %, les communes qui étaient à proximité des 20 % rattrapent rapidement leur retard pour éviter d'avoir à payer l'amende, que celles qui sont juste au-dessus de 20 % en font également un peu plus et qu'en revanche, toute une série de communes qui sont en dessous de 10 % ne font pas grand-chose, certaines parce qu'elles ne le peuvent pas  elles n'ont pas de foncier  et d'autres parce qu'elles ne le veulent pas, sachant qu'on ne fait pas de différence entre toutes ces communes.

Je suis plutôt partisan d'une gestion de flux qui consisterait à encourager une ville à faire 150 ou 200 logements sociaux et à lui donner une aide significative, par exemple en en faisant l'un des éléments de la DSU. En effet, le système actuel a obligé beaucoup de monde à bouger, mais il atteint ses limites aujourd'hui dans son efficience.

Je suis donc pour une réflexion là-dessus et je pense que l'accession sociale à la propriété ne change pas la nature de la personne. Ce n'est pas en fonction de l'habitat qu'elle occupe que l'on doit considérer qu'une personne est sociale ou non mais en fonction de la nature de ses ressources et des moyens dont elle dispose.

Sur la question du peuplement et du territoire, je pense qu'il faut trouver un système composite entre les deux éléments puisque l'efficience d'une politique de la ville serait de mettre en cohérence cohésion sociale et rénovation urbaine (c'est le territoire), mais il faut en même temps avoir les moyens d'aider spécifiquement des personnes selon l'exemple des équipes de réussite éducative. C'est bien au niveau de la personne et d'un certain nombre de jeunes en déshérence qu'on a pu repérer dans les écoles que l'on peut faire des actions spécifiques qui nécessitent peut-être d'aller plus loin sur des actions d'aide à la parentalité. Je ne suis donc pas pour une philosophie unique mais pour un système qui mélange les deux approches.

En ce qui concerne la discrimination et la HALDE, je n'insisterai pas car Eric Raoult a répondu.

Sur la formation, je continue à penser qu'on sera efficace le jour où on aura apporté de l'activité dans les quartiers en difficulté. Il suffit de considérer ce que représente la manne financière du bâtiment et des postes que ce secteur propose. Lorsque la Fédération du bâtiment fait des publicités pour dire : « Nous avons besoin de 200 000 personnes » et qu'on n'arrive pas à trouver des personnes pour les pourvoir, il y a peut-être quelque chose à faire pour ouvrir massivement les voies du bâtiment (je cite cet exemple parce qu'il est facilement créateur d'emplois) à une série de populations qui sont en difficulté et le mettre dans les chartes territoriales de cohésion sociale.

L'apprentissage est aussi une voie à suivre et quand j'entends dire que l'apprentissage à 14 ans est un scandale, je peux vous dire, parce que j'y étais, que cela s'est décidé dans le bureau du premier ministre, à la suite de la crise des banlieues, sur la proposition d'un député communiste de la région lyonnaise qui a dit : « Mesdames et messieurs, je pense qu'il faut revenir à l'apprentissage à 14 ans parce que c'est la solution ».

M. Roland MUZEAU .- S'il l'a dit, c'est une bêtise.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- C'est parce que cette proposition a été faite que cette décision a été prise. J'étais présent, de même que Manuel Valls et d'autres.

M. Roland MUZEAU .- Vous n'étiez pas obligés de la suivre.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Je ne veux pas citer de noms, mais vous voyez de qui je parle. C'est d'ailleurs un collègue pour lequel j'ai beaucoup d'estime.

M. Alex TÜRK, président .- Si vous le voulez bien, je passe la parole à M. Mahéas.

M. Jacques MAHÉAS .- Je commencerai par faire une petite remarque au passage : les foyers SONACOTRA ne sont pas considérés comme des logements sociaux.

La politique de la ville est tellement difficile que je ne lancerai la pierre à personne. Le problème et les difficultés sont tels que les républicains doivent effectivement se fédérer pour essayer de le résoudre et que, malgré les sommes investies, il y a peu de réussites pointées. C'est la réalité.

Je souhaite par ailleurs faire quatre remarques.

Premièrement, sur les moyens, vous avez beaucoup parlé de la DSU et c'est très bien, mais ce qui est intéressant pour les communes, ce sont les dotations globales et les compensations d'Etat. Or que se passe-t-il ? Je donne ma ville en exemple : depuis quatre ans, si on fait l'addition des compensations de l'Etat et des DSU, on s'aperçoit systématiquement soit que les sommes sont négatives, soit qu'elles progressent en dessous de l'inflation. Pour la DSU, sur une ville pauvre comme la mienne, il y a deux ans, j'avais 4 % d'augmentation et l'année dernière 5 %. Il a fallu que j'attende cette année pour que, miracle, j'atteigne environ 20 %. Malheureusement, la dotation globale de fonctionnement n'a augmenté que de 1,013 %. Cela veut dire qu'au total, on va se retrouver avec une somme globale négative.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Avez-vous fait le calcul sur les cinq ans du plan de cohésion sociale ?

M. Jacques MAHÉAS .- J'ai fait le calcul sur les quatre dernières années.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Normalement, vous devez monter à chaque fois.

M. Jacques MAHÉAS .- Ma question est la suivante : ne faut-il pas faire une réforme globale de cette fiscalité et de ces dotations pour que les maires et les conseils municipaux y comprennent quelque chose et puissent vérifier les choses, afin d'aller vers la simplification des critères et ne plus avoir tous ces critères qui s'entrecroisent ? Que pensez-vous d'une telle proposition ?

J'en viens à une deuxième idée : la coordination entre ce que vous avez appelé le travail sur l'urbanisme et le travail sur l'humain. Je viens d'avoir une zone franche sur le tiers de la ville (12 000 habitants). En même temps, deux collèges qui étaient en zone d'éducation prioritaire se trouvent en diminution notable d'horaires. C'est un cas concret et ce sont des choses qui devraient être impossibles. Quelles propositions peut-on faire pour garantir cette coordination, que je crois absolument nécessaire, sur la réforme de l'urbanisme, mais aussi sur l'effort qu'il faut faire à l'égard de l'éducation nationale, ce qui me paraît le plus important ?

Troisièmement, vous avez dit qu'il y a eu quelques réussites sur cette politique de la ville. A-t-il été établi, suite à votre expérience, un thermomètre qui permette de juger de cette efficacité et avons-nous un moyen de la mesurer ? Je vous rappelle d'ailleurs, monsieur le Président, que j'avais demandé qu'on écrive à l'ensemble des préfets pour qu'ils nous donnent l'ensemble des sommes dépensées sur la politique de la ville et des quartiers, si possible depuis l'existence de la politique de la ville, mais au moins sur les dix dernières années, de telle sorte que nous ayons une idée du rapport qualité/prix qui existe en cette matière.

Quatrièmement, je suis interrogatif sur les missions locales parce que je pense que, lorsqu'il y a une offre d'emploi quelque part, compte tenu du contexte économique, il sera pourvu. Sur le problème du travail éducatif, je suis entièrement d'accord, mais pourquoi avoir fait cette idiotie qui consiste à avoir d'un côté l'entité de la politique de la ville et, d'un autre côté, des missions locales sur deux, trois ou quatre villes ? De même, pourquoi les villes qui ont des zones franches n'ont-elles pas la possibilité d'avoir une mission locale quelque peu autonome, sachant que les problèmes qu'elle rencontre seront forcément très différents de ceux d'une autre ville qui n'est même pas classée en ZUS ? Je parle bien ici de l'outil que sont les missions locales.

Voilà les trois ou quatre petites questions que je souhaite vous poser.

Enfin, en ce qui concerne l'Île-de-France, je pense également que c'est un problème particulier mais que, dans l'Île-de-France, il y a un problème encore plus particulier qui s'appelle la Seine-Saint-Denis.

Mme Marie-Thérèse HERMANGE .- La première question que je souhaite poser à Marc-Philippe Daubresse est la suivante : dans la construction du système entre régions et agglomérations, où affectez-vous les missions de la politique de prévention actuellement confiées aux départements ?

Deuxièmement, je reviens sur ce qu'ont dit à la fois Mme Le Texier et Paul Alduy sur les problèmes de coordination et d'aide à la personne. Lorsque j'ai travaillé sur les questions de sécurité des mineurs pour Dominique de Villepin quand il était ministre de l'intérieur, nous nous sommes trouvés un jour dans une réunion à Dreux dans une structure réunissant 50 personnes parmi lesquelles on trouvait l'ensemble des intervenants, de la psychiatrie à la politique de la ville, et tous les partenaires sociaux. Il se trouve que, lorsque nous avons demandé si, dans cette structure, il arrivait des situations individuelles pour mieux les prévenir, on nous a répondu par la négative en précisant : « Ici, on se réunit trois fois par an et on ne fait que de la statistique pour examiner de façon générale l'ensemble des problèmes et les stratégies », alors qu'il y avait là tous les partenaires.

Si je dis cela, c'est parce que, à Paris, j'avais en charge à la fois les questions sociales et les questions sanitaires, qu'à Paris, nous sommes à la fois conseillers généraux et conseillers municipaux et que ces problèmes de coordination n'existant pas, nous pouvions essayer de porter des politiques en faisant abstraction des problèmes de coordination, non seulement parce qu'il n'y avait pas de différence politique entre l'ensemble des institutions, mais aussi parce que les objectifs étaient les mêmes et que l'on pouvait porter des dossiers. Il me paraît très important que l'aide à la personne se situe très en amont et que l'ensemble des structures qui se coordonnent entre elles de façon administrative puissent changer de point de vue et traiter dans une forme de secret partagé des situations qui éviteraient un certain nombre de drames.

J'ai une troisième question à vous poser : en tant que ministres de la ville, avez-vous eu des réflexions sur ce qui se passe à la sortie des dispositifs des 150 000 ou 300 000 enfants (cela dépend de la façon dont on les compte) qui relèvent de l'aide sociale à l'enfance et qui sont jetés à 16 ans en dehors des dispositifs ? Personne n'y pense, ils sont pendant seize ans dans des structures, bien cadrés et bien parqués, et ils sortent tout d'un coup dans la ville. Avez-vous travaillé en amont sur ce point ?

La quatrième observation que je voudrais faire s'adresse plutôt au président de notre mission. Il me semble qu'un certain nombre d'initiatives sont à valoriser, y compris dans des quartiers difficiles et dans des banlieues, et qu'à côté des insuffisances de la politique de la ville, nous aurions peut-être intérêt à présenter quelques exemples significatifs qui témoignent aussi d'un certain optimisme, ce qui est aussi nécessaire si on veut faire avancer un certain nombre de dossiers.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie et je me tourne vers M. Raoult et M. Daubresse.

M. Eric RAOULT .- Sur la DSU, je comprends ce que notre collègue Jacques Mahéas a indiqué sur les trois ans passés, mais je pense qu'il ne devrait pas se contenter de regarder en arrière ce qui concerne l'augmentation de la DSU mais ce qu'il y a devant lui. En fonction de cela, pour essayer de rééquilibrer les choses, il peut inscrire ses craintes dans un certain espoir de progression substantielle dans les cinq ans qui viennent.

Deuxièmement, je reviens sur ce qu'il a dit au sujet du zonage. La zone franche urbaine de Neuilly-sur-Marne correspond non pas simplement à l'intérêt que l'Etat a pu avoir pour cette ville mais à des critères objectifs de difficultés urbaines et sociales. Pour autant, il a raison de souligner qu'il est parfois incohérent de fermer une classe ou d'avoir une affectation horaire insuffisante dans le cadre d'une zone franche urbaine. En fait, l'actuel gouvernement comme les précédents, du moins sur une certaine période, ont essayé de considérer la particularité d'une zone franche urbaine comme une sorte de sanctuaire de zonages prioritaires. Sur un certain nombre de situations, notamment sur le plan scolaire, on a considéré que les zones franches urbaines devaient être parfois déterritorialisées par rapport à des difficultés qui pouvaient intervenir.

Par conséquent, en ce qui concerne la baisse des moyens de l'éducation prioritaire en secteur 2 ou 3 dont il a parlé, il devrait se rapprocher de l'inspecteur d'académie pour que nous puissions examiner ce problème, sachant que cela n'a pas été pris aux mêmes dates.

M. Jacques MAHÉAS .- Il reste encore un petit espoir.

M. Eric RAOULT .- Je suis persuadé que le député de la circonscription ou le sénateur du département pourra intervenir auprès du ministre.

Pour ce qui est du thermomètre, il existe et vous l'avez même voté : c'est l'Observatoire national des zones urbaines sensibles.

M. Jacques MAHÉAS .- C'est un gros bouquin.

M. Eric RAOULT .- Peu importe que ce soit un gros ou un petit bouquin. Le contact que vous pouvez avoir avec le responsable de cet observatoire, M. Yazid Sabeg, vous permettrait d'avoir un certain nombre d'éléments d'information.

Quant aux missions locales pour l'emploi, comme je l'ai dit, elles datent d'un certain nombre d'années. Elles ont été créées du temps de M. Schwartz et de M. Dubedout, c'est-à-dire il y a 25 ans, à une époque où il n'y avait pas toutes les mesures qui ont été prises ensuite. C'est la raison pour laquelle, quand on fait une mission locale pour l'emploi sur Neuilly-sur-Marne, elle est particulièrement utile grâce aux moyens qui peuvent être donnés par la région ou la ville, mais, du fait de l'existence d'un certain nombre de dispositifs supplémentaires, il faut revoir la répartition et la globalité des moyens.

J'en viens à ce qu'a dit ma collègue Marie-Thérèse Hermange sur l'aide sociale à l'enfance. La politique de la ville n'est pas toute la politique sociale. Durant la période 1995-1997, sous l'autorité d'Alain Juppé, nous avons fait en sorte qu'à chaque fois qu'on abordait un dossier, on accorde une sorte de priorité ou de spécificité "ville".

Au sujet de ce qu'elle a indiqué sur ce que je pourrais nommer « le guide des réussites », nous avons tous les dysfonctionnements et toutes les difficultés, mais, au total, on n'a jamais quantifié ce qu'il y aurait eu si tout cela n'avait pas été fait. Lors des émeutes qui se sont produites à Los Angeles, il y a eu 59 morts dans les trois premiers jours. Nous avons eu trois semaines d'émeutes urbaines et, heureusement, nous n'avons pas eu les mêmes drames humains. Je crois aussi qu'il faut mettre maintenant une autre facette en avant : banaliser l'expérimental et expérimenter le banal. Beaucoup de choses qui ont réussi peuvent être mises en avant et dupliquées dans beaucoup d'endroits. Mis à part les témoignages des anciens combattants de la politique de la ville que nous sommes, Marc-Philippe Daubresse et moi-même, il faut voir tout ce qui a pu être réussi. A cet égard, je pense que le Sénat peut mettre en avant des initiatives comme « Talents des cités » ou d'autres actions qui ont pu être menées dans un département sensible à ce sujet.

La politique de la ville est un peu comme les piles Wonder quand on ne s'en sert pas.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Je répondrai très rapidement parce qu'Eric a dit l'essentiel. Je persiste à dire que, lorsqu'on additionne, dans la durée du plan Borloo, DSU et DGF, au final, les communes sont gagnantes.

Mme Marie-France BEAUFILS .- Sauf si vous prenez en compte la DCTP, je le répète, parce que nous avons des chutes importantes de la DCTP à cause de la DSU qui est prise sur ces crédits. Je le vis moi-même très fortement.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Il faudrait faire l'expérience sur cinq ans.

Mme Marie-France BEAUFILS .- C'est le cas : j'ai fait mes calculs.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE .- Deuxièmement, sur l'incohérence entre ZFU et ZEP, c'est la démonstration que l'interministériel ne fonctionne pas : on prend des décisions de ZFU, de plans de cohésion sociale ou de mise en ANRU d'un quartier et il n'y a pas, en face, des décisions cohérentes du ministère de l'éducation nationale. Je ne critique pas le ministère ; je critique un système interministériel qui ne fonctionne pas. Si on territorialisait ces actions dans le cadre d'un contrat programmé sur plusieurs années, on serait obligé d'avoir cette cohérence.

Je rejoins Eric sur l'Observatoire des ZUS, dont s'occupe Bernadette Malgorn et dont le premier rapport a été discuté à l'Assemblée à mon initiative. Ce rapport est très complet, mais je lui reproche de ne pas montrer l'évolution dans le temps, et je rejoins Mme Hermange sur ce point. Pour avoir quelque chose de plus positif, il faudrait prendre l'état d'un quartier en difficulté à un instant t et voir son évolution en fonction des moyens qui ont été injectés.

J'en ai visité une cinquantaine et je constate intuitivement, même si je n'ai pas vérifié les choses par la suite, que c'est lorsqu'on a utilisé en même temps tous les outils et mis un effet de levier important sur des procédures d'égalité des chances, de lutte contre les discriminations, d'emploi, de logement et d'insertion au moment où le territoire se métamorphosait que l'on obtenait des résultats.

Je prends un exemple que je connais bien : Montereau, où on a obtenu incontestablement des résultats parce qu'on a mis le paquet en même temps et au même moment, avec un effet levier considérable.

Il serait bien que les parlementaires demandent à Mme Malgorn et à l'Observatoire des ZUS d'avoir cette lecture pour vérifier cette hypothèse. Des politiques se sont succédé avec une continuité d'objectifs à atteindre. Le fait que les ministres passent ou non n'est pas le problème : il faut mesurer ce qui se passe sur une longue période pour vérifier si cet effet de levier fonctionne ou non et quand il a plus ou moins bien fonctionné. A cet égard, l'ANRU est un élément déclencheur, mais évidemment insuffisant.

Mme Hermange m'a demandé ensuite à quel niveau j'intégrais la prévention dans mon schéma : je le fais au niveau de l'agglomération. Il s'agit de l'appel à compétences qui, selon l'article 101 de la loi de décentralisation, permet à une agglomération de faire appel à la compétence de prévention, le département ne pouvant refuser que sur avis motivé (j'ai écrit le texte moi-même et je m'en souviens à peu près). A Paris, évidemment, c'est le département Ville de Paris qui s'occupe de cela.

Quant à la sortie des dispositifs de l'aide sociale à l'enfance, nous y avions réfléchi avec Jean-Louis Borloo au moment où nous avons préparé les dispositifs sur les équipes de réussite éducative et de prévention, notamment en ce qui concerne tout le dispositif de prévention de la délinquance qui devait sortir dans le cadre du plan que le ministre de l'intérieur va établir. Mme Sylvie Smaniotto, qui est maintenant au cabinet du ministre de l'intérieur et qui a été avec moi dans le cabinet Borloo, pourra vous en parler dans le détail. C'est un sujet que nous avions travaillé et qui a été calibré ensuite en fonction des moyens que nous avons obtenus.

M. Alex TÜRK, président .- Je voudrais vous remercier au nom de toute la mission, puisque je confirme qu'il s'agit bien d'une mission d'information et non pas d'une commission d'enquête. J'ajoute que, si vous avez des informations ou des éléments écrits à nous faire passer, nous en sommes évidemment preneurs. Merci beaucoup.

Table ronde consacrée à la sécurité :
Mme Lucienne BUI TRONG, commissaire divisionnaire honoraire, ancien chef de la section « Villes et banlieues » à la Direction des renseignements généraux,
M. Cédric GAMBARO, commissaire de police du Raincy,
M. Philippe LAUREAU, directeur central de la sécurité publique,
accompagné de M. Patrick CHAUDET, chef du bureau de la délinquance urbaine et des affaires judiciaires,
M. Sébastian ROCHÉ, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du pôle « Sécurité et société » de l'unité mixte de recherche PACTE (Politiques publiques, Action politique, Territoires)
(12 avril 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- En votre nom, mes chers collègues, je souhaite la bienvenue aux personnes qui ont bien voulu se rendre à notre invitation pour cette audition de notre mission commune d'information.

Je vous propose, madame et messieurs, d'utiliser le système que nous utilisons depuis le début, c'est-à-dire de prendre la parole successivement durant une dizaine de minutes chacun, après quoi nous pourrons vous interroger les uns et les autres et passer à un débat plus général.

Si cette formule vous convient, je vais passer d'abord la parole à Mme Lucienne Bui Trong, commissaire divisionnaire honoraire, ancien chef de la section « Villes et banlieues » à la direction des renseignements généraux.

Mme Lucienne BUI TRONG .- J'ai travaillé à la direction centrale des renseignements généraux, c'est-à-dire que j'avais un travail d'aide à la décision pour le ministre de l'intérieur, mais aussi pour l'ensemble du gouvernement, sur des problèmes de société, en l'occurrence les problèmes des banlieues. J'ai commencé à travailler officiellement sur ce sujet en mars-avril 1991, quelques mois après l'émeute de Vaulx-en-Velin.

J'ai voulu, en mobilisant les services des renseignements généraux sur l'ensemble du territoire, faire un état des lieux de la situation et dégager les lignes de force de l'évolution de la violence urbaine, car j'avais remarqué que les émeutes ne se produisaient pas n'importe où ni au hasard mais toujours dans des zones touchées au préalable par une petite violence collective au quotidien, des phénomènes de bande ou d'attroupement qui prenaient diverses formes.

En sollicitant les renseignements généraux de terrain sur ces phénomènes, j'ai pu dégager une échelle à huit degrés de la violence urbaine qui, pour moi, constituait un moyen d'évaluer la capacité émeutière d'un site et de repérer, à travers mes fonctionnaires de terrain, des petits incidents survenant au quotidien dans des quartiers sensibles. A travers ces incidents, je pouvais considérer que tel quartier avait atteint tel niveau de violence et que si, un jour, il se produisait un incident susceptible de déclencher une réaction de solidarité de la part du petit groupe de jeunes qui occupent chaque jour l'espace public, je pouvais estimer l'intensité de leur réaction émotionnelle et la capacité de passage à l'émeute.

Ce dispositif d'observation a été mis en place dès le mois de mai 1991 sur l'ensemble du territoire  vous savez en effet que les renseignements généraux sont présents dans tous les départements , et cela m'a permis de constater que la petite violence urbaine au quotidien était un phénomène en expansion géographique important : en 1991, j'avais 105 quartiers touchés par le phénomène de la petite violence au quotidien et, en 2000, j'en avais 900. Parmi ceux-ci, en 1991, j'en avais une quarantaine dans lesquels on avait atteint un niveau de violence relativement important au quotidien (le degré 4 sur mon échelle), des quartiers dans lesquels la police éprouvait des difficultés d'intervention et devait travailler de manière spécifique, et, dix ans plus tard, j'en avais 165. Il m'est donc apparu que la violence urbaine se développait de façon exponentielle.

J'ai constaté également que cette violence, qui, au début, était cantonnée aux quartiers, avait tendance au fil des années à sortir de ses bases, comme si le « nationalisme » de quartier pouvait s'exporter vers les centres-villes ou vers les lieux de vacances. C'est ainsi que nous avons vu se multiplier des violences hors quartiers commises par des groupes qui se reconstituaient et se retrouvaient de façon occasionnelle à la mer, en montagne ou en centre-ville.

J'ai aussi vérifié l'hypothèse de départ selon laquelle les émeutes ne se produisent que dans des quartiers touchés par la violence au quotidien, parce que toutes les émeutes qui ont eu lieu entre 1991 et 2000, c'est-à-dire lorsque j'étais en fonction à la DCRG, se sont passées dans des zones déjà touchées par cette petite violence qui avait atteint un certain degré.

Depuis mon départ, les choses se sont encore aggravées et ces quinze années ont été marquées par une dynamique incroyable de ce phénomène. Moi-même, je n'y croyais pas quelquefois parce que je me heurtais à beaucoup de scepticisme autour de moi. Je finissais par douter en me disant que j'exagérais, que je me focalisais trop sur ces sujets, que mes services me renseignaient trop bien sur des éléments qu'ils allaient chercher à la loupe. Finalement, cinq ans après avoir quitté mon travail, je constate que les tendances que j'avais décelées se sont révélées : en novembre, il a suffi d'une petite émeute tout à fait classique dans un territoire donné à partir d'un phénomène qui a été vécu comme une injustice et qui a donné lieu à des rumeurs et à beaucoup d'émotion, une petite émeute classique qui n'aurait pas dû durer plus de trois jours mais qui a été relancée par un incident à la mosquée, pour que cela donne lieu à un échauffement dans d'autres cités et d'autres villes, puis dans la France entière.

En l'occurrence, il s'est produit un phénomène nouveau : la capacité d'extension d'un événement qui était au départ purement émotionnel dans un site. C'était la première fois que cela se produisait de cette façon et j'en ai conclu pour ma part que la nouveauté, dans cette affaire, c'est que la crise de départ n'avait pas été gérée de manière aussi sereine que les crises précédentes. En quinze ans, j'ai en effet observé une quarantaine d'émeutes de degré 8 sur mon échelle et environ 250 émeutes de degré 7 et je sais que les services territoriaux avaient appris à gérer cela à travers la création de cellules de crise et de cellules de veille et grâce à un travail préalable sur ces domaines.

Je suis persuadée que, si cela n'a pas fonctionné cette fois, c'est parce que cette émeute a très vite été politisée et que la division qui existait au sein du gouvernement à l'époque entre différents courants a fait la une des médias pendant trois jours d'affilée. De ce fait, les médias ont montré beaucoup d'images de ces violences et l'effet d'émulation entre les cités a joué à plein. Les médias ont joué un véritable rôle de tam-tam en battant le rappel des troupes.

Pour moi, ces émeutes de novembre ont été un mouvement ludique généralisé. Dès qu'on est dans un phénomène d'émeute, on a tendance à faire entrer en jeu des interprétations politiques, sociales et sociologiques, et on se rappelle alors que ces violences ne se présentent que dans des sites marqués par certaines formes d'exclusion géographique ou sociale. Du coup, l'émeute a tendance a être considérée comme l'expression d'un malaise, comme l'expression presque légitime d'un mal-être dans une zone difficile et c'est alors qu'on en arrive au drame : quand l'émeute prend cette dimension politique, les violences se trouvent légitimées alors que moi qui, comme les policiers de terrain, connais la mentalité des émeutiers, leurs actions au quotidien, la difficulté qu'on a à les maîtriser et le mal qu'ils peuvent faire dans leur environnement, je suis persuadée qu'il s'agissait de violences ludiques. Si on n'arrive pas à faire la distinction entre, d'une part, la violence ludique et gratuite et le jeu, qui reste très destructeur et créateur de nuisances terribles dans un quartier, et, d'autre part, les problèmes d'exclusion sociale, on a tendance à considérer toutes ces violences comme légitimes et on lutte très mal contre elles.

En conclusion, je dirai simplement qu'en tant que fonctionnaire des renseignements généraux, la difficulté et l'intérêt de mon travail ont été de lutter contre l'indifférence généralisée à l'égard de ces violences au quotidien. En effet, la petite violence urbaine au quotidien, contrairement à l'émeute qui intéresse plus, est mal connue du public, même si on en parle de temps en temps dans la presse, des élus et des personnes qui ont une certaine position sociale. Or c'est une source de souffrances et de nuisances extraordinaire et c'est pourquoi, en tant que policier, j'ai toujours beaucoup lutté pour que cette affaire soit prise au sérieux par les politiques et qu'elle puisse être traitée de façon sérieuse du point de vue de la répression.

J'ajoute tout de suite qu'en tant que fonctionnaire des renseignements généraux, je n'ai jamais borné mon discours à défendre la seule répression. Mon discours de fond, c'est qu'il ne faut pas séparer l'un et l'autre et qu'il n'y a rien de plus nuisible, de plus ridicule et de plus stupide que d'opposer la répression et la prévention parce que ce ne sont pas des choses exclusives l'une de l'autre. En tant que policier, j'ai toujours défendu la politique de la ville, mais j'ai toujours demandé à tous les acteurs de la politique de la ville de comprendre l'action de la police, d'être attentifs à ce qui se passait dans ces zones et de ne pas se fier aux rumeurs et aux stéréotypes qui peuvent courir sur la police concernant son travail dans ces quartiers.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à M. Gambaro, commissaire de police du Raincy.

M. Cédric GAMBARO .- Je vous remercie de m'avoir invité. Je vais me présenter parce que je suis un peu moins illustre que les autres invités à cette table : je suis commissaire de police et je sais que certains d'entre vous vont trouver que je suis un peu jeune, puisqu'on me fait remarquer régulièrement que je suis très jeune pour être commissaire de police. On sort de l'École nationale supérieure de la police par trois voies d'accès  maintenant un peu plus, puisqu'elle a été réformée dernièrement  et, pour ma part, j'en suis sorti à 28 ans en choisissant comme premier poste Aulnay-sous-Bois.

N'étant pas originaire de la région parisienne, j'ai pu apprendre mon métier au côté d'un commissaire central, un homme d'expérience qui a pu me donner quelques ficelles et me montrer quelques problématiques. Je n'y suis resté qu'une dizaine de mois et je suis venu ensuite occuper les fonctions de chef de circonscription de la commune du Raincy/Clichy-sous-Bois.

Quand j'y ai pris mes fonctions, on m'a dit : « Tu vas voir, c'est une petite circonscription tranquille ». On pensait bien entendu à la ville du Raincy, la ville de Clichy-sous-Bois faisant moins parler d'elle. Pour autant, dès que je suis arrivé, il n'y avait rien d'extraordinaire à imaginer que des violences urbaines éclatent.

Avec mes 30 ans, je ne vais pas vous parler de la politique menée depuis quinze ans dans les quartiers ; je n'aurai pas cette prétention. En revanche, je peux vous dresser le portrait de la ville de Clichy-sous-Bois, de la délinquance qu'on y trouve et des difficultés que nous éprouvons à y travailler, et je vous laisserai me poser des questions, si vous le souhaitez, sur les événements d'octobre et de novembre dernier et essaierai d'y répondre.

Clichy-sous-Bois comptait 28 274 habitants en 1999  je n'ai pas trouvé de chiffres plus récents et ce nombre a dû évoluer depuis , avec une population très jeune, comme beaucoup de communes de Seine-Saint-Denis, encore plus jeune que la moyenne des communes de ce département, puisque 50 % de la population a moins de 25 ans. J'ajoute que 21 % des ménages sont composés de plus de cinq personnes : ce sont donc de grandes familles. Enfin, pour plus de 25 % des ménages, la personne de référence est sans emploi : en 1999, le taux de chômage était de 23,50 %  il faudrait le réactualiser  alors que la moyenne, à l'époque, était de 12,90 %.

La première particularité de Clichy-sous-Bois, c'est son habitat. Lorsqu'on y arrive, on est tout de suite frappé par le territoire et le paysage que l'on a devant soi, avant tout marqué par la verticalité : 78 % des logements sont collectifs et accueillent 80 % de la population, et 47 % des logements sont localisés dans des immeubles de neuf étages et plus. A ces difficultés s'ajoute la suroccupation des logements : 27,6 % des ménages de six personnes et plus résident dans des logements de trois pièces et moins. C'est colossal en termes de densité de population et cela nous demande des techniques de travail particulières.

Cette forte densité de population a pour première conséquence une dégradation importante des parties communes, aggravée par les difficultés financières que peuvent connaître les copropriétés.

Deuxième problème évident : le savoir-vivre ensemble. Ces copropriétés ou ensembles d'habitat social connaissent une forte population étrangère qui vient de divers horizons. Le Bois du Temple compte 35 % de population étrangère, le Chêne pointu 53 %, La Forestière 56 %. On parle de melting pot , mais ce n'est qu'en partie vrai puisque, tout naturellement  les Français à l'étranger doivent faire la même chose , les communautés ont tendance à se regrouper par bâtiment. Nous aurons donc, selon les bâtiments, des populations provenant davantage de Turquie, du Sahel ou d'ailleurs. Cela dépend des grands ensembles.

La troisième particularité, c'est que la majorité des logements sont dans le parc locatif privé et que les résidences sont en très grande difficulté financière, tout simplement parce que le logement social n'est pas facile à trouver. Les populations en difficulté vont se tourner vers le parc locatif et vont tenter de payer leur loyer  c'est le cas de la grande majorité des personnes qui louent leur appartement , mais elles ont du mal à payer des charges très lourdes. Les copropriétés étant surendettées et les syndics mal payés, ces copropriétés sont mal gérées.

Pour nous, c'est une difficulté considérable. Cela veut dire que, lorsqu'une problématique surgit sur un endroit bien identifié, nous n'avons pas d'interlocuteur. Lorsque nous demandons l'aménagement d'espaces extérieurs ou la fermeture de toits pour éviter de recevoir des cocktails Molotov ou même des réfrigérateurs, nous ne trouvons pas d'interlocuteurs valables ou on nous répond : « Nous n'avons pas de fonds publics, nous sommes privés, nous sommes surendettés, nous sommes devant le juge qui essaie de désigner un mandataire judiciaire et nous n'avons pas les moyens de procéder aux réparations ».

Une quatrième problématique s'est posée à nous. Lorsque je suis arrivé à Clichy-sous-Bois, j'ai été très étonné de voir le nombre d'épaves et de carcasses de voitures brûlées un peu partout. Je me suis donc dit qu'on ne pouvait pas laisser un tel paysage qui présentait un danger pour les enfants jouant à l'extérieur, surtout parce que cela donnait un sentiment détestable d'oppression dans la ville. Je me suis donc attaqué au problème en ne comprenant pas pourquoi mes prédécesseurs ne l'avaient pas fait, mais j'ai très vite eu la réponse : quand on veut retirer un véhicule qui ne se trouve pas sur le domaine public, il faut avoir des réquisitions des bailleurs et du syndic, et je vous assure qu'il a été très compliqué de les obtenir.

Grâce à la bonne coopération de la mairie de Clichy-sous-Bois, avec laquelle nous travaillons en réseau, nous avons pu provoquer une table ronde et mettre les syndics devant leurs responsabilités en les menaçant et en leur disant que s'il arrivait un accident, ils en seraient responsables. Finalement, c'est la responsabilité pénale qui les a poussés à agir et à nous requérir pour enlever les véhicules. En fait, nous leur mâchons la moitié de leur travail en leur disant que nous avons repéré des véhicules à l'abandon sur leur domaine et qu'ils doivent nous donner une réquisition pour faire identifier ces véhicules et saisir les propriétaires après quoi nous pourrons procéder à l'enlèvement.

Nous avons gagné cette bataille et cela a permis d'éclaircir le paysage et de donner un aspect à peu près normal à cette ville, mais il reste que ce tout petit problème qui se règle très facilement ailleurs a été compliqué dans cette ville.

Clichy-sous-Bois a une activité économique assez faible. Il a un centre commercial Leclerc, un centre commercial au Chêne pointu, qui a été filmé pendant les émeutes à de nombreuses reprises, et des petits commerces de faible activité : des salons de thé, des taxiphones et des kebabs.

Clichy-sous-Bois n'a pas de ligne de RER ; elle est reliée au RER par une ligne de bus qu'il faut attendre. Du coup, c'est une ville enclavée. Elle n'a pas d'activités, elle a très peu de transports publics et on y retrouve essentiellement des gens qui résident sur place. Ce n'est pas une ville de passage et, même si cette logique existe par ailleurs, cela renforce encore la logique de territoire à Clichy-sous-Bois.

J'en viens à un point sur la délinquance qui est locale. Comme il y a assez peu de passage, on va retrouver les délinquants qui habitent sur le secteur. Il est compliqué de faire un panorama de la délinquance réelle de cette ville et de connaître le véritable volume des faits commis parce que la dénonciation des crimes et délits n'est pas dans les moeurs à Clichy-sous-Bois : on règle d'abord ses problèmes en communauté, et si le règlement communautaire ne fonctionne pas ou aggrave la situation, on vient voir la police pour se préserver, mais on évite de lui donner des éléments qui lui permettront de travailler. Cela ne se fait pas de parler avec la police : on a peur des représailles.

Dans ce contexte, on porte les faits à la connaissance de la police par des dénonciations anonymes ou des pétitions mais non pas par une plainte. Il faut à tout prix que ce soit collectif et que cela ne fasse pas l'objet de représailles. Surtout, quand on se décide à franchir le pas et à déposer plainte, on préfère le faire loin de son quartier : il vaut mieux ne pas être vu par des voisins en train de rentrer dans un poste de police parce qu'on ne sait pas ce qui peut s'y raconter.

Le poste de police du Chêne pointu, après huit mois de fonctionnement, avait reçu une main courante et aucune plainte. Je suis allé trouver le maire de Clichy-sous-Bois pour lui dire que le poste de police ne fonctionnait pas, il en a convenu avec moi et nous avons décidé de fermer ce poste de police. Les gens préféraient descendre au Raincy pour des raisons de confidentialité.

Les Clichois considèrent la plainte comme un simple préalable à une indemnisation par les assurances. Ils viennent donc dénoncer tout ce qui peut être indemnisé et nous avons une assez bonne connaissance de cette délinquance. Du coup, Clichy-sous-Bois a l'un des taux de criminalité les plus faibles du département.

Je vais vous donner quelques chiffres de la délinquance, mais il faut les relativiser en se disant qu'ils recouvrent sans doute autre chose, d'où l'intérêt, quand on travaille sur la délinquance, de s'appuyer sur la main-courante, qui reprend tous les petits événements que nous avons constatés et qui ont motivé une intervention, de recueillir le sentiment des partenaires en Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) et d'avoir le sentiment de la mairie ou de l'éducation nationale, c'est-à-dire d'autres indicateurs que les plaintes si nous voulons vraiment savoir ce qui s'y passe.

Je vous donne les caractéristiques de la délinquance.

Il s'agit en premier lieu d'une grosse délinquance de roulage liée à l'automobile. C'est normal : elle est mieux dénoncée pour des questions d'indemnisation. Elle représente 44,5 % de la délinquance de voie publique. Autrement dit, près d'une plainte sur deux concerne soit des vols de véhicules ou de motos, des vols à la roulotte, des vols d'accessoires ou des dégradations de véhicule. Cela implique aussi une certaine vitalité de l'économie souterraine. Quand c'est lié à la voiture, c'est qu'il y a un petit « business » derrière.

La part de dégradation est également très importante. Si on cumule les dégradations de voitures, de biens privés et de biens publics et si on y ajoute les incendies de biens privés et de biens publics, on se rend compte que cela représente 60 % de la délinquance de voie publique, c'est-à-dire plus d'une plainte sur deux.

Quant aux incendies, les chiffres sont évidemment en très forte augmentation en 2005. Il faudrait donc davantage s'intéresser à la période précédant les violences urbaines pour voir comment cela a évolué. Nous avions alors moins de voitures brûlées parce que nous avions fait un gros effort pour retirer les épaves. Cela dit, nous avions enregistré trois faits d'incendie de biens publics qui concernaient trois écoles. Incendier trois écoles, ce n'est pas rien.

J'ai quand même été surpris par le nombre d'incendies enregistré sur Clichy-sous-Bois, qu'il s'agisse de biens privés ou de biens publics, et je me suis demandé quelle en était la cause. Quand on sait que les dégradations représentent 60 % de la délinquance de voie publique, on se rend compte que l'incendie est une manière visible de dégrader. Dans la cité, il est important de faire des choses, mais aussi de le faire savoir : quand on brûle des voitures, on marque le paysage, on tient le quartier et on tient le territoire.

Je prendrai encore deux minutes pour vous parler de la délinquance des mineurs, qui sont surreprésentés dans certaines catégories de délinquance, notamment les vols avec violence et les extorsions : 83 % des auteurs interpellés pour des vols avec violence sont des mineurs, 71 % pour des extorsions, 75 % pour des cambriolages d'habitations privées et 50 % pour des cambriolages d'autres lieux tels que les caves. J'ajoute que 89 % des auteurs de dégradations de biens publics sont des mineurs. Cette délinquance est très ciblée.

Finalement, ce n'est pas ce qui est le plus réprimé par le code pénal qui est le plus durement ressenti par la population. Quand la population m'écrit (elle le fait régulièrement et j'essaie d'apporter des réponses et de recevoir les personnes), c'est essentiellement pour se plaindre de l'occupation des parties communes des halls d'immeuble. Les halls d'immeuble sont l'obsession des Clichois. Ils écrivent en disant : « Monsieur le Commissaire, aidez-nous à pouvoir entrer la tête haute dans notre immeuble ». Ils ne viennent pas nous parler de dégradations ou de vols avec violence mais de leur hall d'immeuble.

Un autre point les marque beaucoup, et je peux davantage le comprendre : les rixes entre bandes. Il arrive parfois, sans que nous en comprenions les raisons dans l'immédiat, que deux bandes se forment dans le quartier du Chêne pointu, plongent le quartier dans le noir, se réunissent à vingt contre vingt avec des bâtons, des battes et tout ce qu'ils vont trouver, en se cachant sous des cagoules ou des capuches, pour se taper dessus et dégrader tout ce qu'il y a autour d'eux. C'est une chose qui excède vraiment la population.

Je vous donne un exemple parlant. Peu de temps avant les émeutes d'octobre et novembre, nous avons eu ce phénomène au quartier du Chêne pointu, au coeur du lieu d'où sont parties les violences urbaines : deux bandes se sont affrontées trois soirs d'affilée. Nous avons essayé de faire des patrouilles et de prévenir ce phénomène et nous avons fini par comprendre ce qui motivait cet affrontement. A l'origine de l'affaire, deux enfants de 5 ans s'étaient disputés dans un bac à sable, l'un des deux gamins avait un grand frère qui s'est mêlé de l'histoire et cela avait dégénéré en conflit de clans. Il ne s'agissait pas d'un conflit communautaire mais d'un conflit de rues : telle rue était en affrontement avec la rue d'en face. C'était vraiment surprenant.

A Clichy-sous-Bois, le moindre événement peut dégénérer en un conflit entre bandes et c'est très mal vécu par la population.

Je terminerai par les difficultés que rencontre le commissariat et qui sont apparues en filigrane dans mon intervention. Le principal problème, c'est que la population s'est retirée, ne s'implique plus et a démissionné. Elle a besoin de nous, elle nous écrit et elle nous demande de l'aide, mais lorsqu'on lui dit que nous ne pourrons pas le faire sans elle, c'est un discours qui est compris mais qui n'est pas accepté. Nous ne sommes donc pas requis téléphoniquement. Or les fonctionnaires qui sont sur la voie publique doivent absolument connaître les événements de la veille, de l'avant-veille et de la semaine pour patrouiller du mieux qu'ils peuvent et pour être sur l'événement, prévenir et dissuader, parce qu'on ne peut pas compter sur un appel téléphonique à Clichy-sous-Bois pour nous indiquer que des individus se sont réunis et qu'ils préparent un mauvais coup. Sur le Raincy, cela arrive régulièrement ; à Clichy-sous-Bois, c'est très rare.

Si un événement se passe au milieu d'une foule, nous ne trouvons pas de témoins. Les victimes déposent plainte mais ne participent pas ou se rétractent. Elles nous disent les choses en procédure, mais elles n'acceptent pas de signer parce qu'elles ne veulent pas que cela se sache.

Certaines franchissent le pas. Dans ce cas, je leur garantis de suivre particulièrement leur dossier, mais cela se finit toujours de la même manière : leur voiture est incendiée, leurs enfants sont menacés sur le chemin de l'école et on doit aider ces personnes à déménager et à quitter le quartier. Ce n'est pas une solution satisfaisante. En fait, la population agit essentiellement par pétitions pour éviter d'avoir affaire à un acte isolé.

Certaines choses fonctionnent quand même bien à Clichy-sous-Bois, notamment le partenariat institutionnel. Nous avons d'excellentes relations avec l'éducation nationale, la mairie et la Poste, nous partageons l'information et cela fonctionne bien. Je regrette simplement que, sur le terrain, ce ne soit pas le cas. Les gardiens d'immeuble  on peut les comprendre  ne veulent pas discuter avec la police : ils ont déjà un métier difficile dans un quartier difficile et il serait compliqué pour eux de passer pour ce qu'on appelle des « balances ». L'information ne peut donc nous revenir que par les chefs d'agence et, quand elle nous revient, elle est nécessairement tronquée et indirecte et n'est plus d'actualité.

Nous avons donc énormément de difficultés. Quand nous voulons faire un travail de recueil d'informations et faire en sorte que la population sache sur quoi nous travaillons en disant : « nous nous intéressons à tel problème, aidez-nous à trouver des renseignements », ce n'est pas possible : les personnes ne nous ouvrent pas la porte et ne veulent pas être vues avec nous. C'est un gros problème.

Voilà ce que je tenais à vous dire.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie et je passe la parole à M. Philippe Laureau, directeur central de la sécurité publique.

M. Philippe LAUREAU .- J'ai entendu beaucoup de choses très intéressantes et je pense que mon propos sera plus court, quitte à ce que je réponde ensuite à des questions qui pourront être posées.

J'interviens en tant que directeur central de la sécurité publique, c'est-à-dire de toute la police nationale de sécurité publique, en dehors de la préfecture de police et des services spécialisés, ce qui correspond à environ 80 000 personnes qui sont sur le territoire.

Je souscris aux analyses qui ont été présentées par Lucienne Bui Trong et je ne doute pas que nous aurons aussi des points de convergence avec M. Roché qui va être amené à intervenir.

Nous sommes dans une situation un peu compliquée et il ne faut pas se voiler les yeux. Certes, nous avons eu ces événements du mois de novembre 2005, mais ce phénomène dure depuis des années. Il a pris une ampleur extrêmement importante non pas forcément parce qu'il a été mal géré mais parce que nous avions atteint un mal profond qui s'est exprimé sur le terrain et sur la voie publique. Il a pris naissance comme d'habitude sur un phénomène ponctuel qui peut être discuté et qui est gravissime : la mort de deux adolescents dans un secteur, mais c'est très souvent de cette manière que les choses s'enclenchent avec un effet boule-de-neige qui se produit dans une commune et une circonscription, qui déborde parfois jusqu'à atteindre un cadre départemental, mais qui prend rarement une ampleur nationale. Cette fois-ci, nous sommes arrivés à une ampleur nationale.

Nous sommes confrontés à une situation paradoxale depuis 2001, et je n'évoquerai pas du tout ici des aspects à caractère politique : j'ai fait 32 ans de terrain avec toute une série de régimes et de gouvernements et j'ai travaillé dans tous les contextes policiers nécessaires. Depuis 2001, nous constatons une évolution favorable de la délinquance, qu'il s'agisse de la délinquance générale ou de la délinquance de voie publique. La délinquance générale a baissé de 10 % et la délinquance de voie publique a baissé de 20 %. On peut tourner les chiffres comme on le veut et de tous les côtés : ce sont toujours les mêmes chiffres et le même système de comptage. Si ce n'était pas bon avant, ce n'est pas bon maintenant et si ce n'est pas bon maintenant, ce n'était pas bon avant de la même manière. Nous n'avons aucune raison de modifier quelque chose. Il faut donc tenir compte de cet aspect.

Pour autant, il y a un point sur lequel nous avons des difficultés de plus en plus grandes, de même que la population : les aspects de violence urbaine.

Comme l'a souligné Lucienne Bui Trong, nous avons eu des phénomènes d'émeute qui remontent à quelques années et qui avaient tendance à disparaître. Certes, nous avons connu celles du mois de novembre 2005, mais la logique d'affrontement était de moins en moins forte. La manifestation la plus forte des violences urbaines, c'est l'incendie de véhicules. Il n'y a rien de plus facile que d'incendier un véhicule. Pour nous, services de police, qui cherchons à faire le plus possible des interpellations, c'est extrêmement délicat. Dans un vol par effraction, vous avez des traces, des indices et des éléments sur lesquels vous pouvez travailler par la suite, mais, dans le cas d'un incendie de voiture, il suffit de passer dans une rue, de casser la vitre d'un véhicule et d'y jeter un objet incendiaire pour que, comme par hasard, l'incendie se propage à d'autres véhicules qui sont à côté. La population ressent alors un sentiment très désagréable parce que, naturellement, ce ne sont pas toujours les véhicules les plus performants qui sont brûlés mais des voitures de toutes natures : majoritairement des Clio ou des Fiesta.

A une certaine période, la police de proximité a été mise en place au niveau de la sécurité publique. J'aborde tout de suite cette question dont M. Roché sera amené sans aucun doute à reparler : pour moi, elle n'a rien apporté dans la forme dans laquelle elle a été mise en place. Elle aurait peut-être pu apporter quelque chose dans un autre contexte, dans la mesure où elle part d'une idée généreuse et tout à fait louable, mais elle s'appuie sur le principe selon lequel il y aurait beaucoup moins de délinquants et je pense que cette réflexion est un peu rêveuse sous cette forme, parce qu'on continue d'interpeller, de déférer et de présenter autant que faire se peut.

De même, la délinquance de violence urbaine est de la délinquance traditionnelle et les délinquants qui commettent des faits de violence urbaine sont donc des délinquants traditionnels. Nos incendiaires de voitures sont les mêmes qui commettent des vols avec violence et qui gravitent autour de milieux de stupéfiants de petit niveau.

Par ailleurs, comme cela a été souligné, on a parfois la paix dans certains quartiers qui sont pourtant extrêmement lourds et denses en matière de délinquance ou d'économie souterraine, tout simplement parce que, dans ces quartiers, ceux qui trafiquent de manière forte n'ont aucun intérêt à voir les policiers intervenir et souhaitent au contraire le calme. Néanmoins, il faut savoir que les auteurs des faits du mois de novembre sont les mêmes qui commettent par ailleurs des agressions.

Par ailleurs, même si cela ne fait pas partie de ma façon de procéder habituellement, je dois dire que, pratiquement dans tous les sites où je suis passé  mes derniers postes ont été Avignon, Rouen et Lyon , j'ai insisté auprès des procureurs de la République pour qu'une sévérité extrêmement forte soit exercée en matière d'action publique pour les auteurs de faits de violence urbaine.

Autant la délinquance traditionnelle comporte des choses qui sont parfois difficiles à comprendre en termes de travail  après tout, la justice est également libre et indépendante et il faut naturellement le respecter , autant nous avons affaire ici à de réels problèmes de société et si nous n'intervenons pas plus fort avec une répression beaucoup plus solide, nous ne sortirons pas de ce phénomène qui ne fait que prendre de l'ampleur. Il faut savoir que, maintenant, n'importe qui incendie des voitures, notamment des gamins de 14 ou 15 ans, avec des aspects de minorité pénale en termes d'auteurs. Pour nous, il est extrêmement difficile de faire un flagrant délit d'incendiaires de voitures. Il ne faut pas croire qu'un incendie de voiture est préparé à l'avance : c'est souvent une action ponctuelle et irréfléchie et un mécontentement.

Cela dit, il n'y a pas que des faits de violence urbaine dans les incendies de voiture. Il peut y avoir aussi parfois des différends familiaux et, naturellement, le souci d'enlever les traces et indices en matière de délinquance, mais on a aussi des comportements de révolte vis-à-vis de la société, même si c'est un grand mot : on passe à côté d'une voiture alors qu'on ne sait pas quoi faire  c'est un aspect d'oisiveté  et on incendie le véhicule.

A cet égard, il faut établir un consensus de tous les partenaires, qu'il s'agisse des partenaires institutionnels, des mouvements associatifs ou des élus, pour réagir sur ce point. Tout le monde est préoccupé de cette question, mais je pense qu'il faut faire encore plus d'efforts.

Quant aux quartiers sensibles, un programme sur 24 quartiers a été établi l'année dernière, mais on pourrait en faire 240 ou 500. Certes, certains quartiers sont choisis en réunion interministérielle en fonction de leur importance, mais on a beaucoup d'autres quartiers derrière et même des départements entiers. Le département de Seine-Saint-Denis n'est pas facile et il compte de multiples quartiers qui pourraient être pris dans ce contexte.

En ce qui concerne les appuis qui seraient nécessaires, on a besoin d'appuis financiers et non pas seulement d'une présence policière.

Par ailleurs, on ne peut pas reprocher aux services de police des interventions faites dans ces quartiers en disant qu'il se passait peu de choses auparavant ou qu'il semblait se passer peu de choses. Il ne faut pas oublier que nous sommes là pour chasser le délinquant, rassembler des preuves et présenter. Le travail de la police judiciaire et de la sécurité publique est de procéder, sur le terrain, à des interpellations, de réaliser un traitement judiciaire, d'agir avec la police technique et scientifique et d'établir des procédures pénales.

En fait, nous sommes passés d'une logique d'ordre public qui remontait à quelques années et qui consistait à arrêter l'émeute ou les incidents autant que faire se peut sans pour autant procéder à des interpellations. Nous sommes allés dans le sens des interpellations. Il y en a eu des milliers  5 200 en novembre  parce que, comme je vous l'ai dit, c'est de la délinquance traditionnelle.

Enfin, j'attire votre attention sur la synergie qui existe entre tous les services. Mme Bui Trong pourra être satisfaite de voir l'implication des renseignements généraux, en amont, en liaison avec les services de sécurité publique. Il en est de même pour le traitement qui a été fait par les Compagnies républicaines de sécurité qui, avec nous, ont évolué dans leur fonctionnement, qui sont devenues beaucoup plus mobiles et souples et qui sont en parfaite synergie avec nous. Cela concerne également le traitement de la police judiciaire en aval.

Voilà les éléments que je souhaitais donner dans un premier temps. Mon collaborateur va parler des aspects partenariaux et du travail préventif qui est fait puisque, naturellement, il n'y a pas qu'un aspect répressif, même s'il est indispensable.

M. Patrick CHAUDET .- Je suis commissaire divisionnaire, chef du Bureau de la délinquance urbaine et des affaires judiciaires à la direction centrale de la sécurité publique.

J'occupe ce poste depuis juin 2002 et, auparavant, j'ai occupé différents postes en police judiciaire et en sécurité publique qui m'ont permis de travailler environ onze ans en région parisienne et à Paris et dix-sept ans en province dans différents départements, notamment à Avignon, de 1998 à 2002, où j'ai été l'un des commissaires qui a mis en place la police de proximité dans cette ville et dans ce département. Nous étions en effet un site pilote et nous avons été l'un des premiers départements à la mettre en place.

La ville d'Avignon est caractéristique : elle compte 100 000 habitants, intégrés dans un tissu urbain de 250 000 habitants, et nous y retrouvons à une petite échelle toutes les réalités que l'on rencontre dans certains endroits beaucoup plus exposés aux violences urbaines avec des incendies de voitures, des affrontements intercommunautaires et une délinquance très forte puisque, au prorata de sa population, Avignon est l'une des ville les plus criminogènes de France.

J'en viens à la police de proximité, dont j'ai pu constater certaines faiblesses lors de sa mise en place.

Tout d'abord, nous n'avons pas fait le choix de multiplier les implantations immobilières, contrairement à ce qui a été fait dans d'autres villes : nous avons simplement ouvert deux secteurs immobiliers dans les endroits les plus éloignés du chef-lieu de la circonscription pour faciliter l'accompagnement des plaignants vers le commissariat. Ce dispositif était tout à fait rationnel, mais j'ai quand même pu constater une certaine faiblesse dans la doctrine concernant la lutte contre la délinquance.

Ensuite, ses horaires étaient mal adaptés aux réalités de la délinquance et, si les policiers, durant la journée, étaient très présents et visibles dans les quartiers les plus exposés, on s'apercevait rapidement qu'après 18 ou 20 heures, il n'y avait plus personne dans ces quartiers et qu'on laissait la ville à la délinquance. Or nous savons par diagnostic que les faits de violence urbaine, notamment les affrontements entre bandes ou les incendies de voitures, ont lieu principalement le soir et la nuit.

Dans ce cadre, j'ai été associé, entre 2000 et 2001, à un groupe de travail réunissant tous les chefs de sûreté de France pour réfléchir à la manière dont on pourrait inverser la tendance et renforcer les dispositifs d'investigation pour être plus efficaces dans le traitement de cette délinquance. Le principe des horaires de la police de proximité n'avait pas été remis en cause, mais nous avions défini certaines pistes de réorganisation et de réforme en ce qui concerne les structures et les pouvoirs des policiers pour améliorer la situation.

Ces éléments ont été intégrés totalement dans la loi sur la sécurité intérieure, dans les instructions ministérielles et dans les instructions de la direction centrale dès 2002, à partir du moment où j'ai intégré ce bureau qui a pour vocation de comptabiliser les statistiques des violences urbaines et de la délinquance, mais aussi de mettre en place un certain nombre de dispositifs afin de favoriser une meilleure efficacité des services de police pour lutter contre cette délinquance.

On a tendance à dire que l'on a mis fin à la police de proximité à partir de 2002 et que tout a été changé, mais c'est faux. A partir de l'instruction ministérielle du 24 octobre 2002, nous avons donné plus de souplesse aux directeurs départementaux de la sécurité publique pour adapter leurs structures à la lutte contre la délinquance. Il ne s'agissait pas de remettre en cause la police de proximité (cela n'a d'ailleurs été écrit nulle part) mais simplement, comme nous l'avons demandé dans nos séminaires annuels de directeurs départementaux  nous en faisons deux par an , de resserrer le maillage dans les villes où il y avait trop d'implantations immobilières et donc un éparpillement des policiers et des moyens, afin de dégager un peu de potentiel opérationnel pour être plus efficace dans les horaires de la délinquance. Nous avons également demandé de travailler sur les horaires des fonctionnaires de la police de proximité afin qu'ils soient présents au moment où se passe la délinquance.

Comme l'a dit le ministre de l'intérieur, il ne sert à rien de dire bonjour à la boulangère à 9 heures du matin si elle se fait arracher son sac à 17 heures et si l'on est incapable d'en retrouver l'auteur. Cette image permet de schématiser ce que nous avons voulu mettre en place.

Nous avons renforcé les brigades anti-criminalité. Nous avons renforcé les services d'investigation et de recherche qui existaient à l'époque, nous les avons départementalisés pour lutter contre une délinquance itinérante de plus en plus réelle et nous avons renforcé ensuite les sections d'intervention pour nous permettre de mieux riposter aux séances de violences urbaines et aux affrontements dans les cités.

Le dispositif a été assez rapidement efficace en matière de répression et nous avons moins privilégié la prévention à cette époque. Nous avons donc commencé à faire machine arrière à partir de 2004, parce que nous avons constaté qu'en dépit d'une baisse de la délinquance de voie publique et d'un certain nombre d'indicateurs de la délinquance, on voyait naître une augmentation assez sensible des violences contre les personnes.

Celles-ci font l'objet d'un indicateur tenu par l'Observatoire national de la délinquance, qui touche des réalités complètement différentes : des réalités de délinquance traditionnelles (délinquance de voie publique, violences, menaces, racket scolaire), mais aussi des réalités plus complexes comme les violences volontaires intrafamiliales ou les abus sexuels.

Si on s'aperçoit que, depuis quelques mois, les agressions sexuelles ont tendance à se stabiliser et même à diminuer légèrement, on voit poindre une augmentation des vols avec violence et du racket scolaire. Parallèlement, dès l'été 2004, le directeur général de la police avait compris qu'il fallait s'engager résolument dans la lutte contre les violences urbaines parce que certains indicateurs leur permettaient de penser qu'elles allaient repartir. Une forte répression de l'économie souterraine dans les quartiers ne pouvait pas laisser neutre cette activité de violence urbaine.

Nous avons réactivé les bureaux de coordination de lutte contre les violences urbaines dans tous les départements et ce sont les directeurs départementaux de la sécurité publique qui sont chargés de les activer. Ils réunissent tous les protagonistes de la sécurité qui peuvent amener leur expertise ou leur capacité opérationnelle pour lutter contre les violences urbaines que sont les renseignements généraux et les autres services de police tels que la police judiciaire, les polices municipales et, le cas échéant, les parquets quand ils peuvent être associés.

Enfin, au niveau national, le directeur général a créé un Bureau national de coordination des violences urbaines qui se réunit tous les mois depuis environ dix-huit mois. A l'occasion de ces réunions, auxquelles participent M. Laureau, le directeur central de la sécurité publique, ainsi que tous les directeurs centraux, nous sommes amenés à analyser les faits de violence urbaine et à convier de temps en temps des directeurs des renseignements généraux et des directeurs départementaux de la sécurité publique pour qu'ils puissent donner leur point de vue sur la situation dans leur département, des départements très exposés en matière de violences urbaines, afin de faire naître des bonnes pratiques ou initiatives qui peuvent être décelées ça et là ou, au contraire, de faire des analyses critiques sur les dispositifs qui existent et qui ne fonctionnent pas, ce qui nous permet d'avancer. Cela nous permet aussi de nous équiper et de nous donner les outils qui nous permettent de mieux mesurer ces violences urbaines.

Cela dit, il est regrettable que, d'un point de vue juridique, on parle de la notion de violence urbaine sans savoir au fond ce qu'elle représente car elle n'est pas définie juridiquement ni administrativement. Il faudrait donc faire un effort de clarification pour définir ce que sont les violences urbaines. Par exemple, les directions actives de la police nationale et de la gendarmerie n'ont pas la même définition des violences urbaines que la nôtre. Ce serait très important parce qu'à partir du moment où les choses sont bien définies, on peut mieux les évaluer.

Parallèlement, nous avons créé, à la demande du ministre de l'intérieur, il y a environ dix-huit mois, un nouvel indicateur de mesure des violences urbaines. Cet indicateur a remis en cause l'échelle de Lucienne Bui Trong, que l'on appelait le CIVU et qui permettait de mesurer les degrés d'incivilité, en montant carrément jusqu'aux niveaux d'émeutes les plus élevés. Cet indicateur était très intéressant, mais très complexe à analyser pour les services de sécurité publique. Il a donc été décidé de raccourcir cette grille et de définir neuf indicateurs qui permettent de mesurer les choses.

Cet indicateur, qui regroupe les jets de projectiles, les incendies de voitures, les affrontements entre bandes, c'est-à-dire les faits les plus caractéristiques des violences urbaines, est mis en place depuis janvier 2005 et nous n'avons pas encore le recul nécessaire pour en appréhender l'évolution.

Les sources de cet indicateur sont le système de traitement des infractions constatées (STIC), qui comprend 107 index et qui sert à prendre en compte toutes les plaintes et tous les faits de délinquance qui sont constatés par les services de police et de gendarmerie, mais aussi la main-courante informatisée, un outil qui est beaucoup mieux alimenté depuis deux ans et qui permet d'extraire non seulement les interventions de police secours comptabilisées dans cette main-courante par les policiers de sécurité publique, mais aussi les déclarations d'usagers. En effet, nombre d'usagers ne souhaitent pas forcément déposer plainte  c'est le cas par exemple des violences conjugales  et veulent simplement en faire un signalement aux services de police et ces déclarations sont donc enregistrées dans la main-courante.

Cet indicateur national des violences urbaines est évidemment perfectible. De toute façon, aucun indicateur, dans les services de police, n'est suffisamment fiable pour être d'une précision ou d'une rigueur scientifique suffisante, mais il permet d'appréhender une certaine globalité et une certaine réalité des incidents qui peuvent être commis dans les quartiers.

Parallèlement, il y a environ un an, le ministre de l'intérieur de l'époque a mis en place un plan d'action contre les violences qui avait vocation à faire baisser ces faits, mais force est de constater que, depuis sa mise en place, les résultats n'en ont pas été efficaces puisque les violences aux personnes ne cessent d'augmenter.

De même, un plan d'action a été établi également sur 25 quartiers sensibles, une action plus innovante et plus intéressante qui a été mise en place il y a environ dix-huit mois. Ce plan d'action permettait d'associer différents ministères sur les quartiers sensibles (l'éducation nationale, le travail et l'emploi, la police nationale, etc., c'est-à-dire tous les acteurs qui agissent dans les quartiers), afin de se focaliser et de mener une politique un peu plus forte sur ces 25 quartiers et d'en mesurer les effets.

Mon bureau a été chargé de définir un indicateur de mesures de la délinquance pour vérifier si les politiques menées dans ces 25 quartiers avaient une incidence sur la délinquance et les violences urbaines. Cet indicateur comprend des items sur la délinquance en général, sur la délinquance de voie publique, sur les violences urbaines, sur les violences scolaires, sur l'absentéisme et sur un certain nombre d'autres éléments. Les premiers résultats affichés au bout d'un an étant relativement satisfaisants, peut-être pourrait-on en tirer des enseignements.

Enfin, on pourrait encore parler longtemps des dispositifs de prévention, mais la sécurité publique est également présente sur ce thème.

M. Alex TÜRK, président .- Je passe la parole à M. Roché, directeur de recherche au CNRS, responsable du pôle « Sécurité et société » de l'unité mixte de recherche PACTE.

M. Sébastian ROCHÉ .- Je commencerai par dire qu'il faut faire preuve de beaucoup de modestie pour expliquer aujourd'hui ce qui s'est passé. A mon avis, personne ne sait aujourd'hui l'expliquer. Beaucoup de gens ont dit qu'ils savaient à l'avance que cela allait arriver. Il est dommage qu'ils ne l'aient pas écrit et qu'ils n'en aient pas informé auparavant le gouvernement.

Pour l'instant, je pense qu'il n'existe pas de base d'information qui permette de tester les explications. Si on teste un modèle de diffusion du H5N1, on dispose d'un certain nombre d'informations qui permettent de tester les modèles et de comprendre comment les choses se sont vraiment passées. Tant que l'on n'aura pas fait ce travail de façon systématique à l'échelle de la France, on ne pourra pas expliquer de manière détaillée ce qui s'est produit et on n'est pas sur la voie de le faire.

Il existe beaucoup de fausses explications relativement confortables. Suivant les camps politiques, chacun choisira la sienne. Ceux qui n'aiment pas le ministre de l'intérieur diront que c'est parce qu'il a prononcé deux mots de travers que les émeutes ont eu lieu. Personnellement, je ne suis pas du tout convaincu par ce type d'explication. Je rappellerai que M. Chevènement avait parlé de « sauvageons » et qu'à l'époque, il n'y avait eu aucune émeute. Si M. Sarkozy avait parlé de « racailloux », il n'y aurait peut-être pas eu d'émeute non plus. Je pense que ces explications sont extrêmement superficielles et qu'elles ne rendent pas compte de l'ampleur et de la profondeur de ce qui s'est passé.

Il est aussi difficile de faire la lumière sur ces événements parce que les faits ne sont peut-être pas facilement communiqués par les administrations étant donné les conséquences de leur révélation. Par exemple, je ne sais pas si on ne saura jamais ce qui s'est passé dans les minutes qui ont précédé la mort des deux jeunes enfants. Ce n'est pas évident, étant donné les conséquences politiques et personnelles qu'entraînerait le fait de livrer des informations justes.

Pour moi, dans l'état actuel de ce qu'on peut savoir, soit par la presse, soit par les analyses systématiques, il est très difficile de faire un bilan approfondi. Je vais essayer quand même de dire un certain nombre de choses tout en essayant de ne pas être trop long. Cela étant dit, je vous livre mon analyse préliminaire et mes conclusions provisoires.

Premièrement, il s'agit d'un phénomène unique : il n'y en a pas d'autre. On est donc en train d'essayer d'expliquer quelque chose d'unique, ce qui est très compliqué.

Deuxièmement, j'insiste sur le caractère plurifactoriel. Une fois de plus, ceux qui pensent qu'il n'y a qu'une seule cause à un phénomène qui a embrasé la France entière et qu'on n'avait jamais vu dans le passé font fausse route. Il y a un ensemble de causes dont il est difficile d'établir le poids de chacune, mais je vais essayer de vous donner le résumé de ma réflexion de façon rapide, en commençant pas un point sur les vagues d'émeute et les facteurs sociaux et en abordant un deuxième point sur la police.

Sur les vagues d'émeute, je crois très important de remarquer qu'il existe des séquences d'événements avec des bifurcations. Je veux dire par là que rien n'était écrit dès le début. Le premier événement, pour être très concret, est le décès des deux enfants. A partir de là, plusieurs choses pouvaient se passer (de la même façon que, lorsqu'on est en voiture, on ne peut pas prendre toutes les routes d'un même carrefour et que l'on doit choisir sa route à chaque bifurcation) et, en l'occurrence, la deuxième bifurcation très importante est la gestion du décès par les autorités.

A mon avis, il a été commis à cet égard une première erreur : le fait de botter en touche tout de suite et avant de savoir quoi que ce soit. En effet, dès le lendemain matin, le ministre de l'intérieur s'est prononcé et a dit : « Ce n'est pas nous ! » Pour des gens qui viennent de perdre leurs deux enfants dans le contexte explosif qui a été décrit tout à l'heure par Cédric Gambaro et par d'autres sur le plan statistique, je pense que c'est une chose qui a joué un rôle. Je ne dis pas que les personnes qui ont pris ces responsabilités et qui ont rejoint ensuite le ministre de l'intérieur pour faire bloc, c'est-à-dire le directeur de la sécurité publique au niveau central, le procureur et le préfet, ont cherché à aucun moment à faire mal. Je dis simplement qu'une deuxième bifurcation a été prise à ce moment-là.

La troisième bifurcation intervient au moment où les émeutes débutent véritablement à Clichy-sous-Bois, à un moment où tout n'est pas encore écrit. Comment va-t-on gérer ces émeutes ? Les a-t-on anticipées ? Les effectifs de police présents sont-ils suffisants par rapport à ce qui va se passer ? Je réponds à ces questions qu'ils sont insuffisants à ce moment-là parce que personne n'anticipe que l'on va avoir les plus grandes émeutes que la France ait connues. Je ne dis pas que j'aurais fait mieux ; je dis simplement qu'à certains moments, une succession de bifurcations nous emmène progressivement vers une situation extrêmement difficile à gérer.

On en arrive ensuite à la bifurcation qui correspond à l'extension des émeutes vers l'ensemble de l'Île-de-France, y compris vers les départements du sud, dans lesquels il y a moins de communes classées en ZUS et moins de communes dont on pouvait penser qu'elles allaient s'embraser. Nous avons donc là un phénomène de diffusion qui est complètement inconnu et qui est ingérable, sans parler des difficultés qui apparaissent à l'intérieur du gouvernement en termes de cohésion politique, de rivalités au plus haut niveau et de prises de parole dissonantes qui ont lieu à ce moment-là.

Il est forcément très complexe de gérer ce phénomène que l'on n'a jamais vu dans le passé et il y a non pas un déclencheur mais une succession d'embranchements qui nous emmènent dans une direction où personne ne veut aller.

A partir de la cinquième ou la sixième bifurcation  je ne les présente pas toutes , le feu brûle et il va ensuite le faire tant qu'il y aura du carburant : à l'exemple du morceau de papier que l'on fait brûler, il y a une petite flamme, puis une très grande flamme, puis plus rien. C'est exactement ce qui s'est passé : le feu va brûler tout le carburant qu'il peut et il ne s'arrêtera que lorsqu'il aura fini de le brûler.

Si on observait la chronologie exacte des décisions et des mesures prises par le gouvernement au sujet des émeutes, on constaterait que les premières mesures les plus importantes sont prises après la décrue. Personnellement, je pense que c'est parce qu'il s'est consumé tout ce qui devait se consumer dans un phénomène dont on peut dire rétrospectivement qu'il a été une chance qu'il ne soit pas plus important. S'il y avait une véritable coordination des groupes et des bandes situés autour de l'Île-de-France et s'ils avaient pris une décision organisée de venir dans Paris, je ne sais pas ce qui se serait passé.

Le premier élément de ces émeutes est donc le système des bifurcations successives, sachant qu'à mon avis, il n'y a pas d'événement singulier qui explique les émeutes.

Le deuxième élément, c'est le caractère épidémique. Quand on essaie d'expliquer une épidémie, on a une infection initiale  en l'occurrence le décès des deux enfants , puis des personnes qui vont se rassembler initialement autour de cet événement et qui vont entraîner les premières émeutes. Ensuite, il nous faut un vecteur qui emmène les émeutes ailleurs. C'est le modèle de la diffusion que l'on n'a jamais connue précédemment. Je distinguerai à cet égard deux vecteurs de diffusion.

Le premier est la proximité géographique : si on considère l'histoire des émeutes, on décèle un phénomène de contamination géographique.

Le deuxième, qui n'est pas de nature géographique et qui est probablement lié au système d'information et à l'usage des médias, permet de le généraliser dans un temps court à l'échelle d'un pays. Je ne vois pas quels peuvent être les autres facteurs, et c'est la même chose dans les pays qui ont connu des vagues d'émeute.

Il nous faut donc des facteurs qui déclenchent, puis des facteurs qui transmettent et, enfin, une réceptivité des foyers secondaires. Autrement dit, pour que le message soit bien envoyé vers les autres villes de France, il faut qu'il trouve un certain nombre de circonstances favorables qui permettent à la France entière de s'embraser.

Enfin, il faut expliquer que les émeutes sont contenues à l'intérieur de la France et qu'elles ne débordent pas substantiellement à l'étranger. Il y a un phénomène de type épidémique et il faut séquencer et expliquer chacune des phases. Or les explications de l'infection initiale, de la transmission et des foyers secondaires ne sont pas les mêmes. Je veux dire par là qu'il n'y a pas d'explications simples, comme si c'était un seul phénomène, parce que ce sont des dizaines et même des centaines de villes qui vont brûler en partie.

J'en viens à quelques éléments sur les limites des explications monofactorielles. Vous avez sans doute beaucoup entendu parler des explications liées à la précarité ou à la pauvreté. Il est indiscutable que ces facteurs ont contribué à ces événements, mais on voit très bien les limites de cette explication.

La première, c'est qu'un certain nombre de communes ou de quartiers qui ne sont pas en zones urbaines sensibles ont pris feu également.

La deuxième, c'est que, si on raisonne de manière comparative, on constate que les pays étrangers qui connaissent les mêmes problèmes économiques depuis les années 70 et les mêmes phénomènes de ségrégation ethnique et spatiale ne connaissent pas les phénomènes d'émeute. On s'aperçoit que les facteurs socio-économiques d'arrière fond sont partagés par beaucoup de pays qui ne connaissent pas les émeutes et il est donc difficile d'en faire une explication suffisante d'un point de vue logique.

J'en viens à la notion de facteur déclenchant qui, à mon avis, n'existe pas et qui est simplement une illusion rétrospective : une fois que l'on sait ce qui s'est passé, on met au début de la séquence l'événement dont on dit qu'il en est l'explication, mais c'est une illusion rétrospective, tout simplement parce que la plupart des incidents qui se produisent n'engendrent pas d'émeute. Lors d'un décès, il y a, dans un nombre important de cas, des réactions de la population, mais, encore une fois, ce n'est pas systématique. Cela veut dire qu'il faut d'autres éléments d'explication par-dessus. De même, un certain nombre d'émeutes ne sont pas déclenchées par des phénomènes de frustration ou des réactions perçues comme une injustice.

Il existe donc de nombreuses manières de déclencher les émeutes. Celle-là a été déclenchée ainsi, mais cela ne veut pas dire que c'est une cause générale de déclenchement des émeutes. On ne sait pas bien quels facteurs favorisent les émeutes ni quels événements vont les déclencher.

Je reviens sur l'exemple du bac à sable qui vous a été cité tout à l'heure : on ne peut pas dire à l'avance si cet événement va causer la suite ou non. On ne peut le dire que rétrospectivement. Je n'insiste pas sur ce point, mais je veux simplement dire que les facteurs qui sont connus aujourd'hui ne me paraissent pas de nature à expliquer complètement ce qui s'est produit.

J'aborde maintenant les éléments qui concernent la police et le ministère de l'intérieur. Cela fait évidemment partie des facteurs, mais je ne suis pas tenté de faire reposer l'essentiel du poids uniquement sur l'un des acteurs présents dans le système et je laisserai de côté les petites explications. Il me semble qu'un certain nombre de faiblesses structurelles n'ont pas été corrigées, voire peuvent avoir été aggravées, dans ce que je comprends, moi, du fonctionnement de la police française.

La première, c'est ce que j'appellerai la faible capacité d'anticipation. Je peux le dire d'autres ministères également, mais on parle ici plus de la police. Sans faire de la futurologie, ce qui a frappé les sociologues de la police en France  ils ne sont pas très nombreux , c'est ce que l'on pourrait appeler une culture de la réaction : faire vite après les événements. Si je considère la gestion des outils relatifs aux violences urbaines, qui ne commence pas en 2002 avec le gouvernement de M. Raffarin, bien sûr (je ne dis absolument pas que tout était bien avant et que tout sera mieux s'il y a un après ; il y a à mon avis une continuité dans l'absence d'anticipation), on constatera que les outils relatifs à la mesure des violences urbaines sont construits et méticuleusement détruits.

Nous sommes en 2006 et les premières émeutes ont eu lieu en 1981, il y a 25 ans. Cela engage donc de nombreux gouvernements de plusieurs couleurs politiques et il n'y a dans ce que je dis aucune idée de règlement de compte avec tel ou tel. On s'aperçoit qu'en 25 ans, aucun outil qui tient la route n'a été construit en France sur ces questions. Cela devrait nous interroger et, en tout cas, cela m'interroge.

Deuxièmement, la constitution actuelle de l'INVU, qui a été détaillée tout à l'heure, est évidemment un choix qui a sa logique consistant à remplacer l'outil précédent, mais qui est tout aussi imparfait à mon avis. Si vous consultez les résultats de l'INVU aujourd'hui, vous verrez qu'il n'y a pas de pic des agressions en direction des autorités et des policiers pendant les émeutes. Si un indicateur qui est censé mesurer les violences urbaines n'a pas de pic aux mois d'octobre et de novembre, je suggère que l'on regarde un peu mieux ce qu'il contient... (Sourires.)

Cet indicateur est en fait un compromis entre les administrations pour avoir une vue nationale a posteriori. Personnellement, pour être un peu en décalage par rapport à cette vision, je pense qu'il nous faut exactement l'inverse : un indicateur local qui nous permet d'être avertis avant les événements. Je ne suis pas persuadé que l'idée de collecter très précisément, une fois qu'il est trop tard, des événements qui ne vont plus servir à rien soit la meilleure façon, pour l'Etat, d'assumer ses fonctions. Nous avons donc un système de collecte a posteriori de phénomènes extrêmement nombreux.

Troisièmement, je souhaite aborder la question de la classification « Confidentiel défense » des rapports des renseignements généraux. Cette classification m'étonne parce que je pense que les renseignements généraux apportent des informations finalement assez rares dans ce pays et qu'il n'y a pas d'autres sources d'information sur ces événements relatifs aux émeutes. Je regrette donc cette classification de rapports qui méritent d'attirer l'attention d'un grand nombre de personnes. Je ne sais pas s'il est question de revenir sur ce point et si cela correspond à un phénomène de militarisation de la police car je ne suis pas habitué de ces procédures, mais je trouve que le fait de confiner les informations relatives aux émeutes n'aide pas à la construction d'un débat, à la prise de conscience et à la délibération collective à travers différentes organisations.

Voilà ce que je pouvais dire sur les outils. Nous avons besoin de construire des outils et je pense que ceux que nous avons aujourd'hui ne sont pas suffisants.

Ce qui me frappe depuis 2002, et même auparavant, c'est l'oubli des banlieues. Evidemment, elles ont fait un retour en force depuis. Cela avait commencé avant 2002 avec la « mise au placard » du Système d'analyse informatisée des violences urbaines (SAIVU), lorsque M. Bergougnoux, directeur général de la police nationale de M. Vaillant, avait souhaité qu'on ne voie plus les chiffres qui sortent des indicateurs, et ce n'est donc pas du tout une question de gouvernement ou d'un autre. En tout cas, je ne suis pas favorable à l'idée selon laquelle il vaut mieux ne pas savoir.

Ce que j'appelle l'oubli des banlieues est l'application du modèle de la police judiciaire aux banlieues. Je suis tout à fait d'accord pour dire que les caïds de banlieue et les trafiquants méritent d'être poursuivis et de ne bénéficier d'aucune forme d'impunité. Je n'ai aucun problème avec cela. En revanche, je pense que les phénomènes de judiciarisation des renseignements généraux font qu'on ne peut pas à la fois être au four et au moulin et que, si on souhaite avoir des informations sur ce qui se passe pour les traiter politiquement, ce n'est pas la même chose que d'utiliser les renseignements généraux pour alimenter les procédures judiciaires. Je pense que l'on a besoin d'un système d'information relatif à ces émeutes.

La judiciarisation est constatée aussi à travers les groupements d'intervention régionaux (GIR), qui ont fait la fierté de différents ministres de l'intérieur. On appelait cela auparavant les opérations ciblées répressives, nous avons maintenant les GIR et cela correspond à des phénomènes de stabilisation que je ne vais pas décrire. Il me paraît une bonne chose de s'attaquer à la délinquance souterraine, mais on oublie toute la question de la légitimité de la police en banlieue. L'enjeu de cette légitimité a été revu avec les émeutes, mais je pense que cette question est essentielle.

Je pense également que la police de proximité était un outil du commencement d'une tentative de reconquête de cette légitimité de la police dans les zones les plus difficiles. Elle a été très mal conduite par la gauche et je ne veux pas revenir sur le passé, mais elle était un outil important. Initialement, on avait diagnostiqué que l'on avait besoin de la police de proximité dans les zones les plus défavorisées, où l'on avait besoin d'améliorer les relations entre la police et la population. Le but secondaire consistant à la généraliser n'était pas forcément une nécessité réelle pour bien faire mais uniquement une nécessité électorale.

Pour me résumer, je pense que l'on a besoin d'ancrer la police dans les territoires où il est le plus difficile d'intervenir  nous en avons eu tout à l'heure un certain nombre d'illustrations extrêmement concrètes  et, pour cela, de déterminer où on met les effectifs de police au niveau de la France, même si je sais que la marge de manoeuvre est faible et que les discussions avec les syndicats ne sont pas faciles.

On a également besoin, dans un contexte multiethnique, de déterminer les outils dont dispose la police pour renforcer ses liens dans la population : ce n'est évidemment pas la même chose que dans la Creuse.

Enfin, la question de la durabilité de l'ancrage de la police dans la population me paraît aussi un élément essentiel pour qu'en cas d'incident, les gens n'accusent pas la police mais aillent chercher de la protection auprès de la police.

M. Alex TÜRK .- Je vous remercie et je vous propose maintenant de passer au débat.

M. Thierry REPENTIN .- J'ai deux questions à poser.

La première s'adresse à vous, monsieur Gambaro. Vous avez cité des partenariats locaux en disant qu'ils étaient bons, ainsi que l'éducation nationale et la mairie. Je voudrais savoir comment vous qualifieriez vos relations avec le parquet et si, dans votre site, vous avez mis en place avec le parquet les dépôts de plainte sous X permettant d'engager des enquêtes qui préservent l'anonymat mais qui ne vous empêchent pas de faire votre travail.

Ma deuxième question sera pour M. Laureau et M. Chaudet. Bien que vous ayez votre propre analyse, je serais très heureux que vous puissiez communiquer à la commission l'évolution, sur cinq ans, du nombre d'implantations immobilières sur les 751 ZUS et les effectifs s'y rattachant. Vous pouvez avoir votre analyse ; nous pouvons avoir la nôtre. Une non-réponse de votre part pourrait d'ailleurs aussi être interprétée.

Je vous dis cela parce que, dans les banlieues, en une semaine, il s'est produit deux événements dramatiques.

Le premier est ce père de famille qui s'est fait tuer, qui s'est fait lyncher dans une rue, devant sa famille, ce qui prouve qu'il existe un sentiment d'impunité ou, en tout cas, de liberté d'action tel qu'un groupe peut se dire qu'il peut tuer quelqu'un en pleine journée sans que cela enclenche un phénomène d'émeute. On se dit que c'est un élément extérieur du quartier qui est venu et qui n'avait pas besoin de venir.

Moins d'une semaine plus tard, deux jeunes trouvent la mort en fuyant l'institution républicaine et cette fuite suffit ensuite, par un concours que chacun peut analyser, la mauvaise gestion ou le prétexte, pour que les choses s'enflamment.

Je pense qu'il faut traiter les deux événements parce que l'un comme l'autre sont dramatiques et que l'un et l'autre touchent, chez nos concitoyens, des réactions différentes. Le premier est d'ailleurs très difficile à vivre dans les campagnes quand on voit que l'on peut se faire tuer comme cela en pleine rue. Cela renvoie au problème de la police de proximité.

Il y a quelques semaines, des maires étaient à votre place et l'un d'eux a dit  je reprends son expression sans dire de qui il s'agit  qu'il attribuait 40 à 50 % des émeutes à la nature des relations entre la BAC et les jeunes de son quartier. Il s'agit d'un maire qui a vécu au quotidien ces difficultés. Il a ajouté que, lorsqu'il avait de la police au quotidien, la nature des relations établies entre la population de ces quartiers très difficiles et l'institution républicaine était d'une autre nature. On ne peut qu'entendre ce témoignage de maires.

J'ajoute que, sous couvert de l'anonymat, deux DDSP nous ont dit regretter le retrait de la police de proximité en précisant que cela arrangeait certains de leurs hommes qui ne souhaitaient pas forcément être localisés dans ces quartiers parce que c'est un métier difficile, un métier qui n'est pas forcément très gratifiant, tout en ajoutant que, lorsqu'ils avaient ce qu'ils appellent la « pol prox », cela apportait une plus grande liberté à la police judiciaire qui, de ce fait, était totalement déchargée du maintien de l'ordre ou de la présence sur le territoire : c'était fait par des hommes en uniforme. Ils ont pu ainsi avoir des affaires de police judiciaire, en déchargeant la BAC des contrôles au quotidien qui étaient faits par des hommes en contact avec la population parce que, du coup, les familles ont recommencé à rediscuter, ce qui a permis de remonter un certain nombre de filières.

Comment expliquez-vous votre différence d'appréciation au niveau central sur cet intérêt qui semble être confirmé à la fois par des maires et des DDSP qui sont en contact au quotidien ? J'ai du mal à m'expliquer ces témoignages qui ne sont pas très concordants a priori.

M. Alex TÜRK .- Comme j'ai beaucoup de demandes de parole et de questions, je vous propose d'intervenir maintenant, mes chers collègues, et de poser vos questions en indiquant à qui vous la posez, après quoi il y sera répondu globalement.

M. Yves DAUGE .- Ma question sera collective après avoir entendu nos cinq intervenants, dont j'ai apprécié tout ce qu'ils ont dit en constatant quand même que leurs approches sont diversifiées, selon qu'ils sont sur le terrain ou dans la structure.

Ma question est la suivante : pensez-vous honnêtement que vous êtes tous au clair sur la stratégie et les moyens de la police pour faire face à la crise ? Si c'est le cas, je vous demanderai de nous expliquer clairement quelle est cette stratégie.

Vous avez des doutes sur la police de proximité et vous semblez dire aussi qu'on ne l'a pas faite comme il aurait fallu la faire, ce qui n'est pas exactement la même chose. En effet, on peut être pour et dire qu'elle a été mise en place de manière incomplète.

Cela dit, il est vrai que cette question d'horaires est incroyable. Si on ferme à 18 heures, la question est réglée, mais je pensais que, dans la police, on avait compris qu'il fallait ouvrir la nuit aussi. Même dans ma petite commune, je me débrouille pour avoir des rondes la nuit avec la gendarmerie et ma police municipale et je n'ai pas besoin d'être dans un quartier sensible pour l'avoir compris. C'est une question de fond.

Quelle est donc votre stratégie ? Etes-vous au clair sur ce point et avez-vous les moyens de la mener ? Dans le fond, au-delà des mots « proximité », « prévention » et « répression », la vraie question n'est-elle pas d'être suffisamment sur le terrain en lien avec les institutions présentes, c'est-à-dire avec les organismes HLM ou privés, étant entendu qu'à Clichy-sous-Bois, vous avez des difficultés supplémentaires à cet égard ? Comment gérer tout cela sans un partenariat étroit avec les responsables du logement social qui ne sont d'ailleurs pas forcément tous à la hauteur ?

Vous avez dit que l'entente est bonne avec la mairie et l'éducation nationale, mais si on veut mener une certaine stratégie, on ne peut pas imaginer une action d'un partenaire qui ne serait pas fondée sur une connaissance permanente. Ce n'est pas la proximité qui m'intéresse mais la permanence physique, sur le terrain, la compréhension détaillée, comme un maire peut l'avoir dans sa ville, de ce qui se passe et l'anticipation. C'est très difficile à faire.

La vraie question est à mon avis celle de la permanence d'une certaine forme de police  il y a des métiers divers dans la police  dans une relation si étroite avec les autres institutions que nous avons une compréhension partagée de la situation dans la durée. En effet, comme vous l'avez tous dit, ces crises sont des moments dans une longue histoire.

J'ai deux questions subsidiaires : dans vos approches, que faites-vous de la police municipale ? Avez-vous pratiqué les conseils locaux de sécurité et, si c'est le cas, quels en sont les résultats ?

Mme Marie-France BEAUFILS .- Faisant partie des maires de ces communes qui ont des quartiers concernés, j'ai bien aimé la formule qui a été utilisée par M. Roché quant à cette notion de reconquête des territoires par des intervenants que j'ai toujours reconnus au travers des policiers, qui sont dans la permanence de terrain, comme vient de le dire Yves Dauge.

Même si cette police de proximité qui a été mise en place n'a pas eu tous les moyens de faire son travail correctement pour obtenir les effets escomptés, peut-on dire que, si on lui avait donné les moyens de faire son travail, on n'aurait pas été plus efficace plutôt que de décider d'y mettre fin et d'adopter une démarche plus répressive ?

Je dis cela parce qu'il me semble que, lorsque des gens sont sur le terrain, dans des horaires appropriés  j'insiste sur ce point  qu'ils connaissent les populations et qu'ils peuvent ressentir la manière dont évolue la situation, on peut mesurer la manière dont le terrain est en train d'évoluer et mieux mobiliser les partenaires dans leur diversité pour intervenir et pour agir. Je le ressens de cette façon, et comme j'ai eu l'impression que vous aviez des approches différentes dans ce domaine, j'aimerais que vous nous disiez pourquoi pour pouvoir avancer.

Il me semble en effet que des gens plus connus sur le terrain, qui savent rappeler la règle, redire ce qu'elle est et comment elle doit se vivre, sont des éléments de repère essentiels pour des adolescents qui, bien souvent, n'ont plus de repères dans ce domaine. Or je relie justement le rajeunissement que l'on ressent dans l'âge des délinquants qui ont été fortement présents dans les violences constatées ces derniers mois à cet affaiblissement de la présence de terrain et de la reconnaissance.

Ma deuxième question rejoint un questionnement qui a été lancé par M. Repentin et concerne les différents types d'intervenants à travers le travail des postes de police en journée et celui de la BAC ou d'autres services à d'autres moments. Sur le terrain, on ressent fréquemment qu'il n'y a pas une unité de réflexion ou de perception de la façon dont on doit agir. En tout cas, c'est ma perception. Comment expliquez-vous cela ? Cela étant, sur les quartiers, cela a des conséquences difficiles à gérer pour les élus de terrain que nous sommes, puisque nous avons la possibilité d'apprécier ces différentes choses et de demander ce qui se passe et ce qui donne des résultats, et que nous ne comprenons pas la démarche suivie. Je précise que je ne parle pas seulement des délinquants, mais de la population qui ne supporte plus un certain nombre d'événements, y compris, comme cela a été très bien dit, les présences difficiles dans les pieds d'immeuble, les provocations et tout ce que l'on connaît bien dans les quartiers.

J'aimerais donc savoir comment, dans les secteurs concernés, on peut avoir une meilleure appréciation de la réalité pour avoir un message et une intervention plus clairs et plus lisibles.

Cela m'amène à une troisième question : ne pensez-vous pas que l'on a tout intérêt à avoir une même formation de tous les policiers, qu'il y a donc besoin d'unicité d'intervention de la police et que trop de diversité d'intervention, y compris entre police nationale et police municipale, conduit à une perte de qualité d'intervention sur le terrain ?

M. Jacques MAHÉAS .- Je vais donner un témoignage et exprimer quelques interrogations.

Depuis 1977 que je suis maire de Neuilly-sur-Marne, une ville de 33 000 habitants, j'ai vu évoluer la police d'une façon favorable au moment de l'instauration de la police de proximité : on est passé de cocktails Molotov envoyés dans les postes de police au fait que nos jeunes disaient bonjour à cette police de proximité. En revanche, ces derniers temps, j'ai vu une très grande dégradation des rapports entre la police et les jeunes, ceux-ci étant de plus en plus jeunes.

En considérant globalement ce que vous avez dit les uns et les autres, je me rends compte qu'il y a une très grande cohérence entre vous puisque, en fait, tout part de l'anticipation de la police. Vous avez évoqué cette faiblesse, les uns en disant qu'il fallait une analyse sociologique pour bien s'en rendre compte, les autres en évoquant le thermomètre qui a été vu et revu. L'échelle Bui Trong était bonne, mais elle a été abandonnée en 1999, puis reprise dans le système d'analyse informatique des violences urbaines, puis abandonnée en 2003 et reprise enfin avec dix-huit indicateurs. Nous avons donc un nouveau système, mais il y manque l'occupation des halls ou les rodéos dans nos banlieues. Ce n'est donc pas simple, même s'il est vrai qu'il faut trouver un thermomètre.

Pour autant, en complément de ce thermomètre qui donne une analyse de fait  on sait qu'il s'est passé ceci ou cela et on le note , le meilleur indicateur n'est-il pas un référent policier sur le terrain ? Comme je le demande depuis longtemps  cela ne date pas d'hier , ne faut-il pas décider que, pour tel groupe d'immeubles, il y aura un référent policier sur le terrain qui sera en rapport, notamment, avec les gardiens, les assistantes sociales et le syndic de copropriété et qui formera un tout ?

J'ai noté que l'échelle de Mme Bui Trong a été mise de côté parce qu'on l'a considérait comme trop subjective. Il est vrai que c'est subjectif, mais peu importe ! On sait au moins qu'il va se passer quelque chose.

Il suffit de reprendre mes questions écrites au gouvernement de M. de Villepin pour voir que tout y est. J'ai d'ailleurs dit à M. de Villepin qu'il devait reprendre les questions écrites que je lui ai posées ces cinq derniers mois et que s'il avait eu une cellule, dans son ministère, qui analysait les questions écrites des parlementaires, il aurait pu avoir aussi une indication. Ce que je dis ici au point de vue parlementaire est également valable au point de vue des référents de terrain.

Enfin, vous avez analysé les faits, mais vous est-il possible d'analyser aussi les causes ? Certes, vous l'avez fait en partie, mais en tant que politiques, nous souhaitons savoir si, en règle générale, les chercheurs et la police sont capables de nous dire que, pour eux, il existe par exemple cinq causes principales.

Pour ma part, j'ai fait une analyse des violences urbaines. A mon avis, la cause essentielle est effectivement la faillite éducative ajoutée à la misère sociale. Je ne dis pas que c'est la seule, mais elle me paraît extrêmement importante parce que nous avons traversé des périodes noires de notre histoire dans lesquelles nous n'avons pas connu de telles émeutes dans les villes alors que la situation était extrêmement tendue.

Je résume mes questions de la façon suivante :

Ce thermomètre est-il le bon ?

Peut-on privilégier l'individu ?

Peut-on avoir ces référents de quartier ?

Mme Dominique VOYNET .- Je commencerai par faire une remarque en réaction à l'intervention de M. Roché. Quelles qu'en soient les difficultés, je pense qu'il faudra bien rendre public le rapport de l'Inspection générale de la police nationale, qui a été promis, sur les causes de la séquence qui a conduit à la mort de deux jeunes dans un transformateur. Tout le monde l'attend sur le terrain et on aura du mal à convaincre de la bonne foi des différents acteurs s'il n'est pas rendu public.

Dans le département dont je suis l'élue, je suis frappée de voir à quel point les jeunes policiers ressemblent finalement aux jeunes qu'ils ont en face d'eux. En complément de ce qui a été dit sur la police de proximité, qui est à mon avis une bonne façon d'assurer une présence efficace sur le terrain, j'aurais voulu que vous nous en disiez un peu plus sur les moyens dont vous disposez pour améliorer la formation de ces jeunes policiers dont on sent bien que, parfois, ils ont peur, qu'ils ne sont pas à l'aise et qu'ils ne savent pas toujours comment se comporter face à des groupes de jeunes. Cela s'illustre y compris physiquement, dans leur façon de se tenir et de se rapprocher, en hésitant entre « je roule les mécaniques » et « j'essaie de raser les murs ».

Je souhaiterais également que vous nous disiez si des mesures de fond ont été prises pour résoudre cette difficulté que l'on voit de façon exactement identique dans l'éducation nationale : de jeunes policiers qui sont en première ligne dans les quartiers alors même que les policiers expérimentés sont nommés en province dans des zones plus tranquilles.

J'en viens à un deuxième point. J'ai été surprise, mais je ne m'en plains pas, de constater qu'aucun de vous n'a dit un mot du rôle qui vous est assigné dans la lutte contre l'immigration clandestine. Certains, sur le terrain politique, se sont laissés aller à montrer du doigt les polygames ou d'autres catégories de citoyens. J'aurais donc aimé que vous nous disiez si, pour vous, c'est un phénomène à prendre en compte. Alors que vous consacrez beaucoup de temps sur le terrain à traquer les émigrants clandestins  on vous demande de faire du chiffre et de les raccompagner au pied des avions , avez-vous identifié des fragilités particulières, des stratégies de débrouille ou des sentiments de relégation qui peuvent amplifier les problèmes auxquels vous êtes confrontés ?

Enfin, vous n'avez pas du tout évoqué un problème qui est toujours cité quand on discute avec les jeunes : la question des contrôles d'identité itératifs. Ma question sera un peu directe : à quoi cela sert-il ?

Mme Valérie LÉTARD .- Dans le droit fil de ce qui a été dit sur les questions liées aux interventions de la police et de l'insistance avec laquelle les différents collègues se sont exprimés sur la police de proximité, j'aimerais poser une question complémentaire qui m'a été suscitée par M. Gambaro lorsqu'il a parlé des statistiques policières.

Quand on se rend compte, après avoir écouté les uns et les autres, que l'on peut avoir des taux de délinquance extrêmement réduits, qu'il peut ressortir des statistiques qu'une certain part de la délinquance est en réduction à Clichy-sous-Bois et que cette ville peut être considérée comme ayant des bons chiffres et de bonnes statistiques alors que l'on connaît ses difficultés quotidiennes, quand, par ailleurs, on a d'autres éléments statistiques qui montrent que, chaque année, on a une réduction des faits de délinquance alors que, lorsqu'on est sur le terrain, on se rend compte que ce n'est pas la réalité ressentie par les habitants des différents quartiers, on se pose des questions, comme vous l'avez dit les uns et les autres, sur les indicateurs que l'on mesure.

Il y a effectivement, d'un côté, ce qui est avéré, constaté et pris en compte par la police en termes de dépôts et de signalements de plaintes et, d'un autre côté, ce qu'on appelle le sentiment d'insécurité, c'est-à-dire ce que les policiers et les îlotiers remarquaient et signalaient plus facilement. C'est pourquoi nous avons des communes dans lesquelles l'îlotage était très développé et où, en revanche, on avait un taux de délinquance important et identifié et des statistiques moins bonnes, puisque nous avions une remontée de signalements beaucoup plus importante.

Pour moi, c'est essentiel, parce que, si on détermine les effectifs et les moyens humains que l'on va affecter aux différents territoires en fonction des statistiques remontées à l'échelon national, si ces statistiques sont faussées et si ce n'est pas l'un des éléments pris en considération, on risque de se fourvoyer dans la répartition des moyens que l'on va mettre sur le territoire.

Ensuite, parce que, avant d'être élue, j'ai été beaucoup sur le terrain dans ces quartiers, dans mes fonctions professionnelles, j'ai eu à vivre l'expérience de l'îlotage et je me dis que l'on a tort d'opposer les différentes natures d'intervention. Je pense qu'il faut privilégier les complémentarités en ayant une police de prévention, une police de proximité et une police d'intervention. Ce ne sont pas les mêmes polices et ce ne sont pas non plus les mêmes hommes qu'il faut y mettre. Nous aurons des policiers qui seront plus dans la médiation et dans l'écoute et qui sauront être dans un quartier au quotidien et aller à la rencontre des habitants, non pas pour essayer de savoir ce qui se passe mais pour ressentir le climat général du quartier.

On se demande de quels outils il faut disposer pour anticiper la situation, mais le meilleur des outils n'est-il pas d'être sur le terrain, en contact régulier avec la population ? Lorsqu'on connaît le président du comité des locataires ou que l'on rencontre le directeur du centre social, l'assistante sociale ou même le groupe de jeunes du club de foot, on sent bien si les choses vont ou non et il n'y a pas cinquante solutions ni cinquante façons de procéder. Ensuite, il faut effectivement se demander comment on s'attaque à la délinquance et, pour cela, on a besoin d'une police d'intervention qui n'est pas la même police et qui est complémentaire.

Enfin, j'aimerais savoir comment on articule les moyens. Le soir, il faut évidemment une présence policière qui doit se faire au minimum en binôme, parce qu'on ne peut pas rester dans son bureau d'îlotier : il faut bouger sur le quartier, mais en sécurité, c'est-à-dire sans mettre dans l'insécurité les policiers qui auront à accomplir cette tâche. Comment fait-on pour que les moyens de police soient mis dans les quartiers aux horaires qui correspondent aux moments où l'insécurité est la plus importante, avec l'éventuel renfort de brigades telles que celles de la BAC qui peuvent aussi tourner sur ces quartiers, et ne peut-on pas imaginer un partenariat avec les polices municipales qui, elles, pourraient peut-être intervenir dans des horaires moins problématiques, c'est-à-dire dans la journée, pour assurer une présence ?

Je m'adresse aux uns et aux autres et je ne sais pas qui pourra m'apporter une réponse sur ce point, mais, comme le disent ceux qui, comme vous, sont confrontés à cette question au quotidien et qui expliquent les difficultés qu'ils rencontrent, on oppose un peu les gens alors que je pense qu'il ne faut pas le faire. Il faut voir où on place les effectifs et en fonction de quels critères et de quels outils on le fait. Il faut être en lien avec les habitants, connaître la situation au quotidien en ayant avec eux une relation de confiance parce qu'ils sont les meilleurs des indicateurs et répartir les moyens sur le territoire en fonction des critères qui ont été définis.

M. Philippe DALLIER .- Je vais essayer d'être bref pour vous laisser le temps suffisant de répondre, en vous posant une question sur les effectifs, une autre sur l'organisation et une dernière sur le caractère organisé ou non de ces émeutes.

Sur les effectifs, je rejoins la question de notre collègue Repentin, mais je pense qu'il sera difficile de les déterminer par zone urbaine sensible parce que beaucoup de commissariats desservent des communes qui ont des ZUS et d'autres qui n'en ont pas : c'est le cas de la mienne.

Cela dit, j'aimerais vous entendre sur les effectifs de la Seine-Saint-Denis. Cela fait onze ans que je suis maire de Pavillons-sous-Bois  je dépends du commissariat de Bondy  et que je vois diminuer les effectifs. Tous les ans, à la rentrée, le préfet m'écrit en me disant : « J'ai le plaisir de vous annoncer l'arrivée de x fonctionnaires », mais on ne m'écrit jamais pour me dire qu'un certain nombre d'entre eux ont été mutés. Je vous garantis que les effectifs n'ont cessé de diminuer et j'aimerais donc savoir si vous pensez que le taux de police nationale dans le département de la Seine-Saint-Denis par habitant est satisfaisant si on le compare à ce qu'il peut être dans le 6 e arrondissement de Paris.

J'en viens à ma question sur l'organisation. Je n'ai pas de religion en matière de police de proximité. Cela étant dit, quand on l'a supprimé, j'ai constaté très clairement que le sentiment que les habitants de ma commune avaient de la présence de la police nationale en ville a chuté alors que ma commune est loin d'être difficile ou très difficile. Bondy, qui jouxte la mienne, est beaucoup plus difficile, mais le sentiment qu'en ont les gens, que j'entends toutes les semaines, c'est qu'ils ne voient pas la police nationale.

L'organisation relève plutôt de votre métier que du nôtre, si je puis dire, mais on voit bien quelles en sont les conséquences. J'ai entendu Claude Dilain, le maire de Clichy-sous-Bois, me dire, même si cela a été fait en accord avec vous, que le poste de police de la tour Utrillo a été fermé...

M. Cédric GAMBARO .- Non, pas celui de la tour Utrillo. On a fermé celui du Chêne pointu.

M. Philippe DALLIER .- Dans ce cas, cela mérite d'être précisé, parce que j'ai entendu le maire de Clichy-sous-Bois et d'autres dire qu'il y a eu une perte de contact avec le terrain. Quand on dit ensuite que les indicateurs ne sont pas nécessairement pertinents et que les relations se sont dégradées entre les policiers et les jeunes, ne peut-on pas penser malgré tout que c'est lié quelque part à cela et au fait que l'organisation n'est pas tout à fait adéquate ?

Quant à la qualité des effectifs, sans parler de compétences, il est un fait qu'en Seine-Saint-Denis, nous avons, dans l'éducation nationale comme dans la police nationale, les éléments les plus jeunes : en sortant de l'école, ils sont parachutés dans les quartiers les plus difficiles. La conséquence, c'est que le jour où ils arrivent, ils déposent leur demande de mutation. Quand Jacques Mahéas dit qu'il faut un référent dans chaque quartier, c'est très bien, mais encore faudrait-il qu'il y ait une continuité. Si on ne reste que deux ans dans un quartier sensible ou en Seine-Saint-Denis, on a à peine le temps de faire le tour de la question ou d'avoir pris le pouls du quartier que l'on est déjà parti, ce qui tout aussi dramatique.

Tout cela mérite des explications et des réponses appropriées.

J'en viens enfin au caractère organisé ou non des émeutes. Je partage l'avis de Mme Bui Trong qui dit qu'a priori, ce n'était pas organisé au départ. Des véhicules ont été incendiés dans ma commune, mais il n'y a pas eu d'attaque sur les bâtiments publics. En revanche, trois ou quatre jours avant la fin, nous avons eu une attaque organisée et très ciblée de la seule entreprise de produits chimiques de ma zone industrielle. C'est parce que les gens du quartier ont vu les jeunes remonter en voiture et s'enfuir que l'on a pensé que, très probablement, ils n'étaient pas de la commune. Si ce n'était pas quelque chose de très organisé, il faudrait qu'on m'explique ce que c'est.

Par conséquent, ne pensez-vous pas qu'au fil du temps, cela s'est organisé malgré tout et peut-on vraiment dire que le fait de faire brûler des véhicules était uniquement ludique ? N'y a-t-il pas eu, au fur et à mesure, une certaine organisation, que peut-on voir là-dessous et que doit-on craindre ?

Mme Raymonde LE TEXIER .- Naturellement, comme j'interviens à la fin, certaines des questions que je souhaitais vous poser ont déjà été posées par certains de mes collègues et je m'abstiendrai donc de le faire. Cependant, alors que nous avons tous, dans le cadre de cette mission, une expérience de terrain réelle mais des appartenances politiques différentes, je remarque que nos questions et nos interrogations sont souvent les mêmes. Je vais donc vous faire part de mes commentaires qui s'ajoutent à ceux de mes collègues, tout cela étant évidemment à resituer dans le cadre de cette mission, puisqu'il s'agit de déterminer ce qui n'a pas fonctionné au cours des dix dernières années et comment on peut faire mieux, vos apports étant tout à fait intéressants à cet égard.

S'agissant de ce que vous avez dit, monsieur le Commissaire du Raincy, j'ai été tout à fait impressionnée par l'importance du pourcentage de délinquance des mineurs que vous avez cité. Je sais que, quelquefois (je précise que je suis maire d'une commune de l'est du Val d'Oise), les mineurs délinquants se voient passer commande par des majeurs  comme ils ont l'avantage d'être mineurs, ils sont moins susceptibles de se retrouver chez le juge ou en prison  et qu'ils n'ont parfois pas le choix de refuser parce qu'ils sont littéralement « maqués ». Je voulais savoir si vous viviez cela sur votre secteur.

Par ailleurs, j'ai été vraiment frappée par l'histoire du poste de police fermé. Le fait de fermer un poste de police parce que les gens ne veulent pas y venir me paraît surréaliste et je voudrais vraiment savoir quelle réponse on peut y apporter parce que, pour le coup, c'est le règne du non-droit et une chose qui n'est pas du tout acceptable. Ma question à cet égard est précise et s'adresse à vous cinq, à la place que chacun d'entre vous occupe : à votre avis, comment peut-on répondre à cela ?

Pour ma part, je me demande si cette police de proximité que vous dénigrez tant et qui nous a tellement plu à nous, les maires, ne pourrait pas être un début de réponse. Pour ce que j'ai vécu sur ma ville, dont je suis l'élue depuis trente ans, comme mes collègues l'ont déjà dit, je sais que la police de proximité permet un rapprochement de la police et des habitants, une relation plus facile, une sorte de respect, une parole et une confiance plus faciles.

Elle a été supprimée très rapidement, en 2002, en quelques semaines, et j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt ce que vous avez dit, monsieur Chaudet, puisque c'est vous qui nous avez dit que l'on avait demandé aux directeurs départementaux de voir comment il convenait de faire au mieux avec les effectifs dont ils disposaient et que l'on avait mis en place les BAC qui avaient eu le résultat que l'on connaît, avec plus de répression, des aspects positifs et des limites.

En réalité, si la police de proximité, qui travaillait sur la ville avec beaucoup d'intérêt, était restée affectée sur le département, je me serais fait une raison, mais tout cela a disparu complètement. Comme l'a dit notre collègue de Seine-Saint-Denis il y a un instant, nous gérons la pénurie, c'est-à-dire que, dans le Val d'Oise, nous avons de moins en moins de policiers  on n'a que de très jeunes gens, jeunes hommes ou jeunes femmes, qui arrivent alors que c'est leur premier poste, qu'ils sont terrorisés et qu'ils ne savent pas où ils ont mis les pieds  et que nous avons un encadrement absolument insuffisant, avec des fonctionnaires de police qui préfèrent refuser une promotion plutôt que d'être mutés sur notre secteur. Par conséquent, non seulement les policiers sont en nombre suffisant, trop jeunes et trop inexpérimentés, mais ils sont livrés à eux-mêmes.

J'ai l'impression de ne faire que des critiques. Je sais que la critique est aisée et que le reste est plus difficile, mais c'est un constat que je vous demande d'entendre.

Le fait que cet effectif soit insuffisant en nombre, en encadrement et en formation a aussi des conséquences catastrophiques dans la dégradation des relations non seulement avec les jeunes mais avec les adultes, ce qui est presque plus ennuyeux. En tant que parlementaire, il ne se passe pas un mois sans que je sois saisie par écrit de situations que je pourrais peut-être remettre en question si je ne connaissais pas vraiment les gens qui s'adressent à moi par écrit, mais il se trouve que je connais certaines de ces situations pour les avoir vécues sur le terrain : ce sont des jeunes adultes qui n'ont pas le bon nom ni la bonne couleur et qui se font interpeller, tutoyer et bousculer alors qu'ils sont en présence de leur enfant de 7 ou 8 ans, parfois pour des raisons plus que limites. Cela existe et cela a des conséquences absolument catastrophiques sur les réactions des plus jeunes et des habitants du quartier qui vivent cela de leur côté.

Je peux vous citer l'exemple d'un jeune homme avec lequel nous travaillons, qui est un collaborateur de la mairie, qui est talentueux, brillant, formé et précieux, mais qui a le « gros défaut » d'être noir. Au moment où les voitures brûlaient, en novembre, alors qu'il sortait d'une réunion de travail avec le maire et le premier adjoint, il est monté dans sa voiture devant la mairie, il est descendu devant chez lui vers 21 heures, en plein quartier « chaud », il s'est retrouvé au commissariat et il n'en est ressorti que le lendemain matin. Quand il donnait son nom en disant : « Je sors du bureau du maire, j'ai travaillé avec lui », il avait droit aux plaisanteries habituelles du genre : « Tu étais chez le maire ? J'étais chez le président de la République ! » Quand il disait : « Voilà mon portable, leur numéro est en mémoire, de même que celui du député et du premier adjoint ; vous pouvez les appeler et vérifier que je suis bien celui que je prétends être », personne n'acceptait, comme au cinéma. Malheureusement, c'est du mauvais cinéma et cela a des conséquences absolument catastrophiques.

Quand cela concerne des personnes comme celle-là, qui sont capables de prendre du recul, ce n'est pas un problème, mais quand cela s'adresse à des jeunes ou des adultes plus défavorisés qui ont moins de recul, la haine monte et cela n'arrange pas les situations.

Comme d'autres l'ont dit, j'aurais aimé que vous nous fassiez part de votre propre analyse sur la situation difficile de ces banlieues. M. le Commissaire du Raincy nous a apporté des éléments que nous connaissons mais qu'il sera intéressant de rediscuter plus tard entre nous sur l'urbanisme et sur la situation des copropriétés. J'aimerais que nous en reparlions un jour parce que, pour certains, c'est la panacée alors que le fait de sortir du logement social public pour permettre aux gens modestes d'accéder à la copropriété, d'après ce que je vis sur ma ville dans les copropriétés, est une catastrophe totale pour les raisons qu'il a décrites : il n'y a plus d'argent, on ne trouve plus de syndic pour gérer ces copropriétés, on n'a plus d'interlocuteur, elles se dégradent et on ne peut pas faire de réparations. C'est une catastrophe.

En fait, j'aurais aimé que chacun d'entre vous puisse dire que le fait que les banlieues allaient si mal était dû à trois raisons. Jacques Mahéas a dit tout à l'heure que c'était la formation et la pauvreté ; j'aurai tendance à dire que c'est la ségrégation et la discrimination, même si c'est un peu caricatural et qu'il y a beaucoup d'autres raisons. J'aurais donc aimé connaître les vôtres.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous rappelle que nous devons partir dans une demi-heure, précisément parce que nous nous rendons à Vaulx-en-Velin, près de Lyon, pour faire le même travail. Je passe donc la parole à notre rapporteur qui m'a dit qu'il avait besoin de deux minutes d'intervention, après quoi il nous restera une petite demi-heure pour que toutes les réponses soient apportées.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je ferai une remarque et je poserai une question.

Ma remarque concerne la police de proximité, qui s'adresse à tout le monde : n'aurait-on pas intérêt à avoir un jour une définition de la police de proximité ? En effet, quand on parle de cette question, on pense bien souvent aux bobbies anglais dans les quartiers. Vous avez parlé tout à l'heure de la suppression d'implantations immobilières et je pense que nous aurions intérêt à réfléchir tous ensemble sur ce qu'est la police de proximité.

Maintenant, quand on dit qu'il faut faire une police de proximité alors qu'il n'y a plus personne dans les rues à 21 heures, si on veut avoir des policiers au-delà de 21 heures, il faut savoir de quoi on parle : je suis maire d'une commune de 70 000 habitants où il y a 120 policiers et le commissaire ne peut pas mettre plus de trois personnes dans la rue à partir de 21 heures du fait des arrêts maladie, des RTT, des 35 heures et autres.

M. Thierry REPENTIN .- Chez moi, c'est la même chose : cela représente une patrouille.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- En revanche, j'ai une compagnie de CRS et une compagnie de gendarmes mobiles, mais jamais on ne les voit dans la ville alors qu'ils n'ont aucune interdiction de le faire. Le seul problème, c'est qu'ils ne peuvent pas passer 200 heures devant les ambassades et être aussi sur le terrain.

Enfin, j'ai une dernière question à poser : pourriez-vous nous donner communication de la cartographie des violences urbaines de l'automne ? Elle nous intéresserait pour la recouper avec d'autres informations sur les quartiers sensibles.

M. Alex TÜRK, président .- Merci de votre brièveté, monsieur le Rapporteur.

M. Philippe LAUREAU .- Je vais essayer de répondre à vos demandes qui sont très denses et très riches.

Tout d'abord, j'ai le sentiment qu'au niveau des services de police, il y a une très forte attente de votre part, de même que nous avons une très forte attente vis-à-vis de vous. Cependant, je vous ferai remarquer que, dans beaucoup de cas, le policier se sent seul, en particulier en soirée, alors qu'il ne voit pas grand monde autour de lui dans les divers autres services. C'est une première remarque qui sera partagée par mes collègues. Je ne veux pas du tout être provocateur, mais il est normal que je réponde. Tout le monde a été à la fois incisif et correct ; j'essaie de faire la même chose.

De la même manière, je tiens à dire que les policiers ne sont pas à l'origine des violences du mois de novembre. Dans certains cas, j'ai cru en effet que c'étaient les comportements policiers qui les avaient amenées alors que cet aspect de mal-être et de précarité et ce sentiment d'échec des habitants des quartiers difficiles peuvent être à l'origine de cela.

Cela dit, nous sommes d'accord avec la nécessité d'améliorer un certain nombre de choses au niveau de la police et il n'y a aucun problème sur ce point.

Je tiens quand même à préciser que je ne suis pas éloigné du terrain au quotidien : j'ai passé plus de temps sur le terrain que les directeurs que vous avez côtoyés sur des postes encore plus délicats. Il faut simplement un équilibre entre tout, comme en toutes choses : il faut de l'investigation, du quotidien, des services de police générale, qui sont le socle de la police  on ne peut pas travailler sans police générale , et des services spécialisés, qu'il s'agisse des renseignements généraux, de la police judiciaire, de la police de l'air et des frontières, etc. Tout cela a son existence.

Tout le monde reconnaît que la police de proximité telle qu'elle a été positionnée n'était pas une bonne chose et elle a donc été en partie réduite, mais non pas dans sa totalité : il faut bien observer les choses. J'étais hier à Angers, où dix bureaux de police se sont ouverts pour une circonscription de 200 000 habitants. Nous ne sommes pas dans un contexte conforme aux besoins.

Il y a également bien trop d'implantations dans certains endroits. Je ne dis pas qu'il n'en faut pas dans certains autres lieux, mais le policier n'est pas le seul lien social et je ne sais pas si le fait de faire du bureau de police le lien social commun pour tout le monde soit sa vocation. Je vous rappelle en effet que le policier est là pour interpeller, pour travailler, pour déférer et pour présenter.

Nous sommes face à une population  ce n'est pas du tout péjoratif  de plus en plus jeune et également de plus en plus violente, mais tout le monde est violent dans la société actuelle. Même des personnes qu'on n'imaginerait pas violentes le deviennent avec le temps et je crains qu'il faille malheureusement vivre avec cela. Cela dit, nous n'avons peut-être pas les réponses les plus adaptées, comme cela a été évoqué, et nous n'avons notamment pas de réponse en ce qui concerne les mineurs sur le plan pénal. Je n'accuse absolument pas la justice  c'est tout simplement la réalité , mais on ne peut pas se permettre d'avoir dix ou quinze admonestations successives ou des gens interpellés pour une quinzaine de vols avec violence ou de vols à la portière sans aucune réponse.

Quand vous me dites par ailleurs qu'il faut améliorer encore la formation des policiers alors que beaucoup d'efforts ont déjà été fournis, je pense qu'il faut effectivement continuer dans ce sens. Vous avez parfaitement raison quand vous dites qu'en région parisienne, comme pour les enseignants, ce sont les plus jeunes qui vont au feu. Je suis le premier à le faire remarquer et nous essayons de trouver une solution à ce problème. Il existe maintenant des dispositifs qui obligent les gens à rester au moins cinq années en poste, mais ce n'est pas facile, parce que, malheureusement, ils vont rester presque contre leur gré. Il faudra donc trouver des mesures incitatives pour leur permettre de se sentir mieux dans leur peau.

Sur l'aspect répétitif des contrôles d'identité, il faut savoir qu'ils sont effectués dans le cadre de l'article 78-2 du code de procédure pénal et donc liés à des instructions du parquet et à des demandes qui ont été faites auprès de l'autorité judiciaire. Cela dit, je suis entièrement d'accord avec vous : il est absolument ridicule de contrôler de la même manière la même personne trois fois dans une journée quand on connaît son identité. En revanche, lorsqu'on nous demande de contrôler les gens qui se présentent dans une zone précise où des agressions ont été commises, nous ne le faisons pas à partir d'un aspect de profil mais parce qu'à minuit ou une heure du matin, ce sont presque toujours les mêmes personnes qui se représentent. C'est pourquoi il y a ce problème.

Cela peut créer ensuite un sentiment qui peut poser des difficultés, mais je réponds à votre question que cela correspond à une logique d'enquête et de contrôle dans ce contexte. Cependant, des excès peuvent être commis de la même manière sur d'autres aspects.

Quant à la collaboration avec la police municipale, il n'y a aucun problème : il me paraît évident qu'il faut arriver à un contexte relationnel, de la même façon qu'avec la vidéosurveillance. En tant que directeur de la sécurité publique, je ne ressens pas comme un « flicage » des personnes le fait de s'appuyer sur la vidéosurveillance dans telle ou telle zone. Pour autant, en ce qui concerne la police municipale, les élus savent bien qu'il n'est pas toujours évident de faire travailler une police municipale en soirée ou le dimanche.

Pour ce qui concerne les services de police, je ne voudrais surtout pas que vous pensiez que l'organisation policière se fait au petit bonheur la chance. Il y a un équilibre des forces qui a été positionné. Vous avez des policiers à toute heure et, dans certains cas  j'en conviens et je suis le premier à le dire , les effectifs sont insuffisants à certaines heures, notamment en soirée, même si nous essayons de les décaler pour coller au plus près des réalités. En ce sens, la main-courante informatisée qui existe maintenant pour tout le territoire national et les vérifications techniques en matière de délinquance nous permettent d'améliorer les choses de manière systématique. Ne pensez donc pas que c'est au petit bonheur la chance. Si nous pouvions faire mieux, nous continuerions d'améliorer l'organisation.

Il faut savoir aussi que, malheureusement, la police a un coût en termes d'effectifs. En termes de recrutements, un plan pluriannuel sur cinq ans a été pris en compte, mais je crains que nous soyons relativement près des limites de l'exercice, c'est-à-dire que les recrutements ne soient plus vraiment possibles ces prochaines années, à l'exception de techniciens en matière de police scientifique ou d'agents administratifs, dont nous avons également besoin pour remettre encore du monde sur la voie publique. En tout cas, je tiens à vous rassurer sur ce point en vous disant que ce n'est pas une vue de l'esprit et que nous travaillons sur cette question de la manière la plus rationnelle possible. Je comprends très bien que vous n'en soyez pas totalement satisfaits, mais je peux vous assurer que les efforts sont faits au maximum.

Pour revenir sur l'affaire de Clichy-sous-Bois, je comprends que vous attendiez les résultats de l'enquête : c'est tout à fait logique. De toute façon, même si je ne souhaite pas avoir une vision pessimiste des choses, je pense que, si ce grave incident ne s'était pas produit à Clichy, nous aurions eu un autre déclencheur. En effet, nous sommes arrivés à un tel niveau de mécontentement, pour des raisons qui ne sont pas policières mais qui relèvent du bien-être et de la vie au quotidien, et à une telle exacerbation que je ne suis pas non plus très optimiste sur la suite Cela pourrait très bien se reproduire d'une manière ou d'une autre sans que, pour autant, on ait une négligence quelconque. Un fait déclencheur très simple peut être désormais à l'origine de problèmes très larges au plan national, quel que soit le système politique.

Voilà les éléments de réponse que je souhaitais apporter. J'espère avoir répondu le plus succinctement possible à vos questions et, si vous avez d'autres questions, je me ferai un plaisir de répondre.

M. Sébastian ROCHÉ .- Pour ma part, je vais répondre de façon encore plus succincte en revenant sur la police de proximité, dont on peut évoquer deux points : l'enjeu politique qu'elle est devenue en France et le modèle de police qu'elle constitue.

Ce qui est arrivé en France n'est arrivé dans aucun autre pays du monde. En 2002, Nicolas Sarkozy arrive au ministère de l'intérieur et il fait une analyse politique de l'échec de la gauche en disant très simplement : « La gauche a perdu les élections sur la question de la sécurité ; je rejette le bilan des socialistes et je m'en démarque ». C'est en général ce que font les hommes politiques lorsqu'ils arrivent dans le cadre d'un nouveau mandat : ils disent qu'ils vont faire le contraire de leurs prédécesseurs.

Une démarcation symbolique et très forte a donc été prise par rapport à la police de proximité, mais, comme je l'ai dit, celle-ci avait déjà commencé à disparaître. Les socialistes et la majorité plurielle avaient commencé à la laisser sombrer bien avant et il a simplement veillé à ne pas la réveiller : il l'a débranchée alors qu'elle était déjà sur son lit de mort, si je puis dire. Par conséquent, elle n'a pas été arrêtée, d'une certaine manière, mais, symboliquement, il a été décidé que c'était une mauvaise manière de faire de la police.

Il en va très différemment dans le reste du monde. Les pays où l'on trouve la police de proximité, comme les États-unis et la Grande-Bretagne, sont les plus sévères du monde en matière de sanctions pénales. L'idée selon laquelle on assimile la police de proximité au travail social existe en France et nulle part ailleurs pour des raisons politiques.

J'en viens à mon deuxième point qui concerne le modèle de police que constitue la police de proximité. Ce modèle suppose trois choses.

La première consiste à rapprocher la décision du terrain. Les modèles de police de proximité sont des modèles de police décentralisée. En France, le fait d'avoir voulu faire la police de proximité depuis Paris est intéressant  c'est un cas unique au monde , mais si on veut vraiment la faire, il faut décentraliser la sécurité publique et faire des réformes de structure. Sinon, on peut essayer de la déconcentrer, mais il reste à voir comment.

La deuxième chose, c'est l'intégration de la population. La police de proximité n'est pas l'accueil des plaintes ou les patrouilles de police mais l'intégration des citoyens à la police et à l'organisation des priorités policières. Cela veut dire que les citoyens doivent participer à la définition des priorités policières, bien entendu en paix publique et non pas en police d'investigation.

La troisième, c'est ce qu'on appelle en France le partenariat.

Dans le monde entier, la police que l'on qualifie de communautaire ou de proximité répond à ces trois conditions, toute la question étant de savoir comment y arriver.

Pour terminer, je dirai qu'à mon avis, une réforme de la police ne peut pas se faire une fois de plus à la marge. On est confronté au problème des jeunes policiers affectés dans les banlieues difficiles, mais toute la fonction publique fonctionne de cette façon, comme cela a été dit. C'est la structure générale de l'administration française centralisée qui fonctionne ainsi. Autrement dit, c'est ce problème qu'il faut traiter. Il faut voir si le système centralisé tel qu'il l'est aujourd'hui mérite d'être maintenu. Personnellement, je suis en faveur de la décentralisation en gardant les avantages de la centralisation. Je ne pense pas qu'il faut tout décentraliser d'un bloc ; il faut à mon avis réfléchir à ce qu'on veut décentraliser et garder les avantages des systèmes centraux, mais profiter en même temps, par des formes de décentralisation, des avantages de systèmes plus localisés. Cela consiste à faire une hybridation des deux systèmes qui existent en matière de police.

Cela nous emmène vers des choses qui dépassent les conclusions que l'on peut tirer de ce qui s'est passé.

Mme Lucienne BUI TRONG .- Je voudrais répondre brièvement à Mme Voynet et à Mme Le Texier concernant certains problèmes de fond qui se posent dans ces quartiers. Pour ma part, j'ai remarqué depuis de nombreuses années que la participation des enfants d'immigrés était très importante dans ces problèmes et je l'avais évaluée à 85 %.

Cela dit, si nous n'avons pas parlé d'immigration, c'est parce que ce n'est pas le problème de l'immigration qui est en cause directement, dans la mesure où il s'agit d'enfants qui sont tous nés en France, qui sont parfois dans notre pays pour la deuxième génération et qui ont la nationalité française. Le problème de l'immigration se pose à un niveau politique, mais au niveau des quartiers eux-mêmes, on sait simplement qu'il y a cette forte participation. Pour moi, la violence urbaine se produit dans des quartiers qui, certes, sont excentriques et qui connaissent des problèmes sociaux mais dans lesquels la population d'origine immigrée, notamment maghrébine et africaine, est importante. C'est un facteur important.

En cherchant un facteur psychologique pour expliquer ces violences urbaines, je l'ai trouvé dans un vif ressentiment contre la société française, qui est attaquée à travers ses symboles, dont la police, l'un de ses plus grands symboles. Pour autant, la police n'est pas la seule institution attaquée puisque d'autres institutions comme les pompiers, les enseignants ou les chauffeurs de bus ont aussi des problèmes. On a tendance à trop se focaliser sur la difficulté des relations entre la police et les jeunes parce qu'on retrouve ces difficultés à différents niveaux avec d'autres institutions. Voilà ce que je pouvais répondre à Mme Le Texier.

Quant à la police de proximité, je pense que l'on est en train d'analyser un rêve : celui de policiers visibles sur le terrain qui sont tous heureux. Je venais d'être en retraite et j'étais heureuse de les voir sur le terrain et les trottoirs car j'avais toujours rêvé de cela, mais c'est un rêve qu'il a été difficile de maintenir longtemps parce qu'il a été fait de bric et de broc : on a utilisé les policiers auxiliaires et les agents de sécurité et on a mis les gens les plus jeunes, mais ils se sont vite épuisés quand ils sont arrivés dans des zones très difficiles et certains en arrivaient même à se planquer dans leur poste de police sans oser sortir. On a constaté beaucoup de difficultés de mise en place.

J'ajoute que les autres nécessités perdurent. A cet égard, je tiens à rapporter ce que me disent les policiers de terrain  et je serai beaucoup plus directe que vous sur ce point, monsieur Laureau  sur la justice. Ils disent que la répression est une chaîne, dont une partie est policière et une autre judiciaire, et ils ajoutent que la justice est une institution sinistrée du point de vue des moyens en hommes et en matériel, incapable de suivre ce qui se passe, et qu'elle a aussi très souvent des prises de position idéologiques qui sont très mauvaises pour la police et que les policiers vivent très mal. Je tiens à le souligner.

Nous sommes un Etat de droit qui protège les citoyens, ce qui est tout à fait normal, mais cet Etat de droit fait que l'intervention de la police en tant que force de l'ordre est de plus en plus limitée et se réduit dans le judiciaire, qui ne débouche lui-même sur rien.

Ce matin même, un commissaire m'a dit qu'il avait dans son commissariat un jeune garçon qui n'est pas encore majeur, qui a été interpellé trente-cinq fois, dont huit fois pour des vols avec violence, et qui s'en sort toujours. Les policiers s'épuisent à refaire toujours ce travail décisif et ils perdent un temps fou à refaire toujours la même chose avec les mêmes personnes sans résultat. C'est ainsi qu'ils y perdent parfois le moral et la santé.

Enfin, je buvais du petit lait quand je vous ai entendu, vous, représentants de la nation, nous dire que nous manquons de moyens. Nous sommes des fonctionnaires, c'est-à-dire que nous sommes là pour appliquer les décisions politiques. Nous sommes donc obligés de faire avec tels ou tels moyens et nous sommes toujours tiraillés entre des exigences tout à fait contradictoires. L'exigence judiciaire et procédurale, comme le disait M. Laureau, est très forte et l'exigence d'être à l'écoute de la population l'est tout autant, mais elle devient presque du luxe par rapport à tout ce que nous avons à faire par ailleurs et nous trouvons donc difficilement le temps de le faire nous-mêmes.

Pour vous rassurer un peu, j'ajouterai qu'il faut bien faire la distinction entre police de proximité et partenariat parce qu'au début, je confondais les deux éléments. La police de proximité n'est pas le partenariat. Lors du colloque de Villepinte et dans toutes les réflexions qui ont été faites sur la manière de réformer le travail de la police, deux grands objectifs ont été exprimés : le partenariat et, par ailleurs, la police de proximité. Les deux se rejoignent, bien sûr, mais je constate dans la pratique que, même dans une ville où il n'y a pas de police de proximité, le partenariat se développe, que les référents au sein des écoles ou des quartiers commencent à exister et à se mettre en place et que les policiers prennent de plus en plus l'habitude de travailler avec eux. Les policiers de terrain vous le diront mieux que moi, et j'estime que cela avance par rapport à ce qui se faisait il y a encore dix ans.

M. Cédric GAMBARO .- Je partage l'avis de Mme Bui Trong sur bien des points et j'ai trouvé symptomatique que vous posiez des questions en y apportant en même temps des réponses. En fait, j'ai l'impression que vous voulez nous interroger pour conforter une opinion très précise que vous avez du problème que vous connaissez apparemment très bien. A cet égard, j'ai trouvé intéressante la question qui m'a été posée sur les relations avec le parquet parce qu'elle rejoint la question de la chaîne pénale.

Avec le parquet, nous avons des relations basiques à l'exception du secteur Utrillo, c'est-à-dire le haut de Clichy-sous-Bois, où nous avons un poste de police que tout le monde ignore. J'ai lu plusieurs fois dans la presse qu'il n'y avait pas de police de proximité à Clichy-sous-Bois, ce qui est faux. Ce poste de police est implanté à Montfermeil, mais il gère Clichy-sous-Bois et Montfermeil, c'est-à-dire les secteurs les plus sensibles. La police de proximité existe donc toujours, mais encore faut-il dire ce qu'on met derrière ce mot.

Pour en revenir aux groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD), leur but est d'individualiser la réponse pénale et ils ont porté leurs fruits : on a doublé le nombre d'écrous sur le secteur. Auparavant, on considérait que, finalement, ce n'était pas grave et on est donc passé à l'offensive le jour où on a créé le GLTD en expliquant aux magistrats que le quotidien de la personne qui vit à Clichy-sous-Bois est celui-là et que, bien que cela ne relève pas de la plus haute qualification dans le code pénal, il faut retenir que les gens sont excédés par ce comportement lorsque l'individu cumule quinze ou dix-huit procédures.

Cela dit, le problème ne se pose pas avec les magistrats du parquet qui prennent en général une décision en trois minutes au téléphone et qui ont vraiment du mérite, dans la mesure où, si nous manquons de moyens, ils en manquent bien davantage. Le problème se pose avec les juges du siège qui, à mon avis, sont dans une autre philosophie que le parquet, qui reste malgré tout dans une logique de défense de la société. Le parquet fait ce qu'il peut, même s'il pourrait encore mieux faire, de même que nous-mêmes, mais je ne tirerai pas sur lui à boulets rouges. Il fait ce qu'il peut en Seine-Saint-Denis et qui est réellement sinistré.

Quand la police demande des moyens pour la justice, ce n'est peut-être pas banal, mais nous avons le sentiment qu'à force de travailler et de multiplier les gardes à vue et les procédures judiciaires qui sont toujours plus lourdes, parce que la procédure se complexifie sans cesse, nous avons été finalement contre productifs, tout simplement parce que nous avons banalisé la garde à vue. Maintenant, les jeunes la connaissent bien : ils ont été déférés aux magistrats, ils connaissent la justice et ils ont vu qu'en bout de course, il n'y avait pas de répondant, ce qui est catastrophique. On a développé ainsi un sentiment d'impunité et je pense que cela a été vraiment une catastrophe.

J'ai parlé de la chaîne pénale à partir du moment où nous sommes saisis, mais il faut savoir que nous sommes saisis d'individus qui commettent des méfaits parce que tous les interlocuteurs et tous nos partenaires ont échoué avec eux. Autrement dit, nous devons réussir là où tout le monde a échoué avant nous. Nous travaillons en modifiant sans cesse nos politiques de travail, ce qui est très mal vécu sur le terrain. Aujourd'hui, nous aurons du mal à vendre une nouvelle manière de travailler aux gardiens de la paix : ils n'y croient plus. Nous en changeons tous les deux ou trois ans et nous avons donc besoin de stabilité et de simplicité.

J'en viens à la question sur les relations entre la police et la population. Ce matin, j'ai reçu une gradée de mon commissariat qui a fondu en larmes devant moi. Quand je lui ai demandé ce qu'il lui arrivait, elle a m'a dit qu'elle pouvait comprendre que les relations ne se passent pas bien avec les jeunes Clichois et qu'ils n'aiment pas la police mais que ce n'était pas le plus dur à supporter et elle a ajouté : « Le plus dur, ce sont les raincéens, qui sont toujours en train de nous menacer, de nous demander nos noms et de nous dire que cela va mal se passer pour nous. » Je veux dire par là que les relations entre la police et la population ne sont pas difficiles seulement avec les jeunes.

A la télévision et à la radio, nous entendons sans cesse que la police a fait ceci ou cela. Sans cesse, de nouveaux rapports tombent en nous incriminant ou en ouvrant une nouvelle enquête. Quand une enquête est faite, cela veut dire que la police est coupable. On diffuse dans l'esprit des personnes que la police travaille mal dans ce pays. C'est pourquoi je loue la direction centrale de la sécurité publique qui fait un important travail sur la communication en matière de police, car il faut aussi dire quand cela va bien.

Au Raincy/Clichy-sous-Bois, les fonctionnaires ont très mal vécu le fait que l'on réclame à corps et à cri une enquête sur les deux jeunes décédés dans le transformateur, même s'ils peuvent comprendre que l'on a besoin de savoir ce qui s'est passé. Ce qu'ils n'ont pas compris, c'est qu'on leur a reproché de courir derrière des voyous. Il a été dit : « On veut savoir s'ils ont couru ou non derrière des voyous », mais en fait, le problème était de savoir si les policiers avaient vu les jeunes entrer dans la centrale EDF et s'ils avaient pu leur porter secours, mais les choses sont tronquées puisqu'on nous dit qu'il s'agissait de savoir si les policiers couraient bien derrière les jeunes. Face à ce genre de questions, ils se demandent pourquoi ils sont payés et disent : « n'est-ce pas notre travail ? ».

Aujourd'hui, dans mon commissariat comme dans toute la Seine-Saint-Denis, le policier subit une pression importante dans la rue. A Clichy-sous-Bois, il a doublement peur : non seulement il est caillassé régulièrement et il reçoit des cocktails Molotov  et ce qui n'est pas un risque putatif , mais il est confronté à un risque juridique. Les policiers ont peur de travailler et d'être mis en cause systématiquement.

Je dirai un mot pour finir. Je lis également les journaux et je sais que l'on prévoit une nouvelle réforme de la procédure pénale. Or la procédure pénale est très complexe, elle est de plus en plus technique, elle prend énormément de temps et celui qui est sur le terrain ne peut pas faire de procédure pénale. Je rejoins donc totalement la direction centrale sur ce point et je m'empresse d'affirmer d'ailleurs qu'il n'y a pas de différence entre le terrain et la direction centrale. Même si j'ai axé davantage mon discours sur un point, cela ne veut pas dire que je ne suis pas en phase avec la direction centrale. Nous sommes tous en phase et nous ne pourrions pas travailler autrement.

Voilà les réponses que je souhaitais apporter.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie tous les cinq. Nous aurons peut-être l'occasion de reprendre contact avec vous pour avoir des précisions sur un point ou un autre.

Table ronde consacrée à l'éducation :
M.  Alain BOISSINOT, recteur de l'académie de Versailles,
M. Bernard SAINT-GIRONS, recteur de l'académie de Créteil,
M. Pierre POLIVKA, délégué national à l'éducation prioritaire,
M. Nicolas RENARD, président de l'Observatoire des zones prioritaires,
Mme Anne-Marie HOUILLON, vice-présidente chargée de l'éducation,
et M. Arnold BAC, responsable du secteur éducation à la Ligue de l'enseignement
(3 mai 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Madame et messieurs, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à venir présenter vos positions et vos observations et à participer, avec les membres de notre commission, à un débat consacré aux problèmes de l'éducation dans le domaine de compétence qui est celui de notre mission commune relative aux perspectives d'avenir des politiques conduites envers les quartiers en difficulté.

Je vous propose d'entrer dans le vif du sujet et de procéder comme nous le faisons régulièrement depuis quelques mois dans le cadre de cette mission, c'est-à-dire de vous donner la parole successivement dans un ordre que je ne choisis pas et qui nous a été proposé pour la table ronde. Chacun pourra s'exprimer, si possible, en une dizaine de minutes, après quoi nous pourrons vous poser des questions et le débat pourra s'engager.

Je passe la parole à M. Boissinot, recteur de l'académie de Versailles.

M. Alain BOISSINOT .- Je commencerai par quelques mots pour présenter l'académie puisque c'est un point important pour le sujet qui nous intéresse. L'académie de Versailles est la première académie de France, elle représente environ 10 % du système éducatif et elle compte 1 200 000 élèves, 600 établissements du second degré et 3 500 écoles.

La masse de l'académie est connue et reconnue, mais ce qui est peut-être encore plus important par rapport au sujet qui nous intéresse, c'est l'extraordinaire diversité et l'hétérogénéité de l'académie qui fait que, sur son territoire, coexistent à peu près tous les types de situation que l'on peut rencontrer au sein du système éducatif, depuis les grands lycées et les grands établissements classiques de prestige qui fonctionnent sur un modèle assez traditionnel, jusque tous les problèmes de banlieue et de zones difficiles que l'on connaît, ainsi que certains secteurs qui relèvent plutôt de la ruralité.

Nous avons donc à peu près toute la gamme des situations possibles et tout cela coexiste sur des périmètres géographiques souvent très étroits : par exemple, il n'y a pas un département qui, plus que les autres, porterait le poids de la difficulté sociale. A l'intérieur de chacun des quatre départements (Hauts-de-Seine, Val-d'Oise, Yvelines et Essonne), on trouve les différents types de sociologie scolaire que je viens d'évoquer, et souvent sur des secteurs géographiques très proches.

Le problème de la prise en compte de cette diversité et de la manière d'aborder la question des secteurs difficiles est donc particulièrement complexe dans l'académie de Versailles.

Si on regarde, historiquement, la façon dont ce problème a été pris en compte, il est intéressant de noter qu'au début du lancement de la politique des zones d'éducation prioritaire (ZEP), au début des années 1980, l'académie de Versailles avait été très modeste dans la définition des secteurs relevant de l'éducation prioritaire et que cette attitude de relative modestie par rapport aux choix nationaux s'est complètement inversée au fil du temps. En effet, le phénomène, bien connu au niveau national, d'accroissement progressif du nombre des secteurs classés en éducation prioritaire s'est vérifié dans l'académie de Versailles dans des proportions beaucoup plus importantes qu'ailleurs. C'est ainsi que, désormais, le poids de l'éducation prioritaire est particulièrement lourd dans notre académie : nous avons actuellement 20 % des écoles, 25 % des collèges et, ce qui est une particularité de l'académie et ce qui pose d'ailleurs un certain nombre de problèmes, presque 20 % des lycées classés dans le domaine de l'éducation prioritaire.

J'ai donc tendance à penser qu'à Versailles encore plus qu'ailleurs, nous nous sommes trouvés confrontés depuis quelque temps à ce constat, qui a été fait au niveau national, que l'extension de l'éducation prioritaire finissait par remettre en cause le principe même de l'éducation prioritaire et qu'inévitablement, nous assistions à une espèce de dilution de l'effort collectif au fur et à mesure que s'était accru le nombre d'établissements classés en éducation prioritaire.

C'est ainsi que, ces dernières années  c'est également un constat qui est largement partagé  on essayait d'entretenir les projets d'un certain nombre d'équipes, de les accompagner et d'entretenir les différents partenariats qui sont l'une des facettes importantes de l'éducation prioritaire, mais cela manquait inévitablement de lisibilité au niveau de l'académie et il était difficile de se remobiliser sur un projet clair.

J'ajoute que le problème n'était pas simplement quantitatif : là comme ailleurs, au fil du temps, des décalages qui s'étaient creusés faisaient qu'un certain nombre d'établissements présentant de réelles difficultés n'étaient pas forcément classés en éducation prioritaire alors que, a contrario, d'autres qui continuaient à l'être par la force des habitudes ne relevaient peut-être plus stricto sensu de cette logique.

Dans une académie comme celle dont j'ai la responsabilité, la clarification qui a été engagée depuis quelques mois était absolument indispensable pour tenter de redonner une véritable dynamique à l'éducation prioritaire. Nous sommes donc en train, comme ailleurs, de tenter d'aborder la réorganisation en partant de la définition des « réseaux ambition réussite » et en essayant ensuite d'identifier, parmi les autres, les secteurs qui continueront de relever de l'éducation prioritaire et ceux qui, éventuellement, pourraient en sortir.

Arrivé à ce niveau du constat, je rencontre immédiatement l'autre difficulté que posent tous ces problèmes qui sont, je le pense, dans vos réflexions : la territorialisation de l'éducation prioritaire et des limites, à Versailles peut-être encore plus qu'ailleurs vu la diversité que j'évoquais tout à l'heure, d'une réflexion qui fonctionnerait d'abord sur la tentation ou la tentative de définir des secteurs géographiques pour entrer dans la problématique que pose la prise en compte de la difficulté.

L'extrême hétérogénéité des situations fait que, me semble-t-il, on a intérêt  comme le permet la réforme actuellement en cours  à raisonner au moins en termes de prise en compte des établissements et non pas simplement de zones géographiques. Dans l'académie de Versailles, nous avons des exemples innombrables d'établissements qui ne sont pas classés en éducation prioritaire mais qui sont en très grande difficulté et qui obtiennent des résultats très décevants. A contrario, des établissements classés en éducation prioritaire ont opéré des redressements spectaculaires et obtiennent des bons résultats. L'un des lycées de mon académie qui obtient les meilleurs résultats au baccalauréat professionnel est un lycée de Corbeil qui est très difficile et qui connaît de grandes difficultés de recrutement, mais qui a opéré ces dernières années, sous la houlette de chefs d'établissement remarquables, un redressement tout à fait impressionnant.

Il me semble donc que nous avons besoin, au moins du point de vue de l'analyse des résultats scolaires, qui n'est évidemment qu'une composante du problème, d'avoir une réflexion fine, école par école et établissement par établissement, et de pouvoir moduler notre accompagnement des établissements de façon beaucoup plus fine que sur la base de la prise en compte un peu binaire de leur appartenance ou non à un territoire classé comme relevant de l'éducation prioritaire.

Je suis parfaitement conscient du fait qu'il s'agit là d'une logique qui vaut pour une analyse des performances scolaires. La référence au territoire garde probablement sa signification dans une logique plus péri-éducative qui veut que le territoire soit le lieu privilégié d'un certain nombre de partenariats avec les collectivités, par exemple. On rencontre ici la problématique de la réussite éducative, qui est complémentaire de celle de l'éducation prioritaire mais que, me semble-t-il, on a tout intérêt à ne pas confondre avec celle de l'éducation prioritaire.

Voilà les éléments d'analyse, résumés très sommairement pour essayer de dégager des lignes de force, sur lesquels on peut se fonder dans une académie comme celle de Versailles pour tenter de procéder à une relance de l'éducation prioritaire.

Celle-ci s'organise actuellement autour des 21 « réseaux ambition réussite » qui ont été définis dans l'académie et qui représentent, dans ses quatre départements, ceux des établissements, collèges et écoles qui sont objectivement, au vu de critères parfaitement transparents, les plus en difficulté de l'académie. Bien évidemment, il faudra, pour procéder à une vraie relance de l'éducation prioritaire, aller au-delà de ces 21 « réseaux ambition réussite » et il y aura à définir un bon étiage de l'éducation prioritaire dans l'académie. Dans mon esprit, il devra être en deçà des quelque 25 % qu'elle représente actuellement pour les raisons que j'évoquais tout à l'heure. C'est un chantier évidemment délicat auquel, comme ailleurs, nous aurons à nous attaquer à partir de la rentrée scolaire prochaine. Le premier temps de la réflexion consiste à essayer de réussir la relance de la dynamique de l'éducation prioritaire sur la base des « réseaux ambition réussite ».

J'ai le sentiment que c'est probablement la dernière opportunité que nous ayons de relancer la logique de l'éducation prioritaire réaménagée dans l'esprit que je viens d'évoquer. Si nous ne réussissons pas cette relance et cette nouvelle approche de l'éducation prioritaire, il faudra faire le constat que la logique traditionnelle du début des années 1980 doit être repensée encore plus profondément. A ce moment-là, s'ouvrira le débat, qui est dans l'air du temps, sur la question de savoir comment il faut apprécier les difficultés rencontrées au sein du système scolaire, s'il faut les apprécier au niveau des territoires, des établissements ou des élèves pris individuellement. C'est un débat d'actualité qui n'est pas simple.

En tout cas, il me semble que la démarche actuellement engagée permet de dégager une voie qui, en s'organisant prioritairement autour des établissements, sans exclure, évidemment, les partenariats avec les différentes collectivités concernées, peut redonner un sens à l'effort de discrimination positive tel qu'il avait été imaginé au début des années 80 et tel qu'il s'est dilué au fil des années jusqu'à la période récente.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à M. Saint-Girons, recteur de l'académie de Créteil.

M. Bernard SAINT-GIRONS .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs, dans le prolongement de ce que vient de dire mon ami Alain Boissinot, je vais vous indiquer quelques éléments qui caractérisent l'académie de Créteil et la distinguent de sa voisine.

Je résumerai ma présentation de l'académie de Créteil autour d'une formule : celle de tous les défis. En effet, compte tenu des populations qu'elle accueille, on peut considérer que l'école constitue pour elle un enjeu majeur, même si celui-ci n'est pas immédiatement et clairement perçu.

Il s'agit d'une académie dans laquelle, au-delà de l'éducation prioritaire, se pose la question de l'accueil de jeunes néo-arrivants qui ne maîtrisent pas le français et qui, pour une part non moins significative, n'ont pas nécessairement eu, avec l'école, un premier contact dans leur pays d'origine. Ils ont donc une double acclimatation à acquérir : d'une part, au contexte dans lequel ces élèves sont accueillis et, d'autre part, au cadre scolaire dans lequel ils sont appelés à se développer.

Parallèlement, je tiens à insister sur le fait que les zones d'éducation prioritaire dans l'académie de Créteil sont nombreuses : nous avons 110 ZEP et 34 % des écoles de l'académie sont en zone prioritaire. C'est sans doute un effet partiel de la situation de la Seine-Saint-Denis, mais c'est aussi, au-delà de la Seine-Saint-Denis, le constat d'un certain nombre de situations de territoire qui, sans être complètement à l'identique des territoires les plus en difficulté de la Seine-Saint-Denis, présentent avec eux un certain nombre de similitudes.

Face à ces défis, comment l'école s'emploie-t-elle à réagir ?

Premièrement, elle le fait par la mise en place de dispositifs qui permettent à celles et ceux qui ne maîtrisent pas la langue française d'acquérir les outils nécessaires au développement de leur parcours. Ce sont les classes d'insertion ou les classes d'accueil, qui sont conçues comme des dispositifs transitoires avant une scolarisation en milieu ordinaire et qui, par conséquent, ont vocation à permettre qu'une fois que l'élève est arrivé au terme de cette acclimatation, il puisse se retrouver très rapidement aux côtés de ses autres camarades.

Il s'agit de dispositifs qui sont innovants sur le plan pédagogique et qu'il s'agit nécessairement de concevoir de manière souple, si on veut bien considérer que l'arrivée de ces jeunes élèves ne correspond nullement au calendrier scolaire : il y a des montées de demandes à certaines périodes de l'année, singulièrement au mois de janvier. Par conséquent, ces dispositifs sont conçus pour fonctionner davantage à la demande que dans une logique d'offre qui serait ouverte au fil de l'année.

Le deuxième élément de cadrage, ce sont les éléments liés au développement de l'éducation prioritaire de l'école au collège et du collège au lycée, avec des efforts particuliers consentis pour améliorer l'encadrement : pratiquement 1 200 postes de professeurs du premier degré supplémentaires par rapport à l'application des taux habituels que l'on relève sur le premier degré et pratiquement 600 professeurs du second degré supplémentaires qui sont liés à l'effet de l'éducation prioritaire et à l'engagement d'un encadrement plus important.

Ces dispositifs sont naturellement soumis à évaluation et, à ce point de vue, je rejoindrai certaines analyses que développaient Alain Boissinot il y a un instant : il faut nous donner les indicateurs de l'évaluation de ces moyens que nous nous mobilisons. De ce point de vue, le développement du dispositif des « réseaux ambition réussite », avec la démarche de contractualisation qu'il induit et, par ailleurs, la démarche LOLF et le plan académique de performance qu'elle impose doivent nous donner, dans chaque cas, les outils d'une contractualisation et d'une évaluation.

Cela veut dire que, pour les 21 « réseaux ambition réussite » de l'académie de Créteil, nous sommes en train de travailler sur ce dispositif qui n'a pas vocation à rester circonscris aux établissements en question, mais à être sans doute un élément de contamination positive sur l'ensemble du territoire.

Ce dispositif doit aussi, au-delà de la classe elle-même, s'accompagner de deux mesures qui la prolongent.

La première est l'aide à la grande difficulté scolaire, avec le développement des programmes personnalisés de réussite éducative (PPRE) qui permettent à la fois, à partir d'une évaluation de l'élève, puis d'un partage de ces éléments d'évaluation avec lui et sa famille, de dégager les éléments d'un parcours balisé qui permettent aussi de mesurer le chemin parcouru.

La deuxième mesure est une vision très structurée de la vie scolaire avec, pour une académie comme celle de Créteil, un double enjeu : le traitement de l'absentéisme et le traitement du décrochage scolaire, singulièrement dans les filières d'enseignement professionnel, lorsque l'orientation s'est faite par défaut soit pour des raisons géographiques, soit pour des raisons thématiques. Ce sont des éléments qui, par conséquent, doivent aussi outiller l'égalité des chances dans un dialogue complètement construit.

Rien de tout cela n'a évidemment de sens si on n'y ajoute pas un volet important de formation des personnels, qu'il s'agisse des personnels enseignants, des personnels de direction ou des personnels éducatifs. Cet effort est tout à fait particulier et d'autant plus nécessaire pour l'académie de Créteil qu'il s'agit d'une académie de début de carrière pour nombre d'enseignants venus d'ailleurs et qui découvrent à la fois un environnement auquel ils n'étaient pas nécessairement préparés et un contexte pédagogique pour lequel ils sont parfois désarmés, d'où la nécessité de développer un dispositif d'accompagnement de l'entrée dans le métier non seulement théorique, mais adossé à ce que des professeurs expérimentés peuvent apporter, à la condition aussi que des temps puissent être ménagés à ces jeunes professeurs pour qu'ils aient, entre eux, des échanges de pratiques et d'interrogations pour sortir d'une solitude dans laquelle ils se sentent parfois. S'ils sortent de cette solitude ou de leur isolement (réel ou ressenti : ce n'est pas le problème ici), ils seront peut-être portés à rester davantage, ce qui devrait ralentir aussi le taux de rotation qui rend parfois difficile la continuité pédagogique.

Voilà quelques éléments de réflexion qui sont à la fois trop longs et trop succincts.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Je passe la parole à M. Polivka, délégué national à l'éducation prioritaire.

M. Pierre POLIVKA .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, les recteurs Alain Boissinot et Bernard Saint-Girons ont naturellement présenté l'essentiel de la politique que le ministre souhaite relancer dans le cadre de l'éducation prioritaire. Je me contenterai donc de rappeler les axes de travail du ministre et les principales mesures qu'il a souhaité mettre en oeuvre.

Trois axes de travail ont présidé à la relance de l'éducation prioritaire.

Le premier axe est la remise à plat de la carte de l'éducation prioritaire, qui obéit à plusieurs raisons simples.

En premier lieu, nous avions assisté à une extension non pilotée du dispositif au point que nous étions partis, en 1981, de 5 % des élèves à 21 % après les événements de 1998.

En deuxième lieu, cette extension non pilotée avait conduit à un saupoudrage des moyens, ce qui faisait que nous donnions trop peu à de trop nombreux élèves.

En troisième lieu, nous constations un manque de dynamisme et d'évaluation.

Enfin, nous observions un sentiment de relégation qui pouvait affecter les personnels qui travaillaient dans l'éducation prioritaire.

Le deuxième axe de travail est une réflexion sur la réforme nécessaire de la formation des enseignants de l'éducation prioritaire.

Le troisième axe est la reconnaissance nécessaire du mérite et l'aide à apporter aux élèves qui réussissent dans les établissements des quartiers difficiles.

Après une phase de concertation de plusieurs mois, comme vous le savez, le ministre a présenté ce plan de relance de l'éducation prioritaire qui se fonde sur une nouvelle logique et qui vise à répondre aux besoins des publics, et non plus des zones, et, surtout, à apporter une réponse pédagogique et didactique aux difficultés rencontrées.

Tout d'abord, le ministre a souhaité ainsi que soit restauré un vrai pilotage national de l'éducation prioritaire, avec les déclinaisons académiques telles qu'elles ont été définies, et qu'une évaluation des effets de la politique engagée soit annuellement conduite avec une adaptation des moyens aux besoins.

En deuxième lieu, il a demandé la définition d'une nouvelle carte de l'éducation prioritaire. Après concertation, le ministre a souhaité que les efforts se concentrent sur les « réseaux ambition réussite », comme cela a été rappelé, c'est-à-dire sur les collèges et écoles de rattachement qui concentrent les plus grandes difficultés scolaires. Ce sont ainsi 249 « réseaux ambition réussite » qui ont été définis. Ils accueillent 132 000 collégiens et 246 000 écoliers. Nous en revenons ainsi à un ciblage sur des populations, ce qui rappelle ce qui avait été fait au début des années 1980.

Le ministre a souhaité en outre définir trois ensembles.

Le premier est le niveau EP1, qui rassemble ces 249 « réseaux ambition réussite ».

Le deuxième comprend les établissements prioritaires, dits EP2, qui réunissent tous les établissements qui accueillent des élèves vivant dans les conditions sociales les plus difficiles.

Le ministre a annoncé un troisième secteur, ce qu'il convient d'appeler le niveau EP3, qui comprend les établissements accueillant des élèves qui, aujourd'hui, ne relèvent plus des populations les plus défavorisées. Il ne faut pas oublier, comme cela a été rappelé par les recteurs Saint-Girons et Boissinot, que l'éducation prioritaire a aujourd'hui plus de vingt-cinq ans. Or, en vingt-cinq ans, la sociologie urbaine a profondément changé et des secteurs géographiques ont vu des mouvements importants de population, de telle sorte que des collèges classés aujourd'hui en zones d'éducation prioritaire accueillent des élèves de milieux plutôt favorisés.

Mais la priorité sous-jacente est bien d'accorder l'essentiel aux apprentissages fondamentaux. A cet égard, le ministre a rappelé que le premier objectif de l'éducation prioritaire doit être d'ordre didactique et pédagogique, c'est-à-dire qu'il doit apporter les réponses scolaires que les élèves sont en droit d'attendre car nous considérons que ces élèves ont vocation à réussir comme tous les élèves de France. Pour ce faire, le ministre fixe des objectifs extrêmement simples : la maîtrise des apprentissages fondamentaux. Tout élève sortant de CP dans les « réseaux ambition réussite » et en éducation prioritaire doit maîtriser la lecture et, s'il ne le fait pas, une évaluation est conduite en CE1 et des moyens sont accordés pour répondre aux difficultés constatées.

Enfin, tous les élèves de l'éducation prioritaire qui, dans la mesure du possible, doivent conduire leur parcours scolaire sans redoubler, devront maîtriser le socle commun des connaissances et des compétences.

Cette réforme pédagogique s'appuie sur la volonté de renforcer la continuité école/collège, d'où les « réseaux ambition réussite » tels qu'ils ont été définis et sur lesquels je ne reviendrai pas puisque les recteurs Saint-Girons et Boissinot les ont clairement définis.

En conclusion, le ministre a souhaité effectivement relancer toute l'éducation prioritaire en recentrant le travail sur les apprentissages fondamentaux, mais il a voulu donner un modèle à cette relance : les « réseaux ambition réussite », dont les modalités peuvent se définir de la façon suivante :

- acquérir et maîtriser les savoirs fondamentaux dès l'école primaire,

- créer les conditions d'un environnement de réussite, c'est-à-dire réduire les inégalités après la classe (on citera à cet égard l'école ouverte, les internats de réussite éducative ou la charte de l'égalité des chances qui verra plus de 100 000 étudiants accompagner 100 000 élèves des écoles et collèges « ambition réussite ») ;

- réduire la fracture culturelle ;

- améliorer le projet d'orientation.

L'objectif que se fixe le ministre est de concentrer les efforts là où la difficulté est la plus grande et, pour bien montrer cette volonté, il a décidé, dès la rentrée prochaine, de mettre à disposition des « réseaux ambition réussite » milles enseignants supplémentaires et 3 000 assistants pédagogiques. Ces moyens sont mis à disposition des réseaux, grâce à l'intervention des recteurs, dans le cadre d'une politique contractuelle. Sous l'autorité des recteurs, les responsables des « réseaux ambition réussite » ont défini un projet qui a permis d'ouvrir les postes nécessaires pour répondre aux difficultés des élèves. Les postes seront affectés sur ces établissements et écoles dans le cadre d'un profil strictement défini et, bien entendu, les administrations académiques s'engagent à conduire une évaluation pour que, chaque année, on puisse percevoir les bénéfices retenus par les élèves.

Il s'agit donc d'un accompagnement, d'une évaluation et d'une remédiation adaptée.

Pour bien montrer la volonté du ministre de conduire cette politique, chaque « réseau ambition réussite » sera accompagné par un inspecteur général qui aura vocation à apprécier l'efficacité du dispositif. Il a donc bien la volonté de concentrer les efforts sur les publics les plus en difficulté.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à M. Nicolas Renard, président de l'Observatoire des zones prioritaires (OZP).

M. Nicolas RENARD .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je représente l'association Observatoire des zones prioritaires, une association loi 1901 que nous avons constituée en 1990 lors de la première relance des ZEP avec la conviction, à l'époque, que l'éducation prioritaire était vraiment un dispositif intéressant mais qu'il manquait de pilotage et qu'il avait besoin d'être amendé et impulsé de façon nouvelle. Depuis quinze ans, nous réunissons, une fois par mois à Paris et une fois par an au niveau national, des acteurs de ZEP, qu'ils soient enseignants, coordonnateurs, cadres, chefs d'établissement, inspecteurs ou chercheurs.

Je commencerai par revenir sur le bilan de la politique des ZEP pour redire deux ou trois éléments qui peuvent avoir des incidences aujourd'hui.

Sur la question du bilan, qui a déjà été abordée, je commencerai par dire que les ZEP ont donné un souffle intéressant au moins dans deux domaines.

Le premier est celui des liaisons inter-degrés et des partenariats avec l'extérieur, une chose que l'éducation nationale pratiquait peu ou mal. Les ZEP ont été souvent l'occasion d'un nouveau souffle, notamment entre l'école primaire et le collège, alors qu'il s'agit de traditions culturelles et de méthodes d'apprentissage assez différentes : un bon élève passe facilement d'une marche à l'autre alors qu'un mauvais a beaucoup plus de difficultés. Il y a un très gros travail à faire à cet égard et il est loin d'être mené à son terme. Pour autant, les ZEP ont ouvert cette perspective et permis un travail intéressant dans ce domaine.

Le deuxième domaine intéressant est celui des partenariats avec l'extérieur. Là aussi, c'est une nouveauté de pouvoir travailler avec les acteurs de la politique de la ville, les mairies, les associations locales ou la police. Nous ne sommes évidemment pas au coeur du métier qui est d'enseigner et qui relève des apprentissages, mais il est important d'avoir une politique assez cohérente et suivie des jeunes des quartiers dans le domaine de la santé et de la prévention des violences, ce qui rejoint évidemment les continuités que l'on peut instaurer dans le domaine des apprentissages.

Les ZEP ont donc amené une nouveauté dans ce domaine et il ne faut pas l'oublier.

Toujours dans le cadre du bilan, on a souligné le manque de résultats de l'éducation prioritaire qui apparaissent dans les statistiques quand on les compare aux autres établissements. A ce propos, on évoque souvent le fait que la situation se serait dégradée socialement et que les ZEP ont peut-être permis d'avoir des résultats plus mauvais encore. Je n'en sais rien.

L'OZP a le sentiment qu'il y a eu un certain gaspillage des moyens qui ont été utilisés, notamment en matière d'enseignants, dans les ZEP depuis plus de vingt ans. En effet, la plupart du temps, les enseignants qui y ont été affectés l'ont été pour diminuer les effectifs des classes. On a ainsi abouti à une sorte de diminution mécanique des effectifs des classes qui sont passées de 27 à 25. Parfois un peu moins, ce qui ne produit rien du point de vue pédagogique. Cela allège les enseignants et cela peut créer un peu de confort, mais cela ne change pratiquement rien à la question première : celle de l'échec scolaire.

Je pense donc qu'une partie de l'aspect négatif du bilan vient de cette utilisation trop mécaniquement distribuée des enseignants et de l'absence de réel investissement pédagogique sur la question de l'échec scolaire.

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Les personnes qui sont intervenues avant moi ont très bien dit l'essentiel. Il y avait un problème de carte qui est effectivement pris en main. Avec cette carte, on aboutissait à une chose qui n'avait plus de sens car elle a été élargie de façon non maîtrisée après les assises de Rouen en 2000. Il fallait donc remettre un peu d'ordre en direction des sites prioritaires qui ont vraiment besoin d'un effort particulier et abandonner certains sites qui n'ont plus de raison, aujourd'hui, d'être en éducation prioritaire.

J'insisterai un peu plus sur la deuxième question : celle du pilotage, une question à mon sens très sensible dans l'éducation nationale. Ce pilotage s'exerce à la fois au niveau du dispositif global des ZEP et au niveau des enseignants et de leur accompagnement.

J'ai l'impression que l'éducation nationale a toujours un peu de mal à accompagner véritablement les dispositifs qu'elle met en place. Dans l'intention et l'objectif, ils sont tout à fait louables, mais nous avons beaucoup de mal à les inscrire dans la réalité.

C'est le cas du dispositif des ZEP. Beaucoup de cadres des ZEP, chefs d'établissement, inspecteurs ou coordonnateurs, se sont trouvés un peu démunis et insuffisamment accompagnés pour pouvoir donner aux acteurs de ces établissements des moyens de se réunir et de réaliser des évaluations régulières. Cet accompagnement est nécessaire.

C'est vrai aussi pour les enseignants. Si je prends l'exemple du dispositif des projets d'aide individualisée aux élèves, dit PPRE, qui a été lancé récemment dans la loi Fillon et qui est une nécessité absolument fondamentale, nous manquons là encore d'accompagnement. De quoi s'agit-il en deux mots ? Nous avons beaucoup de mal, aujourd'hui, à faire face à la difficulté scolaire et, en particulier, à bien diagnostiquer les difficultés que rencontrent les élèves. Globalement, nous avons un système  je ne veux pas être caricatural, mais c'est un peu vrai  dans lequel des enseignants viennent enseigner une matière. Ils ont un groupe classe et ils font leur cours. Cela passe pour la majorité des élèves, mais, pour des élèves en difficulté, cela ne suffit pas et il faut pouvoir diagnostiquer ce qui se passe de façon très fine.

Pour chaque élève, nous avons alors des profils qui peuvent être très différents, c'est-à-dire des difficultés différentes et donc des types de remédiation qui ne doivent pas être les mêmes. En particulier, il serait à mon avis important de faire une distinction entre des élèves qui sont dans une difficulté relativement ordinaire, que l'on peut aider et qui vont s'en sortir, et des élèves qui sont en grand échec. On voit arriver en 6 e des élèves qui sont aujourd'hui totalement dépassés parce qu'ils ne maîtrisent pas un certain nombre de fondamentaux. Pour ceux-là, il faut faire autre chose et arriver à percevoir les difficultés pour savoir ce qu'on va faire avec eux.

Cet enjeu me semble absolument fondamental. La relance qui est faite aujourd'hui est intéressante parce qu'elle prend en compte cet aspect pédagogique, mais le champ de travail est absolument énorme et il faut vraiment faire un investissement d'ordre qualitatif pour que l'éducation prioritaire aille bien au-delà de ce qu'elle a produit jusqu'ici.

Pour terminer, je tiens à rappeler, même si c'est une évidence, l'importance de l'échec scolaire pour un certain nombre de jeunes et, en particulier, l'importance de la dévaluation de l'élève par lui-même quand il est en vrai échec. Un élève qui est en échec depuis le CP et que tous ses copains traitent d'idiot pendant dix années de suite intériorise lui-même parfaitement cette affaire et je pense que c'est une clé pour comprendre la difficulté d'insertion d'un certain nombre de jeunes aujourd'hui.

La question de l'échec scolaire me semble donc absolument centrale. La relance actuelle est intéressante, mais il y a un énorme travail à faire.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à Mme Anne-Marie Houillon, vice-présidente chargée de l'éducation à la Ligue de l'enseignement.

M. Anne-Marie HOUILLON .- Dans un premier temps, je tiens à vous remercier d'avoir invité la Ligue de l'enseignement à participer à cette table ronde. La Ligne de l'enseignement, créée en 1866, est le plus ancien mouvement d'éducation populaire de ce pays. Il n'est pas le seul, évidemment, mais nous sommes toujours près de l'école et avec l'école, nos militants étant eux-mêmes des enseignants.

Je suis vice-présidente déléguée, je suis élue au conseil d'administration et j'ai un passé dans l'éducation nationale puisque, en 1981, année où se mettaient en place les ZEP, j'étais nommé directrice d'école normale et qu'en 1991, époque de la relance des ZEP, j'étais directeur adjoint de l'IUFM de Bourgogne. Je suis maintenant en retraite, tout à fait dévouée à la Ligue de l'enseignement, et M. Bac, qui m'accompagne, est permanent à la Ligue de l'enseignement.

La Ligue de l'enseignement a bien conscience que, lorsqu'on parle des ZEP, il faut regarder deux axes.

Le premier, qui a été évoqué, est l'axe historique. Les ZEP ont 25 ans, soit un quart de siècle. Je ne pense pas qu'au moment où on les a mises en place, on pensait qu'elles allaient durer autant. Or non seulement elles durent, mais certaines situations semblent s'aggraver. Je pense notamment aux violences dans les écoles, qui intéressent des enfants de plus en plus jeunes : j'ai vu des violences en maternelle. La déstructuration de la personnalité des enfants commence encore plus tôt que le CP.

Des efforts ont été faits pour les ZEP, mais ils l'ont été par à-coups alors qu'il faudrait un effort en continu sur une durée significative par rapport à une scolarité complète, ce qui n'a pas été le cas pour l'instant.

La deuxième façon de considérer ce travail des ZEP consiste à prendre une situation globale et à les situer dans le contexte actuel. On ne peut pas parler de ZEP sans parler du reste de l'institution scolaire. Dans la loi SRU, il y a le mot « solidarité ». Or qui dit solidarité dit politique générale de distribution ou de redistribution des moyens et des aides à tous les échelons de l'action publique.

Dans cette logique globale, on ne peut qu'avoir à l'esprit les stratégies de contournement de la carte scolaire. C'est vrai pour les enfants de familles qui connaissent bien notre système, notamment les enseignants, qui mettent tout de même leurs enfants dans l'école publique, mais c'est vrai aussi pour des familles modestes (je pense à celles des Minguettes, près de Lyon) qui vont mettre leurs enfants dans l'école privée parce qu'elles ne veulent pas les mettre dans le collège de la ZEP dont elles dépendent. En l'occurrence, nous avons affaire à une fuite de notre école qui doit nous inquiéter et nous interroger.

Certes, il y a des réussites en ZEP  MM. les Recteurs en ont cité quelques-unes et cela fait plaisir à entendre , mais elles ne sont pas tout à fait à la hauteur des espérances. De nombreux chercheurs ont fait d'éminentes études sur les tenants et aboutissants de ce qui apparaît comme un relatif échec. Tous disent  et nous serons tous d'accord autour de cette table pour le dire avec eux  que ce n'est pas qu'une question de moyens. Certes, il faut des moyens, on le voit bien et MM les Recteurs sont prêts à en mettre dans leur académie, mais ce n'est pas seulement une question de moyens.

On voit des écoles et des collèges en ZEP qui réussissent mieux que d'autres à public identique et à moyens égaux. Cela pose donc bien la question des pratiques pédagogiques et on constate souvent, quand on peut les analyser, que ce sont des pratiques assez nouvelles, plutôt coopératives, qui rendent l'enfant acteur de ses apprentissages et non pas liées à des enseignants qui viennent déverser leur savoir.

Cela dit  c'est peut-être la force de la Ligue de l'enseignement de le dire encore très fort , l'école seule ne peut pas tout et le travail qui est conduit va au-delà des murs.

En ce qui concerne les relations avec les parents d'élèves, on ne convoque pas les parents d'élèves ; on les invite. On ne leur donne pas une leçon sur la façon d'éduquer un enfant ; on les écoute. Quand on aura déjà fait ce travail, on s'apercevra que les choses iront mieux.

M. Bac va donner des exemples de tout ce que l'on peut faire dans le cadre du projet éducatif territorial qui nous semble une très riche solution, comme l'a dit M. Renard.

Je tiens par ailleurs à attirer votre attention sur l'importance de l'établissement. On commence à parler d'un « effet établissement ». Ce point a été évoqué par MM. les Recteurs pour les chefs d'établissement, mais cela concerne aussi tous ceux qui composent l'équipe éducative. Suite aux travaux d'un professeur de l'IUFM de Dijon, on sait qu'il y a un « effet maître » et nous pouvons tous dire sans risque de nous tromper qu'un enseignant motivé qui a envie que les enfants apprennent réussit à les faire apprendre. Vous allez me dire que les enseignants sont motivés, ce qui est certainement le cas, mais tous ne sont pas capables de travailler avec des élèves qui leur ressemblent aussi peu.

En effet, il y a un fossé  et cela s'est encore aggravé depuis la mise en place des IUFM  entre le milieu social des enseignants qui sortent de formation et le milieu des enfants des familles défavorisées qui leur seront confiés. Il est fini le temps où l'enseignant retrouvait en face de lui des enfants qui ressemblaient à l'enfant qu'il avait lui-même été.

Il faut donc effectuer tout un travail de formation, ne serait-ce que pour corriger les représentations que se font les uns et les autres. Ce travail n'est pas fait suffisamment et on comprend bien pourquoi : les IUFM manquent de temps et ils ne vont va pas, dans l'année où ils ont des stagiaires, les mettre tout de suite en difficulté : ils ont d'autres choses à caler dans des situations un peu plus confortables et moins périlleuses.

Je ne dis pas que les IUFM ne font rien. Nombreux sont ceux qui font beaucoup de choses, mais ils ne peuvent pas passer vraiment au réel, au vrai ; cela reste très théorique. Entre la présentation par les mots de ce que sont les zones difficiles et la rencontre avec ces zones, il y a toute la différence entre l'aspect intellectuel et le vécu, le sensible, l'affectif et la souffrance.

C'est ainsi que l'on voit de jeunes enseignantes, puisque la profession continue à se féminiser, qui sont nommées en ZEP à la sortie de l'IUFM, quelquefois parce qu'elles l'ont demandé (elles voulaient être en ville sans bien savoir ce qu'elles allaient trouver) et qui, après quelques mois, sortent déprimées, parfois suicidaires et en tout cas fatiguées, ce qui entraîne des congés maladie. Cela existe toujours et j'ai vérifié ce point avant de vous l'indiquer.

Il ne faudrait nommer en ZEP que des enseignants qui ont un peu de métier et après qu'ils ont fait un passage en tant que remplaçants dans les classes afin de vérifier qu'ils savent bien ce qu'ils font.

Il pourrait s'agir de postes à profil  je sais que je vais me faire mal voir parce que ce n'est pas dans l'air du temps  et des équipes pourraient se constituer autour de projets et non plus au seul hasard du barème.

A l'évidence, il y a donc un problème de choix des enseignants à nommer dans ces zones, en faisant notamment en sorte qu'il n'y ait pas que des femmes, et un problème de formation. La mixité des équipes pourrait constituer, pour les enfants, des modèles qui leur permettent de mieux se construire. Je pense à certaines cours de récréation dans lesquelles il y a heureusement un collègue masculin de temps en temps.

On peut imaginer aussi qu'au bout de quelques années, les enseignants puissent changer de poste. Le fait qu'ils gagnent des points pour participer au mouvement dans presque toutes les académies est une bonne chose, mais cela ne permet pas toujours d'obtenir un poste dans la même localité. De même, si les indemnités peuvent être attractives quelques années en ZEP, cela peut être une arme à double tranchant : j'ai des exemples d'enseignants qui prennent l'indemnité mais qui, ne s'impliquant et ne s'engageant pas, ne font guère avancer la qualité de l'école. Les solutions ne sont pas seulement extérieures à l'école ; elles sont aussi internes.

Il faudrait imaginer d'autres façons de rendre les postes attractifs : peut-être moins d'heures de classe, plus de présence dans l'établissement, des possibilités de formation continue, régulière et obligatoire à un haut niveau, des lieux de parole, des rencontres avec les chercheurs, etc.

La Ligue de l'enseignement a rédigé un petit livret, que nous avons apporté, pour dire quelle école elle veut demain, sachant bien que l'école est une institution de la République et qu'à ce titre, elle se doit d'être son propre recours, notamment dans les cas difficiles.

Je vous propose que M. Bac nous présente maintenant quelques prolongements de ce que je viens de dire.

M. Arnold BAC .- Merci de me donner la parole après les intervenants précédents. Je commencerai par me présenter, parce que je pense que ce que je vais dire n'est pas indépendant de cette présentation. Je suis d'origine instituteur spécialisé en Seine-Saint-Denis, j'y ai vécu la création des ZEP dans les années 1981, j'ai ensuite été à l'administration centrale du ministère de la jeunesse et des sports, où j'ai travaillé sur les politiques éducatives territoriales, puis à la délégation interministérielle à la ville, où je me suis penché sur cette question, et je suis maintenant à la Ligue de l'enseignement.

Une idée paraît importante à la Ligue de l'enseignement : celle qu'aujourd'hui, entre le système éducatif et un certain nombre de jeunes ou d'enfants et leur famille, il existe une rupture qui est de l'ordre d'une perte de confiance réciproque entre les uns et les autres, et qu'il est important de rétablir cette confiance réciproque, qui est souvent malmenée, pour redonner l'espoir, l'espérance et l'appétence à apprendre, pour montrer toute l'utilité de travailler à l'école, pour le dire de façon simpliste. C'est une idée qui est battue en brèche aujourd'hui par les réalités que vivent un certain nombre de jeunes et de leurs familles et il faut lui redonner vie.

Cependant, cette idée ne peut pas être, dans la situation actuelle, le seul fait de l'école. Elle a besoin de travailler avec d'autres, comme cela a été dit par les intervenants précédents. A cet égard, je ferai référence à ce qu'on appelle l'éducation partagée. Les personnels de l'éducation nationale, les services déconcentrés de l'Etat, les associations, les familles, les parents, les jeunes eux-mêmes et les collectivités territoriales ont à unir leurs efforts autour de l'objectif que j'ai évoqué il y a un instant avec des stratégies adaptées suivant les territoires.

Il faut être conscient du fait qu'un certain nombre d'acteurs de terrain vivent les dispositifs qui existent, qu'ils émanent de l'éducation nationale ou du ministère de la ville, comme des choses qui se superposent ou se juxtaposent et dans lesquelles ils ont un peu de mal à se retrouver. Ce n'est pas forcément toujours un sentiment justifié, mais il existe et il faut en tenir compte. Il importe donc de rendre plus visible le sens de ces dispositifs et l'utilité de fédérer les énergies des acteurs que je viens d'évoquer en espérant ne pas en avoir oublié.

Par rapport à cette fédération des énergies, il est à mon avis nécessaire de réaffirmer ici que le cadre de cohérence fédérateur est le projet éducatif territorial, qui doit aboutir à ce que les réalités constatées en termes d'inégalité et de difficulté scolaire soient transformées dans un sens positif. A cet égard, il me paraît important de se dire aussi que toutes les parties prenantes du projet éducatif territorial, quel que soit leur statut, doivent pouvoir voir leurs objectifs reconnus comme légitimes.

Ce ne sont pas forcément les mêmes en termes strictement identiques, même s'ils se rejoignent quelque part, mais ils doivent pouvoir être reconnus parce que, ne serait-ce qu'en termes d'horizon dans le temps, ces objectifs particuliers ne sont pas forcément les mêmes. On peut dire en effet que la vision du temps de l'élu local, de la famille ou d'un service déconcentré de l'Etat qui met en place tel ou tel dispositif n'est pas la même chose mais qu'ils rejoignent tous le même objectif : celui de faire évoluer la situation et de faire en sorte que la démocratie soit réelle, vécue et partagée par tous.

Il me paraît donc important que ces partenaires divers et variés acquièrent une culture commune. Je sais que c'est évoqué par rapport à d'autres problématiques, mais l'idée de la culture commune me paraît extrêmement importante. De même, l'idée de méthodes de travail qui seraient à peu près les mêmes facilite ou faciliterait beaucoup les choses.

A mon avis, le point de départ de tout cela est d'avoir, entre tous ces partenaires, dans lesquels je mets évidemment les acteurs de l'éducation nationale, un diagnostic partagé leur permettant de dégager un certain nombre de besoins et de stratégies pour répondre à ceux-ci, qu'ils soient d'ordre éducatif, culturel ou social.

Ce sont des choses qu'il me paraît important de mettre en place dès le départ avec, là aussi, l'idée de programmer dans le temps la manière dont ces objectifs peuvent être atteints ainsi que le délai dans lequel ils peuvent l'être et de préparer des modalité d'évaluation et de régulation pour regarder ce que l'on fait, s'en distancier et prendre des mesures de correction et sortir de cette impression qu'ont certains acteurs de continuer à faire la même chose tout le temps sans en voir les résultats, sauf à se heurter un beau jour à une étude ou un article de journal qui semble remettre en cause ce qu'ils font de plein fouet, ce qu'ils prennent très mal, comme je peux parfaitement le comprendre.

L'idée de se doter de méthodes d'évaluation et de régulation me paraît donc très importante.

Je pense également qu'il faut mettre en place un lien très étroit avec les projets d'école, les projets d'établissement du second degré et les projets de ZEP et de REP.

Nous vivons parfois (sans doute trop souvent, mais je suis peut-être pessimiste) avec, d'un côté, des établissements scolaires du premier et du second degrés (avec la ZEP et le REP) et, de l'autre, le projet éducatif territorial qui essaie de faire le lien alors que tout cela pourrait être mis en synergie si on acceptait un cadre de cohérence commun que j'ai appelé le projet collectif territorial parce qu'il permet de tracer des pistes de développement et de travail commun.

Il se pose aussi  cela a été évoqué pour les ZEP  la question du pilotage du projet éducatif territorial. Même si cela ne paraît pas facile à mettre en place, c'est à mon avis une condition de réussite. Il faut arriver à un pilotage tripartite entre les collectivités territoriales, l'Etat et  je ne le dis pas seulement parce que j'en fais partie  le monde associatif, avec ce qu'il peut apporter en termes de souplesse, d'adaptabilité et de créativité.

Autre point important : la question de la pérennité des financements. Vous savez bien que l'un des grands problèmes des collectivités territoriales et des associations vient de la pérennité des financements et de leur programmation pluriannuelle. A cet égard, il y a quelque chose à inscrire également pour que, dans le cadre d'une évaluation de la régulation (il ne s'agit pas de créer des rentes de situation), on puisse sécuriser sur une certaine durée  une durée de trois ans ne me paraîtrait pas mauvaise  les ressources financières qui sont apportées pour mettre en place et installer ces politiques.

J'évoquerai aussi le fait que certains acteurs des projets éducatifs de territoire ont parfois le sentiment d'être traités en intervenants de seconde zone. Leurs représentants ne sont pas ici, mais je pense aux parents et aux familles. D'après ce qu'ils disent sur leur vécu et leur implication dans ces politiques ainsi que sur leur présence dans les conseils d'école ou les conseils d'administration de collèges ou de lycées, ils ont l'impression d'être traités un peu à part et d'être mis de côté. Il est très important, notamment dans les quartiers exposés à des difficultés, de trouver des stratégies pour mettre en avant leur rôle et leurs apports, même si ce n'est pas toujours très facile. Je pense que c'est une donnée importante.

Il en est de même pour les associations locales, qui ont l'impression d'être traitées comme la cinquième roue du carrosse alors que les associations, notamment celles qui sont fédérées et qui ont une histoire, un passé et une expérience, peuvent apporter beaucoup au développement éducatif territorial à partir de ce qu'elles ont pu mutualiser depuis des années et de ce qu'elles peuvent mutualiser en temps réel à travers d'autres lieux que celui où elles exercent par le seul fait qu'elles sont membres d'une même organisation, quelle qu'elle soit.

Un autre point me paraît très important : la politique de formation. Dans les ZEP, il y avait au départ une dimension extrêmement intéressante et prometteuse qui n'a pas pu vraiment se mettre en place : celle des formations communes des acteurs. Sans du tout mésestimer la nécessité de formations spécifiques  les IUFM en sont un bon exemple , il est important que, dans le cadre des politiques éducatives territoriales, il y ait des moments communs de formation entre les différents acteurs, quelle que soit leur origine professionnelle, en y incluant les bénévoles et même les élus et coordonnateurs de politiques éducatives territoriales. Ce sont des moments extrêmement importants et fructueux et je pense que c'est un aspect qui est trop négligé aujourd'hui. Les formations liées aux besoins recensés auprès des personnels et des acteurs présents sur un territoire ne doivent pas être mises de côté.

Je tiens également à évoquer l'aspect du temps des personnels de l'éducation nationale. Je pense que les personnels de l'éducation nationale n'ont pas vraiment vu inscrit dans leur temps de service celui qui permet de travailler avec d'autres acteurs, comme cela a été dit tout à l'heure. C'est un point extrêmement important dont on ne peut pas faire l'économie, si ce n'est en continuant à regretter de temps à autre le peu de moments consacrés au travail commun entre les personnels de l'éducation nationale et les autres acteurs.

Je conclurai par un dernier point qui concerne les différentes têtes de réseau qui existent autour de ces politiques éducatives territoriales et autour des ZEP, c'est-à-dire aussi bien les administrations centrales des ministères que les organismes comme la Caisse nationale d'allocations familiales, le FASILD, les têtes de réseau associatives ou les associations d'élus. A mon avis, il importe que ces réseaux mettent leurs efforts en synergie pour créer des outils communs d'aide et d'outillage pour les acteurs locaux et pour valoriser ce qui se fait sur le terrain afin que l'on puisse sortir du pointillisme avec lequel, de temps à autre, un organe de presse, à l'occasion d'un événement, met en exergue telle ou telle réalisation positive alors qu'en général, on en parle peu. Je pense que cet effort ne peut aboutir que si les têtes de réseau dont j'ai parlé unissent leurs efforts en cette matière.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Comme nous avons prévu de terminer nos travaux à 16 h 30, il nous reste une heure pour le débat. Je suggère donc que chacun puisse poser des questions pour que le débat puisse s'engager.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Monsieur le Président, nous n'avons entendu que des interventions brillantes et intéressantes, mais elles ne correspondent pas à ce que j'attendais en tant que rapporteur. Nous avons assisté à un discours interne à l'éducation nationale, mais notre problème est de savoir ce qui s'est passé dans les banlieues, ce qui s'est encore passé hier et ce qui risque de se passer demain.

Depuis vingt ans, nous avons eu l'éducation prioritaire, la réussite éducative, l'ambition éducative, les ZEP et je peux dire que, parfois, nous ne vous comprenons pas quand vous parlez de certaines choses à votre niveau.

Lorsque, en tant que maire, comme beaucoup d'élus qui sont présents ici  je suis pour ma part maire d'une ville de 70 000 habitants , on entend ce que j'ai entendu à Vénissieux, à Strasbourg ou dans d'autres villes, on n'est pas étonné de la grande coupure qui existe entre l'éducation nationale et nous-mêmes qui sommes aux postes de commande pour faire en sorte que les choses se passent bien dans nos villes, nos départements ou notre pays.

Il est bien de dire qu'il faut faire appel aux partenaires extérieurs. Quel beau discours vous avez là ! Mais quelle est la réalité lorsque nous sommes sur le terrain ? En ce qui concerne les rapports qu'on nous apporte, c'est bien souvent l'inspecteur d'académie qui vient nous dire qu'il va fermer une école dans tel ou tel secteur, qu'il n'a pas d'enseignants pour les manifestations patriotiques ou qu'il faut appliquer les normes qui sont fixées continuellement, notamment le fait qu'il ne faut pas plus de vingt enfants dans un bus pour aller à la piscine ou telles autres choses qui coûtent des fortunes aux communes.

Quand j'ai commencé ma carrière professionnelle, pour recruter une bonne secrétaire qui sache écrire le français, on prenait une fille qui avait un CAP. Désormais, il faut au minimum un BTS, sachant que, même dans ce cas, on n'a pas forcément le même niveau.

J'ai bien entendu M. Bac, qui, de par ses antécédents professionnels, a une démarche plus proche du terrain, mais, comme mes collègues auront l'occasion de le dire, pour tous les contrats éducatifs et autres que nous voulons mettre en place, il n'est pas facile de mettre autour d'une table les élus, l'Etat et l'éducation nationale. Certes, celle-ci fait partie de l'Etat, mais quand on constate combien les relations entre les préfets, les sous-préfets et l'éducation nationale sont difficiles, on se demande si on appartient au même monde. J'ajoute que, lorsqu'on veut travailler sur des activités extra-professionnelles ou extra-scolaires, il faut, en plus,  ô scandale !  mettre la DDJS dans le coup. Vous avez parlé des financements pluriannuels tout à l'heure, mais il faudrait maintenant des financements au minimum triennaux pour que nous commencions à avoir une réponse dans un délai de deux ans sur les actions que nous voulons monter dans nos communes.

Je ne suis peut-être pas gentil avec vous, mais je ne suis pas là pour l'être.

M. Bernard SAINT-GIRONS .- Nous non plus...

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je suis là pour comprendre et nous sommes là pour essayer d'apporter des réponses.

M. Alex TÜRK, président .- Voilà une entrée en matière vivante. Je passe la parole à M. Mahéas.

M. Jacques MAHÉAS .- Je suis un élu de Seine-Saint-Denis, maire de Neuilly-sur-Marne. Nous sommes d'ailleurs ici plusieurs élus de Seine-Saint-Denis. C'est dire, monsieur le Recteur, que nous sommes partie prenante à cet égard. Nous pensons que l'éducation est en effet au coeur de la citoyenneté et, par là même, absolument nécessaire pour l'équilibre de notre société.

Cela dit, une chose m'a frappé : vous avez pratiquement tous parlé du collège. Ma première question sera donc simple : est-ce vraiment le maillon faible ?

Deuxièmement, que fait-on dans nos établissements pour évoluer vers une éducation citoyenne qui ferait que l'on respecte vraiment les autres et nos institutions et que l'on ne tombe pas dans des violences urbaines comme celles qui ont été commises par des jeunes de collège ? Je vous signale que, dans ma ville, c'étaient des jeunes de collège et c'est la même chose à Montreuil ou chez M. Dallier. On en parle depuis 30 ou 40 ans et on ne voit toujours pas venir véritablement cette éducation citoyenne dans nos programmes.

Certes, les classes des écoles primaires et maternelles se déplacent en mairie et viennent nous interroger, mais personnellement, en trente ans de mandat de maire, je n'ai quasiment jamais vu de classes de collège venir demander comment fonctionnent une mairie, interroger les élus, etc.

J'en viens à ma troisième question. Je lis dans les statistiques de l'ANPE que l'on manque d'informaticiens, de cadres techniciens du BTP, de techniciens en électricité et en électronique, de techniciens de l'industrie de process, d'ouvriers qualifiés du bâtiment et des travaux publics, d'ouvriers qualifiés travaillant dans le formage du métal, d'ouvriers qualifiés du bois et de professionnels de l'action sociale, culturelle et sportive. C'est vraiment terrible ! D'un côté, nous connaissons un chômage extraordinaire et, d'un autre côté, nous avons un manque d'adaptation aux formations.

Je sais bien que la première chose, pour l'éducation, est de développer l'intelligence et d'apprendre à apprendre, mais, au niveau le plus bas, où nous avons 150 000 jeunes d'une classe d'âge qui quittent l'école sans formation, n'est-il pas possible de mieux s'adapter à la réalité économique du pays ?

Je précise que j'ai été moi-même dans l'éducation puisque j'ai été principal de collège. Je me souviens que l'on a arrêté de former des corsetières en 1981 et je suis d'accord sur ce point, mais, pour d'autres métiers, nous sommes exactement dans le même cas.

Je vais vous poser une question qui va vous paraître bizarre : quels sont vos adversaires éducatifs ? Nous avons besoin de le savoir. Est-ce la grande pauvreté ? Est-ce la télévision ? Est-ce la rue, les jeux vidéo, les familles monoparentales ? Pouvez-vous les uns et les autres compléter tout cela ?

M. Renard nous a dit qu'il y avait maintenant une ouverture vers l'extérieur. J'aimerais bien, comme le dit notre rapporteur, qu'une telle ouverture existe, mais je peux vous citer l'exemple de Neuilly-sur-Marne, qui passe d'un quartier en restructuration urbaine à un quartier en zone franche. Cela veut dire que les choses ne se sont pas améliorées, bien au contraire. En même temps, dans les deux collèges en zone d'éducation prioritaire, on supprime des heures de cours pour les mettre en « réseaux ambition réussite ». Il n'y a donc pas du tout de coordination. D'un côté, un ministère dit que c'est une zone franche et, d'un autre côté, le ministère de l'éducation nationale dit que, bien que l'autre ministère ait trouvé que cela va de moins en moins bien, on va faire un transfert aux mille postes des « réseaux ambition réussite ».

Enfin, malgré le retour en arrière actuel du ministère de l'éducation nationale, je voudrais savoir si, très franchement, vous faites, comme moi, un bilan extrêmement positif de ce qu'ont été les emplois jeunes, même s'ils n'ont pas toujours été admis par les enseignants au démarrage. J'ai eu 52 emplois jeunes dans les écoles primaires et maternelles de ma ville, j'en ai eu pratiquement autant dans les collèges et je peux dire que non seulement ils étaient positifs pour ces jeunes, mais qu'en outre, ils ont permis, dans bien des cas, de ramener un certain calme et de faire de l'éducation citoyenne.

M. Alex TÜRK, président .- Je passe la parole à Mme Le Texier.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Même si nous avons l'air critique, ce qui est facile, notre rapporteur ayant donné le ton, il n'est pas inutile de vous rappeler que, si nous sommes ici en tant qu'élus, ce n'est pas parce que nous pensons avoir la science infuse, mais parce que, les uns et les autres, là où nous sommes élus, nous nous confrontons à cette politique de la ville sur laquelle nous nous interrogeons beaucoup et que nous nous demandons en gros pourquoi elle ne fonctionne pas. Il est vrai que, pour arriver à avoir une réponse et des projets plus efficaces quant à leurs résultats, il faudrait que nous sortions de notre langue de bois et que nous arrêtions de nous justifier les uns et les autres en disant : « La soupe est bonne, mon général ! »

Je m'interroge à haute voix devant vous s'agissant du bilan des ZEP. Je suis élue dans le val d'Oise depuis une trentaine d'années à Villiers-le-Bel et je partage l'analyse qui a été faite sur le saupoudrage des ZEP. Les « réseaux ambition réussite » devraient régler en partie le problème, mais, s'agissant des collèges et des « réseaux ambition réussite » qui sont retenus dans mon département, je ne sais pas comment se sont faits les choix parce que je n'y retrouve pas mes petits. Le potentiel fiscal de Villiers-le-Bel se situe entre la Corse et les Antilles : c'est la ville la plus pauvre d'Île-de-France.

M. Bernard SAINT-GIRONS .- Non. C'est Clichy-sous-Bois.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Nous sommes peut-être battus par Clichy-sous-Bois, mais je vous assure que c'est une ville très pauvre, multiethnique, dans laquelle il n'y a que des logements sociaux et qui est en ZEP, naturellement. Les « réseaux ambition réussite » lui étant passés sous le nez, j'aimerais qu'on nous explique un jour comment se sont faits les choix. Comme je ne suis pas du tout paranoïaque, je n'ai pas de mauvaise pensée, mais je regrette que nous ne soyons pas retenus et je ne comprends vraiment rien à cela.

Toujours sur ce bilan des ZEP, je partage assez les analyses que vous avez faites les uns et les autres. Vous avez évoqué le gaspillage que représentait le passage de 27 à 25 élèves sans investissements pédagogiques en face. Effectivement, le bât blesse sur ce point : cela ne sert à rien et ne relève que d'un niveau symbolique. Vous avez parlé également de problèmes de formation ainsi que de la difficulté et de la déprime des enseignants. Tout cela soulève le problème de la formation. Je pense qu'un jeune enseignant peut tout à fait tenir le coup dans une ZEP à condition qu'il soit formé et soutenu et qu'il puisse prendre du recul avec d'autres professionnels qui ne sont pas confrontés au quotidien à l'enseignement.

Tout cela m'amène à vous demander ce que vous pensez des expériences qui sont conduites dans certains pays d'Europe du nord, notamment aux Pays-Bas, au Canada et même aux États-unis, où, au lieu de mettre 8 % de moyens supplémentaires dans une multitude d'écoles en ZEP, on a ciblé les écoles qui avaient besoin d'être en éducation prioritaire et on a mis entre une fois et demie et deux fois plus de moyens dans ces écoles que dans les écoles ordinaires. Que pensez-vous de ces pays qui se donnent les moyens, dans ces écoles en difficulté situées dans des quartiers en difficulté, d'avoir non pas 25 élèves au lieu de 27 mais 15 élèves et trois adultes par classe ?

Il est possible que la solution soit là, que les résultats seraient sans doute meilleurs et que les déprimes des enseignants qui n'ont qu'envie d'aller ailleurs et de respirer ne se poseraient pas de la même manière.

S'agissant des adversaires éducatifs, question qui a été posée par mon collègue, et de ces écoles en ZEP, que pensez-vous du fait (vous n'avez pas évoqué la problématique parce qu'elle est peut-être évidente à vos yeux) qu'elles sont situées dans des quartiers difficiles ? Je pense à certaines expériences conduites aux États-unis où, à chaque fois que l'on a pu extraire des enfants pauvres, scolarisés dans une école pauvre, vivant dans un quartier où il n'y a que des pauvres, pour les mettre dans un quartier plus favorisé, on est arrivé à des résultats spectaculaires.

Je pense à une expérience que vous devez connaître par coeur : 130 enfants de 4 et 5 ans séparés en deux groupes : un groupe témoin qui continue de vivre sa vie et l'autre dont les enfants sont scolarisés avec non pas trois mais quatre adultes par classe pendant deux ans, ces adultes enseignants ayant chaque semaine un contact avec la famille des enfants avec laquelle ils expliquent ce qui s'est passé avec l'enfant dans la semaine et ce qu'eux, les parents défavorisés, peuvent faire avec leurs enfants. En l'occurrence, il s'agissait d'enfants noirs de 4 ou 5 ans vivant dans des quartiers pauvres. Ces enfants ont maintenant 27 ou 28 ans. Les trois quarts des enfants du premier groupe sont en prison avec au moins cinq condamnations et peu travaillent alors que, parmi ceux du groupe qui a été pris en charge de la manière que j'ai évoquée, deux sont en prison mais les autres travaillent et gagnent tous un minimum de 2 000 dollars par mois.

Que pensez-vous de ces problèmes et de l'influence du quartier ? La solution ne serait-elle pas d'extraire un peu ces enfants de leur quartier ? On retombe sur le problème de la carte scolaire parce que, finalement, c'est le nivellement par le bas et tout le monde s'entraîne vers le fond.

J'ai envie de vous interroger là-dessus : comment consacrer de vrais moyens aux quartiers et aux écoles qui en ont vraiment besoin ? Vous pouvez nous répondre, mais il restera à voter cela, à donner l'argent et à décider. J'aimerais avoir votre position sur ce point de façon théorique.

M. Roland MUZEAU .- Je suis tenté de réagir suite à vos interventions successives qui m'ont bien évidemment intéressé mais qui m'ont laissé sur ma faim. En effet, je m'attendais à ce que vous me disiez quels étaient votre sentiment professionnel, parce que c'est la raison de votre présence ici, mais aussi votre expérience et ce qui vous est remonté du terrain quant aux raisons qui ont rendu possible ces événements de novembre, après les précédents et avant ceux de demain, dans la mesure où, malheureusement, je suis peu rassuré, comme vous probablement, sur la suite de ces graves événements.

Par ailleurs, quand la société va mal, on entend comme une vérité révélée : « Mais que fait l'éducation nationale ? Si la situation est aussi mauvaise, c'est bien parce que l'éducation nationale est bancale. L'éducation nationale fabrique des délinquants, des chômeurs et des gens qui n'ont envie de rien et qui sont des asociaux ! » Je ne force pas beaucoup le trait : c'est ce que nous entendons en permanence.

M. Bernard SAINT-GIRONS .- Certains titres d'ouvrage vont même beaucoup plus loin que cela.

M. Roland MUZEAU .- Cela étant dit, si je me tourne vers vous uniquement pour vous demander ce que sont les dispositifs qui existent aujourd'hui, cela n'a que peu d'intérêt parce que je les connais non pas parfaitement mais assez bien. Dans mon département ou ma ville, je travaille avec l'académie et nous avons organisé récemment des réunions qui m'interrogent énormément et qui m'ont apporté des éléments qui m'ont surpris. Par exemple, une étude de l'inspection académique, sur une longue période, concernant les collèges de ma ville, Gennevilliers, nous indique que le retard scolaire constaté à l'entrée en 6 ème , faute d'évaluation en fin de primaire pour les raisons que vous connaissez, se trouve résorbé à la fin du collège.

Pour nous, ce résultat est assez surprenant. Nous avons beaucoup travaillé avec les enseignants et les principaux de collège qui, depuis des années, ont utilisé toutes les ficelles des dispositifs divers et variés qui existaient et qui ont pu nous montrer que certains avaient été très efficaces et que d'autres les avaient abandonnés au profit d'autres choses et qu'il y avait eu beaucoup d'innovations, même si cela se faisait dans des règles assez figées au demeurant, à l'intérieur des établissements. Comme l'un de vous l'a dit tout à l'heure, entre un établissement et un autre, à moyens identiques, il y a aussi des valeurs humaines qui sont notablement importantes.

J'ai aussi envie de vous entendre dans un second tour sur la manière dont vous ressentez ces événements de novembre.

J'en viens à quelques remarques qui pourront peut-être vous faire réagir. Depuis plusieurs années, j'ai la conviction, et ces derniers mois l'ont renforcée, que la formation professionnelle est trop souvent considérée comme une punition pour un certain nombre d'élèves : on met les mauvais en orientation professionnelle et les bons suivent le cursus de l'enseignement général. Je ne veux pas refaire un discours sur la dévalorisation de nos métiers manuels, que beaucoup disent archaïques ou vieillots ; toujours est-il qu'aujourd'hui  M. Mahéas vient de donner quelques chiffres , quelques centaines de milliers d'emplois ne sont pas pourvus du fait d'un manque de main-d'oeuvre et de compétences. Cela vaut d'ailleurs également pour les reprises d'entreprise chez les artisans.

Je voudrais donc savoir quel constat vous en faites et quelles corrections il vous apparaît indispensable de mettre en oeuvre.

De la même manière, quelle est votre appréciation sur la quasi-disparition de la médecine scolaire et l'absence dramatique des psychologues scolaires dans des quartiers comme ceux de ma ville où la misère sociale est très forte ? Sans cet accompagnement, il est extrêmement difficile de considérer un seul instant qu'il puisse y avoir un parcours scolaire normal. De très nombreux gamins relèvent d'un soutien médical et psychologique parallèlement à leur présence dans l'école et à leur parcours scolaire. C'est un désert assez effarant que nous subissons en matière de santé à l'école.

Je souhaiterais aussi avoir votre réaction, même si je peux la pressentir, sur un fait qui ne cesse de m'énerver : chaque année, nous avons le concours, non pas des balcons fleuris, mais des lycées qui réussissent le mieux, ce qui constitue chaque année un appel ouvert à ne surtout pas aller dans le lycée géographique référent ou même à se détourner des métiers qui y sont enseignés, c'est-à-dire, surtout, un appel à se sauver et à ne pas aller à certains endroits. Cela amène d'ailleurs de nombreuses personnes à faire des erreurs monumentales puisque, à l'intérieur même de ces établissements, il se pratique des disciplines d'excellence avec des résultats remarquables. Il s'agit là d'un paquet cadeau qui est fait à un certain nombre d'établissements et qui fait un mal de chien aux efforts de l'éducation nationale !

Ce n'est peut-être qu'une goutte d'eau parmi d'autres, mais, dans ma ville, j'en vois les conséquences sur l'évitement dès le collège : 30 % des élèves d'une classe d'âge sortant de l'école primaire ne sont pas allés dans leur collège de secteur et sont partis de la ville. La famille est restée, mais les parents soit ont trouvé d'autres moyens de domiciliation, soit se sont tournés vers des établissements privés, dans lesquels les résultats ne sont d'ailleurs pas meilleurs que ceux du collège qu'ils évitent, ce qui tout à fait extraordinaire.

Ce sont des questions qui me paraissent extrêmement importantes et sur lesquelles j'aimerais avoir votre opinion.

Je dirai un dernier mot pour conforter ma collègue du val d'Oise, parce que je ne sais pas quelle concertation a pu avoir lieu sur la définition des établissements qui relèvent des 240 dispositifs, mais, très sincèrement, on a découvert dans la presse que tel établissement était retenu et que tel autre était placé dans d'autres catégories de dispositifs prioritaires. Il y a eu probablement une concertation, mais elle ne s'est pas faite avec le terrain ou, plutôt, avec les élus locaux. Je ne dis pas qu'il appartient aux élus locaux de décider des dispositifs qui doivent être mis en place, mais il faut au moins qu'on les écoute afin de mieux prendre les décisions.

M. Serge LAGAUCHE .- J'irai dans le sens de M. Muzeau et je compléterai ce qu'a dit notre rapporteur quand il vous a un peu agressés.

Dans le Val-de-Marne, à Créteil, j'ai fait l'effort d'aller vous voir fréquemment, monsieur le Recteur, ainsi que les inspecteurs d'académie, quand ils changeaient, et j'ai constaté que vous aviez énormément d'informations et de renseignements et que vous connaissiez bien vos établissements, mais que si je n'y étais pas allé, je ne les aurais pas eus. Cette coupure qui existe entre les élus et l'éducation nationale est terrible.

Les conseils d'administration des collèges ou des lycées ont des représentants parmi les élus, qui se demandent les uns et les autres qui va y aller ou non, qui craignent de se faire reprocher les travaux qui ne sont pas faits et qui se font agresser en général unanimement dès qu'ils arrivent : les parents d'élèves suivent les enseignants parce que, pour leurs petits chéris, il faut évidemment des conditions optimales. C'est un jeu de massacre, ce qui décourage un peu les élus qui se sauvent s'ils n'ont pas de vrais contacts. S'ils sont enseignants et parents d'élève en même temps, c'est encore plus terrible parce que les collègues savent bien les tourner du côté où il faut aller.

On fait la décentralisation avec l'éducation nationale, on est revenu sur les académies pour pourvoir les postes et on n'a pas de contacts. Voyez la manière dont se passent les élections : les plus malins des enseignants désignent eux-mêmes les parents qui vont être dans le conseil d'administration, surtout en primaire et maternelle, ce qui est beaucoup plus facile, et d'autres ne le font même pas et disent : « Ils ne sont pas venus ; je l'ai demandé et cela n'a pas été entendu », ce qui règle le problème. On choisit ses dates avec les fameux samedis libérés et les responsables d'établissement, suivant leur niveau  on a le personnel qu'on a, bien évidemment  choisissent de parler des problèmes techniques et surtout pas de l'école parce qu'il faut éviter de parler de ce qui se passe à l'intérieur.

Quand les collectivités territoriales veulent faire des choses, il reste le planning des cars, qui est très important, avec les chauffeurs qui attendent à un endroit différent en oubliant de prévenir les enseignants, ce qui meuble bien les conversations mais n'apporte aucun résultat dans la collaboration que l'on devrait avoir.

Ne vous serait-il pas possible de nous passer une information et de nous dire comment faire pour que les contacts s'établissent ? Certes, les enseignants nous disent qu'après la journée qu'ils ont passée, ils ne se voient pas discuter encore avec des parents qui sont des enquiquineurs parce qu'ils ne pensent qu'à leurs petits chéris. Le temps consacré par les enseignants à discuter avec les parents est un vrai problème, mais quand les parents les attendent à la sortie de l'école, ce n'est pas facile non plus pour eux, dont beaucoup se sauvent ou évitent de sortir par la même porte parce que certains parents sont ennuyeux : nous savons dans nos permanences que les relations avec les citoyens ne sont pas faciles. Pour autant, si nous pouvions travailler ensemble, je pense que nous arriverions, surtout dans les zones difficiles où il faut faire appel aux associations et à tout le monde, à établir des programmes en commun et à nous défendre contre cette administration centrale que je retrouve à la commission éducation du Sénat et qui m'explique, comme vous l'avez dit, qu'il y a trop de monde, qu'on a saupoudré et qu'on a mal utilisé les crédits, ce sur quoi je ne peux pas être d'accord.

On n'a ni saupoudré, ni mal utilisé les moyens. Il y avait tellement de demandes que je sais bien comment font les recteurs ou les inspecteurs : ils essaient de répondre au maximum, mais ils le font en fonction des moyens. S'il y a une épidémie de grippe, on sait bien qu'il n'y a pas de remplaçants. On va alors jusqu'au bout et on sait ce qu'il en est. Or, quand il n'y a pas de remplaçants, cela met les parents en colère, cela pose de nombreux problèmes, on nous demande d'ouvrir un centre aéré parce qu'il y a une épidémie... C'est arrivé !

Face à tous ces problèmes qui existent, si on se regroupait et se voyait plus fréquemment et si l'éducation nationale dégageait du temps pour permettre aux enseignants de rencontrer d'abord les élus seuls, puis les élus et les parents, on pourrait peut-être construire des choses ensemble.

Ma question sera simple : que nous proposez-vous et comment faire pour acter cette décentralisation dans nos communes, nos départements et nos régions ?

Je connais le niveau de concours des enseignants. Dans notre académie, comme vous le savez très bien, des gens ont été reçus parce que nous en avions besoin alors qu'ils n'étaient pas toujours d'un niveau suffisant, ce qui vous a valu des toiles de tente devant le rectorat depuis au moins six mois...

M. Bernard SAINT-GIRONS .- Je vous rassure : ils n'y couchent pas !

M. Serge LAGAUCHE .- Peut-être, mais il y a parfois du monde.

M. Bernard SAINT-GIRONS .- Je vous rappelle qu'un préfet avait réglé le problème d'une autre manière.

M. Serge LAGAUCHE .- Cette histoire de niveau de recrutement est un point essentiel. Depuis un certain temps, on a recruté largement en dessous du niveau parce que, dans cette académie, il y avait un énorme besoin et qu'on ne pouvait pas faire autrement. Quand on veut enseigner, ce n'est pas facile non plus, et il faut aussi savoir que l'on a dit à certains enseignants qu'on ne pouvait pas les garder. C'est ainsi que l'administration de l'éducation nationale a trouvé des passerelles pour faire en sorte que ces gens qu'on ne peut pas conserver dans l'éducation nationale parce qu'ils ne conviennent pas du tout puissent être mis ailleurs et récupérés, mais on laisse finalement le recteur se débrouiller avec ce problème et ils campent devant les rectorats ou ils font des manifestations devant les conseils généraux.

Je pense que vous devez avoir des idées sur tous ces problèmes, sur la manière de mieux travailler ensemble avec les élus en se rencontrant dans le cadre de la décentralisation et de mieux faire fonctionner ces conseils d'administration. Sinon, autant les supprimer : beaucoup d'enseignants seront d'accord pour le faire sans problème !

Nous sommes surtout intéressés par ce que vous nous proposez, en particulier dans les milieux difficiles, pour que nous puissions travailler vraiment en harmonie et nous sentir solidaires des enseignants.

M. Alex TÜRK, président .- Je souhaite que chacun essaie de poser ses questions de la manière la plus brève possible, parce que quatre sénateurs ont encore demandé d'intervenir et que la moindre des choses est que les personnes qui ont bien voulu venir à cette réunion puissent répondre. Je passe la parole à M. Dauge.

M. Yves DAUGE .- J'interviendrai sur deux champs d'interrogation qui ont déjà été évoqués par certains mais que je souhaite repréciser.

Le premier est celui qui concerne l'école dans la cité  après tout, c'est le sujet , c'est-à-dire la politique de la ville et les quartiers en difficulté. On a abordé des questions comme la police de proximité dans les quartiers, alors qu'elle a disparu, en nous disant qu'elle était mauvaise et je constate qu'aujourd'hui, on nous dit que les ZEP ne sont pas la priorité. C'est possible, mais que fait-on à la place pour que l'école dans le quartier soit une contribution à la politique de la ville, de même que l'hôpital, dans le domaine de la santé, doit s'inscrire dans le quartier et sortir de ses murs pour faire notamment des consultations en pédopsychiatrie ? Comment l'école sort-elle de ses murs pour être une contribution dans la cité ?

Je sais que c'est difficile parce que la vision est globale, comme vous l'avez dit, et qu'à l'origine, la politique de peuplement s'est faite à partir d'une ségrégation qui s'est constituée autour de certaines populations et de la pauvreté, l'école étant au milieu de tout cela, mais il n'en reste pas moins que, dans la stratégie du ministre, je souhaiterais que l'on dise plus clairement que l'école va être une contribution à cette grande bataille et comment on va le faire. C'était l'idée des années 1980 et vous en faites peut-être le bilan, mais il faut revenir sur ces questions fondamentales, étant précisé que j'aborde ici le problème de manière positive.

Mon deuxième champ d'interrogation, en m'appuyant sur ce que vous avez dit les uns et les autres, c'est que vous avez beaucoup de mal à diagnostiquer la véritable difficulté d'élèves en situation d'échec grave, ce qui est encore lié aux problèmes du peuplement. La question est de savoir comment on va régler cette difficulté. En effet, si on se contente de dire que l'on a une grande difficulté à diagnostiquer cette situation, ce ne sera pas un constat entièrement nouveau. Le fait que vous le disiez est une bonne chose, mais il faut trouver une réponse à cela et cela pose immédiatement des questions qui ont été évoquées et que je repose : quelle pédagogie faut-il appliquer pour cette catégorie ?

Nous ne sommes plus dans le zoning mais dans l'identification d'enfants, de populations extrêmement difficiles et de problèmes de langage et il est certain que le droit commun appliqué à tous ne marche plus, même s'il faudrait y revenir. Sur cette difficulté, il faut absolument apporter une réponse précise et je ne suis pas sûr que les « réseaux ambition réussite », bien qu'ils soient séduisants, puissent aller dans ce sens. En tout cas, si c'est le cas, il faut le dire clairement parce que c'est une question centrale.

Cela pose enfin le problème de l'affectation des personnes : qui est compétent pour faire ce travail ? Comme certains l'ont dit, si on envoie les enseignants ici ou là sans y réfléchir plus précisément, on travaille les yeux bandés alors qu'en l'occurrence, il faut éclairer le chemin d'une manière tout à fait particulière si on veut obtenir un résultat et arriver quelque part. A mon avis, l'éducation nationale travaille les yeux bandés, comme d'autres services, et on ne peut pas s'étonner alors de déboucher un jour sur la révolte.

Ce n'est pas un procès que je vous fais en particulier. Comme cela a été dit, c'est l'analyse d'une situation globale de laquelle il faut absolument sortir. Je pense que l'école, plus encore que l'hôpital ou la police, a un rôle considérable à jouer. J'ai le sentiment qu'elle est enfermée et je voudrais donc que l'on tisse autour d'elle tout un réseau autour du sport et de la culture pour que les jeunes ne s'ennuient pas à l'école. Beaucoup nous disent qu'ils s'embêtent et qu'ils ne s'intéressent donc à rien. Comment les intéresser ? C'est une question de pédagogie mais aussi d'articulation avec la vie locale, dans le cadre de projets territoriaux et de projets d'école. C'est difficile à faire, mais si nous travaillons sur le sujet, c'est aussi pour essayer de trouver des réponses à ces questions.

Mme Dominique VOYNET .- Je commencerai par un point que nous avons déjà identifié : dans ce pays, il y a environ 63 millions de spécialistes de l'éducation. Nous avons tous été élèves, nous sommes tous parents et les enseignants sont tellement nombreux que nous avons tous un ami ou un beau-frère qui nous explique ce qu'il faut penser du sujet. Evidemment, nous n'échappons pas à cette tentation. Pour ma part, je vais revenir sur quelques-unes de vos formules.

Sans vous reprocher le fait que trois intervenants ont consacré l'essentiel de leur intervention à la défense et à l'illustration du nouveau dispositif voulu par le ministre de l'éducation, je ne suis pas sûre que le sujet était celui-là parce que nous avons tous lu le dossier de presse du ministère. Ce qui m'aurait intéressée, c'est que vous nous disiez ce qui fonctionne ou non et pourquoi cela fonctionne ou ne fonctionne pas en essayant d'en tirer le sel.

M. Boissinot a insisté sur la volonté de mettre un terme à la dilution de l'effort et sur la volonté ministérielle de donner une véritable dynamique à l'éducation prioritaire, mais je n'ai pas entendu d'éléments satisfaisants qui me permettraient d'être convaincue que l'on va vraiment mobiliser des moyens supplémentaires sur le réseau « ambition réussite ». J'entends plutôt que l'on va prendre à ceux qui ont peu et qui avaient des besoins pour donner à ceux qui ont encore moins et qui ont encore plus de besoins. Je ne suis pas satisfaite de cette façon de travailler qui ne consiste pas à redéployer les moyens, en ayant l'intuition qu'il est sans doute plus facile de fonctionner dans une classe de lycée Henri IV avec 35 élèves que dans une classe de Versailles ou Créteil avec 15 ou 20 élèves.

Par ailleurs, M. Saint-Girons a évoqué les académies de début de carrière. Il se trouve qu'il y a quelques semaines, nous avons reçu ici des responsables de la police nationale qui ont évoqué leurs difficultés quand ils étaient confrontés à des jeunes policiers inexpérimentés et sortants de l'école. Je ne suis pas du tout convaincue que des échanges entre jeunes professeurs puissent permettre de rompre leur solitude, qu'elle soit réelle ou ressentie, comme vous l'avez dit. Même si cela ne fait pas plaisir à ceux qui ont surmonté ces premières années difficiles et qui ont le sentiment que le moment est venu pour eux de vivre dans des conditions moins acrobatiques, je pense que l'on doit formuler des propositions qui nous permettent de faire naître une réelle mixité dans les équipes.

J'ai entendu des pistes comme le fait d'avoir moins d'heures d'enseignement et plus de temps passé à l'école. Cela me convient, à condition que cela ne se passe pas dans la « salle des profs », comme l'écrit François Bégaudeau, mais que ces heures soient réellement consacrées à la formation et au soutien scolaire, car je ne me résigne pas à l'idée que le soutien scolaire se fasse en dehors des heures de classe et aux frais des familles. Cela suppose qu'il y ait des bureaux pour permettre aux professeurs de travailler, des lieux dans lesquels ils puissent accueillir les familles et les élèves afin qu'ils puissent pousser la porte d'un professeur pour lui dire qu'ils n'ont pas compris quelque chose ou qu'ils ont un problème sans que ce soit dramatique.

Au-delà, je pense que l'on doit travailler sur la mobilité des enseignants, dans la mesure où il y a beaucoup de catégories de fonctionnaires dans lesquelles on admet et on organise la mobilité. Je comprends que l'on ne va pas dire à un enseignant qui est installé dans les Alpes-de-Haute-Provence que, tous les quinze ans, il doit faire trois ans en Île-de-France ou dans le Nord/Pas-de-Calais, mais, au sein d'une même académie, je pense que l'on devrait organiser cette mobilité et faire en sorte qu'elle s'organise y compris entre les métiers au sein de l'éducation nationale. Vous n'avez pas dit un mot sur tous les dispositifs que constituent les réseaux de soutien aux enfants en difficulté ou en très grande difficulté, les CLIS, les UPI, les classes de primo-arrivants, l'accompagnement des enfants handicapés, etc. J'ai l'impression qu'il y a de plus en plus de catégories au sein de l'éducation nationale.

Certes, des structures de coopération et de concertation sont mises en place, mais je ne suis pas sûre que l'on ait garanti une réelle mobilité dans les métiers au gré des différentes étapes de la vie professionnelle.

Je serai aussi très curieuse de la réponse que vous apporterez à Jacques Mahéas concernant les emplois jeunes.

Enfin, parmi les sujets qui nous intéressent particulièrement, figure la cohérence dans les politiques de la petite enfance. Pour les enfants très jeunes et tout petits, les différents dispositifs (assistantes maternelles, gardes d'enfants à domicile, crèches) existent, mais ils sont payants et parfois précaires, notamment pour les familles les plus en difficulté. Il me semble donc que c'est dans les quartiers en difficulté encore plus qu'ailleurs qu'il faudrait poser la question de la scolarisation précoce, peut-être selon des formes à réinventer. Il ne s'agirait pas de se poser la question de l'école à deux ans ou non mais de réfléchir à des formes d'entrée dans l'école un peu plus souples dans le cadre d'une politique cohérente de la petite enfance. J'aurais aimé avoir votre sentiment à ce sujet.

M. Gilbert BARBIER .- Je ne suis pas de la région parisienne, mais j'ai quand même des problèmes de ZEP. Beaucoup de choses ont été dites, mais l'éducation nationale veut-elle vraiment des relations qui ont été évoquées en dehors des problèmes d'autobus, de locaux et de vie de la ZEP ? J'ai l'impression que c'est une sorte de chasse gardée dans laquelle, en tant qu'élus, nous n'avons pratiquement pas voix au chapitre sur ce qui se fait, sinon à donner encore et toujours plus de moyens. C'est une question qu'il faut poser globalement à l'éducation nationale.

Il sera aussi intéressant que vous répondiez à ce qu'a dit ma collègue Le Texier.

Je poserai une question brutale : ne faut-il pas supprimer les ZEP et, au contraire, faire de la mixité ? Dans un collège qui était en train de péricliter, j'ai réussi, au grand dam des parents, à doubler ses effectifs en amenant des élèves du milieu rural dans cette ZEP, ce qui n'a pas été facile à faire comprendre. Depuis, cela se passe relativement bien. Je pense donc que l'on peut tirer les enfants vers le haut en les mettant avec des enfants qui ont un cursus sensiblement normal.

Je poserai enfin une question iconoclaste : ne pensez-vous pas que les enseignants devraient sortir de leur école ou de leur collège et participer à la vie des quartiers ? Cela doit-il se passer sur leur temps de travail ou, comme cela se passait chez les enseignants de la III e République qui participaient aux équipes de football ainsi qu'au théâtre de la ville ou du quartier, n'est-ce pas la voie pour faire en sorte que ces enseignants ne viennent pas là uniquement pour faire la classe trois, quatre ou six heures par jour, prendre leur voiture et s'en aller ? On s'aperçoit que, lorsque les enseignants restent un peu sur place et viennent parfois le samedi ou le dimanche après-midi quand il y a une fête dans le quartier, des liens et des relations se créent. C'est certainement très difficile à mettre en place, mais je ne pense pas que tout ce que nous pouvons voir aujourd'hui, qu'il s'agisse des « réseaux ambition réussite » ou d'autres contrats soit une solution.

M. Philippe DALLIER .- Monsieur le Président, je vais essayer de faire court puisque beaucoup de choses ont été dites. Nous essayons surtout de comprendre pourquoi cela s'est passé à certains endroits et aussi pourquoi cela a pris à d'autres endroits un caractère beaucoup plus dur qu'ailleurs. Comme vous l'avez dit, pour rapprocher cela de l'éducation nationale, dans certains endroits très difficiles, le collège du coin ne rencontre pas de difficultés particulières, en tout cas quand les choses sont bien gérées, alors que, dans d'autres endroits où les conditions sont moins difficiles socialement, cela ne se passe pas bien.

A-t-on essayé de croiser ces informations avec celles que peuvent nous apporter les autres institutions, notamment lorsque les jeunes s'en sont pris à des écoles, des collèges ou des stades ?

Je ne sais pas s'il y a quelque chose à en conclure, mais le fait de dire qu'ici, le taux de chômage est de 40 % chez les jeunes et de 15 % chez les adultes ne permet pas d'expliquer ce qui s'est passé. Ce travail de recoupement des données et les analyses faites par les différentes institutions vous a-t-il été demandé et, si la réponse est positive, pourrions-nous en bénéficier ?

Ma deuxième question concerne la carte scolaire. Je suis maire d'une commune qui est en plein milieu de la Seine-Saint-Denis et quand j'entends parler des expériences faites aux États-unis dans lesquelles on prend un certain nombre de gamins pour les emmener ailleurs, je pense que c'est très bien à titre d'expérience, mais je me demande comment, dans un département où la quasi-totalité des établissements, à quelques exceptions près, relèverait de moyens supplémentaires, on peut mettre ce genre de chose en pratique.

Pensez-vous que le problème de la carte scolaire peut être abordé de la même manière pour ce qui concerne le primaire et les collèges, d'un côté, et pour ce qui concerne le lycée et l'université, de l'autre ?

Moi aussi, je peux vous parler de la Seine-Saint-Denis parce que c'est ce que je connais le mieux et que j'y ai fait mes études jusqu'à l'université. Comme nous le voyons dans nos villes, le nombre de parents et même d'enseignants qui mettent leur gamin dans le privé dès le primaire devient incroyable. Or, quand on leur demande pourquoi ils mettent leur gamin dans le privé, même en maternelle, la réponse est qu'ils veulent être certains qu'au moment du collège et du lycée, il pourra rester dans cette institution privée. C'est leur première réponse.

Ne pensez-vous pas que, par rapport au lycée et à l'université, le fait que les parents aient ce sentiment de cloisonnement bien réel et disent : « Même quand nos gamins de Seine-Saint-Denis sont très bons, ils doivent aller à la faculté en Seine-Saint-Denis » soit un problème ? Certes, il y a quelques expériences (je dépends du lycée de Bondy, où nous nous sommes retrouvés, monsieur le Recteur), avec l'Institut de sciences politiques, mais ne croyez-vous pas que cette problématique de la carte scolaire et la manière dont on l'aborde aujourd'hui ne font qu'accentuer les problèmes ?

M. Alex TÜRK, président .- Je vous propose que vous preniez maintenant le temps de répondre à ces nombreuses questions en reprenant le même ordre d'interventions.

M. Alain BOISSINOT .- Je ne m'engage pas à répondre à toutes les questions qui ont été posées. Je voudrais simplement évoquer librement trois principes de méthode qu'appelle notre échange.

La première remarque, mesdames et messieurs les sénateurs, c'est qu'il me semble que notre échange illustre admirablement une chose qui est bien connue et que révèlent toutes les enquêtes qui sont faites sur l'image qu'ont les Français de l'éducation nationale. Depuis un bon nombre d'années, on obtient le même résultat : lorsqu'on interroge nos compatriotes sur l'éducation nationale en général, l'image est absolument calamiteuse et les jugements sont d'une sévérité qui fait tout à fait écho à vos propos, ce qui est normal puisque vous êtes des élus du peuple, mais lorsqu'on les interroge  c'est un peu plus rassurant  sur l'école de leur secteur, sur le collège de leur quartier ou sur le chef d'établissement qui s'occupe de leurs enfants, le jugement devient, heureusement, nettement plus positif.

A l'issue de notre échange, je serais tenté de rejoindre mon rectorat avec le moral passablement dégradé. D'un autre côté, je me souviens que, ce matin, j'étais avec l'une de vos collègues dans un lycée professionnel du Val-d'Oise où, ensemble, nous avons ouvert une journée consacrée à l'illustration des métiers du bâtiment, ce qui rejoint tout à fait vos préoccupations, et où il s'agissait justement de montrer que, pour nos jeunes élèves, y compris pour les jeunes filles, ces métiers offrent de nombreuses perspectives d'avenir. Nous sommes là au coeur de la problématique profonde, que vous avez évoquée, que représente la nécessité de faire évoluer notre offre de formation et il faut vraiment que nous y travaillions ensemble.

Votre collègue me disait sa reconnaissance à l'égard d'un chef d'établissement assez dynamique et extraordinaire, qui, en quelques années, a remonté et restauré l'image de son établissement. C'est ainsi que, d'un lycée professionnel dans lequel personne ne voulait aller, qui perdait des élèves et dont on fermait des sections, on est passé à un lycée qui, au contraire, a une vraie attractivité et dans lequel on peut rouvrir des baccalauréats professionnels, avec un véritable essor de ces formations.

Le constat que j'en tire et que corrobore mon expérience quotidienne, c'est qu'au niveau des politiques nationales en matière éducative, il est difficile de ne pas être très pessimiste. Pour parler diplomatiquement, j'ai eu le privilège d'accompagner d'assez près un certain nombre de ministres, y compris de majorités politiques différentes et je les ai vus les uns après les autres aboutir à des échecs sur des projets de réforme nationale. Il est donc difficile de ne pas avoir le sentiment que ce sont tous les éléments de blocage et toutes les craintes de notre société qui remontent au niveau national, mais, heureusement, au niveau déconcentré et dans les établissements, je pense que l'on arrive davantage à travailler. C'est là qu'il faut chercher des marges d'action et de souplesse.

J'aurai tendance à en tirer un principe de méthode : la réforme des réformes serait peut-être celle qui mettrait suffisamment de souplesse dans nos modes de fonctionnement pour que les réponses qui paraissent inaccessibles et qui ne peuvent pas s'établir de façon consensuelle au niveau national puissent plus empiriquement, dans l'état actuel de notre société, s'expérimenter et se mettre au point au niveau local.

Cela rejoint le problème de prise en compte des zones en difficulté et de l'éducation prioritaire. Par rapport aux réformes en cours  excusez-moi : je croyais que c'était le sujet  j'ai indiqué ma manière de voir l'évolution des choses, mais, pour pousser plus loin la réflexion, j'irai volontiers jusqu'à dire que la politique de l'éducation prioritaire a été imaginée  c'était sans doute une chose nécessaire et bonne  au début des années 1980 à un moment où, en matière de gestion du système éducatif, on savait fonctionner qu'à partir d'une logique binaire pour la répartition des moyens : soit on est en ZEP et on a droit à tant de moyens, soit on ne l'est pas et on est traité autrement.

Depuis, nous avons fait des progrès de gestion et d'accompagnement des établissements considérables et nous sommes parfaitement en mesure de déplacer les curseurs de façon beaucoup plus souple. Par conséquent, la logique binaire qui consiste à se demander si on est en ZEP ou non n'est plus la question. On peut désormais avoir une logique d'accompagnement fin de chaque établissement en fonction d'une identification des situations locales et on peut parfaitement  ou plutôt ou devrait le faire  y travailler en partenariat.

D'une certaine manière, je pense que l'établissement de critères nationaux et de listes nationales est peut-être un état dépassé de la réflexion et qu'il faudrait peut-être penser à une pratique beaucoup plus déconcentrée et souple qui nous permet, au lieu de nous focaliser sur les étiquettes avec les débats passionnés que cela suscite, y compris chez les étudiants, de déplacer très souplement nos modes d'utilisation des moyens en même temps que nos pratiques pédagogiques.

Cela suppose un certain nombre de principes de méthode. Cela suppose par exemple  nous avons tous une part de responsabilité à ce sujet  que l'on réfléchisse aux conséquences que cela peut avoir sur le statut des enseignants et sur les indemnités accordées aux personnes. Vous connaissez l'importance de ce facteur de rigidité dans le système des aides. Pour ma part, je proposerais que les moyens que l'on consacre actuellement à assurer une rémunération supplémentaire sous forme d'indemnités aux enseignants parce qu'ils sont en ZEP de même que les moyens que l'on consacre de façon uniforme à faire des abattements du nombre d'élèves par classe en ZEP, sujet dont M. Renard a parlé tout à l'heure, soient mis beaucoup plus souplement à la disposition de l'établissement de façon globale et que ce soit à lui, en fonction de son projet, de décider de leur utilisation. Plutôt que d'accorder systématiquement une prime ou une indemnité pour chaque enseignant simplement parce que le hasard des mutations l'a amené dans un établissement en ZEP (avec tous les effets pervers que cela peut avoir dans une logique de mercenariat : le plus souvent, il ne songe qu'à accumuler les points d'ancienneté pour en partir le plus vite possible), je propose que l'on mette ces moyens à la disposition de l'établissement pour permettre à celui-ci d'améliorer son mode de fonctionnement et, par là même, d'attirer les enseignants au lieu de les rémunérer pendant quelque temps pour les faire fuir ensuite.

Ce sont des choses sur lesquelles il me semble que l'on pourrait travailler et qui ont pour point commun de reposer sur une logique qui consisterait à renvoyer à un niveau beaucoup plus déconcentré le traitement de ce genre de problème, en gardant au niveau national une définition des grands objectifs et un certain nombre d'outils de régulation et d'évaluation. Il me semble qu'il faudrait réfléchir sur des éléments comme ceux-là.

J'en viens à ma deuxième remarque de méthode. Dans notre échange, ce qui apparaît clairement  plusieurs d'entre vous l'ont dit et nous en sommes parfaitement conscients , c'est que l'on fait porter sur l'éducation nationale des responsabilités énormes et très au-delà, soyons francs, de celles qu'elle est en mesure d'assumer. Il me semble donc qu'il est nécessaire, dans la situation complexe de notre société et dans cette atmosphère de scepticisme à l'égard de l'éducation nationale, de recentrer son action sur un certain nombre d'objectifs essentiels.

Je ne veux pas dire par là qu'il ne faut pas que nous soyons impliqués dans la politique de la ville et qu'il ne faut pas jouer un rôle, mais n'oublions pas qu'il est primordial de faire en sorte que l'on apprenne mieux le français, le calcul et les mathématiques aux élèves, que nous avons des marges de progression dans ce domaine et qu'il faut remobiliser nos enseignants sur ces points, parce que c'est sur notre coeur de métier qu'il faut que nous améliorions nos performances avant tout le reste. C'est d'ailleurs là-dessus que l'opinion publique doit nous demander des comptes de façon très légitime.

Cela m'amène à mon troisième point en réponse à votre très belle question, monsieur le Sénateur : « quels sont vos adversaires éducatifs ? » J'ai beaucoup aimé la formule, même s'il n'est pas facile d'y répondre. Si vous me permettez de tenter une réponse très libre, je dirai que nous avons deux adversaires.

Le premier est le pessimisme social. Il est très difficile de faire fonctionner un système éducatif dans un état de notre société qui pousse le pessimisme à un tel point. Les grandes heures du système éducatif étaient à l'utopie sociale, à la confiance en l'avenir et en la capacité collective des hommes à améliorer leur sort par le savoir. C'est peu de dire que nous ne sommes pas vraiment dans ce type de mentalité dominante. Nous sommes donc en permanence interpellés et pris dans cette ère du soupçon qui caractérise notre époque et, honnêtement, il est très difficile de continuer à faire fonctionner le système éducatif dans ce contexte, si ce n'est en essayant de mettre en évidence des micro réussites, des talents individuels et des choses qui fonctionnent malgré tout pour que les gens ne baissent pas les bras. Cela demande beaucoup d'énergie et d'investissement aux individus et c'est très lourd.

En gros, on demande d'autant plus aux individus que le système et la société leur apporte moins et les aide moins. C'est très exigeant pour tous nos concitoyens et tous les personnels de l'éducation nationale, mais ce n'est pas pour rien dans le sentiment de crise qu'ils expriment souvent.

Notre adversaire n'est pas seulement le pessimisme social ; c'est aussi le pessimisme éducatif, dans lequel nous avons notre part de responsabilité. Je n'ai pas de réponse toute faite sur ce point et je ne sais pas comment il faut expliquer la révolte des banlieues. Il y a à mon avis trop de phénomènes et d'éléments, mais je suis au moins sûr d'une chose, c'est que le pessimisme éducatif génère chez les élèves un sentiment d'échec, que le sentiment d'échec génère la haine et l'agressivité et que tout cela se noue très tôt. A chaque fois que l'on dit à un gamin : « Tu n'y arriveras pas », on apporte sans doute, involontairement, une petite pierre à ce sentiment de désespérance qui, ensuite, nourrira la révolte.

Il est primordial  nous y avons notre part de responsabilité et nous pouvons essayer d'y travailler au sein de l'éducation nationale  de nous battre contre le pessimisme éducatif. Dans mon académie, pratiquement à tous les niveaux du système éducatif, il y a une culture du redoublement très excessive. L'académie de Versailles a des taux de redoublement supérieurs de 2 à 3 % aux taux nationaux. Avec les chefs d'établissement, nous améliorons peu à peu la situation et j'essaie de lutter contre ce pessimisme parce que je suis fondamentalement persuadé que le sentiment de réussir donne les capacités de la réussite et qu'inversement, quand on installe les gens dans une situation d'échec, on provoque tous les comportements et toutes les conduites d'échec et, ensuite, de révolte. Ce sont des choses comme cela qu'il faut essayer de faire modestement et quotidiennement.

Votre compréhension et le soutien des élus n'est pas inutile dans ce travail parce que l'éducation nationale ne peut pas y arriver seule et que, si elle est en butte à la suspicion, il lui devient effectivement très difficile de réussir.

M. Bernard SAINT-GIRONS .- Je voudrais répondre très simplement à une question qui a été clairement posée par le rapporteur sur la manière dont j'ai vécu les événements de novembre. Evidemment, je les ai vécus comme un échec, et tout responsable de l'éducation nationale, à quelque niveau qu'il se situe, ne pouvaient pas le vivre autrement en constatant que des élèves, ou des anciens élèves, étaient dans une posture d'incivisme avérée. Il n'y a donc pas de rupture avec cette réalité. De nombreux enseignants ont vécu cela comme un vrai échec personnel.

A ce point de vue, tout en accueillant un certain nombre de remarques faites à leur encontre, je tiens à souligner que le service public d'éducation est présent au coeur des territoires les plus difficiles. Je renverrai ceux qui en doutent à la visite de quelques établissements de Seine-Saint-Denis. Allons voir le collège Thorez, au coeur du Clos Saint-Lazare ; nous y verrons des enseignants qui vont travailler parfois la peur au ventre et il faut aussi entendre cette inquiétude. Ce n'est pas de la complaisance. Il s'agit simplement de prendre acte du fait que, lorsqu'on regarde ces territoires les plus difficiles, on se rend compte que l'école et le collège y sont et doivent y rester profondément présents.

Le deuxième point que je voudrais évoquer (en étant soucieux, cette fois-ci, de ne pas faire un hors sujet : il arrive même à ceux qui en font leur métier de le commettre) rejoint la question suivante : quel est votre ennemi ? Mon ennemi, c'est que beaucoup de nos jeunes interlocuteurs n'ont plus le sens de l'école, c'est-à-dire qu'ils ne voient pas où l'école peut les conduire parce que, très souvent, ils ont, au coeur de leurs proches, des gens qui ne l'ont jamais fréquentée ou qui, l'ayant fréquentée se retrouvent dans la désespérance qu'évoquait tout à l'heure le recteur Boissinot. C'est ce problème qui est au coeur de toutes nos préoccupations. Comment pouvons-nous faire en sorte que l'école porte de l'espoir, un projet personnel, un projet de vie ?

Je ne voudrais pas stigmatiser la Seine-Saint-Denis, mais nous savons bien que, dans un certain nombre de nos cités, il y a d'autres moyens d'avoir une existence sociale plus rapide que celle qui consiste à passer par l'école. Dans un département où j'étais précédemment, un professeur d'éducation physique issu de l'immigration qui a continué à vivre dans sa cité après être devenu professeur m'a dit : « J'étais l'exemple de la réussite. Aujourd'hui, je suis un pauvre type parce que j'arrive avec ma 4 L alors que je suis entouré de limousines allemandes qui appartiennent à des gens qui n'ont pas du tout suivi le même parcours scolaire ».

Par conséquent, il faut que nous sachions dessiner des parcours qui offrent des vraies sorties. L'un des enjeux fondamentaux, c'est l'orientation. Il ne s'agit pas de dire que les conseillers d'orientation ne font pas leur travail  c'est un autre débat , mais que l'orientation ne va pas au coeur des débats. A l'heure actuelle, il nous est difficile de rendre lisibles certains parcours. Il n'est pas normal que des jeunes gens découvrent un jour, presque au hasard de leur terminale ou de leur 1 ère , qu'il existe la rue Saint-Guillaume ou la rue des Saints Pères et qu'ils ne sachent même pas ce qu'était l'autre côté du périphérique ! C'est dire que nous sommes là dans un déficit majeur.

Si on ne dit pas où les parcours peuvent conduire, quelle envie, quelle appétence pouvons-nous donner à de jeunes élèves d'aller jusqu'au bout d'un parcours au regard duquel ils ne sont pas dans une appétence naturelle ? Peut-être avions-nous nous-mêmes un appétit modéré lorsque nous étions dans les mêmes situations qu'eux, mais nous avions simplement la chance qu'un jour, quelqu'un nous rattrape par la peau du dos.

Il y a un vrai problème de l'orientation et de l'information. Il ne s'agit pas de dire simplement : « Tu peux faire S ou STI » mais : « Voici à quoi cela t'amène » ou bien, ce qui est une autre version de la question : « Si tu as envie d'aller vers tel métier, voici les voies par lesquelles tu peux y arriver ».

Si nous ne retrouvons pas le sens du parcours scolaire et l'attente qu'un parcours scolaire peut résoudre, nous aurons de nouveaux mois de novembre parce que nous aurons des jeunes en déshérence de parcours personnels.

Ma troisième remarque concerne les emplois jeunes, qui ont permis de résoudre certains des besoins de l'éducation nationale, mais qui ont surtout donné à un certain nombre de jeunes gens une nouvelle estime d'eux-mêmes et une nouvelle chance. Il me semble que cela correspond, sous d'autres mots, à ce qu'on retrouve avec les différents CAE ou contrats d'avenir qui sont aujourd'hui dans la réglementation ou la législation. Au-delà des dispositifs en question, il s'agit aussi de rattraper les élèves en grande rupture scolaire qui sont aussi nombreux sur nos territoires.

Comment retrouve-t-on ces jeunes gens, comment les repère-t-on avant qu'ils arrivent avec un casier judiciaire un peu préoccupant, comment peut-on les identifier et les récupérer et comment les remet-on dans des dispositifs d'apprentissage ? C'est un enjeu majeur pour nous. Il faut avoir l'école de la deuxième chance, les missions générales d'insertion, etc. Peu importe : il n'y a pas de recette, parce que, pour le coup, nous sommes dans du traitement individualisé.

Excusez-moi de m'être un peu enflammé, mais il fallait aussi que je réponde.

M. Pierre POLIVKA .- Je partage tout ce qui vient d'être dit et je souhaite répondre très concrètement à deux questions qui ont été posées.

La première concerne la définition des « réseaux ambition réussite ». Je ne veux pas fuir mes responsabilités, mais l'une de mes missions est de proposer au ministre la liste des « réseaux ambition réussite » et je puis vous assurer, madame, que cette liste a été constituée à partir de critères que l'on peut peut-être critiquer mais qui sont objectifs. Je tiens d'ailleurs à saluer ici le recteur Boissinot car, sans son intervention, les collèges du Val d'Oise n'auraient pas été retenus dans la liste initiale.

Je vais vous en expliquer les raisons, comme je l'ai fait à certains de vos collègues qui m'ont écrit pour me demander comment avait été fait ce choix. Nous avons pris des critères objectifs qui sont retenus dans nos bases de données et il y a eu un débat sur les 164 établissements puisqu'il y avait eu une fuite. Nous avons retenu des critères très objectifs : ces critères ont été soumis à l'appréciation des recteurs d'académie qui, connaissant nettement mieux le terrain que nous en administration centrale, nous ont proposé des établissements qui, sans répondre exactement aux critères nationaux, accueillaient des élèves en très grande difficulté. Cela dit, je suis prêt à répondre concrètement à chacun d'entre vous lorsque vous avez des interrogations à ce sujet et je peux vous assurer que je tiendrai mes engagements.

En deuxième lieu, je répondrai à la question intéressante qui a été posée sur le maillon faible. Très longtemps, on a fait porter sur le collège une responsabilité qui n'était pas la sienne. Je crois d'ailleurs que M. Renard l'a très bien rappelé en précisant qu'aujourd'hui, dans les collèges en difficulté que vous connaissez, les principaux et les enseignants accueillent des élèves qui ne maîtrisent par suffisamment les apprentissages fondamentaux. C'est pourquoi il a été décidé de recentrer les efforts sur les premières années de l'école primaire et également sur l'école maternelle, en particulier sur la scolarisation à 2 ans. Il faut effectivement que nos élèves puissent maîtriser la lecture dès le CP. En effet, nous connaissons une grande partie des jeunes qui sont peut-être allés jusqu'à mettre le feu à certains établissements scolaires et qui sont en pleine déshérence et nous pouvons reconstruire leur parcours scolaire. Pour l'essentiel, ce sont des élèves qui, sortant de l'école primaire, ne maîtrisaient nullement les apprentissages fondamentaux et qui ressentaient l'école comme un échec, comme l'a dit M. Renard, l'école étant l'expression même de leur échec dans la société et dans la vie. L'objectif est donc bien le retour aux apprentissages fondamentaux.

Pour autant, je pense que l'une des raisons des difficultés que nous rencontrons doit être trouvée dans le constat que nous faisons dans toutes les études des académies. Comme on le dit très concrètement, les écarts se creusent, c'est-à-dire que les meilleurs élèves progressent toujours et que les élèves les plus en difficulté connaissent de plus en plus de difficultés. A cet égard, nous sommes victimes d'une représentation que nous avons de l'école et je vais vous en donner une illustration : la façon dont notre école maternelle a évolué dans les dernières années.

L'école maternelle française a longtemps été réputée comme la meilleure du monde, peut-être parce qu'elle est souvent l'une des seules, mais l'objectif de l'école par son créateur, Pauline Kergomard, était de préparer les élèves qui ne l'étaient pas dans leur famille à intégrer un parcours scolaire. Aujourd'hui, l'école maternelle a changé de nature  on pourrait développer ce point, mais je n'en ai pas le temps  et, pour beaucoup de parents, l'école maternelle n'est plus une école de la socialisation et de la préparation à la vie mais une préparation à la réussite scolaire et académique.

C'est ainsi que l'un de mes collègues inspecteurs généraux, M. Attali, a pu écrire qu'en France, deux cents écoles maternelles préparaient à l'école polytechnique. Je veux dire par là que l'on a quelquefois perverti le système éducatif et, ainsi, l'élitisme républicain.

Je pense qu'il faut revenir à une conception de l'école maternelle qui prépare les élèves les moins préparés dans leur milieu social à intégrer un parcours scolaire et, ensuite, à acquérir les apprentissages fondamentaux. Il faut donc se recentrer sur l'essentiel, comme l'a rappelé le recteur Boissinot, c'est-à-dire faire vraiment une entrée pédagogique et didactique des problèmes. Des élèves mieux formés à l'école élémentaire pourront mieux intégrer le collège et mieux comprendre les enjeux auxquels ils seront confrontés à l'avenir.

Je terminerai par un mot : comme j'ai pu le constater en tant qu'ancien inspecteur d'académie, je pense qu'en dépit de votre vécu, les relations entre les élus et les représentants de l'administration sont plus sereines et plus complémentaires que vous ne l'avez laissé entendre. J'ai également pu constater dans une autre partie de ma vie que les relations entre les représentants de l'éducation nationale et les élus sont de bonne qualité. Il est vrai qu'à certains moments, il y a des situations de conflits qui sont liées à notre organisation, mais je pense que, globalement, nous pouvons nous féliciter du dialogue qui existe entre l'administration de l'éducation nationale et les élus que vous êtes.

M. Alex TÜRK, président .- Sur ce dernier point, j'ai trouvé mes collègues un peu dubitatifs, pour vous dire la vérité, en les observant une fraction de seconde.

M. Nicolas RENARD .- Je suis principal d'un gros collège dans les Hauts-de-Seine, fort agité dans le passé et très médiatisé. A l'heure actuelle, vers 19 h 15 ou 19 h 30, nous sommes obligés de faire un appel au micro pour permettre aux derniers enseignants qui travaillent encore avec quelques parents de sortir afin qu'on ne les enferme pas le soir. Vendredi dernier, je suis sorti à 19 h 30 et j'avais sur le trottoir quatre collègues qui arrivaient chargés de sacs parce qu'ils organisaient le 31 e repas avec des parents dans le quartier. Cela veut dire que ces enseignants sont venus trente fois au collège, le soir, pour organiser des repas dans un local associatif, afin que les choses soient relativement neutres et les relations gratuites avec les parents.

Je ne vais pas en rajouter : le but n'est pas de vous faire pleurer. Ce que je dis là concerne un grand nombre d'établissements et, grâce aux contacts que nous avons à l'Observatoire des Zones Prioritaires (OZP), où nous voyons beaucoup de monde, nous savons que ce ne sont pas du tout des cas isolés. Ce n'est peut-être pas généralisé, mais nous essayons de faire ce que nous pouvons et je rejoins tout à fait ce que disait le recteur Boissinot tout à l'heure : entre l'image globale de l'Education nationale aujourd'hui et celle que l'on a dans le quartier, il y a un écart absolument énorme sur lequel il est intéressant de s'interroger.

Mme Raymonde LE TEXIER .- C'est la même chose pour les élus ! Nous sommes tous bons à jeter aux chiens, sauf dans notre ville, pour nos électeurs qui nous apprécient !... ( Rires .)

M. Nicolas RENARD .- Le deuxième point que j'aborderai concerne la notion d'adversaire. Pour ma part, je ne parlerai pas d'adversaires mais de points de résistance.

Je commencerai par citer l'échec scolaire. Certes, nous avons parlé un peu des événements, mais on l'a fait sans aborder la question directement. Comme je l'ai dit tout à l'heure, l'une des premières causes, à mes yeux, même si elle est lointaine, c'est le problème d'un certain nombre de parcours d'échec dans le domaine scolaire. Cela dit, je ne pense pas que nous soyons le seul pays au monde aujourd'hui à rencontrer des difficultés dans ce domaine et il ne faut pas non plus s'auto-flageller parce que le défi est énorme et que nous les conditions sociales et culturelles que nous connaissons font que ce problème se pose dans beaucoup de pays, et en particulier chez nous.

Sur cette question, je pense que l'on doit s'interroger véritablement, parce que la question est énorme et que l'éducation nationale a probablement, dans ce domaine, de grandes lourdeurs qui tiennent à l'institution, à des syndicats et à un ensemble de choses. Certes, c'est un sujet complexe et lourd.

Cela dit, on sent un certain nombre de tentatives, mais j'évoquais tout à l'heure la difficulté d'accompagner les dispositifs que nous mettons en place : nous sentons un certain nombre de tentatives qui vont probablement dans le bon sens, mais il est vrai que nous avons probablement du mal à les accompagner.

Enfin, il ne faut quand même pas nous charger de tous les maux de la terre en pensant en particulier aux événements de l'automne. Nous essayons souvent de faire ce que nous pouvons, mais nous nous heurtons à des difficultés qui nous dépassent complètement. Pour parler simplement des problèmes de mixité sociale ou de carte scolaire, nous n'avons, hélas, pas complètement la maîtrise sur cette question.

M. Arnold BAC .- Je tiens à excuser Anne-Marie Houillon, qui a dû prendre un train pour rentrer en province où une autre réunion l'attend.

Je souhaite tout simplement reprendre le sous-titre suivant d'un ouvrage : « Pour que la République démocratique, laïque et sociale tienne ses promesses », en faisant référence à la Constitution de notre République qui parle de « République laïque, démocratique et sociale ». Il faut simplement qu'elle soit vécue comme une réalité et comme quelque chose de palpable pour des couches de la population qui ne la vivent pas comme telle.

Ce que j'ai entendu dans le deuxième tour des prises de parole montre que ce qui se passe sur le terrain est tout à fait prometteur. Le problème, c'est que, trop souvent, nous entendons dire qu'à tel ou tel endroit, il se passe des choses extraordinaires alors que, par ailleurs, ce n'est pas forcément aussi formidable.

La question qui se pose pour nous tous (et je vous y inclus, mesdames et messieurs), porte sur la manière de parvenir aujourd'hui à ce que des collèges comme celui qui a été décrit par mon voisin puissent être extrêmement répandus. Il a dit que ce n'était pas un cas rare et il a raison, mais on ne peut pas dire aujourd'hui que ce type de fonctionnement soit la règle générale. Or on sait bien que ce type de fonctionnement et de lien avec les familles et les jeunes est la façon de permettre que les situations bloquées aujourd'hui se débloquent.

Le problème est donc de trouver les conditions pour le permettre. Je pense que ces conditions relèvent d'un débat et je souhaiterais que ce débat soit au coeur des prochaines échéances électorales, c'est-à-dire qu'on ne parle plus de l'école uniquement en termes de sécurité ou de violence, même si ces problèmes sont une réalité qu'il faut traiter, mais en termes d'espoir, d'avenir et de propositions pour permettre à cette école de tenir ses promesses au même titre que la République. C'est aussi le défi majeur qui nous est lancé.

L'école a su répondre à des défis majeurs au cours de son histoire et, aujourd'hui, elle est confrontée à des défis qui sont ceux de notre période. Je pense qu'elle peut y parvenir si nous arrivons à fédérer toutes les forces, comme je le disais tout à l'heure dans mon propos. Encore une fois, je pense que cette question est au coeur de notre débat, au-delà du travail de cette mission, pour faire en sorte que nous n'ayons pas une caricature de débat, ce qui est trop souvent le cas lorsqu'on parle d'école.

Je pense à des débats  je ne les nommerai pas  qui ont lieu sur les médias télévisés et qui, souvent, pour des raisons que je ne vais pas détailler, contraignent à la caricature alors qu'aujourd'hui, s'il y a une question qui ne doit pas être caricaturée, c'est bien celle de l'éducation et de l'école dans notre pays ainsi que celle de la citoyenneté et de l'emploi, c'est-à-dire ce à quoi elle doit préparer.

M. Alex TÜRK, président .- Je tiens à vous remercier particulièrement parce que vous avez parlé d'un deuxième tour et que vous avez bien voulu, après un premier tour qui ne nous a pas ménagés, apporter des réponses telles que vous les ressentiez à un moment donné. Vous avez dit, monsieur le Recteur, qu'il fallait vous pardonner de vous être enflammé, mais nous sommes ravis que nos interlocuteurs s'enflamment et essaient de faire ressortir ce qu'ils ressentent véritablement.

M. Jacques MAHÉAS .- J'interviens encore une fois pour qu'il n'y ait pas d'équivoque. Nous avons posé des questions qui sont peut-être parfois abruptes, mais, comme je le dis toujours aux enseignants, c'est quand même vous qui réussissez le mieux avec nos élèves. C'est dans cet état d'esprit d'amélioration qu'il faut entrevoir cet échange. Je ne voudrais donc pas que vous partiez avec un moral à zéro et en poussant de grands cris.

Notre groupe, qui a une sensibilité particulière, est très exigeant et veut que notre éducation nationale réussisse pleinement. Ceci explique peut-être cela.

M. Alex TÜRK, président .- Cette sensibilité particulière et néanmoins partagée par tous nous amène à considérer que c'est notre devoir de vous poser des questions et vous avez pensé que c'était le vôtre d'y répondre de la même manière.

Table ronde consacrée au logement et à l'urbanisme :
M. Roland CASTRO, architecte,
Mme Dominique DUJOLS, directrice des relations institutionnelles et du partenariat,
et Mme Béatrix MORA de l'Union sociale pour l'habitat (USH),
M. Bernard LACHARME, secrétaire général du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées,
Mme Anne PÉRÉ, vice-présidente du Conseil français des urbanistes (CFDU)
(16 mai 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Nous ouvrons cette séance consacrée aux problèmes de logement et d'urbanisme et je vous suggère de procéder comme nous le faisons traditionnellement dans le cadre de nos auditions, c'est-à-dire en donnant la parole à chacun dans l'ordre alphabétique.

Je vous propose de vous exprimer une douzaine de minutes pour faire la synthèse de vos préoccupations en la matière, après quoi chacun pourra vous poser des questions. Vous pourrez ensuite répondre à tel ou tel questionnement en fonction de vos propres préoccupations, ce qui vous permettra de sélectionner les questions qui vous paraissent les plus importantes, dans la mesure où nous ne pourrons évidemment pas toutes les traiter.

Je passe immédiatement la parole à M. Roland Castro, architecte bien connu.

M. Roland CASTRO .- Premièrement, je ne sais pas séparer la question du logement de la question urbaine, et je vais vous en donner quelques illustrations.

Deuxièmement, je ne sais pas séparer la question du logement de la question de la forme de ce logement. A cet égard, je me sens obligé d'évoquer la catastrophe urbaine qui a eu lieu après-guerre avec ce que l'on a appelé les grands ensembles et l'effet des mouvements modernes dans la fabrication de la ville.

Troisièmement, je ne peux pas séparer la question du logement de la question politique et de la position des institutions, ni celle des éléments importants de la vie publique ou culturelle par rapport aux aspects urbains.

Enfin, je ne sais pas séparer la question du logement de celle de la beauté du logement.

Je vais énumérer ces quatre points en commençant par le dernier.

Qu'est-ce que la beauté du logement ? Cela rejoint le sentiment de dignité. Si on habite un beau logement, ce logement n'en rajoute pas sur votre condition. Vous pouvez être chômeur ou vous appeler par un nom impossible à prononcer : le logement peut vous donner ou non le sentiment d'une appartenance. Le beau bâtiment est digne ou indigne. Comme je l'ai vérifié dans les quartiers que j'ai transformés, une fois qu'ils sont transformés et embellis, les habitants reçoivent à nouveau chez eux.

Deuxièmement, je ne sais pas séparer la question du logement de celle du quartier. Certains quartiers donnent un sentiment d'appartenance et d'autres, au contraire, donnent un sentiment de stockage, de non-identité. Quand je considère les choses sous un angle politique entre citoyenneté et citadinité, entre qualité de l'habitat et participation à la vie publique, je constate que, dans certains quartiers extrêmement mal faits et datant de la pire époque, on trouve des taux d'abstention énormes aux élections politiques, indépendamment des étrangers qui ne votent toujours pas aux élections locales dans ce pays. Il y a donc un vrai rapport entre citadinité et citoyenneté.

Troisièmement, il y a un rapport entre la question du logement, la question du quartier et la question de la position des institutions et des grands événements publics par rapport à ce quartier. Pour simplifier, on peut dire que cela rejoint la question des banlieues, qui concentrent un habitat qui ne donne pas ce sentiment de dignité, même si ce n'est pas le cas de tous les habitats : les cités jardins des années 30 fabriquées dans la tradition jauressienne ont été formidables et les HBM situées autour de Paris sont un habitat social admirable. On constate que ce n'est plus le cas soixante ans plus tard. Il y a donc une régression dans l'histoire urbaine et architecturale qui fait que l'on fabrique dans de très nombreux territoires de banlieue un habitat beaucoup moins digne que celui-là : on y fabrique des quartiers enclavés et « paumés ».

En suivant la chronique des émeutes de novembre, on constate que le surenclavement continue de défrayer la chronique. C'est le cas de Montfermeil, qui est enclavée dans l'enclavement, si je puis dire.

Enfin, on trouvera beaucoup moins de services publics dans ces quartiers qu'ailleurs et on ne trouvera aucun signe public d'une présence importante de la République.

A part cela, je peux vous dire qu'il n'est pas assez abondant, qu'il y a une crise très grave dans le logement social et qu'il n'y a qu'une seule solution pour la résoudre : l'organisation de l'abondance. A ce sujet, on pourrait évoquer des procédures un peu angoissantes, plus une pensée écologiste bas de gamme qui raconte des histoires de non-densité, de villes à la campagne ou de villes dans les arbres qui sont complètement débiles, qui produisent de la non-ville et qui sont extrêmement dangereuses sur le plan de la fabrication urbaine ! Je pense donc qu'il faut de l'abondance face aux énormes problèmes du logement social et de son accès social, mais j'imagine que beaucoup de gens l'expriment mieux que moi.

Cela dit, en ce qui concerne la question urbaine et architecturale et celle du logement, que je ne sépare pas, je vais évoquer ce que j'imagine pour Paris et sa métropole, c'est-à-dire sa banlieue. Certains n'aiment pas que j'emploie le mot « grand Paris », mais c'est quand même le territoire de l'ancien département de la Seine.

Au moment des grands projets que François Mitterrand a lancés, je m'étais bagarré pour que la grande bibliothèque soit à l'emplacement actuel du grand stade, ce qui aurait permis d'envoyer un signe extrêmement fort de la République : la mémoire du monde aurait été située entre les rois de France et les Francmoisins, l'un des quartiers les plus difficiles de la Seine-Saint-Denis. Je m'étais également bagarré pour que l'opéra Bastille soit au confluent de la Seine et de la Marne. L'idée était d'envoyer des signes forts de la République pour porter une présence sur le territoire métropolitain, c'est-à-dire dans la banlieue et les coins les plus perdus, et pour obliger tous les citoyens de la métropole à s'y rendre.

C'est une bagarre que j'ai perdue : sous Mitterrand, on a renforcé le grand Paris monarchique. Il reste le miracle de la Défense, avec la grande arche, mais cela correspond à une sorte de privilège d'extra territorialité.

Alors qu'aujourd'hui, la question des banlieues est récurrente et que les mesures qui ont été prises  je demande aux membres de la majorité de me pardonner  sont nullissimes et trop faibles par rapport à l'enjeu des émeutes de novembre, je propose qu'à l'échelle métropolitaine, ce qui peut être valable pour n'importe quelle ville ou n'importe quel type d'agglomération, on opère une révolution copernicienne en quittant Galilée et le renforcement du centre historique et en commençant à envisager une centralité périphérique.

La friche d'une centralité périphérique existe dans la métropole : l'A 86 va être enfin bouclée, le grand tram existe entre Saint-Denis et Bobigny ainsi qu'entre la Défense et le Pont de Sèvres et il peut être bouclé. Une autre ligne avait été déterminée depuis longtemps : celle des quatorze forts situés autour de Paris, des lieux magiques et merveilleux et des Montmartre potentiels et fécondables.

Comme il n'y a aucune raison que le gouvernement ne soit pas au milieu du peuple et comme il se trouve que je fais par ailleurs une campagne présidentielle en tant que citoyen, ma vie n'étant pas coupée entre celle de l'architecte et celle du citoyen, je propose carrément que l'Élysée soit à la Plaine Saint-Denis, Matignon à Saint-Denis, le quai d'Orsay à la Courneuve, la place Beauvau à Rosny-sous-Bois, etc. On déplierait ainsi tout l'appareil d'Etat dans la centralité périphérique de la métropole afin d'envoyer un signe extrêmement fort de réconciliation du pouvoir et des banlieues.

Je suis parti du petit logement pour arriver à ce projet important. J'ajoute que, sur cette ligne, on peut mettre toutes les grandes entreprises publiques et toutes les grandes directions et fabriquer un grand tramway tout autour. J'ai même établi que si l'on vendait au prix du marché les 150 hectares de bâtiments publics de ce type existant dans Paris en gardant 50 hectares pour faire 15 000 HLM dans Paris, il resterait encore 100 hectares, soit 15 milliards d'euros, avec lesquels on peut se payer le grand tram (1,1 milliard), les ministères reconstruits, 30 000 logements HLM et 80 000 logements étudiants, plus le service public du médicament sur le canal de l'Ourcq, qui est très beau !

Tout cela pour dire qu'à mon avis, la question du logement élargie à celle des banlieues est probablement la question la plus grave de la société française, dans laquelle le temps libre commence à l'emporter sur le temps servile. Cette question de « l'habiter » en citoyen est extrêmement sérieuse et n'a jamais été prise à bras le corps. Cela fait 25 ans que tout le monde est alerté sur ce point, 25 ans que les choses ne vont pas, parfois même avec des passages à l'acte graves, 25 ans que l'on se recouche après le passage à l'acte et que l'on s'endort en prenant trois mesures sympathiques et parfois intelligentes.

Seul l'Anru a été fait à l'échelle qui convient. Je pense que l'Anru est le seul moment politique auquel, en France, on a pris à bras le corps la question du logement et des banlieues, même si on a commis l'erreur d'insister sur la démolition, une erreur dramatique sur le plan de la mémoire des gens, d'autant plus qu'on l'a fait dans le mauvais ordre : au lieu de parler de démolition-construction, il faudrait parler de reconstruction avant toute démolition. On a été très dogmatique en ce qui concerne la démolition alors qu'il vaut beaucoup mieux remodeler les choses. Des maires qui me connaissent ici savent que l'on arrive à le faire.

La seule chose qui a été faite à l'échelle de cet enjeu, c'est l'Anru et je pense donc que, si la gauche revient, ce que je souhaite pour ma part, il faut garder l'Anru. Dans notre pays, la politique de la ville a été massacrée par les alternances alors qu'elle devrait être votée au Parlement à l'unanimité et bénéficier d'une très grande continuité.

Dans notre monde qui vit sur l'événement et les aspects médiatiques, les choses valent quinze jours alors que la question urbaine et celle du logement sont des sujets de longue durée. Cela prend du temps et l'échéance dépasse un mandat municipal : il faut au moins deux ou trois mandats pour transformer un quartier. Il est plus facile, pour un maire, de faire une médiathèque, de l'inaugurer et de se faire réélire pour passer au gymnase la fois suivante que de retricoter un quartier. Cela demande une sorte de mobilisation dans la durée qui devrait échapper aux disputes politiciennes avec des budgets similaires à ceux auxquels on a recours quand on fait un porte-avions : des budgets de programmation de longue durée, ce qui est un peu acquis par l'Anru.

Je vous ai dressé un certain tableau, j'ai l'habitude de parler franchement et je pense que la représentation nationale ne devrait pas s'endormir là-dessus, sachant qu'effectivement, tant que rien ne brûle, on s'endort et on s'énerve pour des bêtises ou telle ou telle affaire alors que la nécessité de permettre à la démocratie de trouver le temps de fabriquer la ville est une question très profonde qui rejoint celle de la durée. Je suis persuadé que la perte en ligne des crédits est absolument monstrueuse du fait des changements de bases et de procédures, mais je préfère m'arrêter là pour éviter de tenir un meeting.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie et je passe la parole à Mme Dominique Dujols, directrice des relations institutionnelles et du partenariat de l'Union sociale pour l'habitat.

Mme Dominique DUJOLS .- Sans avoir le talent de Roland Castro, je vais essayer de poursuivre son propos en étant d'accord sur certains points et non pas sur tous.

L'Union sociale pour l'habitat regroupe 850 organismes HLM répartis en cinq familles, les offices publics, les sociétés anonymes, les coopératives et les sociétés de crédit immobilier, qui représentent un total de 4 millions de logements, dont environ 1 million en ZUS, soit approximativement 4 millions de personnes, et 65 000 agents.

Je diverge un peu de l'analyse de Roland Castro, non pas sur sa critique du mouvement moderne, mais sur son idée de catastrophe de l'après-guerre. Je pense en effet que le mouvement de construction de l'après-guerre et son amplification au début des années 60 répondaient à un vrai besoin et ont rendu un vrai service. Certes, ce service est aujourd'hui obsolète, on n'est plus dans la logique dans laquelle on construisait pour cent ou cent cinquante ans et le dispositif a très vite trouvé ses limites. Pour autant, en termes de dignité, cela a permis de loger des gens qui arrivaient soit de la campagne, soit d'au-delà des mers et qui, surtout, n'avaient jamais connu le minimum de confort et de dignité dans leur habitat. Même si cette période a vécu, je pense qu'il faut s'en souvenir.

J'ajoute que tous ces logements ne sont pas de très mauvaise qualité. Ils ont simplement été construits assez loin et ils ont été liés à la perspective de remplir une fonction : les relogements dus à l'exode rural, à la guerre, aux rapatriements et aux mouvements de migration, mais aussi à une logique liée à l'industrie. On cite aujourd'hui de grandes cités et on demande à la société tout entière d'en rendre compte, mais on oublie que c'était pour Renault, Peugeot et autres entreprises, sachant que, dans une période de croissance, les inconvénients n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui.

Le problème, c'est que beaucoup de ces grandes cités ont été achevées au moment où les usines ont commencé à fermer, à partir du premier choc pétrolier : cela fait trente ans qu'on ne construit plus de tours et de barres, ce qui est heureux. Malheureusement, les populations l'ont mal vécu. Montfermeil, que M. Castro a citée, était une copropriété bourgeoise : il était très bien d'aller à Montfermeil, d'autant plus que c'était la campagne et que le site était lié à Victor Hugo. On juge cela aujourd'hui avec le recul et il est bon que la société s'interroge sur une responsabilité collective, mais les choses n'étaient pas aussi évidentes à l'époque.

Nous avons surtout des populations de travailleurs migrants qui sont souvent devenus chômeurs, qui sont restées dans ces quartiers et qui vivent aujourd'hui très mal. Le problème est à la fois lié au logement et aux formes urbaines  nous ne le contestons évidemment pas , mais également à l'emploi, à l'école ou à l'intégration, c'est très compliqué.

Je tenais donc à rappeler les services que ce logement a rendus et à préciser que nous en portons la responsabilité. Ce sont des choix collectifs qui ont été faits, nous y avons participé à l'époque et nous continuons à gérer ce patrimoine.

Quant à la politique de la ville, nous avons évidemment été amenés à nous y impliquer, par définition, dès les comités « Habitat et vie sociale » (HVS). Il y a eu beaucoup d'hésitations, de bonnes volontés et de bonnes choses, mais il est vrai que ce mouvement d'alternance des politiques n'est pas bon. La meilleure politique de la ville doit être en effet stable dans le temps, parce que les populations en place et les acteurs locaux se découragent d'entendre dire que ce qu'ils ont fait dans la politique précédente ne valait rien. On a donc besoin de cette stabilité.

Nous avons connu une période très importante pour nous, à la fin des années 90 et au début des années 2000, au cours de laquelle ce que l'on a appelé la gestion urbaine de proximité a été développée. J'ai parlé tout à l'heure de nos 65 000 agents. A la fin des années 80, les deux tiers de nos agents étaient des personnels de bureau, que l'on appelait des agents du siège. Suite à une politique de décentralisation, nous avons réinstallé des agences sur le terrain et remis des gardiens d'immeuble qui avaient disparu. Même si nous n'en avons toujours pas assez aujourd'hui, nous constatons une inversion de nos proportions puisque plus des deux tiers des agents sont sur le terrain. Certes, il faudrait aller encore plus loin, mais je pense qu'aucune autre profession n'en a fait autant dans les grands services publics ou dans les grandes entreprises. Nous sommes retournés sur le terrain avec l'appui des pouvoirs publics qui, naturellement, nous ont aidés à le faire.

A une époque, nous avons mis aussi particulièrement l'accent sur l'accompagnement, la gestion et les politiques curatives et nous avons commencé, après les échecs relatifs des grandes périodes de Palulos et de réhabilitations lourdes qui n'étaient pas suffisantes, à faire des très grandes opérations avec les Grands projets de ville (GPV) et les Opérations de renouvellement urbain (ORU). Il fallait probablement aller plus loin.

Nous avons maintenant un outil qui est l'Anru. Pendant les premières années, on s'est focalisé sur la démolition-reconstruction et on s'aperçoit aujourd'hui qu'il faut adoucir tout cela. Je pense qu'il était bien de lever le tabou de la démolition : il faut en effet pouvoir dire qu'un immeuble doit être démoli et il ne fallait pas en faire un tabou. Pour autant, il est possible que, de nos jours, la répartition entre démolitions, restructurations lourdes et restructurations légères mérite d'être revisitée.

Pour conclure, je tiens à dire que je converge totalement avec la proposition de M. Castro : si on veut régler le problème, il faut construire beaucoup, construire bien, construire bon marché et construire partout en mettant du logement à la disposition des gens à tous les endroits. Face au mal vivre, la mixité commence de l'autre côté de la rue. Il n'y a pas de mixité dans le 6 e arrondissement, pas plus qu'il n'y en a aujourd'hui à Montfermeil ou à la Forestière à Clichy. C'est donc bien en construisant du logement accessible à toutes les catégories et à tous ceux qui en ont besoin (ils sont nombreux puisqu'on sait bien qu'aujourd'hui, les classes moyennes n'arrivent pas à se loger aux conditions du marché), en abondance, de bonne qualité et bien situé que l'on pourra voir des solutions émerger. Il faut donc mettre l'accent à la fois sur l'effort de restructuration et de construction et l'effort de gestion et d'accompagnement. Ce n'est pas mon domaine, mais je pense que l'école et tous les services publics sont aussi extrêmement importants.

Béatrix Mora, qui connaît bien les grandes opérations, va compléter mon propos.

Mme Béatrix MORA .- Je le compléterai sur un ou deux points qui me paraissent au centre du débat aujourd'hui.

Je commencerai par revenir sur les échecs de la politique de la ville, puisqu'on parle essentiellement de ses échecs. Il faut en effet mettre en évidence le fait que la politique de la ville a permis de limiter les effets de la crise sociale. Même si nous n'avons pas d'évaluation sur ce point, la politique de la ville a permis des parcours d'insertion individuelle pour bon nombre de populations. Nous n'avons pas d'évaluation et nous n'avons jamais évalué les cohortes d'habitants ou les groupes générationnels, mais il est vrai que ce sont les populations les moins autonomes et les plus en difficulté qui sont restées dans les quartiers.

Quelle question est-elle au coeur du débat actuel sur l'Anru et la réussite de la rénovation urbaine et quelle est la situation de départ ? Dans la plupart des agglomérations, il faut reconnaître que nous avons une grande disparité de la localisation du logement social, que le logement social bon marché et les grands logements sont concentrés dans les quartiers d'habitat social et que nous nous sommes tous contentés, par résignation, en jouant parfois avec ce point, de la vocation d'accueil de ces quartiers. Nous partons de cette situation.

Nous devons donc nous demander aujourd'hui quels sont le rôle et la place de ces quartiers dans la ville. Vous avez parlé de fonction urbaine dans la ville ; cela rejoint la vocation résidentielle de ces quartiers. Sont-ils destinés à accueillir les populations issues de l'immigration et les populations défavorisées ? Le fait de poser cette question revient à poser la place de ces habitants et de ces populations dans l'agglomération. C'est en ce sens que la rénovation urbaine risque aujourd'hui de bousculer à la fois l'organisation des agglomérations et leur fonctionnement social.

Il est donc important que la rénovation urbaine soit en articulation complète avec les politiques d'agglomération. Ce sont certainement les limites de l'Anru, qui est trop porté par le niveau communal. La reconstitution de l'offre et le relogement des populations sont aujourd'hui sous la responsabilité de la commune alors qu'ils devraient être sous celle de l'agglomération. Il y a là un enjeu majeur.

Par ailleurs, M. Castro a parlé de rythmes et de durées. Il faut effectivement s'inscrire dans la durée et trouver le bon rythme de renouvellement de ces quartiers en fonction du temps des habitants et des capacités des agglomérations à l'absorber.

Il y a différentes typologies de populations et on a un peu trop tendance à homogénéiser les choses et à avoir une approche globale et trop homogène de ces quartiers. La diversité des situations est une réalité. Dans certains quartiers, il faut effectuer des transformations radicales alors que d'autres ne pourront évoluer que très lentement et progressivement. Nous devons en tirer toutes les conséquences en matière de gestion. Ne nous racontons pas d'histoires : certains quartiers ne vont pas changer radicalement en cinq ans ; il faudra dix ou quinze ans. Ces quartiers vont donc continuer à remplir cette fonction d'accueil et il faut en tirer toutes les conséquences en matière de gestion de proximité, d'accompagnement social et de présence des services.

Enfin, je ne sais pas s'il faut aborder le débat entre démolitions et restructurations de cette manière. Il est vrai que l'image de l'entité ou du quartier HLM est complètement dévalorisée et qu'il faut faire évoluer cette fonction résidentielle. Pour ce faire, il faut parfois démolir pour réurbaniser. Il faut donc réussir la diversification des statuts et des typologies de logements dans les quartiers. Nous avons aujourd'hui des quartiers non seulement trop monofonctionnels, mais aussi trop monolithiques du point de vue de l'habitat. J'insiste beaucoup sur la répartition de l'offre dans l'agglomération : il faut des grands logements et des logements à bas loyers. Aujourd'hui, ils sont concentrés dans les quartiers.

Soit on accepte cette situation, auquel cas il faut en tirer toutes les conséquences, soit on essaie de faire évoluer cette structuration de l'offre à l'échelle de l'agglomération et cela prendra un peu de temps. Cela implique qu'il faut travailler plus fortement sur les solidarités entre quartiers et intercommunales et, pour nous, sur la solidarité interne à l'Etat.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à M. Lacharme, le secrétaire général du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées.

M. Bernard LACHARME .- Je commencerai par observer qu'on ne peut pas attendre de la politique de la ville, qui, telle qu'on l'a définie, est surtout une politique des quartiers et des banlieues en difficulté, qu'elle règle des problèmes qui ne sont pas de son ressort. Il faut être lucide : cette politique ne peut pas résoudre le problème du chômage massif auquel nous sommes confrontés aujourd'hui et dont la réalité pèse sur ces territoires.

De même, je ne pense pas que la politique de la ville puisse résoudre le problème de la concentration des populations les plus en difficulté sur ces territoires parce que, par définition, telle qu'elle est conçue, elle agit principalement sur ces quartiers qui ne sont pas la cause du processus de ségrégation spatiale mais le produit. Le phénomène de ségrégation spatiale est à l'oeuvre sur l'ensemble de nos agglomérations, à commencer par les secteurs les plus favorisés qui, comme l'a rappelé Dominique Dujols, sont bien souvent les plus concentrés sociologiquement.

Si nous focalisons notre attention sur ces quartiers, qui nous posent problème parce qu'ils concentrent des difficultés qui les rendent visibles et que la concentration est une difficulté supplémentaire en elle-même ainsi qu'un handicap particulier qui s'ajoute aux personnes qui ont déjà des difficultés d'emploi ou de ressources, cette concentration ne pourra pas être traitée autrement qu'à très long terme, mais on ne pourra surtout pas la traiter si on regarde uniquement ces situations et ces quartiers. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas agir.

Heureusement, des actions sont conduites et une politique est menée depuis un grand nombre d'années, sans quoi la situation serait bien plus catastrophique que celle que nous connaissons.

Cette situation des quartiers en difficulté touche doublement les populations défavorisées : d'abord les habitants actuels, qui se retrouvent dans une sorte d'assignation à résidence à une adresse qui les handicape parfois pour leur recherche d'emploi, mais cette situation affecte aussi d'autres populations pauvres qui sont à la recherche d'un logement et à qui on oppose aujourd'hui la mixité sociale pour leur fermer les portes des territoires qui leur ont été les plus accessibles et qui ont effectivement un patrimoine de loyers bas.

Comme on l'a dit, il faut certainement agir tout d'abord par la production massive de logements. A ce sujet, j'ai des interrogations sur la politique de démolition. Je ne la mets pas en cause en elle-même à condition qu'elle ne relève pas d'une sorte d'injonction nationale mais qu'elle soit bien le fait d'un choix local auquel les habitants sont associés. Il est effectivement possible, ici ou là, de remodeler le paysage urbain pour recréer du lien social, car certains habitats ne sont plus adaptés et ne valent pas la réhabilitation.

Pour autant, cette question de démolition pose un problème de timing et l'ambition de démolition-reconstruction arrive au plus mauvais moment, même quand on parle de reconstructions. Je ne sais pas si les chiffres des reconstructions sont toujours à la hauteur des chiffres de démolitions ; je sais seulement que la démolition supprime des logements sociaux bien avant la démolition physique en tant qu'offre de logements locatifs bon marché. En outre, elle les supprime non pas le jour de la décision, mais le jour où on envisage de démolir un immeuble, parce que c'est à partir de ce jour-là que l'on s'interdit d'attribuer à nouveau les logements et que l'on supprime donc une offre dans le parc locatif social sur la commune et l'agglomération, alors que les logements qui seront reconstruits n'existeront réellement que lorsqu'ils seront livrés. Entre les deux, il se passe beaucoup de temps. Des personnes plus qualifiées que moi pourront donner le nombre d'années, puisque cela se chiffre en années.

Il en résulte une offre en moins dans le parc locatif social, des demandes en plus, puisqu'il faut aussi reloger ces personnes, et des difficultés supplémentaires à équilibrer offre et demande qui arrivent malheureusement au moment où la situation est la plus tendue.

Je n'en déduis pas qu'il faut renoncer à tout programme de démolition reconstruction, mais, il faut au minimum que l'on fasse preuve d'une grande vigilance et, surtout, que l'on mette l'accent essentiellement sur la production et la construction. J'estime qu'on a le temps de démolir. Aujourd'hui, face aux situations qui sont vécues par un certain nombre de nos concitoyens, on constate que certaines démolitions sont choquantes.

J'ai aussi des interrogations sur la nature des logements sociaux qui sont produits. En effet, on ne réglera pas la question de la mixité sociale à l'intérieur du parc HLM et il est évident qu'il faut jouer sur l'ensemble du patrimoine dans la ville.

Néanmoins, nous avons le souci, à l'intérieur du parc social, de faire en sorte que les plus défavorisés ne soient pas concentrés dans les mêmes secteurs, ce qui s'est produit dans ces quartiers. La construction et la production de nouveaux logements sociaux doit être l'occasion d'établir une meilleure répartition. Quand une partie de plus en plus importante de ces nouveaux logements sociaux est inaccessible dès le départ aux populations pauvres et modestes parce que ce sont des logements intermédiaires, cela pose un problème au point de vue de la recherche de la mixité.

Par ailleurs, j'attire votre attention sur la question de la cohérence entre les aides à la pierre et les aides à la personne. Si des ghettos ont pu se constituer dans les années 80 et 90, c'est en grande partie parce que le parc locatif social neuf était inaccessible aux populations les plus modestes, même lorsqu'elles bénéficient de l'APL, parce que les loyers de sortie étaient au-dessus des loyers plafonds pris en compte pour le calcul de l'APL.

On a réintroduit la cohérence entre les loyers HLM et les aides à la personne en 1999  c'est Louis Besson qui a créé le prêt locatif à usage social (PLUS) et qui a recalé les choses en apportant de la cohérence , mais je constate que l'écart s'est à nouveau creusé au cours des dernières années parce que les aides à la personne n'ont pas suivi l'évolution des loyers.

On peut toujours dénoncer cette concentration, mais certaines mesures techniques ont un impact considérable. Il ne suffit pas, aujourd'hui, de produire de nouveaux logements sociaux. Il faut que ceux-ci soient accessibles à tous, y compris aux plus pauvres et aux gens qui vivent du RMI. Certes, cela ne suffira pas pour faire de la mixité sociale compte tenu de la pauvreté que l'on observe aujourd'hui, mais cela donnera au moins un peu de choix pour loger les personnes défavorisées. On ne sera pas placé devant l'alternative actuelle suivante : soit les loger dans un patrimoine ancien appartenant à des quartiers déjà en difficulté, soit ne pas les loger.

J'ajouterai qu'il faut sûrement renforcer les obligations qui pèsent sur les villes à travers l'article 55 de la loi SRU et non pas les affaiblir en comptabilisant comme logements sociaux des catégories qui n'étaient pas comptabilisées jusqu'à maintenant. Il importe en effet, si l'on veut avoir un équilibre de populations, de s'appuyer sur ce type d'outils qui mériterait d'être modulé à la hausse. Je pense notamment à l'agglomération parisienne pour laquelle l'objectif de 20 % est très modeste, d'autant qu'il a tendance, dans l'esprit des maires, à devenir une référence et donc un plafond, ce qui est extrêmement dangereux.

En effet, si toutes les communes respectaient les 20 %, on serait très loin, quantitativement, de répondre aux besoins de nos concitoyens. C'est simplement un dispositif qui permet d'avoir un minimum de mixité sociale et il faut vraiment le prendre comme tel.

Cela dit, je pense qu'il faut réfléchir aussi, au-delà de dispositifs coercitifs, à l'organisation de la responsabilité politique territoriale de la France et se demander si elle est vraiment pertinente pour affronter les problèmes que nous constatons aujourd'hui. Nous avons certainement marqué des points avec le développement de l'intercommunalité, du moins dans les grandes agglomérations de province. On voit ainsi se développer des politiques de l'habitat beaucoup plus cohérentes qui prennent du sens parce qu'elles sont menées sur un territoire pertinent, mais il faut aussi se demander si ces intercommunalités ont tous les outils en main pour mener ces politiques et répondre à l'ensemble des besoins des administrés. La preuve qu'elles ne les ont certainement pas, c'est qu'on a besoin de l'article 55 pour obliger certaines communes à faire du logement social, tout simplement parce que les communes détiennent encore des pouvoirs extrêmement importants, notamment un pouvoir de blocage.

Il faut donc s'interroger sur le sens d'un renforcement des pouvoirs au niveau de l'agglomération et se poser sérieusement la question de l'Île-de-France. En effet, nous avons là un territoire qui est un grand bassin d'habitat ou une grande imbrication de bassins d'habitat et, en tout cas, un territoire de vie qui n'a pas de pilote, puisqu'il n'y a aucune entité nationale dans toute l'agglomération parisienne.

Certes, la région est là. Elle pourrait être un point d'appui, mais, bien qu'elle mène une politique de logement que l'on peut saluer, elle n'a aucune des compétences nécessaires pour pouvoir impulser réellement une politique de l'habitat à l'échelle de l'agglomération. Si on ne se pose pas ces questions, on continuera d'essayer de gérer la crise sur des quartiers qui sont les victimes de cette incapacité de notre société à organiser une responsabilité politique au bon niveau.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à Mme Péré, vice-présidente du Conseil français des urbanistes (CFDU).

Mme Anne PÉRÉ .- Le Conseil français des urbanistes est une confédération d'associations qui regroupe sept associations nationales avec des urbanistes travaillant sur tous les modes d'exercice, c'est-à-dire à la fois dans les collectivités locales, en mode libéral ou au service de l'Etat, et dans des associations régionales. Nous avons donc un réseau en région et nous menons notre réflexion au sein de cette confédération. Comme beaucoup de choses ont déjà été dites, je vais me contenter d'insister seulement sur quelques points.

Je tiens tout d'abord à revenir sur cette question des démolitions. Même si nous ne sommes absolument pas contre, comme tout le monde l'a dit, le fait d'intervenir et de détruire pour reconstruire, le fait d'avoir mis cette question en avant ces dernières années a été, selon nous, une erreur car elle pose de nombreux problèmes sur le terrain. Je vais en citer deux ou trois.

Si la démolition est utilisée comme levier de la transformation des quartiers, nous n'y voyons pas d'inconvénient. En revanche, le fait d'invoquer la démolition comme préalable à la politique de rénovation des quartiers rejoint une certaine forme de violence, notamment pour les populations en place, non seulement, comme cela a été dit et ce qui est vrai, en regard de la demande de plus en plus forte de logement social, mais aussi en regard du relogement dans les quartiers. Pour les habitants en place, la plupart du temps, la question de la démolition n'est pas du tout un préalable et la question du logement n'est pas primordiale.

Il en est de même pour la question du cadre de vie, du quartier ou du logement digne. Le logement digne est en fait un logement situé dans un quartier qui n'est pas stigmatisé. Dans ces types de logements que nous avons sur les quartiers en question, il est vrai que certains sont obsolètes, mais beaucoup pourraient être réhabilités et sont aussi d'une certaine qualité. La question du logement est donc une fausse question. En revanche, la question de la restructuration et de l'évolution de ces quartiers se pose clairement.

Je pense donc qu'il est important qu'il n'y ait plus de tabou sur la question de la démolition mais que l'on revienne sur cette question comme priorité de l'Anru.

M. Jean-Paul ALDUY .- Nous n'avons jamais dit cela, mais nous serons auditionnés sur ce point.

Mme Anne PÉRÉ .- Je vous parle, moi, du sentiment qu'expriment les habitants et les populations de ces quartiers. Quand, lorsque nous travaillons aujourd'hui sur ces quartiers, nous constatons que les démolitions commencent sans que l'on puisse voir les reconstructions ou que les reconstructions ne font que commencer, nous estimons que cela induit une certaine violence de l'intervention qui est liée à cela.

M. Jean-Paul ALDUY .- Cela vient des maires.

Mme Anne PÉRÉ .- Je ne veux pas dire que cela ne peut pas évoluer, bien sûr.

Dans mon deuxième point, j'évoquerai l'importance que revêt la liaison des questions sociales et urbaines. Avant ces dernières années, on accentuait plus la question du social et le développement urbain relevait plutôt du développement social avec peu d'actions visibles alors que, dernièrement, on a basculé dans la notion de rénovation urbaine comme moteur de la transformation sociale des quartiers.

Evidemment, les urbanistes ne diront pas qu'il est inintéressant de travailler sur la question de la rénovation urbaine et du cadre de vie et je n'y reviendrai pas. Beaucoup d'actions sont à mener, que ce soit en matière de services publics, d'aménagement des espaces ou de gestion de proximité. Toutes ces actions me semblent justes et importantes.

Pour autant, il me semble qu'il faut revenir, toujours dans le cadre de la continuité des politiques publiques, sur l'accentuation des actions sociales, et je vais vous en donner trois exemples concrets.

Le premier concerne la notion d'accompagnement de proximité, en particulier en matière de prévention de la délinquance et de police de proximité. Tout ce qui constituait un accompagnement de ces quartiers en y marquant la présence de la puissance publique était très important. Or c'est une chose qui, ces dernières années, a un peu disparu. En tout cas, c'est ce qui remonte de l'ensemble des régions et des intervenants sur ces quartiers.

Le deuxième exemple a trait aux relais associatifs, dont on a beaucoup parlé pendant la crise des banlieues. Ce sont des éléments importants de cohésion sociale et de vie collective. La question de leur soutien et de l'aide qu'il convient de leur apporter nous semble devoir être mise en avant dans la politique de la ville.

Le troisième point concerne les services publics et, surtout, la question de l'école, autour de laquelle se focalise l'ensemble des processus de ségrégation et l'impossibilité d'une certaine mixité sociale. A ce sujet, nous sommes aussi démunis que la plupart des gens qui travaillent sur ces quartiers, c'est-à-dire que nous n'avons pas une réponse automatique, mais nous constatons que c'est une question primordiale dans le processus d'intégration.

Pour poursuivre mon propos, je traiterai des processus et des démarches suivies dans ces quartiers. Le principal intérêt de l'Anru, pour tous les intervenants, est le guichet unique et l'importance des moyens qui lui sont apportés. Pour autant, nous avons évidemment un certain nombre de critiques à formuler sur les processus en oeuvre aujourd'hui, en particulier sur la nécessité de centraliser ces processus, sur la complexité des allers-retours et sur l'obligation d'avoir un échelon national pour traiter de problèmes qui pourraient, à notre avis, être traités au moins au niveau régional.

Dans ces processus de l'Anru qui, par ailleurs, nous semblent tout à fait intéressants du fait de cette force de frappe, la question de la participation des habitants et des populations qui sont en place nous semble largement sous-estimée. C'est ainsi que la rapidité nécessaire au montage de ces dossiers, tels qu'ils ont été menés jusqu'ici, a rarement été la règle, sauf dans des secteurs où les processus et les habitudes de travail existaient. Il en est de même, sur un certain nombre de sites, de la nécessité d'une réelle concertation des habitants qui, à notre avis, est aussi un processus d'évolution positive de ces quartiers qui sont populaires et qui le resteront.

La question de la mixité sociale doit se voir à l'échelle d'une agglomération, mais ces quartiers resteront des quartiers populaires. Prendre en compte la parole des habitants et leur donner vraiment le sentiment d'intervenir sur ces quartiers est aujourd'hui une chose qui n'a pas été vraiment possible dans la plupart des procédures qui ont été mises en place ces derniers temps.

Dans un dernier point, je souhaite revenir sur la question des périmètres et du temps. La priorité d'intervention sur les quartiers a quelque peu éludé les discussions et les modalités d'intervention qui ont été mises en place sur les contrats de ville. Il est vrai que ce sont des procédures de réflexion à l'échelle de l'agglomération et que ces procédures étaient lourdes autour d'un partenariat parfois pesant, mais qu'en même temps, les bonnes questions sont posées à ces échelles. Confronter l'importance des contrats de ville à la fixation de priorités sur les quartiers fait aussi partie d'un processus qui doit prendre en compte tout ce qui s'est passé au préalable.

Pour finir, comme Roland Castro, notre attente est que ces quartiers ne soient pas sans arrêt des laboratoires de nouvelles politiques mais que l'on y sédentarise tous les acquis ou tout ce qui s'est passé et que l'on prenne aussi en compte la durée de ces politiques. Evidemment, il n'est pas question de dire qu'il faudrait changer le système. En revanche, bon nombre de politiques antérieures nous semblent intéressantes et il faudrait les remettre en avant aujourd'hui.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Nous passons maintenant au jeu des questions et des réponses. Comme mes collègues ont la particularité d'être préoccupés et passionnés par ces sujets, je leur demanderai de s'efforcer de poser des questions courtes pour que nous ayons le plus de réponses possible, ce qui nous permettra d'enrichir notre réflexion.

M. Yves DAUGE .- J'ai quelques questions à vous poser.

Premièrement, après les 25 ou 30 ans que l'on travaille sur ce sujet, ne pensez-vous pas qu'on en arrive à un changement de nature dans nos approches ? Il faut se rappeler les comités HVS en regard des derniers événements que nous avons vécus. Que mettait-on autrefois sous la rubrique « politique de la ville » et qu'avons-nous aujourd'hui ?

Ma deuxième question est liée à la première : ne pensez-vous pas que cette évolution et ces changements conséquents se sont développés de manière très contrastée sur notre territoire ? Nous avons une politique, mais, si tant est que l'on arrive à lui donner un contenu, comment l'appliquer en fonction de la diversité des situations ? Je pense surtout à la région parisienne. Autrement dit, est-ce la même chose à Marseille qu'en Seine-Saint-Denis, à Nantes qu'à Bordeaux ou à Pithiviers ? Comment fait-on pour décliner notre politique ?

Troisième question : quelle nouveau type de relations imaginez-vous entre l'Etat et les collectivités locales ? Il est vrai qu'on a beaucoup évolué avec des allers-retours conséquents et un maquis de procédures, mais j'aimerais avoir votre avis sur ce point. Je voudrais aussi que vous me disiez quels peuvent être les périmètres des collectivités. A part l'Anru, on fonctionne encore avec des concepts, des idées et des façons de faire qui s'inscrivent dans une même pensée. Le moment n'est-il pas arrivé de franchir une nouvelle étape assez radicale ?

M. Louis SOUVET .- Je ne suis pas sûr d'avoir une question précise, mais je voudrais donner ma tonalité. Je suis un homme extrêmement pessimiste et je suis en profond désaccord avec beaucoup de choses que j'ai entendues autour de cette table.

En effet, j'ai beaucoup entendu parler de riches, de pauvres ou de mixité sociale, mais je crois que l'on rêve dans ces domaines et je ne suis d'ailleurs pas sûr que l'architecture puisse apporter des solutions. Ce n'est pas un problème de riches ou de pauvres, mais de mode de vie. Comment vivent les gens qui sont côte à côte ? Lequel d'entre vous accepterait de vivre dans un secteur où il y a effectivement beaucoup de HLM et d'habitat social et qui a un niveau différent de celui-là ? Comment peut-on espérer vivre convenablement ?

Je sors d'une famille pauvre et j'ai vécu dans des quartiers où il y avait à la fois des pauvres et des riches sans que cela ne pose aucun problème. De nos, jours, c'est le mode de vie qui fait la différence.

Il y a deux mots que je n'ai pas entendus dans votre vocabulaire : le civisme et le peuplement. Je suis maire d'une ville dans laquelle un quartier abrite environ 12 000 personnes, soit 40 % de ma ville. Hier, j'ai lancé le grignotage d'une tour de 143 logements alors qu'une autre tour de 70 logements était déjà réduite en poussière à côté. Nous avons connu une période où des ingénieurs, des architectes et des gens de bon niveau vivaient dans ce quartier. Petit à petit, le peuplement a changé et, actuellement, il est invivable pour tout le monde. C'est pourquoi on démolit ces bâtiments.

La mixité sociale est une bien belle notion. Evidemment, nous ne voulons pas faire des favelas d'un côté et des quartiers riches de l'autre, mais lorsque, vivant dans des quartiers comme ceux-là, on retrouve tous les jours sa voiture rayée, avec les pneus crevés, quand elle n'est pas incendiée, c'est assez pénible et il est difficile d'imaginer une forme de mixité sociale. Il faut que nous nous rendions à l'évidence.

Mme Mora a dit que les grands logements bon marché sont concentrés dans les quartiers d'habitat social, mais certains grands logements qui ne relèvent pas seulement de l'habitat social sont dans des quartiers convenables. Il faut donc faire attention à ces deux éléments.

Mme Dujols a dit qu'il fallait construire bien et beaucoup, mais il faut tenir compte des problèmes de loyers que nous connaissons actuellement et du fait que le travail s'échappe de plus en plus. Dans ma région très industrialisée  il s'agit de l'automobile , le travail part actuellement dans les pays de l'Est et nous gardons une population qui n'a plus de travail. Il faut bien la loger, certes, mais qui va payer les loyers si les gens n'ont pas de travail ? Comment peut-on imaginer l'avenir avec sérénité ? En ce qui concerne le logement d'habitat social, on nous dit qu'il faut construire 1 000 logements par an et nous nous y attelons, ce qui n'est pas rien, mais qui va payer ? Je me pose la question parce qu'il y aura bientôt autant de chômeurs que de gens au travail.

Enfin, le point le plus difficile pour moi est celui du mode de vie, notamment des jeunes. Comment envisage-t-on la solidarité familiale dont on ne veut plus entendre parler ? Je vous cite un exemple qui date d'hier et qui a été relaté aujourd'hui par la presse : il s'agit d'un foyer pour personnes âgées qui est actuellement très ancien, qui ne correspond plus aux besoins du moment et que nous allons reconstruire en doublant les surfaces des chambres et en apportant du confort, de l'animation et de la sécurité avec des infirmières. Certains sont allés se plaindre devant la presse en disant qu'après avoir fait leurs calculs, ils ont compris qu'ils ne pourront pas payer. Quand on regarde de près la situation, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une personne dont un fils est ingénieur et un autre médecin mais qui ne veut pas que ses enfants paient pour elle. Autrement dit, elle estime que c'est la collectivité qui doit payer et elle ne veut surtout rien payer elle-même. Comment vivons-nous ? On a diabolisé le fait que des enfants puissent aider leurs parents alors qu'à mon avis, cela devrait entrer dans le cadre normal des choses. Nous avons actuellement un mode de vie complètement aberrant et ce sont des choses qui me font un peu peur.

M. Castro s'est exprimé en tant qu'architecte, mais je pense que ce n'est pas seulement l'architecture, l'implantation dans le quartier ou le mode de vie qui va régler ces problèmes. Ces quartiers souffrent d'autres choses qui ne sont pas forcément une mauvaise implantation.

Mme Marie-France BEAUFILS .- Je n'ai pas dû entendre la même chose que mon collègue, parce que, pour ma part, j'ai entendu que vous ne parliez pas seulement d'architecture mais bien d'urbanisme au sens général du terme, qui me semble beaucoup plus important.

A aucun moment, dans votre analyse un peu rapide, puisque vous aviez un temps de parole très court, vous n'avez parlé des conséquences des surloyers, ce qui me surprend. Quand on analyse la façon dont a évolué le peuplement du logement social, les conséquences de cet outil qui a été utilisé et qui, malheureusement, revient un peu trop dans les discussions que nous avons aujourd'hui est une source de soucis. J'aimerais donc avoir votre point de vue sur l'analyse que vous pouvez en faire.

Comme Yves Dauge, dont je souhaite prolonger le questionnement, je n'ai pas l'impression que les situations sont toutes semblables. En tant que maire de Saint-Pierre-des-Corps, dans l'agglomération tourangelle, je ne suis pas en banlieue parisienne, mais j'ai l'impression que, même s'il y a des choses que l'on peut retrouver, on ne peut pas traiter les questions de la même façon.

Cela dit, vous m'avez interpellée en disant que l'intercommunalité devrait nous permettre de résoudre le problème d'une plus grande diffusion de logements sur l'ensemble du territoire des intercommunalités. En disant cela, vous êtes-vous penchés sur les PLH intercommunaux qui ont été élaborés ? Je pose cette question parce que ce n'est pas du tout la vision que j'en ai, je vous le dis très tranquillement, à partir d'un PLH très consensuel qui n'a pu se faire que parce qu'on a abandonné la diffusion de la construction qui aurait été nécessaire sur tout le territoire intercommunal.

A un moment du travail qui avait été fait sur les contrats de ville (Yves en est témoin puisque nous avions monté le réseau des villes du Centre avec cette démarche), nous avions fait en sorte que les communes en contrat de ville travaillent ensemble sur les problématiques posées et ce travail par thèmes à traiter dans nos territoires était très intéressant ; on parlait aussi bien de la santé que du transport ou d'autres points. Le travail de fond qui était mené alors ne l'est plus depuis quelque temps, ce qui est dommage parce qu'on a perdu de la qualité. Je voudrais donc aussi savoir ce que vous ressentez à ce sujet.

Par ailleurs, j'ai une certaine perception de la démolition. Elle a été fortement mise en avant et, bien que vous disiez que cette mise en avant n'existe plus normalement...

M. Jean-Paul ALDUY .- Elle n'a jamais existé !

Mme Marie-France BEAUFILS .- C'est votre perception des choses sur le plan national, mais je vous assure que, sur le terrain, j'ai été soumise à des pressions très fortes de démolitions, même sur des secteurs dans lesquels j'estimais qu'on ne devait pas en faire parce que la réhabilitation était la bonne solution et que l'on pouvait apporter des éléments.

Je ne sais pas si vous avez la même impression que moi, mais il me semble que la démolition stigmatise le logement social, ce qui pose à mon avis un vrai problème dans certains secteurs. Le fait de toujours entendre parler de la nécessité de démolir pour améliorer un site fait que des gens ne veulent plus venir habiter dans certaines parties de quartier parce que ce sont des lieux dont on nous dit qu'il vaudrait mieux les démolir plutôt que de leur apporter une amélioration. J'aimerais avoir votre point de vue sur ce point également.

Enfin, comment ressentez-vous le fait que, bien souvent, on met en avant le problème que pose la structure même des tours alors que, lorsqu'on a construit des tours au bord de la Loire dans nos secteurs, cela permettait d'avoir une ouverture absolument merveilleuse sur le paysage et qu'il est à la fois formidable et intéressant d'habiter dans les étages. Les accessions à la propriété faites dans le même secteur continuent à bien se vivre et c'est seulement la part de logement social qui se vit moins bien. La question qui nous est posée est donc de savoir comment on peut réhabiliter l'image de ces quartiers tout en créant les conditions d'une capacité de peuplement permettant cette diversité.

Vous avez abordé ce problème en évoquant le coût du logement, mais peut-on gérer le problème du coût du logement construit aujourd'hui en remettant simplement à niveau l'aide personnalisée ? Ne faut-il pas avoir un travail plus important sur l'abaissement du coût de la construction et du foncier sur lequel on intervient insuffisamment aujourd'hui ?

M. Roland MUZEAU .- Après avoir entendu les différents intervenants, je pense que nous ne tomberons pas d'accord, de notre côté, parce que nos opinions et nos positions sont radicalement opposées. Je considère que l'urbanisme n'est pas la cause des problèmes dits « des banlieues », mais simplement un élément qui vient peser plus lourdement sur les difficultés sociales, celles-ci étant la cause primordiale. Comme quelqu'un d'entre vous l'a dit tout à l'heure, il n'appartient pas à la politique de la ville de créer de l'emploi, même si elle peut proposer certains dispositifs, et de diminuer la pauvreté.

A son origine, la politique de la ville était l'un des correcteurs des difficultés territoriales. La ville de Gennevilliers, dans les Hauts-de-Seine, dans laquelle j'agis, a pratiqué toutes les politiques de la ville depuis les quartiers Dubedout et son expérience est donc très ancienne. Or l'époque des quartiers Dubedout n'a strictement rien à voir avec celle d'aujourd'hui : il n'y avait quasiment pas de chômage à cette époque alors qu'actuellement, le chômage touche 4 à 7 millions de personnes qui vivent dans des conditions dramatiques. La présence sociale est donc radicalement différente de celle que nous connaissions à l'origine de cette politique.

Cela nécessite à mon avis beaucoup plus de moyens aujourd'hui qu'il n'en fallait hier et une beaucoup grande rapidité d'exécution. On sait bien que l'échelle de temps entre l'urbanisme et celle de la ville même n'a rien à voir. Les modifications urbaines sont vraiment désespérantes pour un être humain. Quand on a le malheur de dire à des habitants d'un quartier : « Vous allez voir : cela va changer » alors qu'il faudra attendre le départ de leurs enfants, qu'ils aient du travail ou qu'ils soient au chômage, on se rend bien compte que le temps s'écoule et que peu de choses se passent.

La question centrale est donc bien celle-ci et c'est d'ailleurs celle que j'ai entendue de votre part, ce qui me satisfait. Nous sommes dans une situation dans laquelle ne cesse de s'accroître l'apartheid social et spatial. C'est un drame dans le département des Hauts-de-Seine comme en région d'Île-de-France.

A cet égard, je suis d'accord avec l'idée exprimée par quelqu'un parmi vous selon laquelle il y a une spécificité de l'Île-de-France car c'est incontestable. Cela renforce d'ailleurs la question posée par Yves Dauge, qui demandait si tout était similaire partout. Pour ce qui est de la pauvreté, c'est possible, mais il y a en tout cas une spécificité de l'Île-de-France avec un manque criant de logements sociaux.

J'aimerais vous entendre sur un autre point : l'aggravation du contenu de l'article 55 sur le logement social. Il n'est pas vrai qu'en faisant du logement intermédiaire comptabilisé comme logement social, on répond à la crise du logement en Île-de-France. Penser une chose pareille est une hérésie.

Par ailleurs, j'aimerais vous entendre sur la question de savoir si la décentralisation est un outil positif en ce qui concerne la construction de logements et leur répartition, étant entendu que je ne parle pas de la répartition du problème mais de l'égalité des chances des populations de vivre sur l'ensemble du territoire et non pas seulement à un endroit ou un autre. Je considère que la décentralisation a eu un effet terriblement pervers : en renforçant de manière énorme les pouvoirs des maires, on a renforcé leur pouvoir de refuser de faire du logement, une conséquence que nous payons « cash » aujourd'hui : dans mon département, seize villes sur trente-six ont moins de 20 % de logements sociaux et deux villes qui ont 20,2 % de logements sociaux vont redescendre en dessous des 20 % pour remonter ensuite, d'après ce qu'elles disent, sans donner aucune date ni lieu de reconstruction mais en actant le nombre de logements sociaux qui vont être démolis et les dates auxquelles ils vont l'être.

Nous sommes dans une situation complètement folle : depuis plusieurs années, le préfet des Hauts-de-Seine remet au budget de l'Etat environ la moitié de ses autorisations de programme de logements PLUS et PLAI ; cela varie entre 40 et 50 %. Il rend tout cela à Bercy parce qu'on n'est pas venu piocher dans sa caisse. Cela me ramène à la question de la décentralisation : les maires n'ont-ils pas trop de pouvoirs ou, plutôt, ne crée-t-on pas, avec la disparition d'un pouvoir régalien de l'Etat en matière de logements, des situations auxquelles il est objectivement difficile de remédier sans une volonté forte de l'Etat en la matière ?

J'ai une dernière question que je poserai plus particulièrement à M. Lacharme. Je souhaiterais avoir votre sentiment sur la définition du logement social. Vous avez parlé en effet de la capacité d'y accéder financièrement, mais quand on considère aujourd'hui ce qu'est devenu le contenu de l'article 55 et la notion de logement social, on constate que l'on est loin de tout aspect social. Dans ma ville, quand on résorbe un habitat insalubre, ce n'est pas réellement du logement social  il est cher même s'il ne loge que des pauvres , mais on peut parler de logement social de fait. Or il faut savoir que certaines personnes ne sont prises par aucune SA dans les commissions d'attribution, que l'office HLM les prend en quasi-totalité et que la ville est obligée de préempter un certain nombre de logements et de faire des loyers adaptés aux personnes parce que leurs ressources sont insuffisantes même si on ajoute l'ensemble des dispositifs d'aide à la personne. C'est ainsi que nous avons des dossiers qui sont systématiquement refusés chez les bailleurs.

M. Alex TÜRK, président .- Il reste deux interventions : celles de M. Repentin et de M. Alduy, sachant que M. Castro ne peut pas rester et n'aura donc pas le temps de répondre. C'est pourquoi j'avais dit qu'il fallait se dépêcher de poser des questions si nous voulions entendre les réponses.

M. Roland CASTRO .- Je suis désolé : j'avais prévenu que je devais partir.

M. Alex TÜRK, président .- M. Castro avait effectivement dit qu'il ne pouvait pas rester jusqu'à 18 heures.

M. Thierry REPENTIN .- Si j'ai bien compris ce qui a été dit, j'ai le sentiment que, de Roland Castro à la dernière intervention de Mme Péré, tout le monde est d'accord sur un point : la nécessité de construire plus. Roland Castro dit qu'il faut organiser l'abondance, Mme Dujols dit qu'il faut construire beaucoup avant toute autre chose et j'ai noté qu'il fallait agir par la production massive. J'ai le sentiment que nous sommes avant tout dans la situation de gérer la pénurie de logements et que, parallèlement, nous devons gérer territorialement la pénurie d'emplois. Les deux éléments conjugués font que nous sommes assignés à résidence au point de vue du logement et que nous sommes condamnés à une certaine oisiveté professionnelle. C'est donc le mélange des deux éléments qui fait que, sur le territoire national, nous avons des difficultés que nous essayons de résoudre globalement.

Il est cocasse de constater que nous assistons à une table ronde consacrée au logement et à l'urbanisme et que, finalement, ce n'est pas le logement et l'urbanisme qui peuvent résoudre seuls et d'une façon substantielle le problème auquel nous sommes confrontés. Je me demande d'ailleurs si, en termes de politique de la ville, il ne faudrait pas bouger le curseur à un moment donné en nous disant que l'objet central du débat n'est plus forcément celui-là mais plutôt ce qu'il y a tout autour. Les questions du logement et de l'urbanisme comptent, mais beaucoup ont également évoqué le cadre de vie.

Le Conseil national de l'ordre des architectes, qui a organisé récemment une table ronde sur ce point, a fait état d'un sondage effectué par IPSOS révélant que les personnes sondées sur les ZUS disaient que leur problème n'était pas le logement mais la santé, l'emploi, l'école et le cadre de vie. Le logement n'arrivait qu'en sixième position.

En disant cela, je souhaite un peu dédouaner les architectes de leurs responsabilités. Au même titre que nous avons, dans la classe politique, des gens qui nous portent ombrage par leur attitude, nous avons eu des mauvais architectes, mais il n'y a pas eu suffisamment de mauvais architectes en France pour dire que le problème majeur vient des architectes, de même que, dans le cadre de la classe politique, ce ne sont pas les déviances de certains qui doivent amener l'opinion à jeter l'opprobre sur tous. On demande aujourd'hui aux architectes beaucoup plus que la réponse qu'ils peuvent apporter.

Face à cette pénurie globale de logements et à cette pénurie territoriale de l'emploi, il me semble qu'il faut avoir une politique très ambitieuse, parce que cela va coûter très cher, peut-être encore plus que cela a déjà coûté. A cet égard, le fait d'avoir un guichet unique fortement doté me semble un effet positif, à supposer qu'on lui donne les moyens d'agir non seulement sur la démolition et la reconstruction, mais aussi sur le projet qui est porté par les territoires. C'est ce qui fait peut-être débat entre nous aujourd'hui quant au fait de savoir si l'outil a été bien paramétré, notamment sur le projet social.

J'estime qu'il faut avoir beaucoup d'humilité parce que, en vous entendant, je me rends compte que l'on n'arrivera pas à dégager une solution reproductible d'un site à l'autre. Par exemple, la démolition est incontournable sur certains sites, sans aucun doute, alors qu'elle est inutile, voire contre-productive, sur d'autres sites. C'est pourquoi la clé d'entrée dans le financement de l'Anru peut éventuellement évoluer dans les années qui viennent.

Face à ces éléments, j'ai une question à vous poser : compte tenu de votre expérience, si vous aviez à demander au législateur un ou deux outils qui vous manquent dans votre quotidien professionnel ou associatif, lesquels proposeriez-vous ?

Enfin, je vous ai assez peu entendus parler du rôle de l'Etat, qui me semble pourtant essentiel. Si vous pouviez dire un mot là-dessus, j'en serais donc très satisfait.

M. Jean-Paul ALDUY .- Je voulais poser exactement la même question... (Rires.)

Même si c'est très dur à affirmer, puisque, visiblement, nous ne sommes pas entendus, il faut que vous sachiez que la seule doctrine de l'Anru est la mixité sociale, sachant que d'autres considèrent que le fait de concentrer est la seule possibilité et que cela permet à des communautés de s'organiser et de se défendre dans la société. Ce choix entre l'organisation communautariste et la mixité sociale constitue donc une doctrine, mais à part le critère de la mixité sociale, le reste n'est constitué que d'outils que l'on utilise ou non.

Sur la question de la démolition, nous avons simplement voulu dire que, précédemment, le coût de la démolition était tel qu'on n'en faisait pas, même quand on en avait envie. On a donc mis en place des mécanismes financiers pour que le choix de la démolition soit neutre, mais, quand nous examinons un projet, nous demandons simplement quel effort est fait sur la mixité sociale.

Ensuite, les maires prennent leurs responsabilités en termes de projets urbains, en termes d'intégration dans un projet de vie à l'échelle de l'agglomération ainsi qu'en termes de politique de l'emploi ou de la culture et c'est le maire qui est en fait l'interlocuteur. Nous préférerions que ce soit le président de l'agglomération, mais il se trouve qu'à l'heure actuelle, dans la situation française, à part quelques exceptions, ce n'est pas au niveau de l'EPCI que la compétence existe.

Je peux citer cependant quelques cas : dans la ville de Nîmes, par exemple, c'est l'établissement public qui est l'interlocuteur de l'Anru et non pas la municipalité.

Autrement dit, c'est le maire ou le président de l'EPCI qui décide du projet et qui en a totalement la maîtrise alors que l'Anru n'a que le critère de la mixité sociale. Si, après tous ces investissements, on découvre que nous avons la même quantité et la même qualité de logements sociaux, c'est-à-dire que nous n'avons pas changé les peuplements, nous serons amenés à refuser ce type de projet, mais il n'y a que ce critère.

Maintenant, la concentration de la précarité dans certains quartiers a été provoquée par la ségrégation sociale, qui est due à la rente foncière, elle même étant causée par l'économie urbaine dans les conditions actuelles. Or, tant que l'on n'agira pas sur l'économie urbaine, nous n'aurons pratiquement aucune chance de régler notre problème. Cela implique donc une gouvernance des villes.

Je viens d'assister à une réunion de l'AMGVF sur le problème de la délégation de compétences en matière de logements et j'ai constaté que c'était la question centrale : tant qu'il n'y aura pas de gouvernance des villes, on ne pourra pas parler de droit au logement ni de mixité sociale. On aura quelques outils ici ou là qui ne pourront constituer que quelques pansements et qui ne feront qu'atténuer la douleur pendant quelques années, mais cela n'ira pas plus loin.

Je voudrais donc savoir tout d'abord comment vous voyez l'évolution de la gouvernance des villes aujourd'hui et demain par rapport à ce que vous avez connu dans le passé.

Ensuite, alors que nous sommes dans une société du signe, je suis étonné de constater que le débat sur la politique culturelle comme moyen permettant de réaliser la mixité sociale n'est jamais abordé. Dans les projets de l'Anru, le volet culture n'est pratiquement jamais abordé. Pourtant, nous sommes face à un véritable affrontement culturel, comme l'a dit l'un des maires, lié au mécanisme du communautarisme et il faut donc se battre, au contraire, sur le champ de la culture et sur les cultures croisées et métissées.

Cela renvoie à la démocratie ainsi qu'à la participation et à l'association des habitants à ces projets. Lorsque la tradition de la participation ne s'adosse aucunement à des années et des années de participation, les procédures de l'Anru ne permettent pas de rattraper le retard.

Enfin, il faut fabriquer l'énergie sociale, c'est-à-dire ce tissu associatif qui doit être développé, structuré, adapté et même professionnalisé dans un certain nombre de cas. Qu'on le veuille ou non, l'énergie sociale se fabrique à travers un certain nombre de lieux parmi lesquels figure l'école dans toutes ses dimensions, à savoir la crèche, la maternelle, l'école primaire, le collège, qui est le maillon faible, comme tout le monde le dit, le lycée et l'université.

Ma question est donc exactement la même : il me semble que l'on a beaucoup d'outils mais que l'on ne sait pas les utiliser et même que, parfois, on ne les connaît pas. Je voudrais donc savoir si vous avez le sentiment que la boîte à outils est complète et s'il y manque quelque chose aujourd'hui. Personnellement, je vois plus ce qui y manque. Quand j'ouvre la boîte à outils, je me dis qu'il y en a tellement que je ne sais plus planter un clou ! C'était donc la même question que je souhaitais poser : je trouve qu'il y a trop d'outils.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Il vous reste maintenant à répondre chacun à toutes ces questions en quelques minutes.

Mme Dominique DUJOLS .- Je ne pourrai pas répondre à toutes les questions, que je n'ai d'ailleurs pas pu noter dans leur totalité.

Je commencerai par la première question d'Yves Dauge sur le changement de nature. Cela me semble évident et je vous retourne la question : au moment des opérations Dubedout ou HVS, pouvions-nous deviner que nous allions nous enfoncer dans une crise sociale et un chômage de masse avec des problèmes d'intégration aussi dramatiques ? Le problème de la ville et des banlieues est devenu un problème central dans notre société. Le fait que l'on ait créé à une époque un ministère de la ville qui avait autorité sur toutes sortes de fonctions politiques qui ont été évoquées le prouve. Cela a été un tournant effectué dans les années 90.

Je reviendrai sur le rôle de l'Etat et des collectivités territoriales, mais je ne parlerai pas des inégalités sur le territoire : Béatrix Mora est plus compétente que moi sur ce point.

M. Souvet a fait état de son pessimisme. On ne peut pas traiter Montbéliard, une ville en déprise industrielle, de la même manière que d'autres, mais je pense que les élus et nous-mêmes devons faire ensemble la pédagogie du logement social et montrer qu'il n'est pas une catastrophe, qu'il n'est pas identifié à des populations et que, s'il concentre des populations qui vivent mal, c'est bien parce qu'il n'est pas suffisant. A cet égard, je tiens à défendre la mixité même si c'est une chose terriblement difficile à définir. Je pense que, tous ensemble, nous devons montrer que le logement social permet à des gens de trouver un logement : des jeunes quand ils veulent s'installer, des personnes qui vont se séparer, comme cela arrive très fréquemment, ou des personnes qui se trouvent en difficulté financière passagère et qui vont pouvoir se loger.

C'est aussi le problème des personnes âgées. Vous avez parlé de vos maisons de retraite, mais les HLM sont justement des logements pour toutes les catégories de ménages qui sont en dessous des plafonds de ressources. Le problème, c'est que, comme il n'y en a pas suffisamment, nous sommes amenés à y concentrer les plus pauvres. On nous reproche ensuite non seulement de ne pas loger suffisamment les pauvres, mais, quand nous les logeons, on nous le reproche également en nous disant : « Comment voulez-vous que les HLM suivent les modes de vie des gens ? »

Les modes de vie des gens sont un problème qui renvoie à la société. Soyons bien clairs sur ce point : nous devons loger le mieux possible nos locataires en leur proposant le plus de services et nous devons, avec les services publics, leur apporter le maximum de chances d'intégration, mais nous n'en sommes pas responsables car ce ne sont pas nos enfants. On nous demande parfois de rendre compte du comportement de nos habitants. Nous apportons des services, mais nous ne gardiennons pas des populations pour protéger telle ou telle partie de territoire.

De même, j'entends parfois des gens nous demander d'augmenter les surloyers de manière radicale pour faire sortir des HLM d'Île-de-France des ménages composés d'un instituteur et d'une secrétaire en considérant qu'il est scandaleux que ces gens osent encore être en HLM alors qu'ils sont à 48 % au-dessus des plafonds de l'Île-de-France, et j'entends ces mêmes personnes nous dire : « Comment pourrions-nous demander des HLM puisque c'est l'horreur ? » C'est une contradiction que tout le monde porte, vos administrés comme nous-mêmes en tant que parents d'élèves et il faut vraiment faire preuve de pédagogie, mais on ne pourra le faire que si le nombre de logements est suffisant pour pouvoir y maintenir une certaine diversité dans les types de populations, pour ne pas simplifier le débat en ne parlant que de riches et de pauvres.

J'en reviens à la question du surloyer. Dans certains endroits, le surloyer est une bonne chose. Quand, dans une ville comme Paris intra muros, des gens gagnent très bien leur vie et restent dans un logement HLM, il faut pouvoir leur demander de partir en leur faisant payer des surloyers suffisamment dissuasifs pour qu'ils puissent trouver aussi bien ailleurs, mais le vrai problème des gens qui restent en HLM  et j'en viens là aux aspects sociaux , c'est la différence des loyers. Qu'est-ce que le logement social ? Pour moi, c'est d'abord le logement HLM ou le logement SEM, c'est-à-dire le PLAI, le PLUS et même un peu le PLS. En effet, on critique beaucoup le PLS qui est à 7 ou 8 euros, mais le « Robien » est à plus de 19 euros et le « Borloo » populaire est à 15,34 euros. Je défends donc le PLS non pas en tant que tel, parce qu'il faudrait effectivement, dans certains endroits, faire beaucoup plus de PLAI et de PLUS, mais parce qu'il se pose un problème d'échelle.

J'étais ce matin dans la ville de Boulogne, au même endroit que M. le Sénateur Alduy, et on m'a dit que certains locataires ne voulaient pas partir, y compris ceux qui dépassent nettement les plafonds de ressources, parce qu'ils sortent soit d'un PLUS à 5 ou 6 euros, soit d'un PLS à 7 ou 8 euros et qu'ils trouvent des logements sur le marché à 22 euros. Le problème est là : il n'y a pas de continuité.

Cependant, je tiens à rappeler que tout n'est pas social. On critique beaucoup le PLS et on en fait parfois trop sur le PLUS et le PLAI, mais c'est quand même un élément dont il faut tenir compte.

J'ajoute que le vrai logement social a deux autres caractéristiques : il est pérenne, c'est-à-dire qu'il restera social dans quinze, vingt ou trente ans, ce qui est une garantie pour les élus, et les politiques d'attribution, qui sont toujours critiquables bien sûr, sont partagées avec les pouvoirs publics. Ce n'est pas simplement selon la tête du client que l'on va filtrer les bonnes populations, ce qu'on nous reproche quelquefois tout en nous reprochant par ailleurs de ne pas le faire assez.

Quant à l'article 55, nous venons d'envoyer notre point de vue sur la loi à l'Assemblée en demandant uniquement de ne plus toucher à cet article. Si on vide le sens de l'article 55 en y intégrant tout, ce sera fini. Il faudrait même l'étendre à d'autres parties du territoire. Certains maires se plaignent de ne pas avoir des aides à la pierre parce qu'ils ne sont pas dans l'article 55.

Je terminerai par la question sur les outils, à laquelle je répondrai que nous n'avons besoin d'aucun outil supplémentaire.

M. Jean-Paul ALDUY .- Merci !

Mme Dominique DUJOLS .- En revanche, nous souhaiterions avoir des consignes claires de la société, transmises par la représentation nationale, pour que l'on nous dise ce que l'on veut en matière d'habitat social, de mixité et d'accueil des démunis en le traduisant à l'échelle du choix de construction de logements sociaux, du choix de peuplement et du choix de gestion que représente le modèle républicain à la française. C'est un vrai débat politique. Or nous avons plus envie aujourd'hui d'avoir un débat politique et des consignes claires qu'un outillage. C'est un sujet de débat et ce n'est pas forcément la même chose dans tous les points du territoire. Les élus locaux ont donc un très grand rôle à jouer à cet égard.

M. Muzeau nous a interrogés sur la décentralisation, qui est à mon avis une bonne chose. Il est vrai que des maires ne veulent pas construire, mais ils ont les moyens de l'empêcher. Depuis que les maires disposent du permis de construire, un maire qui ne veut pas de logement social peut faire barrage. Je trouve donc beaucoup plus intéressant de responsabiliser les élus sur un territoire parce qu'ils savent désormais beaucoup mieux que la pauvreté n'est pas un mistigri que l'on peut repasser à ses voisins. Je pense qu'il y a une évolution à cet égard.

M. Roland MUZEAU .- Je ne suis pas d'accord avec vous.

Mme Dominique DUJOLS .- Vous me demandez mon avis et je vous le donne. Je pense donc que la décentralisation est une bonne chose.

Cela n'implique pas pour autant un retrait de l'Etat, qui doit être présent dans un dialogue permanent à trois avec les collectivités territoriales et les opérateurs et qui doit faire preuve d'autorité.

Je vais peut-être faire hurler beaucoup de monde, mais s'il y a un endroit où je verrais bien l'Etat, c'est l'Île-de-France, région qui ne dispose pas aujourd'hui de l'identification d'une autorité politique responsable. Il faudrait que l'Etat nomme un « super » préfet ou un « super » patron en Île-de-France.

M. Jean-Paul ALDUY .- Un Delouvrier ?

Mme Dominique DUJOLS .- L'Île-de-France, c'est vraiment une catastrophe et, comme on ne voit pas quelle autorité politique peut prendre le manche, il faudrait que l'Etat assume son pouvoir et le concentre sur cette région.

Mme Béatrix MORA .- Je vais apporter un complément de réponse à certaines questions.

En ce qui concerne tout d'abord le changement de nature des approches, j'irai un peu à l'encontre de ce que vous dites. Cela fait très longtemps que je suis dans le mouvement de la politique des quartiers et je dois reconnaître que nous avons tous vécu sur l'idée que nous pourrions faire de ces quartiers HLM des quartiers populaires, ce qui n'est pas le cas. Ce sont des quartiers dans lesquels nous avons des phénomènes de ségrégation sociale et spatiale très durs et qui se durcissent depuis cinq ans. Nous le constatons chiffres à l'appui et malgré les réhabilitations : on en est à la deuxième ou à la troisième couche de Palulos !

Nous nous interrogeons donc aujourd'hui sur la pertinence de la mobilisation de la Palulos, ce qui est tout à fait légitime en termes d'efficacité et d'utilisation des fonds publics. Il faut se reposer la question de l'évolution très progressive de la fonction résidentielle de ces quartiers.

Le logement n'est pas en cause. Il ne l'est que dans la mesure où, aujourd'hui, le critère de choix d'un demandeur HLM, même le plus défavorisé, est l'école et la sécurité. Le logement, pour lui, est secondaire. Il est vrai que le confort en HLM existe, qu'il s'agisse de HLMO ou d'offres nouvelles.

Aujourd'hui, le marché est très tendu et il n'y a pas de vacance dans nos quartiers, mais sur les quelques zones où cela commence à se détendre, on voit réapparaître de la rotation et de la vacance. Autrement dit, la stigmatisation de ces quartiers HLM est vraiment très forte.

J'en viens à la formule « populations assignées à résidence ». J'estime que tant le projet de cohésion sociale que le projet de rénovation urbaine doivent constituer de vrais projets de mobilité résidentielle des habitants de ces quartiers, qui n'ont que le quartier comme repère et comme univers. Il est nécessaire de mettre en place un apprentissage de la mobilité et de la connaissance de la ville.

Nous croyons beaucoup à l'accession sociale dont ces populations seraient bénéficiaires et nous ne sommes qu'au démarrage des projets Anru. Désormais, le conseil d'administration de l'Anru insiste davantage sur ce point, mais il faut de vrais projets d'accession sociale sur site et hors site et faire en sorte que les populations en soient bénéficiaires.

En ce qui concerne les PLH, il est évident que nous ne réussirons pas la rénovation urbaine si elle n'est pas entièrement intégrée dans les politiques locales de l'habitat. Étant à l'Anru, j'ai une vision globale de ce qui se passe sur les territoires et je constate qu'aujourd'hui, les PLH ne prennent pas suffisamment en compte la rénovation urbaine. Le volet de la rénovation urbaine étant juxtaposé aux PLH, quelques territoires ont progressé, mais ce n'est pas la majorité des cas.

Mme Marie-France BEAUFILS .- C'est ce que je pensais, mais je n'en avais pas la certitude.

Mme Béatrix MORA .- Pour ce qui est des résultats, 50 % de la reconstitution de l'offre se fait sur le site lui-même, le reste se faisant sur la commune concernée. Le redéploiement vers les communes périphériques est donc vraiment à la marge.

Par ailleurs, pour que l'on aille vers une cohérence de la politique de l'habitat, il faut tout d'abord en revenir à une globalisation de la programmation. En ce qui concerne la séparation de la filière Anru en matière de logements et la filière de droit commun, avec les dégâts causés par les centres de compétence, il faut que nous trouvions une meilleure articulation. Nous ferons donc des propositions à ce sujet au cours du futur congrès.

Enfin, je souhaite faire état de deux demandes qui me paraissent importantes.

La première, c'est qu'il faut plaider la continuité. Nous avons effectivement trop souffert de politiques interrompues et de changements de politique. Il faut donc laisser aux projets le temps de la maturation.

La deuxième est liée à une avancée qui vient de l'Anru et qui est très importante pour nous. Nous cherchions depuis longtemps un vrai portage politique sur les projets de ces quartiers et l'Anru l'a fait émerger au niveau des maires. Maintenant, il faut changer d'échelle et exiger un co-portage politique entre les EPCI et les maires. Il est vrai que les dossiers Anru les plus pertinents aujourd'hui sont portés par les agglomérations selon les types de situation. Certes, les situations sont très différentes d'une agglomération à l'autre, mais, même au sein d'une agglomération, les quartiers concernés ne présentent pas les mêmes caractéristiques ou les mêmes atouts. Je pense donc qu'on ne réfléchit pas suffisamment à des stratégies différenciées selon les quartiers pour les faire entrer dans un processus de rénovation urbaine à des moments différents.

On peut continuer à faire vivre certains quartiers en les entretenant au fil de l'eau et en les gérant bien alors que d'autres quartiers nécessitent des solutions beaucoup plus radicales parce qu'on est allé au bout et parce que c'est un handicap pour les populations en place. C'est donc à l'échelle des agglomérations qu'il faut mener cette réflexion sur les quartiers prioritaire et non plus au niveau national. Il est vrai que l'Anru a été calibré de cette façon, mais il faudrait aller vers une plus grande réflexion et une mise en responsabilité des EPCI sur ces choix de priorités.

M. Bernard LACHARME .- Je ne vais pas répondre non plus à toutes les questions, sachant que je tiens à revenir en particulier sur la question de la responsabilité et de l'organisation des pouvoirs.

En ce qui concerne le coût du logement et la question de savoir s'il faut faire plus en matière d'aides à la personne et s'il ne faut pas rééquilibrer les choses, je dirai qu'au bout du compte, entre les différents types d'aides, il faut surtout arriver à sortir du logement accessible au plus grand nombre. On peut faire le choix d'accorder beaucoup d'aides à la pierre et moins d'aides à la personne ou d'appliquer un équilibre différent. Le problème, c'est que les choix qui sont faits aujourd'hui ont un impact sur le long terme et qu'il est difficile ensuite de les remettre en cause, mais c'est la cohérence qui importe avant tout.

Il est également important de ne pas considérer uniquement ce qui se passe du côté du logement social et du logement aidé. Il faut aussi mener des politiques qui se préoccupent de la régulation des marchés du logement, qu'il s'agisse de l'accession à la propriété ou du locatif. Les prix de l'accession ayant doublé en quelques années, on se rend compte que le logement social est là pour loger des personnes qui ne peuvent pas se loger dans le cadre du marché. Il est matériellement impossible de suivre une telle évolution en termes de rythmes d'offre. On a beau avoir des objectifs ambitieux de production, ils sont forcément limités par les capacités des organismes et des terrains disponibles et on ne peut pas les compenser. Je pense donc qu'il faut aussi avoir un regard sur la régulation des marchés.

Avons-nous vraiment tous les outils pour faire cette régulation ? C'est probable pour l'essentiel.

Quant à la définition du logement social, question qui a été déjà largement abordée, si l'on s'en tient au financement PLUS, on a déjà une définition du logement locatif social qui concerne les deux tiers de la population. Le PLS, qui est intermédiaire, est comptabilisé dans l'article 55 et le Haut comité n'en a pas été choqué quand cela a été fait parce que c'était aussi à la marge et que l'on peut considérer que c'est intéressant sur certains territoires, mais quand certaines communes y ont recours massivement pour éviter de faire du PLUS, cela pose problème.

D'une façon générale, pour parler de la régulation des marchés, il faut surtout éviter de subventionner le logement. Dominique Dujols a évoqué le dispositif « de Robien », qui a des effets totalement pervers dès lors que l'on subventionne des logements qui sortent à ces niveaux de loyer. S'il faut des subventions pour loger des gens qui appartiennent aux couches favorisées de la société, comment pourra-t-on loger les autres ?

Enfin, je voulais surtout revenir à cette question de l'organisation des responsabilités respectives entre l'Etat et les différents niveaux de collectivité. L'Etat a une responsabilité majeure, mais il faut également en poser les limites. Il a une responsabilité majeure dans les politiques du logement parce que c'est une question de solidarité nationale qui appelle une politique d'aides. Nous souhaitons que les aides à la personne restent uniquement nationales, avec un barème national, et que les aides à la pierre soient principalement nationales. On peut admettre qu'elles soient complétées localement en fonction des marchés locaux et que quelques limites soient fixées, mais l'essentiel doit venir de l'Etat.

J'estime surtout que l'Etat doit assumer sa responsabilité dans la mise en oeuvre du droit au logement et d'un objectif qui fait partie d'une politique nationale majeure : la mixité sociale. Il ne peut pas se contenter de laisser faire en considérant qu'il a donné des outils. Il a des responsabilités majeures à cet égard.

Cela rejoint ce qui a été évoqué sur l'article 55 en termes de mixité sociale. Sur le droit au logement, nous préconisons la mise en place, sur décision de l'Etat, d'un droit au logement opposable, c'est-à-dire qui ouvre des voies de recours pour les citoyens.

En formulant cette proposition, nous préconisons aussi une voie pour redonner une cohérence à l'organisation des pouvoirs au niveau territorial. Aujourd'hui, la répartition des pouvoirs n'est pas adaptée pour faire face aux défis qui se présentent : nous avons effectivement une organisation spécifique en Europe, puisque nous sommes les seuls à avoir cinq niveaux de puissance publique entre l'Etat, la région, le département, l'intercommunalité et la commune. Chacun de ces niveaux a des responsabilités qui font qu'il n'est jamais en mesure à lui tout seul d'impulser et de faire quelque chose mais qu'il est toujours en situation de bloquer. Si un département ne joue pas le jeu en termes de fonds de solidarité logement pour le logement des défavorisés, le maire, même s'il a la volonté de le faire, aura du mal à avancer.

Il en est de même pour les programmes locaux de l'habitat (PLH). On a renforcé l'intercommunalité, ce qui est une bonne chose, mais les communes gardant des pouvoirs très importants, le président de l'intercommunalité est actuellement obligé de composer et de rechercher un consensus. Dans d'autres pays européens, les communes sont positionnées au niveau auquel le sont nos intercommunalités et elles détiennent les pouvoirs en termes d'urbanisme.

Sur la question de la mixité, il faut admettre qu'il y a une aspiration contradictoire chez chaque citoyen qui, pour lui-même, veut se loger dans un environnement choisi avec des gens de condition sociale plutôt supérieure, alors que, lorsqu'on interroge les Français, on s'aperçoit qu'ils sont pour la mixité sociale. Collectivement, c'est ce qui fait consensus sur le plan philosophique, même si tout le monde n'est pas obligé d'être d'accord avec ce projet. Le problème est de savoir comment peut s'imposer cette aspiration collective.

Si, dans le domaine des transports, on donnait à chaque maire de France la possibilité de s'opposer au passage des routes et des voies ferrées, on n'en aurait jamais construit. Il faut consulter les personnes, se concerter avec elles et recueillir leurs avis dans le cadre de procédures d'enquête publique qui existent, ce qui est heureux, mais il y a un moment où la collectivité doit être en mesure de trancher.

Dans le domaine du logement, si on n'a pas construit suffisamment de logements, notamment de logements sociaux, c'est aussi parce qu'on n'a pas organisé la responsabilité publique de façon à pouvoir arbitrer à partir du droit au logement.

De nos jours, le droit au logement est défini comme un objectif dans la loi, mais il entre en concurrence avec d'autres objectifs urbains. On ne veut pas densifier la ville ni l'étendre et, dès qu'on lance un projet, qu'il s'agisse de logement social ou non, on tient compte de l'expression des riverains qui veulent faire valoir leurs intérêts. La collectivité doit être en mesure d'imposer l'intérêt public et le droit reconnu aux citoyens.

Si on part du droit au logement, qui est à mon avis une chose élémentaire, on va en déduire l'organisation des pouvoirs qui permettra de le mettre en oeuvre au niveau territorial. Aujourd'hui, la démarche n'est pas celle-là : on a une organisation territoriale donnée et des compétences qui sont réparties d'une certaine façon qui n'est pas immuable et que l'on change régulièrement. Dans les différentes assemblées, cela entraîne des débats dans lesquels interviennent de nombreux intérêts contradictoires et c'est pourquoi on continue d'accorder des compétences réparties entre tous les niveaux.

Si on constate une incompatibilité entre, d'une part, ce droit qui est essentiel, élémentaire, vital et reconnu aux citoyens et qui découle de principes constitutionnels et, d'autre part, l'organisation territoriale et la répartition des compétences, qui sont les fruits d'une histoire et qui sont destinées à changer de toute façon, il faut adapter notre organisation.

Je pense qu'il faut continuer de réfléchir à la question des outils pour les ajuster et les adapter  le Haut comité fait régulièrement des propositions et je pourrais vous citer quelques outils qui n'ont pas été mis en oeuvre , mais la question fondamentale qui n'est pas posée aujourd'hui réside seulement dans l'organisation de la responsabilité pour savoir qui va manier les outils, en définitive.

Mme Anne PÉRÉ .- Je commencerai par dire que certains outils relèvent de politiques générales : si l'agglomération est la bonne échelle, il faut un gouvernement d'agglomération et donc une élection au suffrage universel des élus de l'agglomération. Tant que ce ne sera pas le cas, on n'avancera pas.

Le deuxième outil politique qui est primordial pour travailler dans ces quartiers est la possibilité de vote des populations immigrées aux élections municipales.

Ces deux outils n'existent pas. Ce sont des outils politiques de base qui permettraient de réorganiser la façon dont on peut travailler à cette échelle.

Il me semble aussi qu'il faut remettre en avant l'efficacité et la pertinence des contrats de ville. Les politiques de la ville, de manière générale, sont correctives. Elles ne vont pas changer la société, mais elles ont vocation, au quotidien et de manière laborieuse  il faut beaucoup d'énergie pour cela  de faire évoluer les choses et de faire en sorte que les populations pour lesquelles on agit se sentent dans cette société, mais je ne pense pas que ce soit elles qui vont changer la société. Toutes les politiques liées à l'emploi sont intéressantes par ailleurs et les ZFU sont un bon outil à cet égard.

Je pense donc qu'il faut vraiment lier aujourd'hui les politiques d'intervention sur les quartiers aux contrats de ville et revenir aux stratégies d'agglomération en lien avec cela.

Enfin, je pense que les outils existent sur les quartiers mais que les moyens ne sont pas suffisants. Quand, dans la boîte à outils dont on dispose pour permettre l'intervention d'une association, d'une ZEP ou d'une école, il faut monter un dossier très complexe pour obtenir mille euros, on se rend compte que les outils existent mais que les moyens devraient être multipliés par dix. Un plan Marshall nécessite des moyens et non pas automatiquement une boîte à outils encore plus importante.

Voilà ce que je voulais dire très succinctement.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. L'intérêt du jeu des questions et des réponses, c'est que le moment des réponses vous amène à sortir quelque peu d'une réserve de bon aloi. Je pense qu'à la fin de nos auditions, les questionneurs et les répondeurs finiront par être parfaits... (Rires.)

Audition de M. Jean-Paul ALDUY, président, et de M. Philippe Van de MAELE, directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) (30 mai 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Cette audition sera entièrement consacrée à l'Agence nationale pour la rénovation urbaine. Je passe la parole à M. Jean-Paul Alduy.

M. Jean-Paul ALDUY .- Je vous propose de faire une introduction générale. Comme j'ai eu la chance d'assister à un certain nombre de débats dans lesquels on parlait de l'Anru, je vais essayer de recadrer les choses d'une façon générale, après quoi Philippe Van de Maele donnera des indications plus précises sur le rôle et les actions actuelles de l'Anru.

Nous avons devant nous une crise urbaine sans précédent dans laquelle nous découvrons le problème du modèle social français : sommes-nous capables de fabriquer à nouveau de la diversité et de la mixité sociales ou acceptons-nous de manière définitive la fragmentation de la ville en allant vers le communautarisme, comme d'autres villes européennes et d'autres modèles sociaux ? C'est bien la question qui se pose. Le fait d'être dans une situation intermédiaire, qui n'est pas la ville française latine avec une certaine diversité sociale telle qu'on la connaissait, mais qui n'est pas non plus la ville fragmentée et organisée en communautés structurant les parcours de vie, explique l'extrême fragilité des villes françaises, comme on l'a bien vu dans la crise récente des banlieues.

Par rapport à cette priorité n° 1 qui est la mixité sociale, l'Anru est une innovation très récente qui mérite d'être analysée pour voir ce qu'elle peut receler. Cela dit, il serait une erreur d'analyser l'Anru uniquement sur son périmètre. En effet, ce n'est qu'un outil qu'il faut resituer dans l'ensemble des autres modifications législatives qui viennent d'intervenir.

Premièrement, la gouvernance des villes se met en place à travers la délégation de la compétence politique et sociale du logement, qui est un phénomène considérable. Nous avons déjà près de soixante-dix conventions et, d'après notre premier bilan, au lieu de retarder la consommation des crédits, cela l'a même accélérée.

Deuxièmement, le plan de cohésion sociale lie dans un même travail et une même organisation les trois piliers que sont l'emploi, le logement social et la réussite éducative. Dans le volet logement, il s'agit non seulement de supprimer les files d'attente que l'on constatait par le passé pour trouver les financements des programmes de logements sociaux, mais aussi de garantir beaucoup plus de fluidité grâce à la délégation de compétence.

Troisièmement, je citerai la loi relative à l'engagement national pour le logement social, dont je tirerai un élément : le fait que, demain, à travers leur plan local d'urbanisme, les maires pourront imposer un pourcentage de logements sociaux dans toutes les opérations de leur territoire.

Quatrièmement, il ne faut pas oublier le fait que la dotation de solidarité urbaine (DSU) a été considérablement augmentée.

Le cinquième et dernier point est la création très récente de l'Agence pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (Ancsec).

On ne peut juger l'Anru que si on la situe dans ce panorama.

Comment intervient l'Anru ? Beaucoup de choses ont été dites à ce sujet, mais je vais citer quatre éléments qui caractérisent son action.

Premièrement, l'Anru a pour seul objectif de mettre en position d'efficacité les maires et, éventuellement, les présidents d'EPCI lorsque ce sont eux qui ont la compétence. En général, dans pratiquement 90 % des cas, ce sont les maires qui signent les conventions et qui en sont les pilotes, même si les EPCI sont co-signataires. L'Anru est donc à la disposition des maires, elle n'a aucune doctrine préétablie et elle n'est pas là pour dicter telle organisation de leur territoire ou telle orientation de leurs projets urbains. Ce sont les maires qui définissent leurs projets urbains ; ils en prennent la responsabilité politique et la responsabilité en termes de communication et de participation des habitants.

L'Anru n'est qu'un outil financier puissant, car les sommes mobilisées n'ont strictement rien à voir avec celles qui ont été précédemment consacrées à des projets du même type : il faut y ajouter un zéro, voire parfois deux zéros. Cela ne vient pas seulement de l'Etat, puisque tous les partenaires contribuent à ces financements. Tout à l'heure, Philippe Van de Maele pourra vous donner les chiffres exacts, qui sont considérables. On constate donc un changement d'échelle dans les méthodes de financement.

Le deuxième point que je tiens à rappeler a trait à la sécurisation de ces financements. En effet, l'Anru signe des contrats, et non pas des conventions, qui ont valeur d'arrêtés de subvention. On se réfère d'ailleurs systématiquement à ces contrats de l'Anru ensuite pour la mise en place pratique et juridique des arrêtés de subvention sous opération par sous opération.

Le troisième point est la discrimination positive. On analyse les capacités financières des mairies et, lorsqu'elles sont particulièrement pauvres est démunies, les coefficients de subvention sont totalement différents : on ne subventionne pas Boulogne au même niveau que Montfermeil, pour parler de la chronique d'aujourd'hui, ou encore Garges-lès-Gonesse. Nous nous sommes donné beaucoup de souplesse dans les taux de subvention, notamment pour les opérations sous maîtrise d'ouvrage communale.

Il y a un quatrième élément dans cet aspect financier : nous subventionnons très fortement l'ingénierie pour permettre aux maires de se doter des équipes de conduite d'opération et de gestion de ces projets à l'échelle de l'ambition nouvelle qu'ils renferment et mettent en forme.

Je résume : nous mettons les maires en position d'efficacité en mettant à leur disposition des financements à une échelle nouvelle et sécurisée avec l'application d'une discrimination positive dans certains cas, ce qui implique la flexibilité des subventions pour s'adapter aux contextes locaux, et en faisant un effort particulier sur le financement de l'ingénierie.

Ensuite, l'Anru est amenée à analyser les projets et à suivre pour cela quelques critères.

Le premier critère est la mixité sociale. Si le projet tel qu'il est présenté débouche, à peu de choses près, sur la même composition sociale du quartier et si on n'a pas démontré que l'on était en capacité de fabriquer de la diversité sociale dans un lieu où se concentrent toutes les précarités et toutes des difficultés, il faut évidemment le retravailler, même si la décision n'est pas négative.

Le deuxième critère est la règle du un pour un, qui signifie que tout logement démoli doit être remplacé dans la même catégorie. Philippe Van de Maele vous donnera tout à l'heure les résultats exacts, mais nous n'appliquons pas tout à fait cette règle dans un certain nombre de villes dans lesquelles le niveau de vacance est extrêmement élevé.

C'est le cas de la ville de Bourges, par exemple. Vous connaissez la difficulté économique qui s'est abattue sur cette ville suite à la disparition du Giat. Suite à la démolition d'environ mille logements, nous avons accepté qu'on n'en reconstruise que huit cents du fait de cette forte baisse de la population. A part ces cas tout à fait exceptionnels liés à un contexte local exceptionnel, la règle du un pour un a été scrupuleusement débattue.

Par ailleurs, comme nous demandions de la mixité sociale, il n'était pas question de faire du un pour un dans le quartier. Nous avons donc fait en sorte que le un pour un ne se limite pas à la commune. Très souvent, nous avons intérêt, au contraire, à ce que cette règle s'applique sur un secteur plus large, ce qui renvoie à l'intercommunalité, c'est-à-dire à la gouvernance des villes capables de gérer le un pour un sur un périmètre plus large.

On débouche ici sur les problèmes de la région parisienne, où il y a très peu d'intercommunalité et donc très peu de possibilités, dans ces quartiers, de gérer la règle du un pour un ailleurs que sur la commune qui concentre déjà tous les HLM. C'est le cas spécifique de la région parisienne. A part la région parisienne, nous sommes capables de gérer cette règle à une échelle géographique complètement différente de la commune sur laquelle s'étaient concentrées les précarités dont je viens de parler.

Le troisième critère est lié à l'existence d'une charte pour l'emploi. Puisque nous mettons autant d'argent dans ces quartiers, il nous paraît normal que cela aboutisse à créer des emplois fléchés en plus des ZFU qui existent très souvent dans ces quartiers. L'idée est qu'au minimum, 5 à 10 % des heures travaillées soient accordées aux jeunes de ces quartiers, étant entendu qu'on est allé bien au-delà dans de nombreuses villes.

Le quatrième critère est général : il concerne la qualité urbaine. Cela touche non seulement aux aspects de haute qualité environnementale, mais aussi aux aspects liés à la culture, au sport et à l'école. Il faut savoir que 250 écoles ont été reconstruites dans le cadre des conventions qui ont été signées à ce jour.

Je résume ces quatre critères : mixité sociale, maintien de l'offre de logements locatifs malgré les démolitions qui peuvent être faites, charte de l'emploi et qualité urbaine.

Par ailleurs, nous sommes amenés à vérifier que les bailleurs sociaux ont vraiment la capacité de réaliser les projets pour lesquels ils s'engagent. Nous signons en effet des conventions avec un calendrier de réalisation et nous prévoyons des clauses de revoyure pour vérifier si les objectifs annoncés dans la convention ont été atteints au bout de deux ans, sachant qu'il reste possible de revenir sur les contrats si les objectifs ne sont pas atteints.

Nous vérifions également les partenariats des collectivités locales, en souhaitant que la part de celles-ci représente environ 30 % des financements, ce que nous n'obtenons pas toujours. Par collectivités locales, j'entends l'addition des crédits provenant de la région, du département, de l'EPCI et de la commune.

Enfin, nous vérifions  c'est plus difficile  que les populations ont été vraiment associées, c'est-à-dire qu'il y a eu une concertation et une participation, et que ce ne sont pas des projets parachutés, encore qu'il nous soit beaucoup plus difficile d'en faire l'examen. Nous faisons confiance à cet égard à l'échelon déconcentré de l'Etat et aux délégués départementaux de l'Anru.

En se situant dans la politique globale (le plan de cohésion sociale, la compétence du logement déléguée aux EPCI et la loi d'engagement national pour le logement qui permet, dans les futurs plans locaux d'urbanisme, d'accroître les possibilités de mixité sociale et l'augmentation de la DSU), l'Anru est une machine qui permet aux maires d'obtenir des moyens financiers nouveaux, sécurisés, adaptés à la richesse de ces communes et concentrés sur l'ingénierie, quand celle-ci fait défaut, sur la base de projets dont on vérifie qu'ils correspondent à un objectif réel de mixité sociale, qu'ils maintiennent le parc social au même niveau qu'auparavant, que la qualité urbaine est au rendez-vous dans le domaine de l'environnement, de la culture, du sport et des écoles, que la charte pour l'emploi est effective, qu'une participation des habitants est enclenchée, que les bailleurs sociaux ont la capacité de mettre en oeuvre les projets présentés et qu'enfin, les différents partenaires, notamment les collectivités locales, ont participé autour de la table aux mêmes objectifs qui constituent notre pacte républicain face à la crise urbaine à laquelle nous sommes confrontés.

Il me reste à évoquer un point pour terminer. Depuis le début, on dit que le dogme de l'Anru est la démolition alors qu'elle n'a jamais eu un tel dogme. Nous considérons simplement que, pour atteindre cet objectif de mixité sociale, il faut nous donner des objectifs de remodelage de ces quartiers et que ce remodelage n'a pas été engagé parce que le coût des démolitions était prohibitif pour les bailleurs sociaux ou pour les communes. Grâce aux moyens financiers que nous avons apportés, la décision a été politique et non pas dictée par les contraintes financières, sachant que, je le répète, le premier objectif est la mixité sociale.

Il n'y a donc pas de dogme de la démolition à l'Anru. Les objectifs qui avaient été fixés au début de la loi sur l'Anru seront d'ailleurs certainement modifiés à la baisse au vu des conventions car on a découvert que, dans un certain nombre de cas, la mixité sociale pouvait être réalisée sans procéder aux démolitions qui étaient envisagées au démarrage. Dans le même temps, nous avons vu apparaître l'accession sociale, avec la maison à 100 000 euros, et le travail de la Foncière, qui était beaucoup plus important qu'au départ dans ces quartiers. En multipliant les modes de financement du logement, il apparaît clairement que le remodelage physique par démolition-reconstruction a pu être réduit dans de nombreux cas. Je répète donc qu'il n'y a pas de dogme de la démolition tel que je l'ai entendu pratiquement à chaque audition.

Voilà ce que je voulais dire en introduction, et je laisse maintenant Philippe entrer beaucoup plus précisément que moi dans les éléments chiffrés.

M. Philippe VAN DE MAELE .- Sur le fond, tout a été dit. L'idée de départ était d'intervenir sur les 150 à 200 quartiers prioritaires au niveau national à partir d'une liste qui a été fixée dès mars 2004 par le gouvernement. Nous en avons 188 à ce stade, dont plus de 134 ont fait l'objet d'un accord, et nous en serons bientôt à 150 projets. Les sites qui restent sont soit ceux dont les difficultés sont encore plus grandes et qui nécessitent un travail plus approfondi, soit ceux dont les maires ne souhaitent pas faire évoluer sensiblement les quartiers par rapport à la situation actuelle.

Au-delà de la notion de un pour un, qui était une exigence très forte du conseil d'administration dès le début, je tiens à évoquer la notion de cohérence avec le PLH : nous avons vu qu'à Bourges, par exemple, le PLH conduisait au fait qu'il n'était pas utile de construire des logements sociaux De même, beaucoup de logements vacants, du fait de leur réhabilitation, sont remis sur le marché alors qu'ils n'étaient ni attractifs, ni utilisés auparavant.

Dans les conventions qui sont approuvées par le comité d'engagement de l'Agence, nous en sommes à un peu plus de 80 000 démolitions sur la durée des programmes et nous avons 79 000 logements sociaux reconstruits, soit en prêts locatifs à usage social construction-démolition (PLUS-CD), soit en PLAI, les prêts locatifs sociaux (PLS) étant très clairement exclus dans le fonctionnement de l'Agence. Vous constatez donc que nous respectons pratiquement cette règle du un pour un, sachant qu'en plus de Bourges, nous avons les cas de Romans et de Roanne, où la baisse démographique fait que la reconstruction n'est pas nécessaire à l'identique.

Pour autant, la rénovation urbaine n'est pas seulement une politique de logement puisqu'elle compte également parmi ses objectifs les problèmes de diversification et de mixité ainsi que la nécessité de relier ces quartiers au reste de la ville. Dans beaucoup de cas, ces quartiers sont physiquement fermés, voire enfermés, avec une notion de barrière physique toujours très lisible qui aboutit à cette notion de ghettoïsation, un terme qui est inapproprié mais qui traduit bien cette exclusion physique qui existe dans un certain nombre de quartiers.

Souvent, la volonté de relier ces quartiers au reste de la ville impose des démolitions partielles d'immeuble, mais jamais  j'insiste à nouveau sur ce point  il n'a été dit que la démolition était une obligation dans ces projets de rénovation urbaine. Il se trouve que beaucoup de ces projets ont effectivement une part de démolitions : en moyenne, entre 10 et 15 % du parc concerné dans ces quartiers sont touchés par des démolitions.

Une partie des reconstitutions de logements sociaux se fait sur place, notamment pour faciliter les relogements, avec la volonté de reconstituer le logement avant les démolitions, ce qui n'est pas toujours facile techniquement. Grosso modo, 50 % des logements sociaux reconstitués se font sur le quartier, le reste se faisant en dehors de celui-ci, ce qui est d'autant plus facile lorsque, grâce aux démarches d'agglomération, comme à Nancy, Dijon ou Lyon, cette constitution se fait justement sur des communes qui ont peu de logements sociaux. C'est aussi l'occasion d'effectuer la reconstitution de manière plus large.

Je terminerai par les écoles et les nombreux équipements publics : 10 % de l'ensemble des projets sont destinés à des équipements publics et 15 % à des aménagements, le reste étant constitué de toute la gamme d'interventions sur le logement social : la réhabilitation, la résidentialisation, la qualité de service, la construction et la démolition de logements sociaux. Dans ces 10 % de montants de travaux destinés aux équipements publics, nous avons une part très importante  le conseil d'administration a soutenu cette démarche dès le départ  de réhabilitations ou de reconstructions d'écoles, parce que l'école est devenue un critère majeur dans le choix d'un logement. Nous attachons une grande importance à la qualité du bâti, qui doit s'associer à la qualité pédagogique et à l'engagement des équipes éducatives, et, sur ce point, le conseil d'administration n'a jamais rogné les demandes de subventions qui étaient faites sur les équipements scolaires dans ces quartiers.

Je n'irai pas plus loin dans mon exposé, car je pense qu'il est plus simple de passer au jeu des questions et des réponses, Jean-Paul ayant déjà dit beaucoup de choses.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je donne la parole à M. Mahéas.

M. Jacques MAHÉAS .- Monsieur le Président, monsieur le Directeur, je suis frappé par vos interventions et votre enthousiasme. En tant que membre de cette commission et étant moi-même intéressé par un quartier en restructuration urbaine classé maintenant en zone franche, je pense que vos interventions constituent un bon cadre à la rénovation urbaine. Cependant, les difficultés que nous rencontrons portent à la fois sur la constitution des dossiers, les rapports entre les partenaires  j'y reviendrai  et, souvent, la pauvreté des communes intéressées.

J'ai examiné les projets déjà ficelés et élaborés, j'ai constaté une certaine disparité entre les communes, notamment en région parisienne, et je souhaite attirer votre attention sur un certain nombre de difficultés.

La première des difficultés est liée aux partenaires sociaux. Il y a une grande différence entre, d'une part, les sociétés d'HLM, dont les bilans laissent parfois apparaître des cagnottes impressionnantes ou, en tout cas, des résultats positifs qui pourraient les amener à faire des efforts particuliers sur les aménagements, la résidentialisation et les possibilités de reconstruction et, d'autre part, les offices d'HLM qui ont souvent un potentiel de logements important et qui se refusent à faire des reconstructions compte tenu, notamment en région parisienne, du problème foncier. Le problème foncier trouve rarement une solution. Compte tenu des difficultés budgétaires des conseils généraux  dans mon département, il est très difficile d'équilibrer les budgets  les assemblées départementales ne parviennent pas à verser des apports conséquents à leur office départemental.

Le deuxième problème extrêmement délicat à résoudre est celui des copropriétés dégradées. Il faut d'abord acheter les logements et il est très compliqué de les détruire, comme nous l'avons vu lorsque nous sommes allés à Clichy-sous-Bois, notamment à la Forestière, où plusieurs de nos collègues ont découvert des difficultés qui n'existent pas dans d'autres départements que la Seine-Saint-Denis. Je veux bien que vous fixiez la participation des départements, des EPCI et des communes à 30 %, mais nous avons parfois de très grandes difficultés sur le plan financier.

J'attire votre attention sur un troisième problème : la difficulté de reconstruction en respectant la règle du un pour un entraîne de graves anomalies. On détruit des logements dans un certain quartier et les offices ainsi que les sociétés d'HLM relogent des familles en difficulté dans des quartiers en restructuration urbaine. Cela veut dire qu'un quartier qui est à l'équilibre sociologique se trouve enfoncé par le fait qu'un autre quartier en restructuration urbaine lui envoie en relogement des cas sociaux extrêmement lourds.

Nous sommes là face à des anomalies qui justifieraient peut-être que l'Anru, en se rapprochant du préfet dans certains départements ou en se rapprochant du préfet chargé de l'intégration dans d'autres, fasse des transferts de population vers des villes dont la mixité sociale est plus équilibrée. En effet, si on tente alors de rénover un quartier à une échelle assez importante, on risque d'en enfoncer un autre, ce qui entraînerait un résultat extrêmement préoccupant.

Pour terminer, je tiens à louer le travail de l'Anru sur la mixité sociale, la qualité urbaine et l'emploi alors que, dans ces quartiers, hélas, la formation de nos jeunes ne répond pas nécessairement aux demandes des employeurs. Je le constate en particulier en Seine-Saint-Denis : alors que les possibilités d'emploi du pôle de Roissy sont importantes, le nombre de jeunes de Seine-Saint-Denis qui sont employés dans ce secteur est relativement modeste.

M. Philippe VAN DE MAELE .- Je ne suis pas certain d'avoir noté toutes vos remarques sur les difficultés et les complexités des dossiers que vous signalez. L'objectif est d'identifier les opérations qui vont être réalisées à partir d'un échéancier, ce qui demande un travail préparatoire important, et nous cherchons également, dans le cadre de ces projets, à avoir une vision sur les autres aspects de la politique de la ville, ce qui alourdit les dossiers. Cependant, je resterai toujours perplexe sur la difficulté de dossiers dans lesquels nous donnons 30, 40 ou 50 millions d'euros. A mon avis, il reste une marge locale.

Je passe à votre remarque sur le partenariat. Pour les partenaires qui vont sur le terrain, qui sont partie intégrante de la démarche et qui ont des visions différentes, l'une des richesses de l'agence est justement l'acquisition de la conviction commune que le projet proposé va aller dans le bon sens pour la redynamisation et la rénovation du quartier. Certains partenaires sont très ancrés vers une diversification maximum du logement et cela fait l'objet de discussions. C'est la difficulté et, peut-être, la beauté du partenariat : lorsque plusieurs avis s'expriment, il faut arriver à les faire converger, ce qui n'est pas toujours facile au quotidien, croyez-moi, mais ce qui est un travail important.

Quant aux communes pauvres, comme le président l'a dit tout à l'heure, nous avons une grande variété de capacités de subvention en fonction de la richesse de la commune. Pour certains projets, les taux de subvention pour la maîtrise d'ouvrage communale sont de 10 % alors que, pour d'autres, ils sont à 90 %, tout simplement parce que nous tenons compte, au-delà de la difficulté financière de la commune, de l'ampleur du projet par rapport à la commune. Les taux de subvention peuvent aller jusqu'à des niveaux très élevés, un peu comme pour les grands projets de ville (GPV), pour soutenir des projets qui, dans un certain nombre de quartiers, ont une dimension telle qu'ils dépassent les capacités traditionnelles des communes. A cet égard, les cas de Clichy-sous-Bois et Montfermeil sont caractéristiques, puisque nous en étions à 80 % de subventions avec une maîtrise d'ouvrage des villes ou des agglomérations.

Je passe au problème des SA et des OPAC. Je ne suis pas là pour dire si nous avons des bas de laine qui dorment. J'ai constaté simplement que tous les partenaires bailleurs sociaux qui sont impliqués dans un projet sont très actifs dans la démarche, même si certains ont des facilités par ailleurs. Avec la Caisse de garantie du logement locatif social (CGLLS), nous avons ouvert la possibilité de moduler les aides à la réhabilitation ou à l'ingénierie en fonction de la capacité des bailleurs. Ce n'est peut-être pas suffisant, mais nous suivons en ce sens ce qui se faisait auparavant avec les bailleurs sociaux partenaires. Les aides peuvent s'échelonner de 25 à 40 %, avec un taux intermédiaire, et un travail permanent est effectué avec la CGLLS pour apprécier l'impact du projet sur la capacité financière du bailleur. C'est une démarche qui est en cours. Avec l'Union des HLM, la CGLLS et le ministère du logement, nous menons un travail au cas par cas.

Vous avez cité également le cas des copropriétés. C'est un sujet très complexe parce que nous n'avons pas d'interlocuteurs pour intervenir au départ. Qu'il s'agisse de la Commanderie à Nogent-sur-Oise, de la Forestière à Clichy-sous-Bois ou des Bosquets à Montfermeil, des bailleurs sociaux rachètent des logements à la barre ou à l'amiable soit pour faire du logement social, soit pour les réhabiliter, soit pour les démolir, selon les cas, ce qui prend beaucoup de temps et ne résout pas le problème de la dette, notamment vis-à-vis d'EDF. Il reste les problématiques financières de la charge des copropriétés. C'est un mécanisme extrêmement complexe dont la réalisation prend beaucoup de temps, mais c'est la première fois que nous pouvons intervenir sur les copropriétés de manière massive.

Nous bénéficions en effet toujours de l'intervention de l'ANAH pour les OPAH de copropriétés, mais nous en arrivons souvent à de tels niveaux que l'OPAH ne suffit pas ou que les copropriétaires sont incapables d'intervenir, ce qui est le cas de la Forestière, où des travaux d'urgence ont été effectués parce que les conditions de vie y sont vraiment révoltantes.

Nous pouvons donc intervenir sur les copropriétés, le problème n'étant pas le financement mais plutôt la mise en oeuvre, parce que c'est effectivement long et complexe : c'est de la dentelle. Il faut aller voir les gens un par un, sauf si on passe par une DUP, c'est-à-dire une démarche d'expropriation en vue d'une démolition, ce qui n'est pas souvent le cas.

Je passe à votre question sur le un pour un et sur le relogement, qui sont deux éléments distincts.

En ce qui concerne le un pour un, on constate que 50 % de la reconstitution se fait sur le quartier, et ce pour deux raisons.

Tout d'abord, les habitants souhaitent rester sur le quartier. Ils bénéficient de la solidarité locale, ils y ont des amis et ils ne souhaitent pas tous partir. Certains souhaitent rester sur le quartier parce que, même s'ils y vivent tant bien que mal, leur mode de fonctionnement leur convient. En moyenne, 50 % des logements reconstruits sont faits sur le quartier pour pouvoir répondre à ces besoins de relogement.

Ensuite, en sens inverse, notamment en région parisienne, les libérations de terrain à la suite des démolitions sont du foncier facile à utiliser pour faire des productions. Le but de notre travail est alors de démontrer l'intérêt de la diversification : sur du foncier libéré, on peut faire venir la Foncière, ce qui est une exigence, mais aussi d'autres programmes d'accession sociale ou privée. Les promoteurs commencent à venir sur certains sites pour assurer cette diversification.

Quant à la partie concernant les relogements, il en va un peu différemment puisqu'une autre partie peut être construite ailleurs sur l'agglomération. Il est vrai que c'est un peu compliqué dans la région parisienne, mais cela s'organise généralement de manière à peu près homogène ailleurs. Les difficultés locales sont très variables selon les EPCI dans lesquels on se situe, mais cette démarche a permis dans de nombreux cas, comme l'ont dit certains maires ou présidents d'agglomération, d'accélérer la démarche sur le PLH d'agglomération, qui n'est pas toujours simple.

Le cas que vous citez est très dommageable et c'est une erreur manifeste du bailleur.

L'agence s'efforce par ailleurs, à charges équivalentes, de reloger les gens dans du neuf. De mémoire, nous devons en être à 40 ou 50 % de reconstitutions en PLUS-CD, qui ont pour but de faire de la production de logements sociaux avec une exigence de 50 % de relogements. C'était difficile auparavant parce que les reconstructions se faisaient exactement à l'endroit où l'immeuble était démoli, mais le conseil d'administration de l'Anru a modifié cette règle en décidant que seulement 50 % des habitants relogés devaient l'être dans un logement neuf ou un logement récent de moins de cinq ans. Il s'agit de faire en sorte que les habitants relogés aient un parcours résidentiel positif.

J'ajoute que, lorsque nous discutons de relogement avec les habitants, cela nous donne l'occasion de procéder à un accompagnement social fort vers l'emploi, une démarche qu'il faut évidemment mener parallèlement.

Nous avons donc le souci permanent de faire du relogement dans du récent ou du neuf, sachant qu'une autre partie des habitants est relogée dans des logements réhabilités, c'est-à-dire toujours dans des logements de qualité.

Vous évoquez des cas qui, je l'espère, restent particuliers, mais qui sont en tout cas à suivre de près avec les préfets et dont j'avais entendu parler moi-même : des relogements dans des quartiers qui ne sont pas encore en rénovation urbaine mais qui pourraient le devenir. J'ai même vu pire : des relogements dans un immeuble qui allait être démoli deux ans plus tard. Nous luttons contre cela par une gestion au quotidien qui doit être faite à partir des bailleurs et des maires. Au cours des années 2000, nous avons constaté quelques-uns de ces cas qui sont inacceptables et sur lesquels nous nous battons, le conseil d'administration étant très présent sur ce point.

Au niveau local, les bailleurs et les préfets, qui ont vraiment pris la mesure du sujet, suivent cela en détail et nous avons mis en place un suivi détaillé du relogement personne par personne, même si, pour l'instant, les informations ne sont pas assez rapides. Nous l'avons fait parce que cet aspect importe particulièrement aux partenaires du conseil d'administration et que c'est l'un des enjeux majeurs de la réussite de la rénovation urbaine.

Mon dernier point concerne l'emploi. La charte d'insertion nationale qui a été mise en place par l'agence, qui était une exigence de la loi, prévoit qu'au minimum, environ 5 % du nombre d'heures travaillées sur les chantiers subventionnés par l'agence soient effectués par des habitants des quartiers en question. Cette charte nationale doit être déclinée au niveau local et constituer un outil permettant d'identifier les habitants du quartier qui sont potentiellement intéressés par ce type de travail et d'y associer les aspects de formation.

Les maires et les bailleurs qui avaient signé ces conventions avaient six mois pour décliner la charte nationale au niveau local et nous faisons actuellement l'évaluation et le bilan de cette déclinaison avec toutes les incertitudes qui peuvent se glisser entre un document et la réalité du terrain.

J'évoquerai pour terminer un sujet qui n'est pas directement lié au logement mais qui rejoint les problèmes d'emploi : les transports urbains. Dans certains quartiers de Sarcelles, Clichy-sous-Bois, Montfermeil ou de villes à proximité de la plate-forme de Roissy, les habitants n'ont aucune possibilité d'accès et ils doivent même parfois venir à Paris pour se rendre sur certains sites. Au-delà de la rénovation, il faut vraiment mener une réflexion sur le transport urbain et la desserte de ces quartiers. Nous avons malgré tout la satisfaction de constater que, dans la plupart des sites  il faut reconnaître que c'est plus courant en province , les lignes de tramway ou de transport en commun en site propre ont souvent pris en compte la desserte des quartiers en difficulté de leur agglomération.

Voilà ce que je peux répondre à ces questions.

Mme Nicole BRICQ .- Je souhaite avoir des précisions chiffrées pour bien comprendre les sujets dont nous parlons et ne pas rester dans le vague en ce qui concerne trois chiffres que vous avez cités, monsieur le directeur.

Vous avez parlé tout d'abord de 150 projets. Je veux donc comprendre si ce sont des projets enregistrés ou acceptés par l'Anru.

Vous avez ensuite parlé de 80 000 démolitions et 79 000 logements sociaux reconstruits. Je souhaiterais que l'on intègre la notion de calendrier dans ces données brutes, c'est-à-dire qu'on nous dise à quel moment on se situe pour apprécier les démolitions et les reconstructions. S'agit-il de projections, d'hypothèses ou de chiffres réalisés ? Si nous ne disposons pas de ces éléments, nous ne pouvons pas nous comprendre sur les masses.

J'ai par ailleurs une question précise à vous poser sur les démolitions-reconstructions, sachant que vous avez commencé à répondre sur le relogement. Le mécanisme de l'Anru dont vous nous avez vanté les qualités, dans le bon sens du terme, permet-il de réduire le délai de latence qui existe entre les opérations de démolition et de reconstruction par rapport aux opérations qui ont été déjà lancées avant l'Anru, c'est-à-dire depuis 1990 ? Le mécanisme de l'Anru permet-il d'accélérer ces délais et avez-vous quantifié cette amélioration ou allez-vous le faire ?

En effet, j'ai constaté d'importants effets pervers pour ces temps de latence : sur un même quartier de la ville de Meaux  une ville que je connais bien et dans laquelle la première opération de démolition a été lancée en 1990 , on assiste finalement à de grandes opérations tiroirs (c'est l'effet pervers que vous avez dénoncé, monsieur le Directeur). On transplante les populations dans des immeubles dont on dit qu'ils vont être réhabilités et, finalement, on les démolit. Je connais des gens qui sont contraints de déménager à l'intérieur d'un même quartier, parce que, à chaque fois, on démolit leur immeuble.

Plus le temps passe, plus on rencontre ce type de situation. Je voudrais donc avoir une réponse sur cette notion de rapidité. L'Anru permet-elle d'accélérer ces relogements ?

Quant au relogement lui-même, je pense qu'il serait bon d'arriver à un suivi personnalisé car vous devez en connaître l'un des effets pervers. Vous avez dit que cela s'appréciait au niveau d'une agglomération. Or, dans mon département de Seine-et-Marne, du fait des opérations massives de démolition, l'arbitraire préfectoral aboutit au fait que l'on reloge les gens non pas dans l'agglomération mais dans d'autres communes qui ne font pas partie des politiques aidées par l'Anru, mais qui font quand même un effort de construction de logements mixtes avec du logement social et qui, pour arriver aux 20 % de la loi SRU, ou même pour aller au-delà, n'ont pas la maîtrise de la population bénéficiant du logement social. On arrive ainsi à recréer ailleurs les phénomènes que l'on veut régler.

Nous sommes donc dans une politique de « sapeur Camembert », qui déplace le problème alors que les communes sont de bonne volonté pour faire du logement diversifié, notamment grâce à l'accession ou au PLS. C'est l'un des effets des opérations massives de démolition.

Vous avez dit que 50 % étaient relogés, mais c'est bien la raison pour laquelle le suivi individualisé est très important car il faut pouvoir aussi mesurer  je pèse mes mots  le pourcentage d'évaporation des populations et des suivis familiaux et personnalisés.

M. Jean-Paul ALDUY .- Je vais vous apporter une réponse générale avant d'entrer dans les détails. Je tiens à vous rappeler tout d'abord que l'agence n'a que 62 personnes. Ne lui demandez donc pas d'être capable de vérifier chacun des relogements des 85 000 logements qui vont être démolis. C'est d'ailleurs la volonté du législateur, qui a dit qu'il ne voulait pas d'une grande machine étatique qui ferait de la recentralisation, de la bureaucratie ou de la technocratie. Il a souhaité avoir une agence légère, centrée sur des missions et des conditions nécessaires, mais non pas suffisantes, comme la sécurité et l'ampleur des moyens financiers sur cinq ans. Pour le reste, il appartient aux collectivités locales et aux bailleurs sociaux sur le terrain d'assumer leurs responsabilités.

Mme Nicole BRICQ .- Pourquoi pas aussi aux préfets ?

M. Jean-Paul ALDUY .- Excusez-moi, mais il faut bien considérer la loi aujourd'hui. Il a été demandé que les compétences soient transférées aux communautés d'agglomération et ce donc les présidents d'agglomération, et non plus les préfets, qui sont compétents. Personnellement, je suis président d'agglomération, j'ai la compétence du logement, c'est moi qui délivre les agréments d'opérations et le préfet n'a que son contingent de 20 %.

J'insiste vraiment sur ce point. Il n'y a que 60 personnes dans l'Agence pour gérer au total 30 milliards d'euros de travaux. Le but est donc de créer les conditions nécessaires, sachant qu'ensuite, sur le terrain, il faut fabriquer les conditions suffisantes.

Il me semble que c'est la grande innovation. Je suis convaincu que cela va nous obliger tous et toutes à modifier nos comportements. Alors qu'auparavant, les maires refusaient la notion même de logement social sur leur commune, maintenant que nous avons la délégation de compétences, le PLH, les PLU « mixité sociale » et l'Anru, on peut discuter. Nous constatons d'ailleurs que le comportement est complètement différent.

Hier, les bailleurs sociaux ne savaient même pas s'ils auraient le financement dans les années suivantes et ils devaient donc bricoler les relogements. Désormais, il est possible que, la première année, ils bricolent encore parce qu'il faut enclencher la mécanique, mais, dès la deuxième année, le flux des constructions nouvelles va être complètement programmé et maîtrisé puisque les financements sont présignés et sécurisés.

Par conséquent, cette condition nécessaire que sont les financements sécurisés à un autre niveau va permettre, là aussi, des comportements très différents dans le relogement, notamment dans les communes qui se trouvent dans la périphérie de celles où tout est concentré. De même, le préfet va avoir un rôle complètement différent puisqu'il deviendra partenaire des collectivités locales dans la gestion du logement social. La notion de partenaire rejoint celle de la co-responsabilité alors qu'auparavant, il y avait un responsable et que le maire ne pouvait que protester pour avoir ses PLAI.

Je vous donne un deuxième exemple. Quand on amène l'argent, on nous parle de 5 % des heures travaillées. C'est une condition nécessaire, mais elle n'est pas insuffisante. Si, sur place, il n'y a pas une maison de l'emploi ou quelque chose d'équivalent, qui va faire le travail pour mettre en oeuvre la charte, réunir les chefs d'entreprise et sélectionner les jeunes qui peuvent être embauchés immédiatement ou ceux qu'il faut enclencher dans des procédures d'accompagnement tels que les PLIE ? Faute de tous ces instruments, il n'y a pas de résultat.

Dans la charte, nous imposons un objectif en tenant compte des financements que nous apportons. Nous revenons ensuite deux ans plus tard et si nous découvrons qu'il n'y a que deux emplois et que cela ne représente que 0,05 % des heures travaillées, nous disons à nos partenaires que nous avons fait l'effort de mettre 50 millions d'euros (et non pas 500 000) et que, puisqu'ils ne sont pas en capacité de gérer cette convention et d'honorer leurs engagements, nous sommes obligés de revenir en arrière, ce qui nous permet de récupérer de l'argent qui nous fait défaut sur un certain nombre d'autres opérations qui n'ont pas pu être financées.

Vous avez évoqué également les conventions. Nous parlons ici des conventions signées ; si vous consultez le site Internet de l'Anru, vous trouverez la liste des opérations, le nombre de logements concernés, le nombre de démolitions prévues et le nombre de relogements. A ce jour, dans ces conventions signées, nous avons une prévision de démolition de 80 000 logements et de 79 000 qui doivent être construits en même temps.

Pour l'Anru, c'est une condition nécessaire mais non pas suffisante. Cela dit, elle offre des moyens pour changer les comportements par la sécurité des financements, la charte d'objectif que représentent ces conventions et l'ampleur des financements qui sont aujourd'hui déployés. Le reste n'est pas de sa responsabilité et ce n'est pas avec 62 personnes que nous pouvons refaire tout le dispositif.

M. Philippe VAN DE MAELE .- Je reviens sur ces éléments chiffrés. Nous avons 188 quartiers prioritaires, parmi les 751 zones urbaines sensibles, qui représentent 2,3 millions d'habitants par rapport aux 4,2 millions d'habitants de l'ensemble des zones urbaines sensibles. Les quartiers prioritaires sont donc le coeur de cible du programme de rénovation urbaine.

Sur ces 188 quartiers prioritaires, 134 ont été approuvés par le comité d'engagement. Cette approbation enclenche l'opération. Le conseil d'administration a en effet accepté que, dès que le comité d'engagement s'est positionné, les opérations peuvent démarrer dans l'attente de la signature formelle, qui prend parfois du temps, premièrement, pour finaliser la rédaction de la convention du fait d'un certain nombre de points qui ont été mis dans l'avis du comité d'engagement, deuxièmement, pour faire délibérer tous les signataires (il prend du temps de faire délibérer parfois quatorze ou quinze conseils d'administration concernés) et, troisièmement, pour trouver une date à laquelle le préfet, le maire et tous les signataires peuvent se retrouver.

C'est le comité d'engagement qui enclenche l'opération. A ce stade, 134 quartiers prioritaires ont fait l'objet d'une approbation et ont démarré, et nous en avons 157, soit 23 de plus, qui sont en cours de finalisation d'instruction.

Je parle ici des quartiers prioritaires, parce que, à côté de ceux-ci, d'autres quartiers de moindre dimension ont été présentés par le maire ou le président de l'agglomération et sont intégrés à ces projets. Le coeur de cible étant les quartiers prioritaires, comme l'a rappelé souvent le conseil d'administration, c'est sur eux que nous travaillons actuellement, les autres quartiers répondant soit à une démarche d'agglomération, soit à une démarche de solidarité régionale, dans le cadre de conventions régionales qui font intervenir le partenariat dans le cadre de ce programme et qui cherchent à identifier d'autres sites qui pourraient bénéficier du programme de rénovation urbaine.

Sur le calendrier des constructions/démolitions, j'avoue que je ne me suis pas demandé à quelle date sont prévus les lancements d'opération, mais je vais m'y pencher. Il faut savoir néanmoins qu'actuellement, nous n'avons que des prévisions ou des projets démarrés. Les 80 000 démolitions sont prévues dans toutes ces conventions sur les cinq années à venir, dont environ 10 000 ont été faites d'ores et déjà, même si je n'ai plus le nombre exact en tête. De même, les 79 000 reconstructions de logements sociaux sont étalées dans la durée des conventions et, si je ne me trompe pas, nous avons constaté autant de lancements d'opération de construction que de lancements d'opération de démolition, même si, en termes d'échéancier, il y a toujours un petit décalage parce que la construction prend deux ans ou deux ans et demi après son lancement alors que la démolition est plus rapide. Pour certaines démolitions, les relogements avaient eu lieu bien avant la création de l'agence, mais je n'en ai pas le détail précis.

En tout cas, je vais rechercher le délai moyen car j'avoue ne pas l'avoir. Cela dépend beaucoup des projets. Certains maires insistent pour construire avant et nous soutenons les démarches de ce type, mais cela dépend beaucoup de la densité, de la configuration et de la structuration urbaine des quartiers concernés. Certains quartiers peuvent le faire et non pas d'autres. C'est donc un souci. En tout cas, le conseil d'administration a souhaité pouvoir aller dans ce sens. Nous dépendons de l'opérationnalité des projets au niveau local, qui est idéale pour le relogement et aussi pour la dynamique à faire naître dans les quartiers.

M. Jean-Paul ALDUY .- Quand on peut construire avant, c'est idéal.

Je souhaite revenir sur un point qui a été cité tout à l'heure : les copropriétés dégradées, un sujet très lourd.

Je constate que, lorsque nous n'avions pas les moyens financiers, personne n'avançait. Vous comprenez que le maire qui s'est lancé dans ces copropriétés dégradées sans avoir une quelconque sécurité sur les financements ne faisait que récupérer la patate chaude et ne pouvait pas s'en sortir. Autrement dit, très peu de maires ont pu se lancer dans la réhabilitation des copropriétés dégradées faute de sécurité dans les moyens financiers et de moyens financiers en eux-mêmes. C'est ce qui est arrivé chez moi.

Nous avons oublié de vous parler d'un outil de l'Anru, les plans de sauvegarde qui permettent de réaliser l'expropriation ou, en tout cas, de faire les travaux et d'en imposer le prix aux bailleurs, sachant que, s'ils ne les prennent pas en charge, on peut récupérer le logement. Nous avons donc mis en place des outils qui permettent de le faire et l'Anru complète les financements de l'ANAH pour tout ce qui relève des équipements et des espaces publics, ce qui permet de traiter globalement ces copropriétés dégradées. En effet, si on ne traite que l'habitat, on ne peut pas aller loin et, réciproquement, si on ne s'occupe que des espaces et des équipements publics, on ira encore moins loin.

L'intervention de l'Anru permet de monter des projets de remodelage global de ces copropriétés dégradées. Là encore, les conditions nécessaires sont aujourd'hui réunies, mais elles ne sont pas toujours suffisantes. Encore faut-il qu'un bailleur social ait le courage et la volonté de s'investir sur le sujet et d'avoir les moyens de le faire.

J'ajoute que l'Anru finance la maîtrise d'oeuvre urbaine et sociale (MOUS), qui est très importante dans ces copropriétés dégradées et dont le coût est très élevé. Elle la subventionne à 80 ou 85 %, en tout cas à des taux très élevés, ce qui permet de se doter d'une ingénierie sociale qui va au contact de chaque locataire. Nous avons même réussi à obtenir que, dans certains cas, les locataires fassent de l'auto-réhabilitation encadrée pour les parties intérieures des logements.

Ces copropriétés dégradées font donc l'objet de toute une dynamique et je tiens à insister sur ce point. Cela fait quelques décennies que je travaille sur le secteur et je constate enfin que l'on commence à disposer d'un minimum de moyens pour s'occuper des copropriétés dégradées alors que, jusqu'à présent, c'était vraiment très difficile.

M. André VALLET .- On a souvent évoqué dans cette mission, et on l'a fait encore aujourd'hui, les problèmes de l'Île-de-France, mais l'Île-de-France, ce n'est pas toute la France et je crois que d'autres préoccupations sont exprimées ailleurs. J'aimerais donc poser une question sur la répartition des chiffres qui ont été énoncés.

Sur les 80 000 démolitions dont vous nous avez parlé, monsieur Van de Maele, combien y en a-t-il en province et en Île-de-France ? De même, sur les 188 quartiers prioritaires, combien y en a-t-il en Île-de-France et combien y en a-t-il en province ? J'aimerais que vous nous en donniez le détail car cela peut également nous intéresser.

Par ailleurs, monsieur Alduy, vous avez parlé de cette participation nécessaire de 30 % de la part du département, de la région, de l'EPCI et de la commune et vous avez dit  c'est ce qui m'a interpellé  que ce n'était pas toujours possible. Que se passe-t-il dans ce cas ? J'aimerais que vous nous disiez aussi un mot sur ce point.

Vous avez également évoqué la charte de l'emploi. Pourriez-vous nous donner quelques détails sur ce qui se passe dans ce domaine ? Y a-t-il véritablement des réussites et, dans la mesure où vous avez une vue générale des choses, pouvez-vous dire, sans citer les communes, bien sûr, si cela fonctionne dans un certain nombre de communes en nous expliquant les choses ?

Enfin, vous avez évoqué les maisons à 100 000 euros. J'ai vu dans la presse des reportages qui démontrent qu'il s'agit d'une farce et que ce n'est pas possible. Quelle est votre opinion sur ce point ? Pensez-vous qu'en France, il existe véritablement des quartiers dans lesquels ces maisons sont construites et que l'on va poursuivre dans cette voie ?

M. Jean-Paul ALDUY .- La loi avait donné comme objectif à l'Anru de travailler sur les 180 quartiers prioritaires et, très vite, nous avons vu arriver beaucoup d'autres quartiers. A un moment, nous avons même demandé aux préfets de région de nous indiquer des priorités en leur donnant ce qui nous paraissait un chiffre normal. Ils ont répondu au double. Nous nous sommes donc retrouvés avec ce qu'on a appelé les catégories 2, les catégories 1 étant les 188 de la loi. Le problème, c'est que les financements étaient calibrés pour les catégories 1 et non pas pour les catégories 2.

Ensuite, nous avons vu arriver d'autres projets qui n'étaient ni en catégorie 1, ni en catégorie 2. Nous avons donc été confrontés très vite à un vrai problème financier. L'Anru a été, en quelque sorte, victime de son succès. D'aucuns diraient que, comme c'était le seul guichet où il y avait de l'argent, on a cherché à tout y faire entrer, même des opérations qui auraient pu être traitées avec des prix normaux et qui, pour arriver jusque là, étaient amenées à grossir pour montrer qu'elles étaient au niveau de l'Anru. On ne peut pas nier ces mécanismes pervers. Dans la société de la pénurie, les mécanismes de guichet existent toujours. La faute n'en incombe pas à l'Anru ; c'est de la technique.

Le conseil d'administration a donc cherché une solution. Il a retenu un premier principe : l'impossibilité de modifier les règles du jeu. Nous avons été unanimes sur ce point. En effet, il ne faudrait pas que les derniers soient moins bien servis que les premiers. Nous restons sur la même idée. Si Montfermeil était arrivé dernier, il aurait eu droit à ses 85 % de la même manière. Nous n'allions pas changer les clés de subvention sous prétexte d'un manque d'argent, en mettant une seule couche de tartine alors que les autres avaient beurre et confiture ! Nous avons maintenu les règles.

A partir de là, nous avons cherché à obtenir des subventions supplémentaires et nous avons voté ici même, au Sénat, à deux reprises d'ailleurs, une extension du programme Anru et des financements et les partenaires sociaux ont suivi. Cela veut dire que les 5 milliards du début sont passés à 9,7 milliards. Nous avons donc nettement augmenté les crédits.

Malgré tout, cela ne fonctionne pas. Nous nous sommes donc retournés vers les collectivités, c'est-à-dire en priorité vers les régions et les départements, pour leur dire que, si elles souhaitaient que nous prenions leurs opérations de catégories 2 et 3, il fallait nous aider, parce que cela permettait d'obtenir plus de crédits et de traiter davantage de choses. C'est un raisonnement simple. C'est dans ce cadre qu'est apparue l'idée selon laquelle il fallait au minimum 30 %, parce que, dès que l'on sortait des 30 %, on faisait éclater tous nos équilibres financiers.

Quand ils ne sont pas réunis, nous décidons très souvent d'engager quand même la convention en demandant aux préfets de revenir nous voir six mois ou un an après pour savoir s'ils ont réussi à négocier des mécanismes nouveaux avec les régions et les départements et en estimant que la mécanique enclenchée sur le terrain devrait entraîner une dynamique politique consensuelle. On s'aperçoit en effet que, très souvent, il se pose des problèmes de personnes et de politique locale.

Nous avions donc pensé que cela pourrait avancer. Malheureusement, nous avons été un peu déçus à cet égard, encore que, depuis peu de temps, le mécanisme avance, puisque la région Nord/Pas-de-Calais signe une convention, de même que la région Bretagne et la région Rhône-Alpes, et que nous avons bien avancé avec la région Île-de-France. Nous avons donc maintenant des mécanismes intéressants.

M. Thierry REPENTIN .- Et la Septimanie ?

M. Jean-Paul ALDUY .- Dans la région Languedoc-Roussillon, les choses sont également en train d'évoluer dans le bon sens. Les plus réticents me semblent être l'Aquitaine, Midi-Pyrénées....

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- ...et la Picardie !

M. Jean-Paul ALDUY .- Il est vrai qu'en Picardie, ce n'est pas parfait non plus.

Voilà pourquoi nous sommes restés très souples. Il nous appartient à tous de convaincre les responsables politiques locaux des régions et départements qu'il s'agit là de la crise urbaine, que le pacte républicain est en cause et que nous devons tous être solidaires dans cette affaire. On ne peut pas dire que seul l'Etat et le maire peuvent intervenir. Laisser le maire et l'Etat seuls dans un mécanisme pareil, c'est fuir ses responsabilités.

Je comprends tout à fait que le mécanisme de la décentralisation ait amené des transferts de charges, mais nous sommes sur une exigence telle que tout le monde est obligé d'avancer sur le sujet.

J'en viens aux maisons à 100 000 euros. Il s'en fait et certaines sont même terminées. Il faut être clair : si on ne sépare pas le prix du foncier du prix de la construction, on n'arrive jamais aux 100 000 euros. Il n'y a pas de miracle : la maison à 100 000 euros est une maison normale dont le taux de TVA est à 5,5 % (c'est-à-dire qu'on a déjà gagné 15 %) et dont le foncier est quasiment gratuit, soit parce qu'il s'agit du terrain des quartiers, soit parce que la commune le porte gratuitement, soit parce qu'on fait un bail emphytéotique, auquel cas la personne paiera la maison dans un premier temps et, quinze ans après, il commencera à payer le terrain. Il n'y a pas de miracle : on ne sait pas construire une maison correcte à moins de 80 000 euros. Si on n'a retiré ni la TVA, ni le foncier, cela veut dire qu'on aura enlevé la toiture !

L'idée était de démontrer que c'était une exigence politique. En effet, si nous ne sommes pas capables d'amener de l'accession sociale et de l'accession à la propriété dans ces quartiers, nous n'aurons pas de mixité sociale ni d'intégration de ces quartiers dans le reste de la cité. Le fait de pouvoir dire que, dans tel quartier, il y a des propriétaires de petites maisons ou d'appartements sur du R+1 ou du R+2 permet de changer l'image du quartier et de créer des processus de parcours résidentiel complètement nouveaux, y compris parmi les ménages de ces quartiers. Certains de ces ménages, du moins dans ma ville, sont prioritaires dans les maisons à 100 000 euros, et je découvre qu'ils sont nombreux, dans les quartiers eux-mêmes, à trouver les moyens de passer à l'accession sociale.

Au passage, je précise que 100 000 euros correspondent à 500 euros par mois et que, si on a l'APL, cela fait 250 euros par mois. Nous avons donc des niveaux de remboursement par mois qui ne sont pas très différents des loyers dans les logements locatifs sociaux. En outre, cela permet de mettre en place un mécanisme différent d'appropriation collective du bâti et cela allège le poids qui pèse sur les organismes sociaux. Pour un OPAC ou un office d'HLM, le fait qu'une partie de sa population part en accession lui coûte moins cher que de garder tout le poids de l'entretien de l'habitat et du locatif social.

J'en viens aux chartes de l'emploi. Certains exemples montrent que cela fonctionne très bien, mais, là non plus, il n'y a pas de miracle : il faut faire tout un travail en amont, avec des PLIE et des sortes de maisons de l'emploi. J'ai créé une maison de l'emploi chez moi, mais, dans d'autres endroits, il y avait déjà des choses équivalentes. Lorsque le travail en amont est fait, cela fonctionne. Sinon, il ne faut pas se faire d'illusions : ce n'est pas d'un coup de baguette magique que l'on est capable de rapprocher l'offre et la demande de ces chantiers. L'Anru est une sorte de mécanisme accélérateur d'éléments qui existent déjà en matière d'emploi, mais s'ils ne sont pas en place, l'Anru ne pourra pas accélérer le dispositif.

M. Philippe VAN DE MAELE .- Je commencerai par compléter la réponse de notre président sur l'emploi en précisant que nous lançons actuellement l'évaluation de la déclinaison locale de ces chartes nationales. Il est encore trop tôt pour en avoir l'analyse, les chantiers ayant souvent démarré assez tard, mais il sera très intéressant d'en examiner les résultats.

Je reviens par ailleurs sur les chiffres. Sur les 188 quartiers prioritaires, nous en avons de mémoire entre 50 et 60 en Île-de-France, soit un tiers, le reste étant réparti sur l'ensemble du territoire national, avec des proportions néanmoins un peu plus importantes dans les régions Rhône-Alpes, Paca et Nord/Pas-de-Calais. Je n'ai pas les chiffres sur la partie démolitions-constructions, mais ils doivent refléter cette proportion. Je pourrai les obtenir si vous le souhaitez.

Il me restait également à répondre à la question concernant la règle du un pour un. Il faut savoir que cette règle n'existait pas auparavant. En cas de démolitions, les reconstructions n'étaient pas obligatoires. Il était parfois prévu des opérations de PLUS-CD, mais elles n'étaient pas obligatoirement demandées dans le cadre de la démolition et, de fait, elles ne servaient pas toujours au relogement. Cette règle n'existait donc pas.

Suite à l'engagement qu'a pris Jean-Louis Borloo lorsqu'il a signé le contrat HLM de Lyon, le conseil d'administration a affiné cette règle du un pour un en rappelant qu'il s'agit bien de PLUS-CD et de PLAI et non pas de PLS. Effectivement, les PLUS-CD existaient auparavant, mais cette clause du un pour un n'a jamais fait l'objet d'un suivi.

Enfin, je reviens sur les financements de 30 %. Dès lors que, s'agissant d'un quartier prioritaire, il est impératif de faire l'opération et que nous n'arrivons pas à un financement de 30 % parce que les collectivités sont en grande difficulté, le dossier est soumis au conseil d'administration qui en apprécie le bien-fondé. Certains dossiers sont effectivement passés avec moins de 30 %. Le problème se pose quand il s'agit d'autres sites sur lesquels on demande à l'Anru d'intervenir et pour lesquels la solidarité locale n'est pas réunie. Il est difficile de faire appel à la solidarité nationale si, sur les priorités régionales, les collectivités locales ne participent pas. La difficulté est là actuellement.

Entre l'été 2004 et l'été 2005, je pense avoir rencontré, avec mon adjoint, tous les présidents de région ou leurs vice-présidents concernés pour leur proposer un partenariat et j'ai constaté que nous avancions, même si cela reste lent et difficile. Effectivement, les régions Nord/Pas-de-Calais, Rhône-Alpes, Bretagne, Bourgogne, Basse-Normandie et Auvergne ont répondu et nous sommes en train de finaliser des conventions.

Certaines ne souhaitent pas intervenir en avançant le principe selon lequel cela ne fait pas partie de leurs compétences. Dans certains cas également, des régions n'interviennent pas du tout sur les quartiers prioritaires au niveau national, alors que ce sont vraiment les priorités de la nation, et se contentent d'intervenir sur d'autres quartiers où elles arrivent à mettre des crédits régionaux pour arriver aux 30 %.

Ce sont des difficultés particulières, mais, globalement, il est vrai que c'est assez long. Nous les avons saisies très tôt, suite aux dernières élections, et le conseil d'administration a décidé de démarrer les projets sans attendre, pour ne pas les retarder. Il a été demandé une clause de revoyure qui, pour l'instant, n'a pas eu les résultats escomptés par le conseil d'administration.

M. Alain DUFAUT .- Pour rester dans la logique de la province et sortir des spécificités de la couronne parisienne, je souhaite évoquer le cas d'Avignon, que je connais bien puisque j'ai quasiment 25 ans d'expérience sur le terrain, et en particulier un quartier prioritaire très difficile : le quartier Monclar.

M. Jean-Paul ALDUY .- Des démolitions y ont été faites il y a quinze ou vingt ans.

M. Alain DUFAUT .- J'ai été élu conseiller général en 1982 et j'ai monté tous les dossiers de démolition, notamment ceux des ensembles Champfleury, La Croix des Oiseaux et Guillaume Apollinaire. En à peine 25 ans, nous avons réussi à démolir 1 500 logements en quatre fois sur trois quartiers différents.

Il est vrai qu'à chaque fois, cela a été très fort. Psychologiquement, les habitants du quartier avaient le sentiment que nous voulions vraiment sortir de la logique du ghetto en pratiquant la dédensification, une logique pour laquelle je me suis battu. Il est vrai que la logique du un pour un n'a pas été respectée et que, sur 1 500 logements, nous avons dû en reconstruire 500 avec du petit collectif et du lotissement, soit 30 % seulement, mais nous avons réussi à donner une autre image à ces quartiers. Sur trois des opérations, nous avons réussi à inverser complètement la logique et ce sont maintenant des quartiers qui revivent.

En revanche, sur Monclar, c'est beaucoup plus difficile : ce quartier de 6 000 habitants est un vrai ghetto et c'est très dur. Nous avons réussi à y démolir environ 600 logements et nous en avons reconstruit une centaine.

Il est vrai que deux difficultés caractérisent ces opérations : la première touche aux financements (le président a évoqué le coût prohibitif de ces opérations) et la deuxième est le délai que nécessite le montage du dossier. Pour les élus qui suivent ces dossiers du début à la fin, le travail est pharaonique à cause de toutes les réunions qu'il faut faire. A chaque fois, il faut cinq ans pour des gros dossiers de démolition de tours de quatre cents logements. Ce sont cinq années perdues. Le seul avantage que l'on y trouve, c'est que cela permet aux gens qui habitent les tours de partir avant l'opération, si bien qu'au moment où on appuie sur le bouton, plus personne n'y habite et on n'a plus à se poser la question du relogement des habitants. Il est vrai que la dispersion s'est assez bien passée, non seulement sur la seule agglomération mais sur la périphérie de la ville.

Maintenant, dans la logique du un pour un, nous tombons sur un vrai problème. J'ajoute que nous avons une communauté d'agglomération qui, dans son périmètre, ne correspond pas à la logique du bassin de vie et qu'Avignon, à l'embouchure du Rhône et de la Durance, est à cheval sur trois départements et deux régions dont les programmes sont différents et dont les préfets compliquent tout. Il est bien difficile, dans ces conditions, de décider d'une bonne répartition du logement social sur la globalité du bassin de vie.

C'est sur ce point qu'il faut absolument trouver des solutions. La communauté d'agglomération fait des efforts pour bien répartir ces logements sociaux à chaque fois que l'on fait des démolitions, sachant qu'Avignon focalise 36 % de logements sociaux sur la globalité de son parc, ce qui est énorme, que nous avons 250 000 habitants sur quinze kilomètres de périphérie immédiate  tout est construit , aussi bien dans le Gard que dans les Bouches-du-Rhône ou le Vaucluse, et que certaines villes n'ont pas de logements sociaux mais sont en dehors de la communauté d'agglomération. Il faudrait trouver des parades à cette situation, parce que nous ne pouvons pas indéfiniment nous concentrer sur ce qui ne correspond qu'à une partie du bassin de vie de l'agglomération. Il faudrait réfléchir à ce sujet sur le plan législatif.

M. Jean-Paul ALDUY .- Le cas d'Avignon est vraiment particulier avec ses deux régions et ses trois départements. Il faudrait une loi spécifique.

M. Thierry REPENTIN .- Je voudrais poser une question sur l'environnement de l'Anru, en partant du postulat qu'elle remplit complètement sa mission par rapport au rôle qui lui a été déterminé par la loi, puisque vous ne faites qu'appliquer la volonté du législateur.

Avant de poser ma question, je souhaite revenir sur une difficulté que vous avez soulevée : le dogme de la démolition. Que vous le vouliez ou non  vous l'avez d'ailleurs dit vous-même, monsieur le Président , il apparaît dans toutes nos auditions que tout le monde perçoit l'Anru comme un outil, un guichet accompagnant une collectivité locale dès lors qu'il y a un projet de démolition. Peut-être faut-il se remémorer l'esprit dans lequel a été fait cet outil à l'époque, avec un objectif de 200 000 démolitions qui apparaît comme un enjeu lié intrinsèquement à l'outil de l'Anru, mais c'est un constat et on en pense ensuite ce que l'on veut.

Sur le contenu, vous avez maintenant environ deux ans d'expérience sur l'Anru. Vous dites qu'elle n'est qu'un outil parmi d'autres actions qui sont portées par d'autres et que le succès de la politique de la ville portée en partie par l'Anru ou son échec seront non seulement le succès ou l'échec de l'Anru mais aussi ceux des politiques de la ville.

Avec votre expérience et l'analyse professionnelle que vous avez acquise au cours de ces deux années, à quelles difficultés vous êtes-vous confrontés et vous confrontez-vous aujourd'hui pour que le projet dans lequel s'inscrit l'Anru soit complet et non pas simplement urbain et architectural ? Vous nous avez parlé de ce qu'il comportait : les services, les écoles, les gymnases, l'aspect culturel et les démolitions/reconstructions (ou reconstructions/démolitions), mais il reste tous les autres aspects du quotidien que vous voyez moins.

Faut-il à l'avenir qu'à un moment ou un autre, nous ayons une présentation du projet dans son tout ? Cela poserait la difficulté  mais peut-être n'en est-ce pas une  de la création d'une nouvelle agence nationale de cohésion sociale. Comment va-t-elle fonctionner ? Faut-il aller vers une fusion de ces deux outils pour que, à un moment ou à un autre, sur les 150 projets et sur ceux qui vont arriver ensuite, nous ayons une vraie perception du tout, la partie hard et la partie soft , c'est-à-dire le projet humain et le projet urbain ? Cela amènera peut-être l'Etat à se poser la question de la pérennité de certaines administrations centrales.

J'aimerais savoir comment vous vivez au quotidien avec celles-ci, sans en citer une en particulier, mais en rappelant que nous avons eu l'occasion d'en auditionner une. Nous avons le sentiment qu'il y a plusieurs gouvernances et qu'il manque peut-être une gouvernance unique. Est-ce à travers un guichet pluriannuel qui, pour les élus, a un certain intérêt parce qu'ils voient l'avenir sur plusieurs années ? Nous avons le sentiment que tout cela manque de maillage, mais c'est une analyse personnelle et je ne porte pas de jugement sur le fonctionnement de l'Anru mais plutôt sur son environnement.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Tout d'abord, je partage tout à fait ce qui a été dit par Jean-Paul Alduy, ce qui me permet de ne plus dire grand-chose après lui, parce qu'il parle beaucoup. Je tiens aussi à faire remarquer que, si tous les organismes qui ont été créés depuis quinze ans avaient eu la même efficacité que l'Anru en deux ans, nous ne serions peut-être pas là aujourd'hui.

Cela dit, je souhaiterais que Jean-Paul Alduy, quand il parle de l'environnement des mesures qui ont été prises, puisse revenir sur les zones franches urbaines dont il n'a pas parlé beaucoup, car l'emploi est au coeur de la politique de la ville et que c'est tout cela qui nous permettra de gagner notre pari sur les quartiers en difficulté. En effet, après ce qui s'est passé encore cette nuit, nous ne savons pas ce qui va se passer la nuit prochaine ni dans les nuits à venir : cela peut être très grave. Les problèmes doivent donc être pris à bras le corps.

Pour répondre à ce que disait Thierry Repentin, je pense que, si on veut trop charger la barque de l'Anru, on risque et de lui faire perdre son efficacité. L'Anru est efficace parce qu'elle est totalement spécialisée et qu'elle a une équipe commando de 62 personnes. Ne demandons pas à l'Anru de faire des statistiques ou des chiffres. Ce n'est pas son boulot ! Il vaut bien mieux qu'elle le fasse faire par d'autres qui sont payés pour cela. L'Anru doit s'intéresser à nos quartiers en difficulté.

Au départ de la création de l'Anru  on juge toujours les choses au travers des dossiers que l'on dépose , j'ai été quelque peu agacé par ce que je pensais être la complexité de l'Anru. Or j'en reviens tous les jours. Dans ma propre ville (je ne parle que de celle que je connais), plus on demande aux élus locaux de réfléchir à la stratégie de développement de la ville, plus on a de chances de faire du développement urbain harmonieux.

Au départ, les premiers dossiers qui ont été traités par l'Anru étaient forcément déjà instruits et il suffisait de prendre des dossiers qui étaient prêts. En revanche, lorsque, dans toutes les villes  comme cela a été dit tout à l'heure, la France n'est pas l'Île-de-France , nous avons été confrontés à la présentation des programmes, j'ai été frappé par la pauvreté, en matière d'ingénierie, de nos collectivités territoriales, des bailleurs sociaux et des DDE, qui freinaient des quatre fers pour que l'Anru ne fonctionne pas. Je vous le répète car je l'ai déjà dit et écrit. Faire réfléchir aujourd'hui autour du développement urbain de la ville est l'une des seules solutions pour gagner la bataille des quartiers en difficulté.

En effet, à quoi sert-il de traiter un seul quartier si on ne traite pas les problèmes de transports urbains ou de coupures urbaines et les vrais problèmes qui ont amené à la dégradation des quartiers ? Il ne faut pas être laxiste ni céder à la pression que nous vous mettons en vous demandant d'être plus souples dans la présentation des dossiers. Il faut être rigoureux sur ces dossiers et ne pas céder à la facilité.

J'en viens à un deuxième point sur lequel il faudra intervenir sur le plan législatif : il va falloir régler une fois pour toutes le problème de la participation des régions. Au cours des négociations qui sont menées, un président de conseil régional qui souhaite que le dossier Anru passe dans sa ville pourra tout promettre, mais quand nous instruisons un dossier (je cite en l'occurrence le cas de la Picardie), on nous dit qu'il n'en est pas question, que ce n'est pas dans les compétences de la région et que l'opération ne pourra être financée que dans le cadre des politiques classiques de la région. Il en est de même pour le département de l'Aisne. Je suis l'une des communes les plus pauvres de France et je suis incapable de vous apporter 30 % de financement dans les opérations que je monte.

Soyons cohérents : si on abandonne totalement l'intervention des régions et des départements, il faut avoir le courage de voter des sommes supplémentaires à l'Anru et de dire clairement que les régions ne veulent pas participer.

Voilà un point important, parce que certains dossiers vont être bloqués faute de décisions des régions et des départements. Pour ma part, j'ai un dossier qui traîne depuis deux ans parce que la région ne veut pas donner de réponse, avec tout ce que cela comporte.

Enfin, j'aimerais que nous puissions mener une réflexion sur les propositions que nous sommes amenés à faire. L'Anru doit certainement nous y aider. Nous devrons être imaginatifs et faire des propositions très concrètes et très fortes sur les copropriétés dégradées. En effet, si nous ne réglons pas ce problème d'une façon ou d'une autre  nous avons vu ce qui s'est passé en Seine-Saint-Denis et ailleurs , nous aurons beau faire tout ce que nous voulons dans les autres quartiers, nous n'arriverons pas à régler ce drame des copropriétés dégradées dans toutes les grandes villes et non pas seulement en Seine-Saint-Denis.

Voilà les trois points sur lesquels je souhaitais insister. Peut-être pourriez-vous nous apporter, aujourd'hui ou plus tard, un éclairage supplémentaire sur ces problèmes de copropriétés dégradées.

M. Philippe DALLIER .- Je souhaite revenir en un mot sur les dossiers classés en priorité 2. Il se trouve que je mène en ce moment une mission de contrôle sur l'Anru pour la commission des finances et que nous avons vu un certain nombre de sites de ce type. On peut tout à fait comprendre que, lorsqu'on part non pas de rien mais d'éléments beaucoup moins aboutis que ce qui se passe sur les quartiers dans lesquels la politique de la ville est en place depuis plus de vingt ans, il est plus difficile de démarrer. Malgré tout, un certain nombre d'élus se plaignent du nombre d'allers-retours, des nombreuses demandes de précision et de la lenteur de la mécanique. Je me demande donc si on ne pèche pas un peu en matière de communication.

Quand on demande aux élus, qui ont tendance à dire ce qu'ils ressentent, quelles sont les raisons de ces difficultés, ils répondent qu'ils l'ignorent. S'il s'agit de problèmes de financement, ce qui se vérifie dans certaines villes, il faudrait jouer la plus complète transparence et finir par le dire. Nous avons du mal à nous expliquer les raisons du blocage d'un certain nombre de dossiers. Par conséquent, il serait bon de faire un point sur les dossiers en instruction depuis un certain nombre de mois afin de comprendre précisément les raisons de ces blocages.

Enfin, je rejoins totalement ce qu'a dit Pierre André sur ce qui a été fait en deux ans dans les quartiers prioritaires : ce n'est pas rien et je vous tire mon chapeau.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous demande de répondre maintenant à l'ensemble des questions.

M. Jean-Paul ALDUY .- Nous n'aurons pas forcément la même analyse, mais cela fait partie de la diversité.

Premièrement, l'Anru est une formidable machine à réformer l'Etat. Cela a été fait parce que sa mécanique impose de mener des négociations très délicates avec le ministère du budget puisque nous nous engageons sur cinq ans. Cela implique la mise en place d'une véritable usine à gaz pour suivre pratiquement au jour le jour les besoins de financement de l'Agence. Ce sera un mécanisme expérimental et pilote.

Deuxièmement, il est vrai que cela perturbe les DDE et les secrétaires généraux. Dans certains endroits, la perturbation est positive alors que, dans d'autres, elle est négative. Je réponds à Thierry Repentin sur ce point : la réforme de l'Etat s'engage de manière chaotique et nous en payons en fait le tribut. Lorsque Philippe Van de Maele, qui attend un an pour avoir la circulaire sur le logement social, obtient un document très épais, cela ne nous arrange pas vraiment.

La première difficulté, c'est donc que la réforme de l'Etat n'est pas menée en concomitance avec l'innovation très importante  je la trouve exceptionnelle  que représente l'Anru dans les mécanismes de décision de l'Etat.

Par exemple, Jean-Louis Borloo nous demande de voir comment nous pourrions envoyer 10 %, comme l'Europe, après quoi nous pourrions suivre les résultats de la consommation, alors qu'en l'occurrence, il faut mettre en place des prêts et des petits arrêtés de subvention. Il s'agirait de mettre en place un mécanisme grâce auquel on fait confiance aux maires dès lors que la convention a été signée, en décentralisant 10, 15 ou 20 % du montant de la subvention. Ce sont des énormes innovations pour la commission des finances. En France, on a tellement l'habitude de tout attacher avec des élastiques multiples que ce ne sont pas des choses faciles à faire admettre.

Autrement dit, les réformes de l'Etat, des procédures de financement, de l'organisation territoriale et des compétences ne sont pas au rendez-vous. C'est ce qui a expliqué les difficultés de l'Anru à consommer les crédits au départ : il a fallu former nos interlocuteurs locaux à nos procédures. Certains maires, dont je fais partie, n'ont pas compris ce qui leur arrivait parce qu'il ne voyait pas arriver un centime alors qu'ils avaient déjà enclenché les opérations.

Je citerai une deuxième grosse difficulté : le fait qu'en France, on sous-estime encore l'investissement dans l'ingénierie, qu'il s'agisse des communes ou des bailleurs sociaux. Auparavant, on avait l'habitude de faire deux ou trois conventions de partenaires par an : on faisait travailler un urbaniste, on mettait un peu de couleur, on empaquetait le tout et on faisait une belle signature devant la presse locale.

Désormais, les financements sont engagés pour cinq ans : on entre dans les détails opération par opération et les financements sont mis en place année par année, ce qui prend du temps et ce qui demande de l'ingénierie qui n'est pas toujours au rendez-vous. Certaines communes du sud que je ne citerai pas ont même fait l'objet d'un examen à trois reprises par le conseil d'administration parce que, visiblement, il n'y avait pas de maîtrise d'ouvrage en face. Il en est de même chez les bailleurs sociaux qui ont été amenés à faire une école de maîtrise d'ouvrage pour compléter les formations.

Dès lors que l'on s'engage sur cinq ans, il nous faut une très forte ingénierie capable de maîtriser ces dossiers. C'est la deuxième difficulté.

La troisième difficulté a trait aux mécanismes régionaux, dont on a beaucoup parlé. Je considère que le couple constitué par l'agglomération et la région devrait faire l'objet d'une attention particulière. Nous avons désormais des contrats de projet à défaut de contrats de plan. Le Plan est mort, la DATAR est morte, les contrats de plan sont morts et les crédits se sont évaporés dans la LOLF. Il faut donc rebâtir le mécanisme et je pense que nous pourrons le faire à partir du maillon que constituent la région et l'agglomération. De cette façon, lorsqu'on élaborera des conventions entre des régions et des agglomérations sur un certain nombre de chapitres, on ne pourra que traiter les questions de remodelage urbain. Aujourd'hui, les régions ne veulent pas mettre le doigt dans l'urbain ou ne le font que de manière très ponctuelle.

Si le maillon région/agglomération fonctionnait, cela permettrait à l'Anru d'être beaucoup plus efficace.

La quatrième difficulté est liée aux aspects sociaux. Thierry Repentin a été très modeste dans sa question, car il le dit  et il a raison  de façon beaucoup plus vigoureuse d'habitude.

Enfin, nous avions un désaccord : j'étais partisan de n'avoir qu'une seule agence alors que, Philippe Van de Maele  et je le comprends, parce que c'est suffisamment difficile comme cela  est plutôt pour la solution inverse, et il a certainement raison. Cependant, qu'on le veuille ou non, cela pose problème. En effet, pour peu que les choses ne se coordonnent pas, cela va être délicat, d'autant que nous avions déjà mis une partie du social dans les conventions. Comment cela va-t-il s'articuler avec les contrats d'urbanisme et de cohésion sociale (CUCS) que va mettre en place la nouvelle agence ?

En France, c'est le département qui assume la plus large part du domaine social. Or, comme les départements sont très peu associés aux projets Anru dans la plupart des cas, à part quelques exceptions qui confirment la règle, je me demande comment va pouvoir fonctionner le quadrilatère que forment la nouvelle agence, le département, l'EPCI/ville et l'Anru pour faire en sorte que l'humain soit au rendez-vous de la modification de l'urbain.

Il reste la priorité des priorités que constitue la réussite éducative, dont nous n'avons presque pas parlé, pour briser le cercle infernal de l'exclusion sociale.

Je terminerai par la bataille de l'emploi, qui est le problème numéro 1. L'Anru a fait son travail, mais je ne suis pas certain que, sur le terrain, nous soyons en ordre de bataille. Je n'ose même pas vous dire que, chez moi, nous risquons de devoir fermer une maison de l'emploi pour la première fois en France. En effet, nous avons cru en la parole de l'Etat  je n'étais pas mal placé pour l'entendre , nous nous sommes lancés dans une maison de l'emploi qui a été créée très vite et qui a été opérationnelle dès le 1 er novembre, et comme il n'y avait pas un sou, c'est la communauté d'agglomération qui a tout payé. Au début de l'année 2006, l'appareil d'Etat a repris le pouvoir et il a commencé à mettre des virgules dans toute la convention de la maison de l'emploi, à tel point qu'au moment où je vous parle, la convention n'est toujours pas signée et que nous avons épuisé les crédits de la communauté d'agglomération qui s'était engagée : il doit rester 8 000 euros en caisse, c'est-à-dire que nous ne pourrons même pas payer les salaires à la fin du mois.

Quand on en est à un tel stade dans la politique de l'emploi, il ne peut pas y avoir de miracle. On met le paquet, on y croit, l'agglomération paie le bâtiment à 80 % et met 300 000 ou 400 000 euros dans le fonctionnement bien que cela ne soit pas dans ses compétences, le département et la région n'apportent rien, la mairie, la CAF, l'ANPE et les ASSEDIC sont présents et, huit mois plus tard, alors que nous avons beaucoup travaillé et que rencontré tous les jeunes des quartiers avec l'ANPE, il faut six mois pour obtenir la signature au niveau national, et ce n'est toujours pas signé.

Je termine sur ce point pour vous dire que la situation n'est peut-être pas désespérée, mais qu'elle est grave et qu'il faut une sacrée dose d'enthousiasme pour continuer à avancer !

M. Philippe VAN DE MAELE .- Sur l'environnement, deux remarques me viennent à l'esprit.

La première a trait à cette notion de démolition. Je souffre beaucoup de cette image selon laquelle nous serions là pour démolir parce que cela n'a jamais été l'esprit de l'Anru. Même si je suis persuadé que, dans beaucoup de cas, il faut des démolitions, il n'a jamais été question de faire un programme de démolitions. Nous avons pâti de l'aspect emblématique, visuel, voire télévisuel des démolitions. C'est sans doute ce qui a amené les gens à associer cette image à notre démarche.

Je me souviens d'une visite que j'ai faite sur un quartier  j'ai la chance de visiter tous les quartiers de France  où un maire m'a dit qu'il avait prévu de démolir les logements à tel endroit. Comme je lui en ai demandé la raison, il m'a répondu : « On m'a dit qu'il fallait démolir pour avoir le soutien de l'agence ». Je lui ai alors indiqué qu'il n'y avait aucune raison objective de démolir la partie qu'il me désignait mais qu'en revanche, cela pouvait être justifié pour une certaine voirie sous un porche. C'est vraiment ancré dans l'esprit des gens et cela me touche beaucoup parce que cela n'a jamais été notre objectif.

Il fallait effectivement débloquer cette notion de démolition qui était taboue dans l'esprit des gens et de l'administration de l'Etat, et il est vrai que cela s'est inversé.

Ma deuxième remarque porte sur les programmes de rénovation urbaine. Quand un projet démarre, il se crée une vraie dynamique parce que les gens se disent que, cette fois, il se passe quelque chose. J'étais persuadé que, lors de l'élaboration de ces projets, nous aurions utilisé au niveau local cet outil de réflexion sur la rénovation urbaine pour affiner et développer l'aspect social. Nous avons mis des clauses pour permettre justement de travailler, au niveau local, sur les mesures d'accompagnement qui peuvent être prises, notamment à l'école, mais il est vrai que cela n'a pas atteint la hauteur de ce que j'imaginais.

A cet égard, je rejoins le président André sur ce point : je ne pense pas que nous soyons à même de gérer cet aspect. Nous avons sensibilisé les gens, nous avons mis des clauses et apporté des explications en parallèle, mais l'agence travaille beaucoup avec des urbanistes, des bailleurs et des ingénieurs et je ne suis pas sûr que nous soyons les plus à même de juger de la qualité d'un projet social qui serait fait en parallèle. Je pense donc qu'il ne faut pas que la même agence assume cette tâche, sans quoi on va exiger que tout soit parfait dans les dossiers alors qu'ils sont déjà compliqués. A mon avis, il faut séparer les deux éléments.

En revanche, nous avons évidemment besoin d'une très forte coordination. J'ai d'ailleurs déjà rencontré les personnes qui peuvent être chargées de cette nouvelle agence pour réfléchir au plus vite sur la manière de travailler ensemble, de nous coordonner et de faire des échanges entre nos conseils d'administration respectifs, même si ce n'est pas encore fait. Il y a donc un vrai travail de coordination à faire afin que les deux types de contrats soient faits en bonne intelligence.

A mon avis, il n'est pas très grave que ce ne soit pas fait en même temps, parce que la rénovation urbaine est plus lourde et plus lente. En revanche, une fois que les dossiers sont partis, après une année de travaux visibles, il se crée une vraie dynamique et il faut se lancer à fond dans toute la partie sociale, sur laquelle j'ai beaucoup d'autres choses à dire, parce qu'elle ne relève pas uniquement de l'action sociale.

Il faut évidemment mener une réflexion sur la carte scolaire. Nous refaisons des écoles, ce qui est une très bonne chose, en menant une réflexion sur les équipes pédagogiques, mais n'aurait-on pas pu demander à l'agence d'avoir un point de vue pertinent sur la carte scolaire locale ?

A cet égard, je tiens à revenir sur la Délégation interministérielle à la ville (DIV). Pour ma part, je défends cette structure globale et la présence de la DIV au comité d'engagement, qu'elle soit regroupée avec autre chose ou non. Au comité d'engagement, j'ai besoin d'avoir cette vision globale de la politique de la ville parce que, dans les discussions que nous avons avec les maires, nous avons différents points de vue : celui de la DGEC, qui aborde les questions du PLH et du logement social, celui de la DIV, qui demande quelles actions sont menées en parallèle par le maire, celui des bailleurs sociaux et celui du 1 % Logement. Pour moi, l'apport de la DIV est loin d'être nul et il est vraiment utile dans notre travail.

Je ne sais pas si cela doit être fait dans cette structure, mais il est nécessaire d'avoir un outil qui ait cette vision globale au niveau de l'Etat, surtout s'il y a deux agences.

Je reviens sur l'aspect économique, qui est également un vrai sujet. La loi qui a créé l'agence a aussi étendu les zones franches urbaines, mais nous n'avons pas encore convaincu tous les maires. J'en veux pour preuve le fait que l'Agence peut participer au financement de centres commerciaux ou de pépinières d'entreprises et qu'à ce stade, il y en a très peu. Dans les projets, cette dimension économique n'est pas encore prise et on a souvent le sentiment que, même si ces quartiers sont améliorés, on n'arrivera pas à en faire quoi que ce soit. Pourtant, en plus des investissements qui sont prévus en termes d'habitat, on peut trouver des investissements privés consacrés à l'aménagement économique.

Je reconnais que cet aspect reste insuffisant et que, si la demande ne vient pas, c'est aussi parce que, psychologiquement, cela pose un problème aux bailleurs. Ce sont des terrains qui leur appartiennent et il est logique qu'ils éprouvent une réticence psychologique à ce que nous les donnions à un tiers après les démolitions. Ce sont des avis contradictoires qu'il faut faire vivre et faire évoluer.

Je conclurai en évoquant un aspect de la réforme de l'Etat. Je suis intimement convaincu que l'agence est aujourd'hui dans une logique de gestion de programme qui n'existe pas. Bien que nous ayons eu des lois de programmation, cela n'a jamais existé. Nous avons mis en place un dispositif qui constitue une vraie réforme « lolfienne », et je pense que cet outil est très fort parce que nous suivons le programme. J'ai la chance d'avoir un agent comptable extraordinaire, avec lequel nous nous entendons bien, ce qui est très important, et avec lequel nous avons mis en place cette gestion pluriannuelle qui nous permet d'indiquer au budget qu'en 2008, il y aura une montée importante des crédits de paiement et qu'il faut s'y préparer.

Du coup, c'est la panique à bord, mais nous avons la vision d'avoir souvent perdu du fait de nos nouvelles programmations. Un fonctionnaire du budget m'a dit un jour que son travail était de défaire les lois de programmation... (Rires.) Nous avons un outil qui ne permet pas de les défaire, sauf par décision politique, ce qui est un vrai choix politique, auquel cas il n'y a rien à dire.

Je ne veux pas faire l'apologie de l'agence, mais je pense que c'est une question de gestion de programme. Cet outil est vraiment conforme à la démarche de la LOLF et cela mérite que nous l'approfondissions.

M. Alex TÜRK, président .- Nous vous remercions.

Table ronde avec quatre des lauréats de l'édition 2005 du concours « Talents des cités » :
M. Mamadou BEYE, pour l'Agence de Gestion de l'Intérim d'Insertion (AGii),
Mme Hinde MAGADA, pour AB Secrétaires,
M. Cédric NADOTTI, pour Di-services,
M. Mustafa YILDIZ, pour Yildiz Entreprise,
et M. Jacques MURA, président de la Fédération nationale des associations d'entrepreneurs des zones urbaines sensibles (FNAE-ZUS)
(20 juin 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Madame et messieurs, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'avoir répondu favorablement à notre invitation. Comme M. Mura doit prendre un train avant la fin prévue de notre réunion de travail, je vous suggère de lui donner la parole tout de suite pour qu'il puisse nous délivrer son message, ce qui ne nous empêchera pas de lui poser des questions, bien entendu. Je donnerai ensuite la parole à chacun d'entre vous pour que vous nous livriez un témoignage relatif à votre expérience, après quoi nous vous poserons des questions.

M. Jacques MURA .- Je vous remercie, monsieur le Président, de me permettre de retourner vers le Midi, où je suis obligé de suivre mon travail.

Je suis le président de la Fédération nationale des associations d'entrepreneurs des zones franches et, par extension, des zones urbaines sensibles. Nous regroupons une vingtaine d'associations et de clubs d'entreprises en France qui ont des vécus qui ne sont ni tout à fait différents, ni tout à fait semblables, selon la région, la localisation et le contexte dans lequel ils se situent.

Les gens qui ont bénéficié d'un dispositif de zone franche alors qu'ils étaient déjà installés dans des locaux existants et qu'ils vivaient dans un quartier depuis fort longtemps ont reçu cela comme une bouffée d'oxygène, mais ils n'ont pas une grande marge de manoeuvre pour pouvoir évoluer et arriver à modifier leur quotidien, d'autant plus que les quartiers se sont paupérisés. Par exemple, les compagnies d'assurance et les banques ne s'intéressent pas beaucoup à ces commerces qui sont installés sur place parce qu'ils n'y voient pas un grand d'avenir. C'est pourquoi elles préfèrent déserter ces secteurs plutôt que d'y investir.

Quant aux entrepreneurs, certains points sont positifs et intéressants : environ 90 % des entrepreneurs qui sont installés dans les zones urbaines sensibles et les zones franches urbaines sont satisfaits de leur sort. Pour autant, la première génération qui s'est établie en 1997 a dû faire preuve de pédagogie et de diplomatie avec l'administration et les habitants des quartiers parce que ce dispositif de zone franche est arrivé de façon opportune mais n'a pas été bien expliqué au départ. Les gens ont cru que les entrepreneurs étaient des chasseurs de primes alors qu'ils avaient, certes, des droits en s'installant et en pratiquant en zone franche, mais aussi des devoirs. Or ces devoirs ont été remplis au-delà de toute espérance.

L'objectif principal était de développer l'économie, mais aussi l'emploi, la condition essentielle étant d'embaucher 20 % de personnes du quartier. Pour la première génération, les résultats sont probants puisqu'on arrive pratiquement à 30 %. C'est pourquoi je m'élève fortement contre ceux qui parlent de discrimination à l'embauche parce que, si c'était le cas, nous n'aurions pas eu plus de 20,01 % d'embauches. Les gens n'ont pas compté et ils ont embauché, sachant que, pour bénéficier des droits, les entreprises doivent avoir moins de 50 salariés. La philosophie d'une entreprise n'est pas la même quand elle a 50 employés et non pas 250, 300 ou 1 000, le système de recrutement étant tout à fait différent.

Nous regrettons simplement un manque de valorisation des résultats alors que les gens ont actuellement besoin d'espoir. Les résultats ont été probants, avec des créations d'entreprises et d'emplois dans une majorité de zones franches, et j'en veux pour preuve le rapport de l'Observatoire national des zones franches urbaines, qui donne des chiffres très précis, même s'il a malheureusement été créé très tard. Cela fait en effet un certain temps que j'avais demandé à M. Bartolone, ministre de la ville à l'époque, de bien vouloir installer cet observatoire national permettant de constater les évolutions et suivre les crédits qui étaient mis dans ce dispositif. Lorsque je m'étais retranché à Nîmes, où je dirigeais mon association, j'avais renouvelé ma demande.

Je me félicite donc de la création de cet observatoire, dont je suis membre et qui nous permet de dresser un état des lieux depuis deux ans. En considérant les chiffres chaque année, nous constatons qu'ils sont très mauvais, bien entendu, mais nous en avons pris conscience et nous allons essayer de modifier les choses dans le bon sens, même si cela ne se fera pas du jour au lendemain.

Je suis père de famille, j'ai eu cinq enfants et huit petits-enfants, je suis né dans un quartier sensible de Marseille, la Belle de Mai, et je peux attester que les parents s'intéressent beaucoup à leurs enfants quand on leur en parle. J'ai donc l'espoir d'arriver à faire mieux en disant aux gens : « Cela marche mal, cela a mal marché, mais nous en sommes conscients et nous allons redresser la situation et faire en sorte que vos enfants aient au moins ce que vous n'avez pas eu vous-mêmes. »

Les gens ont besoin d'espoir et nous aimerions donc que l'on parle un peu plus d'espoir. Sur les zones franches, on n'entend que des récriminations, des reproches de ne pas embaucher suffisamment. Evidemment, il faudrait embaucher tout le quartier, mais la règle ne peut pas être celle-là, notamment du fait d'un déficit de qualification, comme tout le monde le sait. C'est là que le bât blesse.

En tant qu'entrepreneurs, nous nous investissons maintenant dans le social en organisant des parrainages de jeunes en difficulté et en recherche d'emploi ainsi que des stages de découverte du monde du travail destinés à des jeunes de 4 ème , en accueillant des stagiaires et en étant administrateurs de centres sociaux et de plans locaux pour l'emploi. Nous avons par conséquent une vue très large de tout ce qui se passe.

Il faut savoir qu'au départ, les entrepreneurs se focalisaient sur le dispositif, tenaient à tout prix à être en règle et essayaient de tirer la quintessence des nouvelles mesures. Pour ceux qui étaient installés, c'était une bouffée d'oxygène, mais ceux qui ont créé leur entreprise en zone franche et qui l'y ont transférée ont pris des risques en s'engageant à long terme alors que le dispositif est à moyen terme : cinq ans avec un système dégressif. Il faut donc parler du mérite de ces personnes, qui est trop rarement évoqué.

Depuis novembre, la situation n'a pas assez évolué, bien que des mesures aient été prises. On s'intéresse aux écoles de la deuxième chance, qui sont pratiquement obligatoires du fait de la loi, si je ne me trompe pas, et tout le monde souhaite mettre cela en place, ce qui est une très bonne chose. En tant qu'ancien maître artisan  je suis aujourd'hui retraité , je pense qu'il faut absolument former la base. Former des gens, c'est les aider socialement. On n'est plus le même ensuite, surtout pour la société et l'environnement. Quand on reçoit des subsides parce qu'on touche le RMI ou qu'on est chômeur, c'est une façon de vivre, mais quand on paie des cotisations et qu'on est devenu salarié à part entière, c'est une autre façon de vivre : on a un statut social et on voit les choses d'une autre façon. On n'est pas aigri comme le sont certains qui n'arrivent pas à avoir des débouchés.

Nous pensons donc que l'effort devrait porter essentiellement sur la formation des jeunes, qui sont trop nombreux à être laissés de côté. On a besoin de main-d'oeuvre et ils ont des capacités, comme ils l'ont prouvé. Tous les parrainages que nous avons faits jusqu'à présent ont réussi : nous avons permis aux jeunes de mettre en adéquation leurs études, leurs possibilités et l'emploi qui y correspondait. Ensuite, ils vont vers la réussite, ils changent automatiquement et, bien souvent, ils quittent le quartier, ce qui est la plus belle des victoires.

Voilà ce que je voulais dire d'essentiel.

M. Alex TÜRK, président .- Merci de votre témoignage. J'imagine que tout cela pourra être illustré ensuite dans notre débat.

Je passe la parole à M. Mamadou Beye pour l'Agence de gestion de l'intérim d'insertion.

M. Mamadou BEYE .- Si je comprends bien, vous souhaitez entendre mon témoignage sur les difficultés que nous avons eues pour créer notre société et sur notre vécu en général.

M. Alex TÜRK, président .- Nous souhaitons vous entendre sur vos difficultés et vos réussites et sur la manière dont vous voyez vous-même l'avenir.

M. Mamadou BEYE .- Je vais donc vous apporter mon témoignage autour du projet que j'ai pu réaliser : la création d'une entreprise d'insertion par le travail temporaire.

J'ai créé cette entreprise pour venir en aide aux personnes qui sont en difficulté et qui n'arrivent pas à trouver leur voie par eux-mêmes. J'ai eu la chance de faire des études de sociologie du travail, de comprendre comment fonctionnaient la société et les entreprises françaises, et d'en conclure que l'on peut partager d'autres choses que la couleur de la peau avec la personne qui en recrute une autre, notamment la culture de l'entreprise ou la culture professionnelle. C'est en jouant sur ces aspects que j'ai pu trouver du travail.

J'ai ensuite voulu partager mon expérience. Entre le début de mon projet et la création de mon entreprise, il m'a fallu trois ans, et ce pour diverses raisons. Tout d'abord, j'étais sous le coup d'une double réglementation, celle du travail temporaire et celle de l'insertion ; ensuite, il fallait mettre plusieurs partenaires autour d'une même table (pouvoirs publics d'Etat et pouvoirs publics territoriaux), ce qui est assez difficile ; enfin, j'ai eu du mal à être pris au sérieux quand j'ai monté mon projet. Au début, les gens me disaient : « Il ne se rend pas compte de ce que cela signifie (ce qui n'est absolument pas le cas puisque j'ai créé ma société), il suffira de deux ou trois réunions pour qu'il se décourage et ne revienne plus » Au fur et à mesure de l'avancée de mon projet, des gens ont été convaincus, mais d'autres qui ont fait le pari que je laisserais tomber à un moment ou un autre se sont arc-boutés sur leur position et ont tout fait pour essayer d'avoir raison sur moi.

J'ai donc finalement créé mon entreprise, et mon activité a commencé en février dernier. Il s'agit d'une agence d'intérim d'insertion créée pour des personnes qui éprouvent des difficultés dans leur recherche d'emploi. Malheureusement, depuis le démarrage, je n'ai pas obtenu un seul agrément sur 60 postes potentiels à l'ANPE, ce qui me dérange quelque peu, alors que j'ai eu l'occasion de rencontrer le ministre de l'emploi et de la cohésion sociale, une personne que j'apprécie beaucoup, mais qui n'est pas avec moi sur le territoire tous les jours.

Bien que j'aie réussi à trouver la caution obligatoire de travail temporaire de 96 243 €, notamment avec l'aide de l'association Concours Talents, dont j'ai été lauréat, ce qui m'a apporté de la légitimité et a servi à quelque chose, j'ai encore beaucoup de difficultés à lancer mon activité : sur une soixantaine d'offres potentielles pour les personnes qui relèvent de l'insertion, je n'ai eu que quatre personnes orientées. Il faut croire qu'aux Mureaux, il n'y a pas de problème et que personne ne relève de l'insertion alors que les statistiques disent tout le contraire.

Aujourd'hui, sur les quatre ou cinq personnes qui m'ont été envoyées, deux l'ont été par une ancienne collègue de l'ANPE de Poissy, où j'ai travaillé précédemment. Mon malheur, c'est que j'ai toujours évité de travailler à l'ANPE des Mureaux. Dès le début, en effet, alors que j'avais le projet de créer mon entreprise dans cette ville ayant une forte population d'origine étrangère et que je voulais partager mon expérience avec ces personnes, j'ai volontairement évité l'ANPE des Mureaux pour que mes collègues soient objectifs dans les relations qu'ils auraient avec moi. J'ai donc travaillé à Poissy et à Mantes et j'ai évité les Mureaux. Cette collègue de Poissy m'envoie du monde parce qu'elle a travaillé avec moi, qu'elle me connaît, qu'elle sait ce que je vaux et qu'elle a confiance en moi.

Je vous raconte tout cela parce que j'en ai parlé avec le président Chirac quand je l'ai rencontré. L'Etat a reconnu sa lenteur à l'égard de toute cette population issue de l'immigration et a insisté sur la nécessité de faciliter l'accès de cette population à la fonction publique parce que, lorsqu'on amène des gens à travailler ensemble, ils apprennent à se connaître, à se respecter et à s'apprécier.

Je n'ai pas parlé de mon entreprise d'insertion et de mon parcours uniquement pour moi et pour évoquer les difficultés que je rencontre. Ce que je vis aujourd'hui et ce que je ne vivais pas à l'époque quand j'en parlais est la preuve qu'il faudrait faire un effort dans ce sens. Quand des gens se rencontrent, vivent tous les jours ensemble et sont reçus, au sein d'une administration, par des personnes qui sont issues de l'immigration, je pense que cela crée des liens, permet de voir ce qu'elles valent réellement et, tout simplement, permet de mieux vivre ensemble.

A travers mon expérience récente et les difficultés que je rencontre aujourd'hui, je voulais vous apporter mon témoignage et évoquer cette piste que je pourrai qualifier d'inclusion sociale professionnelle ou de discrimination positive : peu importent les termes. Je rencontre des gens qui sont en difficulté et je pense qu'il serait urgent de faire quelque chose pour eux. Si ma présence ici pouvait servir à quelque chose, j'en serais très heureux, car il faut prendre des mesures d'urgence à ce sujet. Par exemple, dans les concours, on pourrait réserver des places à des personnes qui habitent ces zones pour les postes à pourvoir. Je parle de l'Etat parce que les entreprises privées, même si on en attend beaucoup, font ce qu'elles veulent. L'Etat pourrait donner l'exemple, tout simplement, en prenant des mesures de ce type.

J'ai un dernier point à ajouter. Parfois, je trouve moi-même des gens que j'envoie à l'Agence nationale pour l'emploi et on me dit qu'ils ne sont pas en difficulté. C'est une aberration, parce que tout le monde est d'accord sur le fait que le simple fait d'habiter la Vigne blanche ou les Musiciens aux Mureaux est une difficulté en soi : on a du mal à trouver du travail. Le législateur a créé les entreprises d'insertion pour aider ces personnes. Pourquoi suis-je donc en concurrence, en tant que toute petite entreprise issue de l'immigration, avec Adia, Adecco ou Manpower ? J'arrive malgré tout à convaincre des employeurs à passer des offres d'emploi chez moi, mais pour que je puisse faire travailler quelqu'un, il me faut un agrément sur la personne. Quand je fais ma demande, on met quatre à six jours pour répondre et me permettre de placer la personne. Pendant ce temps, que font Adia, Adecco ou Manpower ? Elles prennent ceux qui peuvent être placés et les placent d'emblée.

Puisque la loi précise plus ou moins quelles personnes relèvent de l'insertion, pourquoi faudrait-il un agrément supplémentaire ? Je le dis pour l'ensemble des professionnels de l'insertion. Ne pourrait-on pas permettre tout simplement aux entreprises d'insertion, quelles qu'elles soient, de recruter des personnes sur la preuve des éléments tangibles qu'elles apportent pour montrer qu'elles sont en difficulté ? Elles touchent l'allocation spécifique de solidarité (ASS), elles sont au RMI, elles sont au chômage de longue durée : ce sont des preuves tangibles, sachant qu'il reste à l'entreprise de réunir toutes ces preuves en cas de contrôle, pour bien montrer que ces personnes qu'elle a mises à disposition étaient réellement en difficulté.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je passe la parole à Mme Hinde Magada pour AB Secrétaires.

Mme Hinde MAGADA .- Je suis gérante de la société AB Secrétaires. Je viens de Tomblaine, une ville limitrophe de Nancy qui compte 8 000 habitants et je vais vous raconter mon parcours.

Après avoir obtenu un BTS « commerce international », je me suis retrouvée sans emploi pendant un mois. Comme j'ai une personnalité active, je voulais absolument trouver quelque chose. J'ai donc commencé par faire des ménages, puis j'ai travaillé en centre d'appels et j'ai atterri finalement dans le secrétariat médical. C'est là que j'ai trouvé ma vocation.

Parallèlement, je suis conseillère municipale de ma ville et, pour mettre en pratique mon rôle, j'ai créé l'association « Tout en couleurs », qui a pour but de favoriser les échanges culturels sous la forme de festivités, d'expositions, de forums et de conférences.

Par la suite, j'ai voulu accentuer ma motivation, en tant que conseillère municipale, en favorisant l'emploi et c'est ainsi que l'idée m'est venue de créer une entreprise. Avec une ancienne collègue de travail, j'ai décidé de mettre notre motivation en commun et de créer en mars 2004 l'entreprise AB Secrétaires, spécialisée dans l'externalisation de secrétariat. Nous gérons l'accueil téléphonique des professions libérales telles que médecins, avocats ou assistantes sociales et nous mettons des secrétaires à disposition directement chez les clients pour assurer des prestations de secrétariat.

Notre entreprise évolue tout doucement mais difficilement, principalement du fait d'un manque de moyens. Cette entreprise a pour cadre un quartier en zone franche et elle a pour objectif de dynamiser l'activité professionnelle dans le quartier. Je travaille également en partenariat avec l'AFPA, une association de réinsertion professionnelle, qui permet à des personnes désorientées de retrouver une profession, en l'occurrence dans le secrétariat pour mon cas. Je peux citer par exemple le cas d'un homme qui était au départ dans le bâtiment et qui, suite à un accident, a été obligé de s'orienter dans une autre profession. Nous l'avons accueilli en stage chez nous et nous l'avons formé au secrétariat. Il gère désormais les appels téléphoniques et il fait également quelques travaux de secrétariat.

Ma façon de lutter contre la discrimination est de créer la mixité sur le plan social et culturel. Dans ma société, j'ai des personnes issues de l'immigration ou non et j'ai aussi une personne qui est à la Cotorep. J'essaie vraiment de garantir la mixité pour limiter la discrimination.

Les difficultés que je rencontre sont principalement financières et liées à tout ce qui a trait à la démarche commerciale. C'est vraiment sur cet aspect que j'ai du mal à développer mon entreprise. Pourtant, il est possible de créer des richesses, parce que le secrétariat touche tous les domaines d'activité : qu'il s'agisse du plombier, de l'architecte, de l'avocat ou des grandes entreprises, le marché est vaste. C'est le coût de la formation et toute la démarche commerciale qui pèsent lourd et nous avons vraiment du mal à suivre.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Je passe la parole à M. Cédric Nadotti, pour la société Di-services.

M. Cédric NADOTTI .- Bonjour à tous. Je suis le gérant de la société Di-services, qui a été créée en 2004 à Aulnay-sous-Bois, dans une zone franche urbaine, et qui s'occupe de la gestion des déchets industriels toxiques pour les collectivités locales.

Je suis issu des quartiers difficiles : j'ai grandi aux 4 000, à la Courneuve, j'ai quitté l'école à 16 ans sans faire d'études particulières et je travaille depuis l'âge de 16 ans. J'ai commencé comme manutentionnaire, j'ai été balayeur et j'ai gravi petit à petit toutes les marches de l'escalier. Je suis entré dans le secteur de l'environnement en 1996 dans une société qui s'occupait de collecte de déchets, j'ai évolué à différents postes dans ce milieu et c'est en 2004 que, suite à mon expérience en tant que commercial dans le déchet, j'ai décidé de créer ma société.

Je ne me suis pas installé en zone franche parce que je souhaitais obtenir certains avantages mais parce que, avant tout, c'était à côté de chez moi et qu'à Aulnay-sous-Bois, je bénéficiais de la Maison de l'entreprise et de l'emploi, un bel outil très utile à l'économie de la ville qui regroupe tous les aspects liés à la création d'entreprise, la recherche d'emploi, la formation et le conseil, plus toute la partie liée à la pépinière d'entreprises et à l'hôtel d'activités destiné à accueillir de nouvelles entreprises.

Les soucis que j'ai rencontrés avec le système des ZFU est avant tout administratif. Les démarches et les documents qui nous sont fournis en ce qui concerne les ZFU sont un véritable sac de noeuds : selon l'activité, le nombre de personnes, l'ancienneté ou l'activité de la société, on a des rubriques qui changent et, quand on est novice dans la gestion d'une entreprise, mais même pour des gens moins novices que nous dans ce milieu, cela pose des problèmes. L'une des premières choses à faire serait donc sans doute de simplifier le système des ZFU pour les entreprises.

Quand je calcule mes charges, les règles varient pratiquement d'une année sur l'autre et nous ne savons jamais exactement sur quoi nous serons exonérés complètement, à moitié ou pour un quart. J'ajoute que, quel que soit le service que nous appelons, personne n'est capable de nous renseigner exactement sur le système et la manière dont il fonctionne. C'est l'une des principales difficultés que nous rencontrons en ZFU : administrativement, tout est beaucoup trop flou et beaucoup trop vague.

En dehors de cela, je n'ai rien à dire. C'est magnifique !

M. Alex TÜRK, président .- Cela fait toujours plaisir à entendre... (Rires.)

Je passe la parole à M. Mustafa Yildiz, pour Yildiz Entreprise.

M. Mustafa YILDIZ .- Bonjour. Je suis chef d'entreprise de Yildiz Entreprise, une entreprise d'électricité générale. Je suis installé à Cenon, une banlieue de Bordeaux, la ville dans laquelle je suis né et j'ai grandi et dont je connais très bien les problèmes, de même que ceux des banlieues en général.

A Cenon, j'ai connu la banlieue avant que la ZFU soit créée et lorsqu'on m'en a parlé, j'ai pensé que c'était un outil très important permettant d'améliorer les choses dans les quartiers. Malheureusement, je me suis complètement trompé, parce que la stratégie des entreprises n'était pas du tout d'embaucher des jeunes de banlieue, du moins d'après ce que j'ai pu observer. En effet, autant j'admets que les gens qui vivent dans ces quartiers difficiles et qui montent leur entreprise puissent avoir des avantages, autant je suis réticent à voir une PME importante ou une grosse entreprise qui se trouvait à 30 ou 40 kilomètres s'installer dans ces quartiers pour obtenir les avantages en question alors que le taux de chômage ne diminue pas. On pourrait vraiment se demander pourquoi. Je ne sais pas si c'est différent dans les quartiers que connaît M. Mura, mais je parle vraiment de ce que je vois dans ma ville : les entrepreneurs embauchent des gens de l'extérieur pour qu'ils mettent en place des structures dans des quartiers difficiles et pour qu'ils entrent dans ces dispositifs sans les obliger à autre chose que d'avoir 20 % de salariés en zone franche.

Je vois de nombreux jeunes qui ont des capacités et qui peuvent travailler comme tous les autres mais qui sont toujours dans le bas de leurs immeubles, sans avancer, alors que d'autres chefs d'entreprise se régalent le pinceau ! Ils vont chercher quelqu'un de compétent à l'extérieur, ils le placent dans un quartier difficile, ils lui trouvent un petit logement et le tour est joué !

J'ai une entreprise de neuf salariés, dont huit sont installés en ZFU et y sont nés. Personnellement, je rentre dans le dispositif parce que j'y suis né et j'ai du mal à accepter que ces grosses entreprises puissent bénéficier de ce système alors qu'à côté, j'ai eu des grosses difficultés, si je me compare à ces grandes entreprises, parce que je suis né en zone urbaine sensible.

Lorsque j'ai créé mon entreprise, je n'ai pas obtenu l'exonération de mes charges et de mes impôts pendant deux ans parce que je n'arrivais pas à satisfaire à certains critères du fait de la faiblesse de mes moyens. Dans le secteur du bâtiment, on doit avoir une secrétaire à temps plein, des bureaux et un dépôt, ce qui est impossible quand on démarre son entreprise tout seul.

Aujourd'hui, les choses vont bien parce que j'ai mis en place une organisation depuis un an pour satisfaire à ces critères, mais, sur trois ans, c'est la première année que j'ai eu le droit d'être exonéré. Est-il normal qu'un jeune créateur d'entreprise issu des banlieues connaisse autant de difficultés alors qu'ailleurs, d'autres entrepreneurs viennent s'installer comme ils le veulent, en promettant des embauches et une baisse du taux de chômage dans la ville ? Aujourd'hui, cela n'a pas tellement avancé à cet égard et j'ai donc un oeil plus critique que M. Mura, qui est à mon avis un peu trop positif.

Cela étant dit, le sujet qui nous occupe aujourd'hui n'est pas uniquement les entreprises en ZFU puisque, si j'ai bien compris, vous souhaitez revenir sur les politiques conduites dans les quartiers difficiles. Je suis engagé sur le plan associatif depuis 2001 et, quand je considère aujourd'hui la politique de la ville, je me dis que nous avons eu beaucoup de discours de façade, que la jeunesse n'est pas dupe et qu'elle attend autre chose que ce que proposent les municipalités.

Pour ma part, j'ai créé une association subventionnée par la municipalité pour dynamiser le quartier et proposer des activités aux jeunes des quartiers. Jusqu'ici, les associations proposaient des activités de ski en montagne ou des voyages à la plage, le but étant d'éloigner les jeunes le plus possible pour que la ville soit tranquille, mais les problèmes revenaient au retour des vacances. J'ai changé complètement cette optique sur le plan associatif en créant un dispositif de bureau d'information jeunesse sur la ville de Cenon. Nous sommes le seul bureau d'information jeunesse de France (nous ne dépendons pas du gouvernement et nous ne sommes pas fonctionnaires) et nous travaillons plutôt sur le fond que sur la forme en aidant les jeunes à créer leur entreprise, à passer des entretiens d'embauche, à rédiger des CV et à trouver du travail.

Pour moi, la politique de la ville devrait être axée autour de l'aide à l'embauche ou au logement plutôt que de proposer des subventions à tout va qui amènent les jeunes à consommer toujours plus sans les empêcher de se retrouver à la rue lorsqu'ils arrivent à 20 ans.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Nous passons maintenant aux questions que vont vous poser les sénateurs.

Mme Dominique VOYNET .- Je suis touchée par le dernier témoignage qui nous invite à considérer la logique même de la discrimination positive, qui est aujourd'hui ciblée de façon indistincte sur les territoires et non pas sur les personnes qui en auraient peut-être le plus besoin. Il faudrait regarder cela de près.

Cela dit, ma question vous est destinée, monsieur Mura. Au regard de votre expérience, avez-vous le sentiment que les nouveaux emplois créés par ces nouvelles entreprises sont plutôt des créations nettes ou, pour reprendre votre phrase, des « bouffées d'oxygène » pour ceux qui étaient déjà installés ? Vous l'avez exprimé ainsi. A-t-on aidé à surnager des gens qui étaient déjà présents ou des gens qui se seraient installés de toute façon, dont on a consolidé l'activité et auxquels on a permis de développer ou de diversifier l'activité ou est-on vraiment en présence de créations ?

C'est un débat qui a évidemment une tonalité politique, mais votre expérience concrète m'intéresse, ainsi que celle des créateurs d'emplois qui sont présents.

Ma deuxième question s'adresse encore à vous, monsieur Mura. Vous avez dit que le fait de quitter le quartier était la meilleure des victoires. Pour dire les choses directement, je ne partage pas votre avis, car j'estime que notre enjeu est de mettre de la vraie vie, du vrai développement et de la vraie qualité de vie dans ces quartiers. Par définition, si ceux qui s'en sortent quittent ces quartiers, cela veut dire que l'on y concentre ceux qui ne s'en sortent pas.

Nous avons reçu ici Mme Malgorn, qui préside en tant que préfète l'Observatoire nationale des zones urbaines sensibles et qui nous a dit qu'elle constatait de la mobilité, c'est-à-dire des gens qui quittaient le quartier, mais qu'elle voyait des gens bouger dans les quartiers et y vivre mieux. Assumez-vous ce que vous venez de dire et comment réagissez-vous à cela ?

Enfin, j'aurai une troisième question qui s'adresse à vous tous, en particulier à Mme Magada et M. Nadotti. Comme j'ai des enfants ayant l'âge du collège, je suis très préoccupée par la question de savoir comment et quand s'opère le dérapage par rapport aux études. En effet, on a l'impression qu'à la fin de l'école primaire, les gamins ont tous envie de réussir à l'école et qu'au cours des années du collège, beaucoup décrochent. Vous décrivez cela : des études plutôt chaotiques et une entrée précaire dans la vie professionnelle. Où s'est effectué le décrochage, selon vous, et comment vous êtes-vous rattrapés aux branches ? Qu'est-ce qui vous a aidés et qu'est-ce qui vous a donné envie ?

Mme Hinde MAGADA .- Personnellement, j'ai été jusqu'en BTS « commerce international » et c'est ensuite que, pendant un mois, je n'ai trouvé aucune offre d'emploi : même si je soumettais des demandes, je n'avais pas de réponse. Comme je suis une personnalité assez active et qu'il n'était pas facile pour moi de rester un mois sans rien faire, je me suis retournée vers mes parents, qui sont ouvriers, et j'ai dit à ma mère que si elle avait un remplacement dans le ménage, je l'acceptais. J'ai donc commencé à faire des ménages.

L'aspect positif, c'est que j'ai toujours démissionné pour trouver mieux : j'ai vécu chacune de mes expériences comme un tremplin.

Quant à votre question concernant la mobilité en ZFU, je suis entièrement d'accord avec l'idée de dynamiser l'activité professionnelle dans les quartiers. Dans mon activité, je réponds parfaitement à l'obligation d'embaucher 20 % de personnes issues de la ZFU puisque, sur mes cinq salariés, j'ai deux personnes qui viennent du territoire concerné, les autres venant de l'extérieur, mais je considère également cela comme un point positif puisque, dans un premier temps, il s'agit de dynamiser l'activité professionnelle, mais aussi, ensuite, de faire venir des personnes de l'extérieur pour créer cette mixité et limiter la discrimination.

M. Jacques MURA .- Il est certain, madame Voynet, que ce n'est pas en deux secondes que j'ai pu tout expliquer. Je ne suis pas écrivain, mais j'aurais vraiment de quoi constituer une encyclopédie. J'ai 66 ans, je suis né au quatrième étage d'une HLM et mes parents étaient ouvriers fondeurs. Je connais donc la situation, mis à part le fait qu'à l'époque, il y avait pratiquement du travail pour tout le monde et que les gens qui étaient au chômage étaient montrés du doigt : ils étaient tenus à l'écart de tout le monde parce que c'étaient des professionnels, ce qui n'est pas le cas maintenant.

L'idée que j'essaie d'insuffler en tant qu'entrepreneur à la Fédération nationale, c'est que tous ces jeunes issus des quartiers, dont je fais partie, subissent au départ le handicap d'avoir des parents qui ne maîtrisent pas la langue, qui ne connaissent ni les cursus, ni la façon dont on procède dans nos quartiers et, surtout, dans notre pays. C'est pourquoi je pense qu'il est bon que les jeunes puissent aller voir ailleurs ce qui se passe.

Quand on nous a demandé dernièrement si nous acceptions que l'on installe des multiplex dans les quartiers, les entrepreneurs que j'ai consultés y ont été opposés en disant : « On habite dans le quartier, on traîne dans le quartier, on se distraie dans le quartier et on ne connaît que le quartier ».

A Nîmes, l'association pilote que j'ai créée a une certaine expérience et a dirigé pendant longtemps un groupe d'observation et de concertation avec les associations de quartier qui font du soutien scolaire ou qui organisent des loisirs. Quand on nous dit que l'on prend des gens pour les mettre dans des ghettos, j'ai voulu savoir comment les choses se passaient parce que je sais qu'on n'a pas pris mes parents à l'arrivée de leur bateau pour les mettre à un certain endroit.

Dans la zone franche de Nîmes, nous avons 60 % de mobilité résidentielle, comme l'indique bien le rapport de Mme Malgorn, présidente de l'Observatoire. Cependant, cela ne se voit pas à l'oeil nu car il y a toujours du monde et que les logements sont toujours occupés. Cela veut donc dire que des gens sortent de ces quartiers, et je ne vois pas pourquoi il faudrait tout faire pour les inciter à rester sous le prétexte qu'il faudrait animer les quartiers, surtout quand on conclut qu'ils ne conviennent plus aux gens qui y vivent aujourd'hui, qu'ils ne sont plus modernes et qu'ils ne sont plus à dimension humaine alors que c'était le cas précédemment.

A cet égard, je vous signale une anomalie importante : alors que d'anciens quartiers résidentiels de Nîmes sont devenus des zones urbaines sensibles, l'impôt foncier et la taxe d'habitation sont calculés sur l'assiette de 1971, ce qui est grave. C'est vous dire que notre sensibilité ne concerne pas uniquement le foncier et les entrepreneurs mais aussi les habitants. Si on veut gagner le pari de ces quartiers, il faut que tout le monde soit content : ceux qui y travaillent et ceux qui y vivent. Quand nous parlons de ce problème, personne n'accepte de s'en préoccuper. C'est pourquoi nous montons actuellement des dossiers pour avertir tout le monde après avoir fait notre devoir.

Je m'adresserai ensuite à M. Yildiz, qui est un confrère. Peut-être a-t-il été mal conseillé parce que, normalement, en vertu des lois de la République, les droits sont ouverts pour tout le monde. En effet, les gens ne s'installent pas à tort et à travers et ne peuvent pas tirer à hue et à dia à partir du moment où ils remplissent les conditions. Il faut savoir qu'il y a des contrôles sévères et que si on ne remplit pas les conditions imposées pour avoir droit au dispositif, on revient trois ans en arrière, on est redressé et cela fait mal.

Bien sûr, certains essaient de tricher, de contourner, de détourner ou de tutoyer la loi. Combien de fois avons-nous demandé à l'URSSAF quelle était la ligne jaune à ne pas franchir ? Au début, quand on nous disait que le quota d'embauches devait être le cinquième ramené à l'unité supérieure, vous pouvez imaginer que le petit cordonnier du coin ou celui qui fait des pizzas dans le quartier embauchait le cinquième arrivant et n'était alors plus dans les cordes. Il faudrait donc peut-être simplifier les textes de loi et les rendre lisibles.

Je reviens sur un autre élément très grave, monsieur le Président. Si on veut aider les gens qui prennent des risques, comme les personnes qui sont ici et qui se sont lancées, il ne faut pas changer le dispositif à tout propos. Sinon, on commence à jouer à la belote et on finit au rami ! L'an dernier, on a réduit les cotisations de 150 % et on est passé à 140 % sous prétexte que le SMIC a augmenté, mais il faut bien que les gens gagnent leur vie. Il faut donc se dire qu'au contraire, plus on pourra donner aux gens, plus on les aidera.

Je vous signale un autre problème : certains employés de l'extérieur ne veulent pas venir travailler dans les quartiers parce que  il faut bien le dire  ils éprouvent une certaine crainte. L'Observatoire a la chance de pouvoir accéder à toutes les statistiques, ce qu'on nous refusait auparavant : à l'URSSAF, c'était le règne du secret. Mme Malgorn a demandes des chiffres et elle les a obtenus. On note ainsi dans le rapport de 2004 sur la délinquance que 80 % de la population carcérale, malheureusement, est formée soit de populations issues de l'immigration, soit de personnes étrangères. C'est ennuyeux et cela ne met pas les gens en confiance. C'est ainsi que les logiques de défiance qui sont installées deviennent de simples réflexes et non pas des choses décidées, voulues, travaillées, alimentées, confortées, stockées et ressorties. Je m'inscris en faux sur ce point.

Dans mon entreprise, j'ai connu des difficultés pour embaucher des ouvriers qualifiés dans la métallurgie parce que je n'en trouvais pas. J'ai eu ensuite des gens issus de l'immigration et cela s'est très bien passé : ils avaient la qualification, ils se sont intégrés et ils ont justement quitté le quartier en me disant qu'ils préféraient vivre ailleurs pour construire quelque chose et avoir des enfants en s'appuyant sur leur CDI et les avantages dont ils bénéficiaient. Tout cela est une bonne chose pour l'émancipation des gens.

En revanche, on ne peut pas dire à des gens qui arrivent dans notre pays qu'ils auront une villa sur la Côte d'Azur et toucheront 20 000 € par mois ! Il faut que chacun soit à sa place. Quand mes parents sont arrivés, ils ont habité dans un deux-pièces, après quoi ils ont obtenu une HLM, ce qui était formidable pour eux. On vivait comme cela à l'époque. Petit à petit, les gens évoluent et le fait d'avoir une perspective et de l'espoir constitue aussi une aide pour eux. Ce sont des choses fondamentales qu'il faut préserver, en ramenant les choses à la dimension humaine et en laissant l'individu diriger sa vie.

Mme Dominique VOYNET .- Vous ne m'avez pas dit si c'étaient des créations ou autre chose.

M. Jacques MURA .- Bien entendu, il faut remodeler ces quartiers. Vous savez qu'un plan de rénovation urbaine très ambitieux, auquel nous sommes associés en tant que partenaires de l'Anru, est en place et commence à fonctionner. Critiquer, c'est bien, mais quand on participe à ce genre de projets, on peut faire des remarques mais aussi des suggestions parce qu'il faut être positif : tout ne va pas si mal et il faut rectifier certaines choses.

A l'issue de cette politique de rénovation urbaine, nous aurons des quartiers à dimension humaine et une amélioration de la qualité de vie, mais, en attendant, les commerces qui sont là assurent une animation sociale et économique et c'est pourquoi on peut considérer que les dispositifs qui arrivent dans ces secteurs où les gens sont déjà installés constituent une bouffée d'oxygène.

Je reviens sur les incitations dont ont bénéficié les entreprises qui sont arrivées. Quand j'ai vu arriver des professions libérales et beaucoup d'autres choses, j'ai été stupéfait et je me suis dit qu'ils venaient pour l'argent et non pas pour faire de la philanthropie. Cependant, ils ont servi de locomotive parce que nous sommes en déficit de professions de santé dans les quartiers, comme le précise d'ailleurs le rapport de l'Observatoire.

M. Mustafa YILDIZ .- C'est quand même un cas à part.

M. Jacques MURA .- Un cas à part ? Sur plus de 700 entreprises installées en zone franche à Nîmes, il y a 100 professions libérales : ambulanciers, ophtalmologistes, chirurgiens, etc. La santé n'est pas un cas à part dans la vie de tous les jours. Le budget de la Sécurité sociale est énorme, notamment pour les médicaments, et c'est important pour la qualité de vie. Il n'y a pas que le football, quand même.

M. Mustafa YILDIZ .- Je suis entièrement d'accord avec vous pour ce qui est de la santé, mais je parle, moi, des grosses entreprises du bâtiment, le secteur dans lequel je travaille, qui viennent s'installer dans une ZFU en disant qu'elles vont embaucher tout en proposant des logements sur place à leurs anciens salariés qui habitaient dans des villes plus bourgeoises. Il faut savoir que, dans nos banlieues, il n'y a pas que des HLM : il y a aussi des maisons individuelles et des quartiers assez chics. Mon père a fait exactement comme vous l'avez dit : il a eu son CDI et il a acheté une maison, mais en banlieue. Pourquoi n'est-il pas parti ? Parce que les gens qui sont autour de lui se ressemblent et qu'ailleurs, il a l'impression d'être étranger. Alors qu'il est à l'étranger pour lui et qu'il se sent bien parce que des gens lui ressemblent, il n'ira pas dans un endroit où il va se perdre.

Quant à moi, je suis le contre-exemple de ce que vous dites : aujourd'hui, je suis chef d'entreprise et, tout en ne touchant pas un salaire de 20 000 euros par mois, je gagne assez bien ma vie, mais j'habite encore dans le centre du quartier et je n'ai pas envie d'en partir mais plutôt d'y investir.

Les différences de nos discours viennent peut-être de différences de génération, mais je pense qu'aujourd'hui, aucun jeune de la cité ne souhaite vivre ailleurs : il en est de même pour Cédric, qui est chef d'entreprise depuis un moment et qui continue d'habiter à Aulnay-sous-Bois. Je constate donc que votre discours n'est pas cohérent avec le nôtre et je pense que cela vient d'une différence de génération.

M. Jacques MURA .- Je ne suis pas tout à fait d'accord. Nos discours sont cohérents et il faut réfléchir à tout cela. Pour moi, les fondements de la société sont toujours les mêmes, car j'estime que la famille est l'élément prépondérant et que le travail est salvateur. Avec cela, si les parents jouent leur rôle et si on accepte le travail qui est proposé, on peut vraiment avancer.

Quant aux grosses entreprises, je ne sais pas ce que cela veut dire car je n'en ai jamais fait partie.

M. Cédric NADOTTI .- Je vous donne un simple exemple : à Aulnay-sous-Bois, le numéro 1 mondial de la cosmétique, l'Oréal, possède deux sites dont les effectifs sont composés de peu de personnes venant du quartier. En revanche, j'ai un autre exemple plutôt positif : celui de PSA, qui est plutôt engagée dans le bon sens.

M. Jacques MURA .- L'Oréal n'est pas sur la zone franche, quand même.

M. Cédric NADOTTI .- Cela leur a été refusé, en effet, bien qu'une extension ait été demandée.

Mme Dominique VOYNET .- De toute façon, elle a plus de 50 salariés.

M. Jacques MURA .- Certaines professions libérales embauchent moins qu'un atelier, par exemple. Deux médecins ne peuvent pas avoir plus d'une ou deux secrétaires médicales. Ce n'est donc pas très valorisant pour l'emploi. Il en est de même pour les entreprises qui sont transférées en zone franche alors qu'elles sont déjà équipées en personnel. C'est donc dans les créations que les choses se passent. On crée plus facilement quelque chose quand l'environnement est favorable et lorsque le tissu social et socio-économique fonctionne.

Dans le cas des médecins, des avocats et des services qui sont créés sur place, cela entraîne une certaine émulation et une certaine synergie. J'en ai trouvé la preuve dans les événements de novembre dernier. En effet, il a été prouvé qu'il se produisait beaucoup moins d'incidents dans les quartiers dans lesquels il y avait des zones franches du fait d'un maillage important qui s'est mis en place grâce aux associations, même si ce n'est pas forcément une règle générale.

M. Cédric NADOTTI .- C'est sûr : chez moi, ce n'était pas le cas.

M. Jacques MURA .- Si on ne considère que les exceptions, on n'arrivera jamais à passer, même s'il faut en tenir compte, bien sûr.

M. Alex TÜRK, président .- M. Mahéas va vous poser des questions précises.

M. Jacques MAHÉAS .- Je souhaite vous poser quelques questions qui appellent des réponses extrêmement courtes.

Première question : alors que vous travaillez et vivez tous dans ces quartiers en restructuration urbaine ou en zone franche urbaine, avez-vous l'impression de vivre dans un ghetto et les gens qui vivent à l'extérieur ont-ils l'impression que vous vivez dans un ghetto ?

Deuxième question : pour vous, qui doit intervenir pour progresser dans ces zones franches urbaines ? Cela vous paraît-il être la commune, le département, la région, l'Etat ou les mouvements associatifs ? Y a-t-il une coordination au niveau des zones franches (vous avez tous dit que vous n'aviez pas vraiment connaissance des règles) qui vous permet de savoir dans quelle mesure on peut vous aider à faire des plans et à monter les choses sur le plan financier ?

Enfin, ne vous heurtez-vous pas à l'insuffisance de la formation professionnelle proposée aux gens qui habitent dans ces zones ? On constate en effet que, malgré l'existence de pôles d'emplois, ils ne profitent pas nécessairement aux zones franches urbaines et qu'au contraire, on vient travailler dans la zone franche urbaine sans y habiter.

M. Cédric NADOTTI .- Je vais essayer de répondre dans l'ordre.

Avons-nous l'impression de vivre dans des ghettos ? Esthétiquement, il est vrai que nos quartiers ressemblent à des ghettos : ils sont moches !...

M. Jacques MAHÉAS .- Vous êtes à Aulnay nord ?

M. Cédric NADOTTI .- J'ai vécu aux 4 000 à la Courneuve et je suis à Aulnay-nord. J'ai été aussi au Val d'Argent, à Argenteuil.

Quant au fait de savoir si les personnes extérieures ont l'impression que ce sont des ghettos, c'est également vrai, mais c'est surtout le côté esthétique et l'aspect médiatique qui les influence. A Aulnay, je travaille aussi à la requalification des zones d'activité économique pour essayer de donner à la ville une meilleure image que celle qui vient de l'extérieur. Pour l'extérieur, en effet, Aulnay-sous-Bois se résumerait à son quartier nord alors que les quartiers dits sensibles ne représentent qu'une infime partie du territoire puisque les quartiers sud sont plutôt étendus et sont loin d'être moches. Vu de l'extérieur, on a l'impression qu'Aulnay est une grande tour en béton avec des gens qui n'ont pas envie de travailler et qui sont tous issus de l'immigration et que tous les employeurs sont des méchants.

Quant à votre question sur les collectivités qui seraient les plus aptes à nous aider, je vais encore prendre l'exemple d'Aulnay-sous-Bois, où des choses sont mises en place, notamment la Maison de l'entreprise et de l'emploi qui travaille sur l'emploi et l'insertion de nouvelles entreprises. Nous avons fondé le club des entreprises d'Aulnay et, en coordination avec la mairie, nous organisons des groupes de travail entre entreprises et élus afin de déterminer ce qu'il faut faire pour attirer du monde et d'autres entreprises sur la ville et d'échanger des idées. Dans notre cas, nous avions le regard de l'entreprise alors que les personnes de la mairie avaient le regard des élus, qui sont eux-mêmes parfois chefs d'entreprise. Je pense donc que c'est aux gens les plus proches de ces quartiers, qui en sont acteurs, de s'impliquer, de donner des directives et d'orienter les choses.

Cela dit, je reviens sur cette impression de ghetto qui vient de tout l'aspect esthétique. Quand M. Mura a dit tout à l'heure que, lorsqu'on réussit, on quitte le quartier, cela m'a rappelé un article qui est paru dans la presse et dont le titre était : « J'ai réussi : j'ai quitté mon quartier ». Effectivement, je suis parti des 4 000 à la Courneuve pour arriver à Aulnay. Si c'est une réussite, c'est extraordinaire ! C'est l'idée que les gens se font de l'extérieur. Ce n'est pas que je ne veux pas vivre dans mon quartier, mais je ne trouve pas qu'un petit pavillon construit entre deux tours HLM soit très beau (de toute manière, je n'aurais pas le permis de construire), et il est normal que l'on ait envie de changer les choses : il y en a assez du béton. Grâce aux plans de rénovation urbaine, nous commençons à avoir des petites résidences avec un peu d'herbe, des arbres et des jolies maisons bien peintes, ce qui commence à être plus attirant, mais il faut laisser du temps au temps et on ne peut pas tout changer du jour au lendemain.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Il faut que vous sachiez que nous avons déjà rédigé un rapport sur les zones franches urbaines. A cet égard, je partage entièrement ce qu'a déclaré tout à l'heure M. Cédric Nadotti et j'ajoute que, lorsque j'avais auditionné M. Mura à l'occasion de la rédaction de ce rapport, il me disait la même chose que vous, un sentiment que vous partagez tous : les zones franches urbaines sont une bonne chose, mais elles sont trop compliquées, il y a trop de règles différentes à respecter, on n'a jamais d'interprétation précise des textes (les services fiscaux n'ont pas la même interprétation que les ASSEDIC, par exemple), et les simplifications sont nécessaires.

J'ai eu les pires peines du monde à faire simplifier le système. Dans les zones franches urbaines, il semble que la seule administration avec laquelle on n'a pas de problèmes est celle des services fiscaux, qui sont à peu près clairs, mais j'avais demandé que les engagements des ASSEDIC aillent dans le même sens que ceux des services fiscaux, de telle sorte que, lorsqu'on promet quelque chose, on le tienne, ce qui n'est pas le cas actuellement.

Vous avez donc entièrement raison de dire qu'il faut faire un effort de simplification.

Cela dit, j'ai bien entendu M. Yildiz, qui a évidemment un souci de simplification mais qui souhaite que l'on ajoute un certain nombre de critères pour être en zone franche. En tant que maire, j'ai une zone franche urbaine dans ma ville et, avant d'être sénateur, j'étais directeur général d'une chambre de commerce et d'industrie. J'ai donc passé ma vie avec les chefs d'entreprise. Vous demandez des critères très précis pour les grandes entreprises, mais vous savez bien qu'en zone franche urbaine, il n'y a pas de grandes entreprises puisque, lorsqu'on dépasse les 50 salariés, on n'a plus droit aux avantages, de même que si on appartient à un groupe de plus de 50 salariés, tout simplement pour empêcher l'arrivée des multinationales.

La vraie question que je vous pose, monsieur Yildiz, est de savoir pourquoi vous restez en zone franche urbaine et si cela a un intérêt pour vous d'y rester.

Tout à l'heure, M. Mura a évoqué ceux qui étaient déjà présents au moment de la création des ZFU, mais, dans ma propre ville, la moitié des entreprises n'existeraient plus aujourd'hui si elles n'avaient pas bénéficié des avantages de la zone franche urbaine et la plupart des jeunes créateurs d'entreprise n'existeraient plus aujourd'hui s'ils ne bénéficiaient pas d'exonérations de toutes natures.

Je résumerai donc ma question de façon très simple pour le rapport que nous devons rédiger : faut-il supprimer ou maintenir les zones franches urbaines ?

M. Mustafa YILDIZ .- Je suis quand même pour leur maintien, bien sûr.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je terminerai sur un point important : les créations d'emploi et le nombre de salariés issus du quartier. La loi a fixé à 20 % le nombre de personnes qui doivent résider dans le quartier, mais vous savez très bien que certaines entreprises n'y trouveront jamais le personnel qualifié et sont actuellement freinées par les difficultés qu'elles rencontrent.

Par exemple, je connais le cas d'une entreprise qui a actuellement un redressement de 250 000 € parce que, sur 30 salariés, il lui en manque un à mi-temps issu du quartier, ce qui lui pose un grave problème.

Sur une même ville, nous pouvons avoir des entreprises en zone franche urbaine et des quartiers qui n'ont pas été classés en ZFU mais dont les difficultés sont aussi grandes et dont la population souffre des mêmes problèmes. C'est sur cette base que nous avons obtenu que les zones urbaines sensibles fournissent de la main-d'oeuvre et que les chefs d'entreprise bénéficient des mêmes avantages lorsqu'ils embauchent des personnes venant de zones franches urbaines. Quand on est maire d'une ville, si 1 500 emplois sont créés en zone franche urbaine, seul le résultat compte : les 1 500 emplois sont là.

Je pose donc ma question à l'ensemble d'entre vous : préférez-vous être ou non en zone franche urbaine ?

M. Mustafa YILDIZ .- Personnellement, je suis pour la zone franche urbaine et non pas contre du tout. Tout à l'heure, j'ai simplement essayé de dire que ce sont des gens comme nous qui doivent être prioritaires dans les zones franches. Sauf erreur, ce dispositif a été mis en place pour qu'il y ait des embauches et des emplois dans ces quartiers et je constate que, bien qu'issu de ces quartiers et y habitant, j'ai eu des difficultés à entrer en ZFU.

Quand j'ai monté mon entreprise, le siège social était chez moi parce que je n'avais pas encore de bureau et je n'avais pas droit aux ZFU parce que, selon les critères, il fallait avoir un bureau alors que je voyais d'autres entreprises extérieures venir s'installer. J'avais du mal à accepter que nous ne profitions pas de cette disposition qui avait été mise en place pour les gens comme nous et que d'autres en profitent. Aujourd'hui, j'en profite, mais il m'a fallu trois ans pour y parvenir.

Par conséquent, je ne suis pas contre les ZFU, au contraire, puisque, si j'ai huit salariés sur neuf issus de la zone franche, c'est aussi pour bénéficier de ces exonérations. De toute façon, je n'aurais pas pu embaucher si je n'étais pas en ZFU. Avant d'y être, j'avais trois salariés et, le jour où je me suis mis en ZFU, je suis passé à neuf salariés.

Quand je dis que je suis le bon exemple des entreprises issues des quartiers qui se sont installées en ZFU, je pense qu'on s'en rend compte par rapport à ce que je développe. Par conséquent, quand vous me demandez si je suis bien en ZFU, je réponds positivement et je ne partirai pas.

Enfin, il reste le problème des embauches. En tant qu'adhérent au club des entreprises de ma ville (je ne suis donc pas du tout contre l'opinion de M. Mura puisque nous faisons le même boulot), je rencontre d'anciens concurrents qui me disent qu'ils ne peuvent plus être en ZFU parce qu'il leur manque un salarié alors qu'ils sont électriciens, tout comme moi, et que, dans le quartier, il y a de nombreux électriciens qui ont fait des études et un BEP électrotechnique. Quand je leur demande donc pourquoi ils ne peuvent pas avoir de salariés alors qu'il y en a beaucoup dans le quartier, ces personnes qui sont venues de l'extérieur pour s'installer en ZFU me répondent : « C'est parce que je n'ai pas confiance ». Cela me choque.

Si on vient s'installer en zone franche, il faut déjà avoir confiance en ces gens. Sinon, il faut rester où on était. Je réponds donc à votre question que les choses se passent des deux côtés. Il est vrai que certaines entreprises ont besoin de personnel qualifié et qu'il n'est pas évident de passer par la formation, qui nécessite de faire des sacrifices, mais, pour reprendre l'exemple que vous avez cité, il suffit parfois d'avoir un salarié à mi-temps pour éviter d'avoir un redressement de 250 000 €.

M. Cédric NADOTTI .- Je souhaite revenir sur ce que demandait Mme Voynet tout à l'heure concernant le dérapage à l'école. On dit qu'il n'y a pas assez de personnel qualifié dans ces quartiers, mais je pense que l'éducation nationale n'est pas en phase avec le monde de maintenant. Quand j'ai quitté l'école, j'étais bon élève, j'avais de bons résultats et je suis sorti de 3 e , mais j'ai dit à mes parents que la méthode ne me convenait pas et que le système ne me plaisait pas. Rester assis sur ma chaise et entendre quelqu'un me raconter le théorème de Pythagore ou autre chose ne me convenait pas à partir du moment où je ne touchais pas à des choses concrètes.

Cela rejoint le problème de l'apprentissage à 14 ans. Certains sont faits pour apprendre en touchant alors que d'autres le font en lisant ou en écoutant quelqu'un. Le système scolaire est uniquement fait pour les gens qui apprennent avec des livres et certains s'y adaptent mais d'autres ne peuvent pas y arriver. Dans les quartiers, jusqu'à maintenant, nous avions des fils d'ouvriers et des gens non qualifiés ; aujourd'hui, nous avons beaucoup de gens plutôt manuels, qui sont faits pour apprendre sur le terrain, dans une approche technique, et il n'y a pas de système pour eux. A part l'apprentissage qui commence à avoir une bonne publicité et qui se développe, je pense qu'il y a quelque chose à faire dans les quartiers dans le sens de la formation et de l'information sur ce qui existe pour apprendre un métier.

On a évoqué tout à l'heure les ferronniers : à Aulnay, des sociétés de ferronnerie ont fermé justement parce qu'elles ne trouvaient pas de main-d'oeuvre alors que ce sont des métiers dont nous n'entendons jamais parler à l'école, de même que le métier de tailleur de pierre, par exemple. Quand je suis sorti de 3 e et que j'ai souhaité apprendre un métier et quelque chose de concret, on m'a dit : « C'est facile : tu as comptabilité, électromécanique ou coiffure. » Ce sont vraiment les seules voies que l'on m'a indiquées alors que je voulais faire du dessin ou de la sculpture sur pierre. Cela n'existait pas à l'école et c'était abstrait pour tout le monde.

Il faudrait vraiment faire un effort pour ces quartiers en matière de formation et d'information sur les métiers qui existent et sur ce qu'il est possible de faire en dehors de la comptabilité ou de la coiffure.

M. Mamadou BEYE .- Vous nous avez demandé si nous voyons des avantages aux zones franches urbaines et si nous souhaitons y rester. Personnellement, je ne suis pas en zone franche urbaine : je me suis installé au centre-ville des Mureaux pour mon activité parce que je voulais être au service de tous et de toutes les personnes qui peuvent rencontrer des difficultés, notamment les handicapés, et que le centre-ville offre beaucoup de possibilités de transport.

Par ailleurs  cela aurait fait plaisir à M. Mura , je pense qu'il faut faire attention aux parcours individuels. J'habite à Verneuil-sur-Seine, ni en zone franche urbaine, ni en zone urbaine sensible, et je partage le point de vue de M. Mura, qui disait que certains veulent en partir. C'est une question de parcours individuels : certains veulent rester dans les cités et d'autres préfèrent en partir. Or, autant il faut faire venir des gens de l'extérieur des classes moyennes, autant il faut favoriser une extension sociale dans ces zones pour les personnes qui veulent y rester pour favoriser la mixité sociale.

Cela étant dit, je tiens à signaler un aspect aberrant. Lorsqu'on permet à des entreprises de s'installer en zone franche urbaine et de bénéficier de certains avantages, c'est pour qu'elles puissent recruter des habitants de ces mêmes ZFU. Personnellement, bien que je n'y sois pas, alors que j'essaie de faire travailler des jeunes qui sont justement issus de ces quartiers, on me dit que ces jeunes ne sont pas prioritaires. C'est vraiment une aberration. Je reviens à ce que je disais tout à l'heure : je ne suis pas obligé d'être en zone franche urbaine pour bénéficier d'avantages que je ne demande pas. Je ne demande qu'une chose : des efforts dans le cadre du dispositif d'insertion.

Depuis les événements de novembre dernier, je n'ai pas vu de mesures phares. Or il existe déjà des choses dont on pourrait faire bénéficier les jeunes en leur disant qu'ils ont été entendus et que si, jusqu'ici, ils ne remplissaient pas certains critères, ils pouvaient désormais accéder au dispositif d'insertion à partir du moment où ils habitaient en zone franche urbaine ou en zone urbaine sensible.

J'ai eu le cas d'un jeune ayant un casier judiciaire pour lequel on a refusé de me délivrer l'agrément uniquement parce qu'il n'était pas suivi par un certain type d'administration. Nous sommes confrontés à des aberrations de ce genre. Pour mon entreprise d'insertion, j'ai un financement du Fonds social européen pour former des gens de façon concrète à partir des difficultés qu'ils rencontrent quand nous les mettons en mission. Malheureusement, personne n'en bénéficie actuellement et je vais devoir rendre ces crédits du FSE l'année prochaine alors que je suis installé aux Mureaux, je le rappelle une nouvelle fois. Je vais devoir rembourser 14 000 € de subvention qui auraient pu bénéficier à des jeunes.

Dans cette histoire de zones franches urbaines ou non, il faudrait aller au-delà et essayer de voir comment on peut faire progresser l'emploi pour les jeunes qui, d'une manière générale, vivent dans les quartiers dits difficiles.

M. Alex TÜRK, président .- Je souhaiterais que vous nous disiez ce que vous attendez du système éducatif. Vous dites que vous n'avez pas eu toutes les réponses que vous souhaiteriez et M. Mura a parlé tout à l'heure d'un déficit de qualification, mais qu'attendez-vous concrètement ?

Mme Hinde MAGADA .- Je vais apporter mon témoignage à ce sujet. Grâce aux Talents des cités, j'ai pu assister à des conférences et j'ai entendu le témoignage d'un proviseur qui parlait des difficultés que rencontraient certaines personnes dans leur cursus scolaire. C'est ainsi que j'ai appris que certains ateliers pédagogiques sont organisés autour des relations entre parents, professeurs et élèves, ce qui est très intéressant. Pour les conseils de classe, par exemple, les professeurs sont face aux élèves, c'est-à-dire qu'il n'y a plus ce système de délégués de classe qui transmettent le lendemain aux élèves ce qui a été dit au moment du conseil de classe, ce qui amenait parfois certains à brûler les voitures des professeurs !... En l'occurrence, ce rapport direct entre élèves et professeurs permet à l'enseignant de parler directement des lacunes et des difficultés de chacun. De même, le bulletin de notes est directement donné aux parents, ce qui évite de cacher le bulletin, de faire des fausses signatures et ainsi de suite.

Dans son collège, ce proviseur a constaté que six familles sur dix ne parlaient pas français à la maison. Il a donc instauré des ateliers pédagogiques pour donner des cours d'alphabétisation, mais aussi des ateliers d'échanges dans différents domaines, notamment la peinture ou d'autres approches culturelles. D'où l'importance du relationnel qui permet d'améliorer le système éducatif.

Enfin, je rejoins ce qu'a dit Cédric. Dans le système scolaire, il est vrai qu'on nous cantonne dans certaines filières en nous disant d'aller dans telle filière parce que, dans telle autre, il n'y a pas de débouchés. Au bout du compte, nous nous retrouvons tous dans la même filière et on ne tient pas compte de la motivation de l'élève, on n'est pas assez attentif à ce qu'il veut réellement.

Dans mon cas, on m'a dirigée dans le commerce international parce que j'étais bonne en commerce, en comptabilité et en langues étrangères, mais quand j'ai vu ce qu'on me proposait d'un côté pratique, j'ai compris que ce n'était pas vraiment ma vocation. J'ai donc dû accepter d'autres professions, jusqu'à trouver quelque chose dans le secrétariat médical, qui est vraiment ce que je voulais faire.

M. Alex TÜRK, président .- J'entends bien, mais, vous-mêmes, puisque vous dirigez des entreprises aujourd'hui, qu'attendez-vous du milieu éducatif par rapport à votre vocation professionnelle et comment souhaiteriez-vous que les choses se passent ? On a évoqué tout à l'heure le fait que les jeunes qui venaient des quartiers en difficulté ne soient pas toujours opérationnels dans vos entreprises. Qu'attendez-vous exactement ?

M. Cédric NADOTTI .- Tout à l'heure, M. Mura a parlé des stages de 4 e . A l'heure actuelle, dans mon entreprise, j'ai trois stagiaires qui ont 20, 22 et 24 ans et, l'année dernière, ceux que j'avais pris avaient 16, 18 et 20 ans. Je me suis aperçu que, lorsqu'ils viennent en entreprise, on ne leur fait pas comprendre que c'est pour découvrir le monde du travail et un métier, du moins pour les plus jeunes, c'est-à-dire que ceux qui arrivent en entreprise à 16 ans dans le cadre des stages de 3 e ou de 4 e n'ont aucune présentation de leurs stages par leur collège. On leur dit qu'ils vont faire un stage en entreprise sans leur donner aucun objectif.

Quand ces stagiaires qui étaient en 3 e ou en 4 e sont arrivés, j'avais l'impression qu'ils étaient persuadés que j'allais leur demander de travailler et qu'ils auraient des objectifs dans la société alors qu'évidemment, on ne va pas demander à un enfant qui est en 4 e ou en 3 e et qui n'a jamais travaillé de le faire. Ils sont là pour découvrir l'entreprise et pour voir ce qu'est le milieu du travail et le monde de l'entreprise, ne serait-ce que la manière de s'habiller, d'être à l'heure, de parler aux gens, etc. Dans un premier temps, c'est cela qu'il faut leur apprendre au moment des stages en entreprise.

Mme Dominique VOYNET .- Vous-mêmes, en tant que jeunes patrons, comment avez-vous découvert la gestion, la législation, le management et le recrutement pour ne pas vous tromper quand vous choisissez un collaborateur ? Avez-vous fait cela sur le tas et vous êtes-vous fait aider ?

M. Cédric NADOTTI .- Dans mon cursus, j'ai eu la chance d'avoir certains postes à responsabilité : je me suis retrouvé responsable à vingt ans d'une trentaine de conducteurs routiers et j'étais donc déjà confronté à cette notion de management que j'ai apprise sur le tas. Ensuite, j'ai travaillé dans la gestion commerciale et la gestion en entreprise puisque j'ai été recruté par une société pour développer un pôle « déchets spéciaux », qui n'existait pas.

J'ai donc tout appris au fur et à mesure et sur le terrain ; je n'ai pas suivi de formation ou de cours particuliers. Je répète que certaines personnes sont faites pour apprendre dans les cours et que d'autres apprennent les choses en pratiquant.

M. Mamadou BEYE .- Certains apprennent aussi autrement. On critique beaucoup la formation universitaire, mais en ce qui me concerne, j'ai suivi une formation universitaire en sociologie et cela m'a beaucoup aidé dans les différents emplois que j'ai obtenus. Il est vrai qu'il n'est pas facile de trouver du travail, mais dès qu'on est en situation, la culture générale que l'on a acquise permet de se mettre très vite en situation et de s'adapter. Si je peux faire aujourd'hui un métier qui demande une grande qualité d'écoute, qui impose de faire de l'analyse, d'écrire des rapports et de travailler sur dix métiers différents en même temps, c'est parce que j'ai eu une formation universitaire, tout simplement.

M. Alex TÜRK, président .- Certains d'entre vous ont dit qu'ils n'avaient eu aucune formation alors que vous, monsieur Beye, vous avez eu une formation universitaire solide, mais qu'en est-il des autres, qui ne sont dans aucun de ces deux cas ? Je parle ici de ceux qui ont suivi une formation et qui s'arrêtent au niveau du bac ou un peu après le bac mais sans aucun aboutissement. Ceux-là n'ont ni la formation professionnelle nécessaire, ni ce que vous évoquiez à l'instant. A Marseille, quelqu'un a qualifié cela de « savoir être » en disant qu'il y a une hiérarchie en entreprise et qu'on apprend notamment à venir au travail à une certaine heure. Ce sont des choses que plus personne n'enseigne.

Je reviens donc sur la même question. J'ai bien compris que le savoir être était un point essentiel qui n'est pas traité dans les établissements scolaires aujourd'hui et qu'il faut y songer. Cependant, du point de vue de la formation professionnelle, comment peut-on arriver à corriger les trajectoires qui partent dans certaines impasses ? Par exemple, si, dans certains établissements scolaires du second degré, on enseigne des métiers qui n'existent plus, qui doit le dire aux représentants du secteur éducatif ? Vous sentez-vous capables, en tant que chefs d'entreprise, de dire que vous êtes prêts à collaborer avec le milieu enseignant pour adapter les programmes aux besoins des jeunes que vous embauchez ? Tout cela vous paraît-il concevable ?

M. Cédric NADOTTI .- Oui, mais surtout au niveau de mon entreprise. Je suis en effet prêt à m'engager auprès des écoles de ma ville, de la maternelle au centre de formation, sur certains sujets touchant à l'entreprise, mais je ne suis pas sûr que toutes les entreprises seraient prêtes à s'engager pour modifier le système de formation ou apporter des idées. Il y a un gros décalage entre l'école et le travail.

Personnellement, je suis sorti de l'école à 16 ans et quand je reçois dans mon entreprise des jeunes de 3 e qui ont cet âge, j'ai vraiment l'impression qu'ils n'ont rien à voir avec moi quand j'avais 16 ans. Il suffit de voir la manière dont ils disent bonjour et dont ils serrent la main : c'est vraiment surprenant. J'avais l'impression de serrer la main à des mannequins !

Il en est de même pour la tenue vestimentaire. J'ai reçu un jeune qui cherchait du travail. Il est arrivé dans mon bureau avec son CV en portant la casquette, le tee-shirt Umbro et la chaîne en or, et il avait la même tenue sur la photo de son CV ! Je lui ai donc dit ceci : « Écoute, on parle de discrimination à droite et à gauche, tu t'appelles Mohammed Ben-Ali, tu arrives avec ta casquette, ta chaîne en or autour du cou et ton tee-shirt Umbro et tu vas te plaindre qu'il y ait de la discrimination derrière ? » et j'ai ajouté : « Tu refais une photo en mettant une petite chemise ou un petit polo (on ne te demande pas de mettre une cravate) et tu reviens me voir. Tu ne vas pas te promener avec tes copains au cinéma ou à la patinoire ; tu viens chercher du travail. » Il est parti, il a refait son CV et il est revenu bien habillé avec une photo sur laquelle il portait un petit polo.

En fait, on ne le lui avait pas dit et il ne le savait pas ! La représentation, les manières et le savoir être sont déjà la base du travail. Le premier chef que j'ai eu quand j'ai commencé à travailler m'a fait aimer le travail. Il m'a dit ceci : « Si tu te lèves le matin et que tu n'as pas envie de travailler, ne viens pas ! » C'était clair et net. Quand on va au travail, on a envie d'y aller ; on n'y va pas par la contrainte.

Mme Hinde MAGADA .- A mon avis, on devrait privilégier le partenariat entre les entrepreneurs et les centres de formation. Chez moi, je travaille en collaboration avec l'AFPA, l'association de formation pour adultes, et je suis membre de la commission d'attribution des diplômes. L'épreuve se passe sur une journée : le matin, il y a des simulations d'appel (il s'agit de secrétariat, bien évidemment), l'après-midi, nous avons un entretien professionnel au cours duquel nous discutons de la motivation de chaque candidat, de son parcours et de ce que va lui apporter son diplôme, et nous terminons par une délibération à l'issue de laquelle nous décidons si nous pouvons lui attribuer le diplôme en tenant compte de l'impact que peut avoir le fait qu'il ne l'obtienne pas. Ce système est assez intéressant parce que cela nous permet non seulement de faire connaître notre métier, mais de donner envie aux candidats et de les orienter dans ce secteur. En général, quand on forme ces personnes, elles sont assez intéressées et on obtient de bons résultats.

M. Alex TÜRK, président .- Nous n'avons plus de questions. Nous vous remercions.

Audition de M. Jean-Pierre BELLIER, directeur général d'Agir pour la citoyenneté (APC) et président d'APC Recrutement, M. Said HAMMOUCHE, directeur général d'APC Recrutement, et M. Samir ABASSE, porte-parole de l'Association Collectif Liberté Égalité Fraternité Ensemble et Unis (ACLEFEU) (27 juin 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie de votre présence et je donne tout de suite la parole à M. Jean-Pierre Bellier, en lui demandant de nous exposer ses préoccupations en une dizaine de minutes.

M. Jean-Pierre BELLIER .- En guise de préambule à cette audition, il me semble nécessaire de préciser les conditions dans lesquelles des structures comme les nôtres ont émergé dans le paysage des quartiers populaires. Agir pour la citoyenneté (APC) a été créé par Karim Zeribi et moi-même en 2001 après avoir constaté, à travers nos activités professionnelles ou associatives mutuelles, un certain laisser-aller des politiques publiques en matière de promotion de la diversité et de l'égalité des chances, singulièrement dans les quartiers populaires.

Autrement dit, la structure mère, qui a donné ensuite naissance à d'autres structures sur lesquelles je reviendrai dans mon propos, a été entièrement définie au travers de ce regard que je qualifierai à la fois de bienveillant et de critique. C'est pourquoi on peut parler de critique bienveillante. Bienveillant parce que la problématique des jeunes dans les quartiers en difficulté était prise en compte depuis quelques décennies, notre propos, à cette époque, n'étant pas de nous placer en travers de ces initiatives ; critique parce que nous avions le sentiment  et c'est toujours le cas  que cette question était géré, d'une part, de manière extrêmement politique, et donc parfois opportuniste, au gré de ce que peut représenter un potentiel électoral dans les quartiers populaires, et, d'autre part, de manière très segmentée par les administrations qui sont en charge ensuite de la mise en oeuvre de ces politiques.

Pour résumer mon propos d'entrée, je dirai donc que, d'une part, ces questions alimentent des initiatives politiques qui, pour moi, s'apparentent plus souvent à du marketing politique qu'à une réelle prise en compte de l'intérêt général (et je ne donnerai pas de noms) et que, d'autre part, cette volonté politique peut se traduire par des actes qui sont à chaque fois mis en oeuvre par des structures administratives ou para-administratives, c'est-à-dire publiques, parapubliques ou privées, qui n'appréhendent ces questions que sur une seule couche ou un seul segment, selon que l'on se place horizontalement ou verticalement.

C'est le premier message fort que je souhaite adresser à votre instance.

Dans ces conditions, toutes les initiatives comme les nôtres (et je ne revendique ni la primeur, ni la primauté, ni l'excellence de l'initiative que nous avons pu prendre autour d'Agir pour la citoyenneté) ont eu pour vocation de rassembler et de mettre autour de la même table tous les acteurs concernés de près ou de loin par toutes ces problématiques et de chercher à décloisonner la prise de conscience de l'importance politique d'une vision systémique ou « ensemblière ». J'insiste beaucoup sur ce point parce que, pour nous, le fait d'interpeller tous les politiques et tous les acteurs, qu'ils soient publics ou parapublics, sur l'impérieuse nécessité de mettre en place un minimum de coordination dans la prise en charge de cette question a été une démarche très volontariste d'Agir pour la citoyenneté.

Quelles ont été les conséquences de ces initiatives ?

Tout d'abord, comme nous le faisons depuis 2001, nous avons essayé de porter la voix des jeunes des quartiers populaires de telle sorte qu'ils ne soient pas uniquement entendus sur un registre revendicatif et misérabiliste mais sur le registre de l'initiative, de la création et de la volonté d'appartenir à 100 % à la société française dont ils sont membres à part entière, au même titre que vous et moi. Cela a été notre volonté et notre doctrine.

Par exemple, cela a consisté à les réunir dans le cadre d'événements comme les parlements des quartiers. Nous avons tenu huit parlements des quartiers, puis un parlement des banlieues, ici même, au Sénat, au mois de novembre, dans une démarche toujours constructive et non revendicative. Au travers de ce type de réunions et de rencontres, l'idée est de rencontrer les administrations et les politiques pour leur dire qu'un certain nombre de choses extrêmement simples à mettre en oeuvre permettraient de donner des réponses satisfaisantes aux jeunes des quartiers.

Dans ces réponses à donner, figure bien entendu ce que j'ai évoqué tout à l'heure avec insistance : la démarche « ensemblière ». Comme vous le savez comme moi, la société française  j'en suis un témoin vivant dans le cadre de mes activités professionnelles qui n'ont pas à être évoquées ici  ressemble à un millefeuille : c'est une superposition de couches qui ont toutes des cibles, et donc des publics, parfois captifs, catégorisés de manière caricaturale. Quand on a 26 ans et un jour, on n'appartient plus à la même catégorie que lorsqu'on a 25 ans et 364 jours. Ce sont autant de rendez-vous manqués qui sont dus uniquement au fait que les dispositifs sont à ce point étanches et imperméables les uns par rapport aux autres qu'ils ne fonctionnent pas.

Cela fait partie de notre action, qui s'est traduite notamment, si je prends le dernier événement en date, par les conclusions et les 19 propositions du Parlement des banlieues que nous avons transmises à l'ensemble des formations politiques et, notamment, au ministre chargé de la promotion de l'égalité des chances, qui les a d'ailleurs accueillies et qui en a tenu compte. Nous les avons transmises aux médias ainsi qu'à nos réseaux, puisque, derrière Agir pour la citoyenneté, un certain nombre d'associations interviennent dans les quartiers populaires et sont dans la même mouvance. Notre association Agir pour la citoyenneté n'est pas une tête de réseau : elle a pour but de permettre à tous les auteurs des initiatives de terrain de se parler et de confronter leurs points de vue et leur action.

Voilà, très brièvement, le premier tableau que je souhaitais dresser.

Je mettrai l'accent sur l'une des initiatives d'Agir pour la citoyenneté : la création du cabinet APC Recrutement, qui a bientôt dix-huit mois d'existence, dont Said Hammouche est le directeur général et que j'ai l'honneur de présider.

Le cabinet APC Recrutement est parti d'un constat de base. Toutes les études montrent que, dans les quartiers populaires, on a, certes, des jeunes sans qualification qui sont marginaux, parfois marginaux séquents, mais également une proportion non négligeable de jeunes diplômés et qualifiés qui n'ont pour ambition que d'entrer sur le marché du travail, qui sont victimes d'une suspicion de délit d'adresse, c'est-à-dire territorial, en habitant des quartiers socialement considérés comme suspects, où se développe une économie souterraine ou des attitudes orthogonales par rapport au fonctionnement de notre société, et qui ne peuvent pas être employés au motif qu'ils sont originaires de telle ou telle région du monde et que, par conséquent, leur rapport au travail est suffisamment différent de celui qui est censé être le nôtre pour être catégorisés ou catalogués d'inemployables.

Or, dans ces quartiers populaires, vous savez comme moi que l'on trouve mêlés des jeunes de toutes origines : il n'y a pas que des Said ; il y a aussi des David, des Jean-Pierre et des Mamadou qui sont diplômés, qui cherchent impérativement à s'insérer professionnellement, parce qu'ils savent bien que la vie professionnelle est le gage incontournable d'un équilibre de notre vie en société, et qui ont beaucoup de difficultés à trouver l'employeur qui leur accordera le premier signe tangible de reconnaissance auquel ils aspirent.

APC Recrutement a aujourd'hui une base de données d'environ quatre milles jeunes diplômés des quartiers populaires, pour l'essentiel dans la région parisienne pour le moment parce que nous avons une activité associative et non pas à but lucratif. Nous fonctionnons à partir de quelques permanents et beaucoup de bénévoles et nous avons établi une méthodologie qui nous permet de proposer avec succès à quelques dizaines et, bientôt, quelques centaines de jeunes un accès à des métiers de cadre supérieur.

Cette méthodologie part aussi d'un principe fondamental lié à ce que j'ai dit précédemment : nous sommes profondément convaincus que les jeunes des quartiers populaires subissent une double contrainte : celle de leur origine (sociale, territoriale et ethnique) et celle qui les amène à être tentés de dissimuler leur origine ou la réalité de leur vie et de leur patrimoine en se réfugiant derrière l'idée de la remise d'un CV anonyme. Nous ne sommes pas contre le CV anonyme car nous pensons que c'est un élément qui peut faire avancer le débat, mais notre démarche est radicalement différente de celle-là. Nous faisons en sorte que tous les jeunes qui passent chez nous préparent un CV audiovisuel à partir d'une séquence vidéo d'une minute dans laquelle le jeune se présente en disant : « Je m'appelle Said Hammouche, Jean-Pierre Bellier ou Samir Abasse, j'ai tel âge, j'ai telle formation, telles compétences, telles aspirations professionnelles et tel calendrier dans mon évolution de carrière ou ma recherche d'emploi, et je suis à votre disposition. »

Aujourd'hui, nous constatons que les jeunes qui passent par ce média dont ils disposent ensuite (on les leur envoie sous fichier mpeg , sur une clef USB ou un DVD qu'ils peuvent remettre à un employeur) découvrent qu'ils n'ont pas besoin de dissimuler leur identité ou leur appartenance pour aller à la rencontre des employeurs, ce qui est essentiel dans la réflexion que nous devons avoir collectivement sur la manière de sortir les jeunes de nos quartiers populaires de l'ornière dans laquelle notre organisation sociale les a parfois assignés. Je parle souvent d'assignation à résidence.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. M. Said Hammouche souhaite-t-il intervenir dans la foulée de ce qui vient d'être dit ou préfère-t-il que nous posions tout de suite des questions globalement ?

M. Said HAMMOUCHE .- L'idée étant d'être assez concis et l'essentiel de la présentation du cabinet dont nous nous occupons ayant été précisée dans les grandes lignes, je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

M. Alex TÜRK, président .- Je donne donc la parole à M. Samir Abasse, qui représente l'Association Collectif Liberté Égalité Fraternité Ensemble et Unis (ACLEFEU).

M. Samir ABASSE .- Bonjour. Je suis l'un des porte-parole du collectif ACLEFEU, qui s'est créé à Clichy-sous-Bois après les révoltes sociales de l'automne dernier qui ont eu lieu suite à la mort de deux jeunes dans un transformateur EDF de cette même ville.

Ensemble, en tant qu'individus et citoyens de la ville de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil, deux villes limitrophes, nous avons décidé d'agir pour que la jeunesse de nos communes se prenne en main et se responsabilise, en considérant que si, sur le fond, le mouvement de ces jeunes était compréhensible, la forme en était totalement répréhensible. C'est ainsi que nous avons décidé de leur montrer la voie d'une action plus légitime et plus républicaine.

Ensuite, nous avons constaté à travers la création de notre collectif que nous ne pouvions pas agir uniquement sur le plan local. Nous avons donc développé une action durant le mois de mars sur l'ensemble de la Seine-Saint-Denis et nous avons eu de bons échos et de bons retours, notamment grâce à un partenaire qui nous a aidés en matière de logistique : l'Association nationale de la citoyenneté et de la prévention (ANCP), qui avait organisé l'opération « Je suis sport dans les transports », il y a quelques années, avec la RATP.

En partenariat avec cette association, nous avons développé une présence dans tous les quartiers, et non pas simplement les quartiers difficiles, qu'il s'agisse de quartiers de centre-ville, de quartiers populaires, de HLM ou de logements un peu plus distingués, dans les communes de Seine-Saint-Denis, pour constituer symboliquement un cahier de doléances qui fait la synthèse de ce que les gens attendent des prochaines échéances et de la classe politique qui les dirige et également, au-delà de la plainte et de la complainte, pour faire des propositions. Nous avons demandé aux gens non seulement d'être affirmatifs dans ce qu'ils souhaitent voir changer, mais aussi d'avoir un début d'idée et d'élaborer des propositions qui peuvent paraître parfois invraisemblables ou en décalage avec la réalité. On sait en effet qu'une loi naît souvent d'un contrat ou d'une idée simple, c'est-à-dire d'une évidence.

C'est ainsi que nous avons lancé l'idée du cahier de doléances qui a connu un grand succès en Seine-Saint-Denis et que nous avons eu ensuite la chance de mener cette action sur le plan national. Nous avons en effet organisé un tour de France qui a duré jusqu'à la fin mai et qui a concerné plus de soixante villes de province dans lesquelles nous avons été très chaleureusement accueillis, quelles que soient les étiquettes politiques.

Le succès a été tel que, alors que nous avions estimé des retours qui se situaient entre 35 000 et 50 000 doléances, nous en sommes aujourd'hui à plus de 200 000. Nous avons encore plus de travail que prévu, mais c'est un mal pour un bien et nous nous en satisfaisons.

D'une manière générale, les gens de province sont contents de voir que Paris s'intéresse à la province parce que, lorsqu'on va en province, quand on vient de la banlieue parisienne, on est quand même un Parisien, les gens identifiant beaucoup les pôles régionaux. Nous avons donc créé des liens avec d'autres associations, mais aussi avec des gens qui, à travers la France, souhaitent tout simplement inculquer les valeurs républicaines à la jeunesse française dans son ensemble. Nous avons rencontré des étudiants à travers les assemblées générales dans des facultés, nous avons vu des travailleurs et nous avons fait également des sorties d'usines et de supermarchés. En fait, nous avons rencontré l'ensemble de la population dans toutes les classes d'âge.

Certes, certaines personnes sont réticentes et pensent que cela ne sert à rien, mais beaucoup ont découvert quelque chose d'intéressant, dans la mesure où, enfin, on leur donnait la parole d'une manière assez simple. Ce sont des choses concrètes et réelles.

Je vous fais le point de ce qui ressort de ces 200 000 cahiers de doléances. Sachez avant tout que les gens recherchent la dignité et le respect. Ils se sentent totalement déconsidérés par les gens qui dirigent la France, victimes de ce fameux fossé qui existe dans les médias entre le microcosme parisien, la bulle politique et le reste de la France. Je ne reprendrai pas les formules de différents hommes politiques, mais il est plus que réel et les gens le vivent plutôt assez mal, comme des agressions verbales.

Ils aimeraient avant toute chose qu'on leur rende la qualité de vie qui fait que la France est ce si merveilleux pays dans lequel nous vivons tous. Ces gens ont perdu cet attrait pour la France dans laquelle ils sont nés ou arrivés depuis plusieurs années et ne comprennent pas tous les changements, les bouleversements, les préjugés et les stigmatisations qui pèsent sur chacune des populations.

D'une manière générale, on a cru beaucoup à la France de 1998, qui était très belle. Malheureusement, d'une manière symbolique, je dirai qu'elle s'est arrêtée le 11 septembre 2001 et qu'à partir de là, nous sommes tombés dans le stéréotype, le clivage, la segmentation et le communautarisme, tout ce qui fait qu'une société n'est pas pleine et entière mais divisée en couches et en sous-couches.

Voilà pourquoi, à travers ce collectif, nous essayons de porter la synthèse de toutes les demandes, propositions et doléances que nous avons recueillies et qui concernent des éléments récurrents comme le logement, la justice, les pratiques policières, l'emploi, la discrimination, etc., et qui sont toutes liées.

Aujourd'hui, la différence est avant tout économique. Le clivage ethnique, religieux ou physiologique est l'arbre qui cache la forêt. La vraie différence en France, aujourd'hui, apparaît comme une vraie fracture économique qui se creuse entre deux France et la classe moyenne n'existe plus. Ce qui faisait le lien entre les classes bourgeoises et « le peuple », pour reprendre des termes d'une autre époque, n'existe plus. Une grande partie de la classe moyenne s'effondre et connaît la précarité et de plus en plus de couches sociales vivent difficilement et grâce à l'assistanat. Les gens qui vivent de minima sociaux, du RMI ou d'allocations de chômage préféreraient ne pas y avoir droit parce que cela voudrait dire qu'ils gagnent correctement leur vie pour vivre dignement et dans les meilleures conditions possibles.

Ce climat détérioré pèse depuis ces dernières années sur le quotidien des gens en France et, dans cette situation, le moindre élément déclencheur peut conduire à un drame. Dans ce cas, on ne s'entend plus parler, on ne s'écoute plus, chaque partie s'enferme dans des stéréotypes et des préjugés et le dialogue n'est plus possible.

A travers notre initiative, nous avons cherché à renouveler le dialogue. Symboliquement, un an après le début des émeutes, qui ont commencé le 27 octobre l'an dernier, nous souhaitons remettre la synthèse de nos doléances à l'Assemblée nationale ou à des personnes capables de les exploiter pour obtenir une vraie reconnaissance. Sans prétention, nous avons fait un travail associatif que les maires font souvent et que les élus politiques qui se trouvent au-dessus font moins parce qu'il n'est pas dans la démarche d'un député d'être aussi proche de ses concitoyens que peut l'être un maire. Nous aimerions donc remettre cette synthèse de façon symbolique et, pour cela, nous cherchons les gens qui nous permettront de faire cette démarche.

En conclusion, je dirai que, si la classe politique actuelle et celle de demain arrivaient à comprendre et à mieux accepter la jeunesse d'aujourd'hui, la France de demain n'en serait que meilleure et plus forte et qu'elle en sortirait grandie malgré tout ce qui a pu se passer de négatif ces dernières années.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Nous allons vous poser quelques questions.

M. Jacques MAHÉAS .- Je remercie nos amis de nous avoir parlé un langage direct. Je suis sénateur de la Seine-Saint-Denis, je connais bien Clichy-sous-Bois puisque j'y ai été député pendant de nombreuses années et j'ai vu cette ville évoluer vers la ghettoïsation. La dernière fois que nous sommes allés dans cette ville ensemble, nous avons pu percevoir combien la Forestière avait mal évolué, par exemple, alors qu'à l'origine, quand j'étais député, en 1981, c'était une très belle cité, une cité même assez luxueuse. C'est vous dire que nous connaissons bien les quartiers et que les sénateurs sont parfois des hommes de terrain, ce qui vous rassurera sans doute.

Cela étant dit, j'ai une question à vous poser : comment réussir à impliquer les jeunes ? A Clichy-sous-Bois comme ailleurs, beaucoup ont dit qu'ils allaient réagir et s'inscrire sur les listes électorales, mais la réalité est tout autre : les jeunes ne sont pas inscrits sur les listes électorales et ils ont l'impression désastreuse que l'on ne s'intéresse pas à eux et que, quoi qu'ils fassent, ils resteront dans la difficulté de façon immuable.

Dans vos dix-neuf propositions, dont beaucoup sont sans doute communes avec celles d'ACLEFEU, je constate que figurent l'éducation, l'emploi, le logement ou l'urbanisme (on pourrait d'ailleurs peut-être gommer la 19 ème proposition, qui concerne l'image et la sémantique, puisque beaucoup, dont l'ensemble de la classe politique, ont tordu le cou à cette idée), mais qu'il n'y a pas de rapport entre cette jeunesse et les dirigeants politiques. Je voudrais donc savoir comment on pourrait l'améliorer et comment faire pour nouer le dialogue.

En tant que maire de Neuilly-sur-Marne, je vais au contact des jeunes dont je constate l'extrême diversité, entre ceux qui condamnent résolument les exactions commises par quelques-uns, même s'ils sont dans la plus grande difficulté, et ceux qui réagissent au moindre événement en cherchant à tout casser. Nous sommes d'ailleurs très inquiets parce que nous ne savons pas à quel moment peuvent éclater de nouvelles violences dans nos banlieues. Je voudrais donc savoir comment on peut améliorer les choses, si c'est possible et s'il n'y a pas un déficit terrible d'éducation. A mon avis, c'est l'éducation qui guide tout.

M. Jean-Pierre BELLIER .- Je vais vous donner une simple illustration. Les deux représentants de l'association « Z'y va », de Nanterre, que vous avez très justement souhaité auditionner, n'ont pas pu venir pour des raisons professionnelles, mais sachez que cette association a une activité extrêmement soutenue dans un quartier populaire de Nanterre (le quartier des Pâquerettes, que l'on appelle « le petit Nanterre », dont je suis moi-même issu, qui a été le quartier le plus dur de France pendant des années et qui reste difficile) afin d'instaurer un lien social au travers de rencontres mensuelles. C'est ainsi qu'André Comte-Sponville, Roland Castro, des enseignants ou des écrivains sont venus rencontrer la population.

Il se trouve que cette association « Z'y va » a organisé une soirée, vendredi soir, à l'occasion du match de football France-Togo, à laquelle, bien entendu, tous les élus étaient invités. Dans ce genre de soirées, les élus  vous l'êtes vous-mêmes et vous le savez bien  ont un certain nombre de manifestations à visiter. Les élus de droite comme de gauche sont donc passés, mais ils ne l'ont fait que pendant une heure, ce qui est déjà beaucoup dans leur temps compte tenu de leur agenda. J'imagine que vos agendas, messieurs les sénateurs, sont eux-mêmes très chargés.

Ce faisant, ils donnent le sentiment a priori qu'ils s'intéressent beaucoup à la vie de ce quartier, ils discutent avec des jeunes ou des mères de famille, car il faut savoir qu'à « Z'y va », toutes les générations sont représentées afin de sortir de cette logique « jeuniste ». Pour cette association, les mamans et les papas sont autant concernés, si ce n'est plus, parfois, par la problématique de l'évolution sociale des jeunes des quartiers.

Ils passent donc une heure et, malheureusement, le candidat à la prochaine élection législative a en même temps une rencontre dans un autre endroit, le maire de Nanterre a une inauguration ou le pot de départ à la retraite des enseignants de Nanterre, et le sénateur Karoutchi a une réunion ailleurs. Ils doivent donc partir. Paradoxalement, l'effet sur la population est contre-productif parce que, finalement, le fait de passer pour passer ne donne pas le sentiment aux habitants de ce quartier qu'ils sont pris en compte.

Les politiques doivent s'efforcer d'instaurer un minimum de régularité et non pas être dans une logique de one shot , en donnant le sentiment qu'ils s'intéressent à ces gens mais qu'ensuite, ils remontent dans leur voiture afin que leur chauffeur les emmène sur un autre lieu.

Le seul personnage qui a défrayé la chronique ce jour-là, c'est le sous-préfet à la ville, qui a été nommé dans les Hauts-de-Seine depuis huit mois et qui est l'ancien directeur général des services de Jean-Pierre Soisson quand il était à la région. Il est arrivé à 8 heures du soir et il est parti à 1 heure du matin, non pas sous un tonnerre d'applaudissements, parce que les relations ne le justifiaient plus, mais avec une considération que vous ne pouvez pas imaginer. Il n'a rien dit, il n'a pas cherché à entrer en contact de manière proactive avec tel ou tel ; il était là, il s'est tout simplement posé et il a pris de son temps. C'est une implication très forte pour le sous-préfet à la ville d'un département comme les Hauts-de-Seine. En une soirée, pour une cinquantaine ou une centaine de participants, il a tout simplement modifié la représentation des habitants de ce quartier sur ce que l'Etat pouvait apporter.

Pour beaucoup des gens présents, le sous-préfet à la ville est un homme politique : on ne lui demande pas de connaître le fonctionnement de notre système social dans tous ses détails. Pour autant, il a su, par sa disponibilité, son écoute bienveillante et sa présence, sans faire de « rentre dedans », donner le sentiment que, finalement, on s'intéresse à ce quartier.

Je ne sais pas si cela répond à votre question, mais vous voyez que l'action permanente permet, certes, à l'homme politique ou au représentant de la population, qu'il soit député, sénateur, maire ou conseiller général, d'être présent et de donner le sentiment que son intérêt est humaniste et non pas uniquement opportuniste.

M. Samir ABASSE .- Je souhaite revenir sur la notion d'éducation que vous avez citée dans votre dernière phrase, monsieur le Sénateur. Il se trouve que je connais un peu le sujet puisque je suis enseignant contractuel dans un lycée professionnel de Seine-Saint-Denis depuis trois petites années et que, dans une période antérieure, j'ai été recruté en emploi jeune dans une école primaire de Seine-Saint-Denis. En termes d'éducation, je vais vous donner deux exemples.

Le premier est celui des parents qui ont peu de moyens, qui ne travaillent pas, qui déposent les enfants à l'heure et qui viennent les chercher à l'heure mais ne leur offrent rien d'autre, en matière de loisirs et d'activités, que le bac à sable du bâtiment.

Le deuxième concerne des familles dont les parents travaillent tous les deux, qui mettent un certain temps pour se rendre à leur travail et qui vont déposer leur enfant à 7 h 30 à l'école et le récupérer à 18 heures.

Comment voulez-vous que des parents qui ne voient pas leur enfant (je parle essentiellement de l'école primaire) au moment où il est avide de questions, de connaissances et d'attention et a besoin d'un maximum de présence autour de lui, puisse progresser normalement ? Nous serons tous d'accord ici, je pense, pour dire qu'au-delà de 18 heures, un enfant qui est à l'école primaire n'a que très peu de temps avant d'aller dormir. On peut donc se demander à quel moment les parents peuvent apporter une notion d'éducation en profondeur lorsqu'ils sont en bas âge et lorsqu'ils se trouvent dans cette situation. Malheureusement, ils s'en remettent au système éducatif qui, à mon avis, est à revoir.

Du fait de ses conditions de travail, un enseignant ne peut pas apporter la même attention que ne peut le faire un parent ; même s'il le voulait et si on lui enlevait la moitié de ses élèves, ce ne seraient jamais ses enfants. Il faut donc un complément d'éducation entre celle des parents et celle du système éducatif, quelle que soit la nature, l'origine et la personnalité des parents ou le contexte économique et humain. Malheureusement, dans ces quartiers, même si les parents le voulaient, ils auraient du mal à apporter la personnalité de leur éducation, qui complète celle de la République, de manière à ce que ces enfants soient épanouis.

C'est là que le système éducatif peut intervenir. Personnellement, j'ai aujourd'hui des élèves de 15 à 20 ans, qui sont en BEP ou en bac pro, qui correspondent à ceux que j'ai eus il y a cinq ans en école primaire et qui sont tout simplement livrés à eux-mêmes. Lorsque nous remettons les bulletins aux parents, moins de 20 % peuvent venir le chercher sur trois trimestres et ceux qui peuvent venir le font au prix d'un effort considérable ou parce qu'ils ne travaillent pas. Ceux qui veulent venir le font souvent parce qu'ils sont seuls à éduquer l'enfant (les familles monoparentales sont de plus en plus présentes dans la société). C'est ainsi qu'à chaque fois, les relations, les faits et les gestes interviennent en flux tendu.

Dans ma classe, sur 24 élèves, je n'ai eu qu'un seul parent qui a accompagné son enfant à l'occasion du renouvellement des inscriptions, hier matin, un seul dont le dossier était complet. Tous les autres ont dû revenir parce qu'il y avait des pièces manquantes et que les enfants, lorsqu'ils sont livrés à eux-mêmes, même si ce sont déjà des adolescents de 16 à 17 ans, n'ont pas l'état d'esprit nécessaire pour se rendre compte de l'importance d'une simple démarche administrative en temps et en heure. Pour eux, ce n'est pas grave ; ils pensent qu'ils peuvent revenir plus tard ou le lendemain ; ils disent : « Il ne manque que trois papiers sur dix, ce qui n'est pas mal, non ? » Ils n'ont aucune notion de régularité et ils vivent toujours dans la demi-mesure. Ils ont le sentiment du « mieux que rien » et c'est ce qui les conduit à des comportements qui les font sortir de la ligne que la République fixe à ses élèves.

Voilà pourquoi, en termes d'éducation, il faut concilier les deux éléments.

M. Yves DAUGE .- Comme vous travaillez sur l'ensemble du territoire et non pas seulement en région parisienne, sentez-vous des analyses qui traversent tous les sites et que l'on peut considérer comme des éléments permanents et fondamentaux de la problématique ou percevez-vous des différences ? Si oui, lesquelles et sur quoi peut-on s'appuyer pour démontrer que, dans certains endroits, cela commence à mordre un peu ? Il est vrai que le constat que vous faites est bon et qu'il nous met devant un obstacle assez lourd à franchir, mais sentez-vous que, dans certains lieux, on est en train de le franchir et de progresser ?

Vous avez dit, ce qui est juste, que toutes les structures sont très segmentées et parcellisées, mais quelle est la réponse sur ce point ? Nous connaissons bien ce constat, mais comment l'Etat peut-il s'organiser mieux pour ce qu'il a à faire et, surtout, doit-on aller plus loin dans la décentralisation et donner plus de pouvoirs au maire ?

Quand on parle des « politiques », je pense que vous serez d'accord avec moi pour dire que le maire n'est pas dans une situation égale aux autres dans son positionnement. J'espère du moins qu'il est perçu, comme vous l'avez dit tout à l'heure pour le sous-préfet, comme ayant quand même une relation plus permanente. Faut-il aller plus loin dans cette direction ? C'est une question de politique nationale, mais doit-elle être renforcée par une décentralisation plus forte autour des maires et, éventuellement, des agglomérations ? Ce sont des questions difficiles.

Enfin, dans vos questionnements et vos propositions, je ne vois rien qui concerne le domaine de la sécurité, de la justice et de la police. Est-ce un oubli ? Je serais étonné que personne n'en parle, quand même.

M. Samir ABASSE .- Je vais répondre en trois points.

Dans notre collectif, nous avons une jeune fille originaire de la région de Bordeaux, qui est éducatrice spécialisée et qui nous a permis de faire une intervention en dehors de notre tour de France, à travers un réseau associatif qu'elle avait développé du temps où elle vivait dans la région de Bordeaux. Durant un week-end, nous avons pu ainsi nous rendre dans la région de Bordeaux et présenter notre collectif et notre action. Nous avons eu alors un débat assez ouvert avec les associations que nous avons rencontrées là-bas et nous n'étions pas d'accord sur une certaine réalité économique.

En conclusion, cette jeune fille membre de notre collectif a dit qu'avec un RMI, on pouvait arriver à vivre en province alors qu'en Île-de-France et à Paris, on survivait à peine. Voilà une différence économique importante entre Paris et la province.

Ensuite, j'évoquerai les pratiques policières et le fonctionnement de la justice. Les révoltes sociales de novembre 2005, ont abouti à 5 500 arrestations et à 800 condamnations. L'ensemble des juges pour enfants du tribunal de Bobigny et des gens qui sont intervenus dans les différents dossiers, notamment un juge pour enfants qui est intervenu avec nous à l'ENS et qui a énoncé l'idée selon laquelle il faudrait presque une loi d'amnistie pour cette jeunesse qui s'est révoltée et qui ne l'a pas fait de la meilleure façon, certes, mais qui n'a su que répondre avec ses armes et ses moyens, à savoir la violence gratuite et inutile. D'une manière générale, cela répond à votre question sur les pratiques diverses.

Récemment, il y a encore eu quelques altercations avec les forces de l'ordre, les versions étant opposées entre la police et les gens qui étaient là. Encore une fois, c'est un dialogue de sourds. Une chose est sûre : depuis quelques années, la police a l'impression d'être couverte, c'est-à-dire qu'on lui facilite les choses. Je peux comprendre que la police durcisse le ton dans les quartiers où c'est nécessaire et dans les affaires extrêmement graves, mais, en même temps, je me demande où est la fibre sociale et le côté communicatif de la police.

La police doit intervenir et faire respecter la loi ; il n'y a aucun problème sur ce point et nous ne remettons pas son rôle en cause. Nous voulons simplement dire qu'à un certain moment  c'est là qu'un fonctionnaire de métier et de terrain fait la différence , un policier doit sentir s'il doit sortir d'une cage d'escalier avec un prévenu par la force ou expliquer simplement à cette personne que c'est la logique d'une procédure qui l'emmènera soit à l'incarcération, soit à une libération et qu'il faut le respecter.

Dans le temps, bien que je ne sois pas très âgé, nous avions l'impression que les policiers qui étaient en face de nous prenaient le temps d'avoir une démarche sociale, d'expliquer les choses, d'avoir un contact humain et une proximité. Depuis cinq ou six ans, le moindre rapport avec la police est immédiatement tendu et on tombe dans l'enfermement systématique. C'est une dérive de la police dont les gens se rendent compte.

Certes, les gens des quartiers ont une part de responsabilité parce qu'ils vivent moins bien les choses et les prennent donc tout de suite à coeur en étant piqués au vif, mais la police, de son côté, fait moins son travail social et de proximité.

Enfin, je vous réponds très directement sur l'action de proximité : un maire avec plus de pouvoirs, oui, peut-être  je ne suis pas politologue , mais un maire sans moyens, non. A travers notre tour de France, nous avons rencontré quelques maires et leurs adjoints dont certains ont fait état de bonnes initiatives qu'ils avaient les moyens de mener alors que d'autres ne les avaient pas. Certains maires nous ont dit qu'ils attendaient toujours l'argent de 2004 ou même de 2003 sur tel ou tel projet, en nous expliquant qu'à une époque, on leur demandait de créer des projets en banlieue et en province pour dynamiser les quartiers, que les habitants avaient amené 50, 70 ou 100 projets en mairie et qu'après avoir remonté l'information, ils n'avaient pas obtenu d'argent pour financer toutes ces démarches.

C'est très décevant pour les gens. On leur dit d'apporter des projets en leur promettant de les aider pour les mener à bien et, malheureusement, cela s'arrête souvent dans le sens ascendant. Les gens se lancent dans la démarche, puis ils attendent et quand cela finit par remonter, une loi ou un décret modifie l'action de base.

Le vrai problème entre les politiques et les citoyens se situe dans cette lenteur d'exécution des décisions prises et des mises en place concrètes susceptibles d'apporter une dynamique aux différents quartiers dans les villes de France.

M. Said HAMMOUCHE .- Je souhaite émettre un petit bémol sur l'appréciation concernant l'éducation. Je considère en effet qu'aujourd'hui, s'il y avait un vrai déficit éducatif dans les familles qui habitent les quartiers populaires, nous connaîtrions régulièrement les phénomènes de crise des banlieues que nous avons connus cet hiver. A cet égard, je préfère d'ailleurs utiliser le mot « révolution » des banlieues plutôt que le terme « émeutes » qui est souvent utilisé. Quand on parle de la révolution de mai 1968 et que l'on essaie de revendiquer un certain nombre d'idées, on utilise la sémantique de la révolution, mais dès qu'il s'agit de la banlieue, on parle immédiatement d'émeutes. Je tenais à le préciser.

Effectivement, la vie dans les quartiers populaires n'est pas facile. Beaucoup de familles baissent les bras parce que cela devient trop compliqué, parce que le fils ne trouve pas de métier, parce qu'on n'est pas entendu par les élus ou parce que le pouvoir d'achat est de plus en plus réduit, notamment du fait de l'augmentation de l'euro, autant d'éléments qui ont des conséquences sur l'éducation. Cependant, je pense qu'aujourd'hui, nous avons justement la chance d'avoir une bonne prise de conscience d'un certain nombre de parents qui s'occupent de leurs enfants du mieux qu'ils peuvent, avec les faibles moyens dont ils disposent, et cela se passe plutôt bien en termes d'éducation.

Je répondrai ensuite à votre question sur la différence entre les territoires en orientant ma remarque sur la question de l'emploi. Sur la population qui est inscrite aujourd'hui dans notre base de données, soit 3 600 candidats, 60 % habitent Paris et l'Île-de-France, et nous avons un grand nombre de candidats dont le niveau est supérieur à bac + 3 à Paris, un phénomène que l'on ne retrouve pas forcément en province. Cela veut dire que, si on veut agir sur les postes de cadres en France, il est plus intéressant de travailler en priorité sur la population parisienne et celle de l'Île-de-France. En effet, dans notre vivier de candidats, nous avons plus de mal à trouver en province des candidats diplômés issus d'écoles intéressantes et ayant suivi des parcours brillants, notamment universitaires. C'est un fait.

C'est la position que nous défendons à travers APC Recrutement en revendiquant les modèles de réussite que l'on trouve dans les quartiers populaires. On y trouve en effet un certain nombre de candidats qui ont été formés dignement par l'école de la République et qui représentent, à travers nos statistiques, plus de 70 % de nos effectifs ayant un niveau de bac + 3 et qui peuvent occuper, demain, des postes à responsabilité en entreprise.

Tout notre travail consiste à entrer en médiation avec les recruteurs, à accroître leur confiance et à leur demander de braquer un regard différent en s'intéressant à cette population qui va être nécessaire à un moment donné pour la croissance de leur entreprise.

Le phénomène du « papy-boom » créera des besoins de salariés demain. Il en est de même aujourd'hui pour les marchés en tension. Pourquoi cela ne pourrait-il pas concerner les salariés qui habitent les quartiers populaires ? Il faut faire un travail sur cet aspect.

Ma troisième remarque concerne la police de proximité. Evidemment, il faut décentraliser un peu plus que les pouvoirs accordés par la loi de 1992 dans certains territoires ne permettent de le faire, mais on se rend compte qu'en Île-de-France, bien que nous ayons la banlieue est et la banlieue ouest, le PIB du Conseil général de la Seine-Saint-Denis correspond à celui de la Grèce.

Le phénomène des quartiers est un peu mieux traité. On donne un peu plus de moyens aux communes pour pouvoir réagir et travailler en lien et en proximité, et cet équilibre ne se voit pas de manière plus significative à l'est de Paris. Il y a donc une histoire de pouvoirs et de moyens qui est nécessaire et je pense qu'aujourd'hui, nous pouvons oser donner un peu plus de moyens à certaines communes et certains territoires à travers différents outils, les comités d'agglomération ou autres. Il est donc intéressant de s'intéresser à cette question de la décentralisation étendue sur certains territoires.

Pour finir, je ferai une remarque concernant la police de proximité pour illustrer ce que je viens de dire. Lorsqu'on a les moyens d'avoir une police de proximité, on a le temps de faire de la sensibilisation et de la prévention et on peut mettre des effectifs qui vont être en contact quotidien avec la population, ce qui permettra de désamorcer un certain nombre de situations qui peuvent, à terme, si on ne s'y intéresse pas, devenir des bombes à retardement.

Le travail qu'a fait le sous-préfet à la ville avec « Z'y va » est remarquable. L'exemple que vient de donner Jean-Pierre permet de répondre à la première question qui portait sur les raisons pour lesquelles, aujourd'hui, la jeunesse a du mal à rencontrer le politique. Il en est ainsi parce que le politique est dans sa sphère de réflexion et que la jeunesse a la manière d'évaluer le politique à travers ses codes. Je pense qu'on a besoin de prendre le temps de se connaître, de se rencontrer et de discuter, tout simplement, sans avoir à faire de grands débats et occuper l'espace d'une manière médiatique.

M. Jean-Pierre BELLIER .- Je donne brièvement trois éléments en complément.

Sur le point de la réponse à la segmentation, question à mon avis fondamentale, le problème que nous rencontrons, c'est qu'aujourd'hui, le critère déterminant est la taille critique. Or on ne peut pas raisonner sur ce qui incarne une taille critique dans une zone fortement urbanisée comme en zone rurale.

En Seine-Saint-Denis ou les Hauts-de-Seine, la commune ou la ville a déjà une taille critique énorme. En revanche, si on se trouve en zone rurale, c'est peut-être le département qui représente la taille critique. Entre ces deux extrêmes, on a la ville, la communauté d'agglomération, la communauté de communes, le canton, le département... On s'aperçoit donc que le raisonnement que l'on doit avoir n'est pas strictement administratif. Il faut prendre en compte une donnée statistique ou démographique. Du coup, on ne peut pas décider de transférer ces compétences au département parce que, parfois, ce n'est pas le département qui est le plus compétent compte tenu de l'organisation territoriale. Il ne faut pas le perdre de vue.

En France, on a toujours le défaut d'appliquer des choses de manière doctrinaire. Si je me réfère à la décentralisation de la formation professionnelle à une certaine époque, en voulant décentraliser la formation professionnelle dans les régions, on l'a recentralisée, d'une certaine manière, parce que, auparavant, elle était traitée de manière déconcentrée par l'Etat au niveau des départements. La loi de 1993, qui a voulu donner une compétence complémentaire à la région, dans le souci de décentraliser, a finalement produit l'effet inverse de celui qui était recherché puisque, d'une certaine manière, on a recentralisé les choses au niveau d'une capitale régionale.

Je reviens aussi sur la question que vous avez posée, monsieur le Sénateur, au sujet de l'articulation entre sécurité, justice et police. Dans les quartiers populaires, les habitants sont soumis à deux sentiments très contradictoires. D'une part, ils ont un sentiment d'arbitraire et, d'autre part, ils estiment qu'ils bénéficient d'une certaine impunité qui peut encourager certains jeunes ou moins jeunes plutôt déviants à se dire : « Finalement, on peut y aller ! »

La vraie question est donc de savoir comment nos fonctions régaliennes peuvent donner aux populations le sentiment qu'elles sont respectées et, en même temps, qu'elles seront traitées de manière égalitaire ou équitable, de telle sorte que ce sentiment d'arbitraire et d'impunité soit évacué. En effet, les quartiers souffrent souvent de cette tension contradictoire qui génère les comportements que nous connaissons et qui sont parfois difficilement contrôlables.

Enfin, vous avez posé la question importante du distinguo entre la manière dont sont vécues ces questions à Paris ou en province ou dans les zones plus ou moins urbanisées. Comme l'a dit Samir Abasse, la question économique du niveau de vie se pose, c'est-à-dire que le rapport à la consommation n'est pas le même compte tenu des disparités très fortes entre les territoires.

De même, en ce qui concerne les cursus, comme Said le dit avec conviction et comme nous le constatons tous les jours, un jeune qui est à la recherche d'un emploi dans le quartier populaire d'une ville moyenne n'a pas le même background qu'un jeune en recherche d'emploi dans un quartier populaire. Il n'a pas le même cursus ni le même diplôme. Comme il existe en même temps une forte différence sur la nature des emplois offerts, le ratio entre la qualification et l'emploi, c'est-à-dire entre l'offre et la demande, n'est pas du tout le même en province (j'utilise ce mot pour faire vite, même si je ne l'aime pas) ou dans les villes moyennes que dans les grandes villes.

Bien entendu, la tension est beaucoup plus forte dans les villes de grande importance que dans les villes moyennes ou en zone rurale du fait de cette différence de ratio.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- M. Bellier a dit tout à l'heure que les politiques ne passaient pas plus de dix minutes ou d'un quart d'heure dans les diverses manifestations. Ce n'est pas le cas des sénateurs, puisque notre mission d'information est composée des représentants de toutes les tendances politiques et de toutes les commissions du Sénat, que nous avons passé des heures et des heures sur les quartiers de la région parisienne et de la province, la France ne se résumant pas à la région parisienne et que nous sommes également allés à l'étranger pour voir comment les choses se passaient, que ce soit à Barcelone, Londres ou Rotterdam, parce que nous sommes dans un environnement européen.

Ce que vous nous avez dit est fort intéressant et vous nous avez fait des propositions que nous entendons. J'ai déjà eu le plaisir de lire vos dix-neuf propositions, qui restent  je vous le dis au moment où nous avons un rapport à rédiger  très généralistes et que nous entendons un peu partout mais qui, pour moi, ne sont pas de nature, pour l'instant, à régler réellement les problèmes. Je pense que nous devons aller plus loin.

Je voudrais faire aussi une suggestion à M. Abasse. J'ai bien entendu qu'il préparait « l'anniversaire » du 27 octobre, si je puis dire, et qu'il voudrait que cet excellent travail qu'il a fait ne soit pas inutile. Notre mission d'information pourrait donc tout à fait porter votre cahier de doléances. Pour cela, il faudrait nous le présenter avant que nous rendions les conclusions de notre rapport afin d'en tenir compte, mais je pense que nous pourrions avoir aussi une présentation et vous soutenir dans votre démarche, ici, au Sénat, ou sur place.

Dans ce qui nous intéresse le plus, ou ce qui intéresse le plus le rapporteur, j'ai bien entendu, et je le partage, que nous sommes, dans tous les domaines de la société, dans des démarches « ensemblières », mais il est bon, justement, qu'à un moment ou un autre, nous arrivions à assembler les choses.

En fait, nous souhaitons avant tout  à cet égard, la création de votre association après les événements et ses objectifs sont très importants  connaître, au travers de vos propositions ou de vos doléances, les quatre ou cinq points forts qui posent réellement de grandes difficultés aux jeunes ou aux moins jeunes. Vous avez évoqué un certain nombre de pistes et nous sommes très attentifs à vos réflexions.

Ce qu'a dit notre collègue Yves Dauge est également très intéressant et je le partage totalement, mais, du fait de l'expérience que vous avez retirée de votre visite de soixante villes de France, j'aimerais bien qu'aujourd'hui ou plus tard, vous puissiez nous livrer un certain nombre de réflexions sur la manière dont les jeunes et les moins jeunes ressentent leurs différents problèmes, en dehors de l'aspect financier, dans les cités difficiles dans lesquelles vous vivez, entre la province et l'Île-de-France.

J'évoquerai en particulier le problème de la Seine-Saint-Denis, que nous avons vécu au travers de nos déplacements. Pour moi, c'est le problème le plus dur et le plus grave que nous rencontrons aujourd'hui en France du fait d'une concentration très forte. J'aimerais donc avoir aussi votre sentiment à ce sujet, aujourd'hui ou par écrit. Nous sommes tous des élus locaux  je suis maire d'une ville de province de 70 000 habitants  et, chez nous, les événements sont arrivés par répercussion de ce qui s'est passé en Seine-Saint-Denis. C'est pourquoi j'avais dit très rapidement après les événements que les flammèches de la Seine-Saint-Denis ne tarderaient pas à retomber sur nos villes, ce qui s'est produit, avec tout l'effet médiatique qui a entouré les événements.

J'étais en Hongrie début novembre et, lorsque j'ai allumé la télévision, je me suis demandé si je ne devais pas rentrer parce que j'avais l'impression que la France était à feu et à sang. Cela ne retire en rien les problèmes, mais cela y a largement contribué.

Cela étant dit, la Seine-Saint-Denis est l'un des départements les plus riches de France et l'un des départements où il y a le plus d'emplois en France. Il y a environ un mois, le journal Le Point a publié les résultats d'une enquête sur les départements dans lesquels il fait bon vivre en France. On constate ainsi que la Seine-Saint-Denis se classe en 26 e position et c'est une chose que j'ai retenue parce que mon propre département est 92 e . Vous voyez donc que l'on peut vivre encore plus difficilement en province.

Le problème de la Seine-Saint-Denis se posant avec plus d'acuité parce que les poches sont plus fortes, n'aurait-on pas intérêt à mener une action massive pour que la Seine-Saint-Denis ne devienne pas la référence de ce qui va mal dans des quartiers où nous pourrions vivre dans des conditions meilleures, même en appliquant ou en inventant des dispositifs nouveaux ? Nous devons réfléchir dans ce sens.

Enfin, je voudrais que vous m'éclairiez sur le problème de la formation et de l'emploi car nous entendons en général deux discours contradictoires qui sont tous les deux assez justes.

Le premier est celui d'un certain nombre de personnes  c'est votre cas, monsieur Hammouche  qui disent : « Nous avons beaucoup de jeunes fortement diplômés, de niveau bac + 3, qui ne trouvent pas d'emploi ». C'est grave, parce que ce sont ces jeunes qui, bien souvent, servent de référence dans les quartiers difficiles que nous avons tous dans nos villes et qui font dire ensuite aux autres jeunes : « Malgré des études très poussées, mon frère, mon cousin ou mon voisin ne trouve pas de boulot ! »

Le deuxième discours est celui des chefs d'entreprise que nous rencontrons, notamment dans les zones franches urbaines mais aussi un peu partout, et qui nous disent : « Nous ne trouvons pas de main-d'oeuvre ou la main-d'oeuvre dont nous avons besoin est soit surqualifiée (quand on a fait des licences ou des agrégations en psychologie, en littérature ou autres, ce n'est pas forcément ce qui mène à la vie active et ce qui fait partie des besoins des entreprises), soit insuffisamment qualifiée ».

Comme vous avez deux casquettes aujourd'hui, monsieur Abasse, puisque vous avez dit que vous étiez dans l'enseignement professionnel, je souhaiterais avoir votre point de vue sur ce point. Il se trouve qu'aujourd'hui (je m'en suis rendu compte en tant que membre de conseils d'administration de lycées de divers types), pour les enseignants et les familles, dès qu'un jeune va dans l'enseignement technique, on considère qu'il est dans la voie de l'échec, alors qu'il a dix fois plus de chances de trouver un travail en sortant d'une formation professionnelle d'un lycée technique qu'en continuant dans des filières dans lesquelles ont sait aujourd'hui qu'il n'y a pas de débouchés.

Voilà quelques-unes de mes interrogations. Je sens très bien, à travers ce que vous dites, que la formation est un point essentiel pour régler les problèmes. Il faut aussi savoir que les problèmes ne se règleront pas demain ou après-demain grâce aux quelques milliers ou dizaines de milliers de subventions qui pourraient arriver. Ce sont des problèmes de longue haleine qui passent par la formation, par la rénovation de ces quartiers, la construction de logements, les opérations de construction-démolition, etc.

Voilà un certain nombre de pistes et d'interrogations sur ce que vous nous avez dit.

M. Alex TÜRK, président .- Je me permets d'ajouter deux ou trois mots, parce que les deux ou trois questions que je souhaite poser vont vraiment dans le droit fil de ce que vient de dire le rapporteur, ce qui vous permettra de répondre globalement.

Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris ou de partager votre point de vue lorsque vous faites la distinction entre les familles qui ont un emploi et qui ne pourraient pas s'occuper des enfants et les autres dans lesquelles, comme on n'a pas d'emploi, on serait plus disponible pour les enfants, car c'est au rebours de tout ce que je vois et entends. En réalité, on s'occupe moins des enfants dans les familles désarticulées et touchées par le chômage que dans celles où il y a encore une structure liée au fait qu'il y a du travail, de l'argent qui entre et une autonomie de fonctionnement. Je souhaiterais donc que vous reveniez sur ce point, car j'ai peut-être mal compris ce que vous vouliez dire.

Ma deuxième remarque concerne un point qui angoisse et préoccupe énormément cette mission : le problème du lien entre l'entreprise, les jeunes qui sont dans ces quartiers et l'éducation. Quand je parle d'entreprises, il ne s'agit pas d'EADS ou de Total, évidemment, mais des toutes petites PME qui sont parfois enracinées dans les quartiers et qui recherchent de la main-d'oeuvre à proximité. On a parfois le sentiment, comme le disait notre rapporteur, qu'il y a un problème d'adéquation.

Dans tous les lieux dans lesquels nous nous sommes rendus, nous avons entendu des chefs d'entreprise nous dire que les jeunes qui sortent de l'enseignement ne savent pas se tenir, ne savent pas se lever, ignorent qu'il y a une hiérarchie dans l'entreprise et ne connaissent pas un certain nombre de règles sociales, mais que ce n'est pas de leur faute car on ne le leur a pas expliqué et que c'est probablement lié au fait que leurs familles sont désarticulées, mais aussi parce que les enseignants eux-mêmes ne font pas ce travail en considérant que ce n'est pas le leur. Malheureusement, comme la famille ne le fait pas, personne ne le fait, si bien qu'au bout du compte, on peut avoir une bonne formation professionnelle et être pour autant totalement hors jeu parce qu'on n'est pas adapté au milieu de l'entreprise.

Autre problème : la formation réelle et actualisée. Au cours de nos réunions, depuis quelques mois, nous avons entendu souvent des chefs d'entreprise appeler les enseignants à arrêter de former à des métiers qui n'existent plus. En l'occurrence, ce n'est ni la faute des enseignants, qui appliquent le programme qu'on leur donne, ni la faute des élèves, mais la faute du système éducatif qui n'a pas cette capacité d'assouplissement et d'adaptation pour faire en sorte de former à des métiers qui existent.

Ma troisième remarque a trait au problème de la discrimination. C'est celui qui me préoccupe le plus et qui rejoint une chose que j'ai du mal à comprendre dans vos dix-neuf propositions. Dans votre point 2, vous écrivez : « Revisiter la carte scolaire pour assurer une mixité géographique » et vous évoquez ensuite la notion de « mixité sociale culturelle ». Au point 11, vous dites aussi : « Imposer l'anonymat des demandeurs de logement » (je préside la CNIL et c'est un sujet que nous avons tous les matins sur la table, mais ce que vous dites là n'est pas vécu ainsi sur le terrain, où les habitants des HLM demandent au contraire qu'il n'y ait pas d'anonymat pour éviter des effets de ghetto). Enfin, au point 18, qui concerne l'image et la sémantique, vous évoquez le problème général de la lutte contre la discrimination.

Sincèrement, j'ai du mal à comprendre logique qui relie ces trois éléments, d'autant que vous ne traitez pas du problème de la discrimination en ce qui concerne l'emploi dans les points 5 à 9. Aujourd'hui, nous sommes à la croisée des chemins : la moitié des Français pense que, pour résoudre le problème de la discrimination, il faudra franchir un certain nombre de barrières et faire de la discrimination positive et une autre moitié de Français qui veut aussi résoudre ce problème pense qu'il ne faut pas passer par là.

Sincèrement, quand je lis les trois points que j'ai cités, je ne sais pas si vous êtes pour l'une ou l'autre solution. Concrètement, que proposez-vous pour résoudre les problèmes de discrimination ? Je parle vraiment de la discrimination au sens du jeune qui vient d'une famille issue de l'immigration et qui n'obtient pas un travail parce que, dans son CV, on a repéré qu'il venait de tel quartier ou qu'il avait telle origine sociale, familiale, ethnique, etc.

M. Said HAMMOUCHE .- Je vais enchaîner sur cette question puisque c'est le sujet sur lequel je travaille. Nous avons un positionnement très clair sur la question de la discrimination positive : nous sommes contre la discrimination positive car nous ne souhaitons pas que l'on soit recruté parce qu'on est arabe ou noir, au regard de la couleur de peau ou du nom. Nous souhaitons que l'on mette en avant un atout majeur : celui de l'aptitude au travail lorsqu'on est jeune diplômé et celui de la compétence lorsqu'on a un peu plus d'expérience.

APC Recrutement revendique le fait qu'il ne faut pas traiter la problématique de la discrimination à l'emploi par le biais de la couleur de peau, mais sous cet angle de la compétence, qui a beaucoup plus de vertus.

Maintenant, il faudra en faire la démonstration, parce que, dans l'imaginaire de nos chers recruteurs, il n'y a pas de compétence possible et trouvable dans les quartiers populaires. Nous considérons qu'en travaillant dans la zone géographique sur la notion de quartier, on peut traiter une multitude d'éléments discriminants, notamment la discrimination liée à la classe sociale. Celui qui est fils d'ouvrier et qui habite Bondy, dans le 93, aura beaucoup plus de mal à bénéficier d'un portefeuille d'adresses intéressant dans sa recherche d'emploi que le fils d'un chef d'entreprise.

Nous traitons aussi la problématique qui est liée au genre. L'accès de la femme à l'emploi est aussi une difficulté qu'il faut traiter en la liant au problème du territoire.

On traite également forcément dans la foulée la problématique ethnique. Quand on habite en Seine-Saint-Denis, il est intéressant de savoir quelle est la dose de préjugés négatifs liés à la couleur de peau ou le degré de lourdeur que fait peser l'adresse. Lorsque le CV comporte une adresse dans le 93, nous savons que cela peut être un problème, mais nous considérons qu'en faisant la promotion des candidats qui habitent les quartiers populaires au nom d'une spécificité de la diversité (un mot qui est utilisé en entreprise) sous un angle territorial, nous luttons contre la discrimination à l'emploi.

Nous avons donc une position très claire sur ce point : nous sommes contre la discrimination positive.

Cela dit, il faut faire tout un travail sur l'imaginaire des recruteurs en démontrant qu'il y a des potentiels dans les quartiers à partir d'éléments positifs et de médiations. Lorsque nous organisons des entretiens et des rendez-vous avec des DRH, nous prenons le temps d'expliquer que les habitants ne sont pas forcément des violeurs en puissance ou des barbus ou qu'ils font brûler les voitures mais que l'on peut aussi trouver des jeunes qui ont des cursus d'ingénieurs ou de 3 e cycle ou des cadres supérieurs qui peuvent occuper des fonctions de directeur administratif et financier. Ce n'est pas un mythe : APC Recrutement présélectionne ces candidats.

Vous avez évoqué la problématique des chefs d'entreprise qui ne trouvent pas les personnes qu'ils cherchent. Cela vient tout simplement du fait que le service public de l'emploi connaît ses limites à un moment donné. Lorsqu'il traite de la masse, il ne traite pas de l'individu. Cela veut dire que, lorsqu'on revient sur l'individu et que l'on travaille sur un territoire, il faut utiliser une méthodologie différente.

Une association comme la nôtre se donne les moyens de travailler sur l'individu, de le promouvoir et de faciliter la rencontre entre un recruteur et une personne qui revendique l'envie de travailler parce qu'il a intégré les codes, qu'il a envie de se lever le matin et, surtout, qu'il a fait ce qu'il fallait à l'école pour réussir.

M. Jean-Pierre BELLIER .- Je reviens sur ce point qui fait partie d'un débat qui partage notre société française en deux camps à peu près égaux : celui de la discrimination positive. Pour compléter le propos de Said, il me semble nécessaire d'ajouter deux éléments.

Le premier, c'est que la discrimination positive, c'est comme la prose : on en fait sans le savoir depuis toujours. A partir du moment où on distingue des territoires que l'on catégorise en zones de violence, en zones urbaines sensibles, en ZEP ou en REP, on fait de la discrimination positive territoriale. Le débat sur la discrimination positive doit donc être un peu plus sérieux et un peu plus fin.

On sait bien que ce que véhiculent les défenseurs de cette approche comporte en germe la question des quotas, en passant d'une logique dans laquelle on essaie de promouvoir les différences et une approche géographique, territoriale ou humaniste, à une logique de pourcentage et de comptage de la population, comme l'INSEE le fait déjà depuis longtemps, ce qui n'est un secret pour personne. On va retenir le pourcentage des gens qui ont telle origine et qui sont à tel endroit pour déterminer que telle entreprise ou telle administration doit comporter tel pourcentage de gens qui correspondent à cette population.

C'est là que le problème devient délicat, parce que, d'une certaine manière, on néglige ce pour quoi des associations comme les nôtres militent depuis toujours : l'idée que c'est la compétence et non pas l'appartenance qui compte. Or, la compétence, comme la bêtise, est uniformément répartie dans toutes les couches de population et toutes les cultures qui peuplent cette terre. A partir du moment où on dit que la question doit se poser sur la compétence, on résout le problème, notamment celui des quotas.

Le modèle de discrimination positive tel qu'il est défendu est importé des pays anglo-saxons, mais on sait bien  ce n'est un scoop pour personne  que le passif de nombre de pays anglo-saxons avec les origines ethniques de leurs habitants n'est pas exactement de même nature que celui que nous avons dans notre vieille Europe, pour paraphraser quelqu'un que tout le monde connaît. On a fait la démonstration pendant des années que les Français d'origines diverses et variées, dans les siècles précédents et dans la première moitié du XX e siècle, ont été accueillis et ont trouvé leur place dans la communauté nationale sans aucune difficulté. Nous n'avons donc pas à racheter, en dépit du grand débat qui a lieu sur la colonisation et l'esclavage, les mêmes choses que les pays anglo-saxons.

Par conséquent, il me semble délicat et même dangereux de transposer le modèle globalement. Cela ne veut pas dire pour autant que la terminologie « discrimination positive » doit être évacuée avec l'eau du bain. Il y a deux débats dans cette question.

Enfin, vous nous avez demandé tout à l'heure quels étaient les quatre axes forts qu'il fallait essayer de développer et j'y reviendrai ultérieurement dans la discussion car ils existent.

M. Samir ABASSE .- Comme je ne fais pas partie d'APC Recrutement, je tiens à dire que mon collectif n'a pas participé à l'élaboration des dix-neuf propositions.

Pour dire simplement les choses, je pense que, si nous avions une formule pour que la discrimination n'existe plus, elle aurait utilisée depuis longtemps. Malheureusement, une chose fonctionne dans cette société et cause beaucoup de dégât : le conditionnement médiatique ou politique de certaines idées qui se propagent très facilement dans l'esprit d'un grand nombre de personnes, notamment d'employeurs. Si, par exemple, l'ANPE envoie des personnes issues de l'immigration à un employeur et si cela ne se passe pas bien, celui-ci leur dira : « Vous ne faites pas l'affaire, merci, au revoir » et, la troisième fois, il prendra quelqu'un de totalement différent parce qu'il aura acquis un préjugé selon lequel, si deux personnes ont le même profil, la troisième sera identique, ce qui est faux. C'est là qu'il y a un problème de compétence et de personnalité.

L'être humain s'épanouit à un moment donné et il prend conscience de la valeur du travail, de sa personne et de son rôle dans la société. On ne peut pas demander à un jeune de 19 ans d'avoir la personnalité d'un adulte de 25 ou 30 ans.

Il faut donc que les choses se fassent dans l'esprit naturel des gens, mais je pense qu'il est malheureusement dans la personnalité humaine d'aller vers les stéréotypes et de se dire qu'après avoir fait deux expériences, on doit viser une toute autre cible à niveau égal, sans accepter la libre concurrence.

C'est une question de conditionnement, et vous en avez parlé tout à l'heure en ce qui concerne la voie professionnelle. Depuis que j'ai passé le bac  cela fait bientôt quinze ans , les filières professionnelles sont des voies de garage et sont dévalorisées. Or combien de PME se construisent justement sur ces voies professionnelles ? Combien de jeunes artisans et jeunes commerçants sont issus de l'immigration sans avoir forcément de grands bagages ou de grands diplômes techniques ? Ces sont des fils d'ouvriers de première génération, qui sont en France, qui n'ont pas eu la chance de développer un cursus scolaire avec de hautes études mais qui ont appris un métier manuel dont on manque aujourd'hui et que l'on qualifiait pendant des années d'ingrat et d'inutile. Aujourd'hui, on en manque parce que, pendant des années, on les a dénaturés et dévalorisés.

Je prends mon exemple personnel : mon père est ouvrier et il ne voulait pas que je fasse la même chose que lui parce qu'il refusait de me faire subir la difficulté de son travail. Je peux le comprendre et il est possible que j'exigerai que mes enfants aient un niveau encore supérieur au mien, mais est-ce vraiment la bonne solution ?

On ne peut pas exiger que quelqu'un fasse de hautes études s'il est fait pour travailler de ses mains. Dans les familles où il y a plusieurs enfants, ils ne sont pas tous médecins ou avocats : l'un sera commerçant parce qu'il aura du bagout, un autre sera artisan plombier et aura une entreprise avec trente employés parce qu'il saura gérer et connaîtra le métier, et ainsi de suite.

C'est là que celui qui ouvre une société et qui recrute, notamment en zone franche, doit se demander qui est capable de lui donner ce dont il a besoin. Aujourd'hui, nous sommes dans la société du paraître. On ne demandera pas aux gens de quoi ils sont capables ; on les jugera sur leur apparence. Une fois encore, le stéréotype, le conditionnement et l'aspect médiatique font que l'on appuie toujours là où cela fait mal.

Il suffit de reprendre les images de ces trois dernières années : le petit « Beur » des cités est systématiquement en train de brûler une voiture, de chercher un travail qu'il n'obtient pas, de s'exprimer ou d'être représenté d'une manière visuelle sur des stéréotypes vestimentaires : la casquette, le pantalon baggy , etc., autant d'éléments qui font qu'il est différent et ne correspond pas à l'image que se font les employeurs de leurs employés.

L'éducation ne s'arrête pas en sortant de l'école. Les patrons doivent aussi avoir un rôle de formateur dès la sortie des écoles. Nous le voyons à travers nos élèves dès qu'ils partent en stage. J'en ai reçu encore cinq ce matin qui m'ont dit : « Monsieur, l'école, c'est mieux que le travail, parce qu'au bout d'un moment, on s'ennuie dans le commerce, les tâches sont répétitives, très physiques et on fait plus de manutention que de vente ». Ils savent que c'est un travail préparatoire qui est nécessaire, mais l'image qu'ils en retirent et l'argent qu'ils gagnent n'est pas suffisant. Ils veulent donc se diriger vers autre chose, mais c'est aussi parce que, très tôt, on ne leur explique pas comment on peut gagner dignement sa vie avec des métiers manuels.

J'ai des élèves entre 15 et 20 ans qui se demandent combien ils vont gagner plus tard en n'ayant qu'un bac professionnel, parce qu'on leur dit qu'au-delà d'un bac professionnel, il n'y a pas de perspective d'avenir. En même temps, comme nous l'avons entendu en province, certaines filières universitaires ne mènent à rien. Quand on a un DEA d'histoire de l'art, à part être guide dans un musée ou écrire un livre, je ne vois pas grand-chose à faire. Ce sont des choses assez aberrantes.

Certes, il en faut, c'est de la culture et il ne faut pas négliger le niveau d'existence, de savoir et de connaissance de chacun, mais la France se nourrit de valeur ajoutée et les pays ont besoin de production. Le PIB de la France est fonction de ce qu'elle produit et une personne qui a bac + 5 et qui est guide dans un musée produit moins de richesses qu'un plombier ou qu'un coiffeur. Les métiers de coiffeur ou de plombier étant utiles à vie, il faut leur redonner la valeur qu'ils ont au sein de la société et encourager les gens à valoriser ces interventions et ces métiers.

Cela rejoint tout le problème de la considération. Sur les 24 élèves que j'ai aujourd'hui, aucun ne veut être vendeur alors qu'ils sont tous en BEP vente. Ils veulent encore moins l'être après avoir faire leur stage de trois semaines du mois de juin, tout simplement parce qu'ils ne se voient pas gagner 950 euros ou, au maximum, 1 200 euros par mois en travaillant les samedis, en soirée, en faisant beaucoup de manutention et en étant confrontés à des gens qui ont souvent des rapports difficiles. Quand on parle avec des jeunes en bac pro comptabilité, ils ont encore moins de perspectives.

Nous sommes donc obligé de leur ouvrir des perspectives beaucoup plus larges en leur montrant qu'il est possible de bénéficier de passerelles et de suivre des parcours différents du moule préconçu de l'éducation nationale, mais cela se forme aussi à travers leurs expériences personnelles, leurs relations familiales et leurs carnets d'adresse.

A Montfermeil, je connais deux jeunes gens qui habitent le même bâtiment et qui ont eu le baccalauréat en même temps. L'un a eu la chance d'aller à la Sorbonne pour faire du droit et il est aujourd'hui avocat ; le second a été en faculté en Seine-Saint-Denis, ce qui fait « beaucoup moins bien » dans son CV, et il n'a pas terminé son droit, tout simplement parce que, lorsqu'il faut trouver des stages, faire des courriers, avoir des entrées en magister ici ou là et s'ouvrir des perspectives professionnelles, ce n'est pas facile lorsqu'on a un père artisan taxi qui ne connaît pas d'avocats ou des gens qui peuvent offrir des possibilités. En revanche, à la Sorbonne, quand on a avec soi les fils des grands entrepreneurs ou des grands dirigeants français qui prennent leur camarade étudiant en sympathie et qui lui promettent de voir avec leur père ou tel ou tel ami s'ils ne peuvent pas le prendre en stage en même temps qu'eux ou dans une autre société, c'est évidemment une aide.

A tous les niveaux de la société, il faut que les gens arrêtent de fonctionner à partir d'idées reçues et qu'ils donnent des chances aux autres. On nous dit souvent qu'à une époque, la valeur du travail était fondamentale ; elle l'est toujours. Il faut simplement non pas préjuger mais juger sur les faits et ne pas en faire une redondance, même si on a eu un échec avec trois ou quatre personnes précédemment.

M. Alex TÜRK, président .- Vous êtes vraiment passionné, mais je dois vous arrêter car nous avons une autre audition à 17 h 30. Avez-vous un dernier mot à ajouter, monsieur Bellier ?

M. Jean-Pierre BELLIER .- Oui, monsieur le Président, et je vais essayer d'être très concis pour répondre à M. le Rapporteur, qui a demandé quels gestes forts pourraient permettre de modifier le paysage français. J'en ai listé six que je vais résumer par une formule et que j'expliciterai quand même.

Nous avons tendance à encourager nos enfants à la mobilité internationale et à faire une année à Harvard, à Londres ou à Bruxelles, c'est-à-dire à changer de paysage et d'univers. Or on dit exactement le contraire aux jeunes des banlieues. On leur dit : « Vous allez avoir tout sur place, on va vous créer des zones franches urbaines, ce qui vous permettra de ne pas avoir à bouger ; vous serez très heureux, vous aurez l'emploi et l'école et vous pourrez rester là de la maternité au cimetière ! »

Le premier geste fort consisterait donc à donner exactement les mêmes droits à la mobilité scolaire, professionnelle ou psychologique aux jeunes des quartiers que ceux que nous accordons tout naturellement à nos propres progénitures. Si j'ai évolué dans ma vie, c'est peut-être parce que, justement, bien que j'appartienne à un certain quartier, j'en suis sorti par obligation. Sinon, je serais peut-être encore dans le quartier dont je suis originaire. L'opportunité que m'a donnée le fait d'avoir pu sortir une ou deux fois a été une ouverture sur le monde et sur la vie.

En fait, on fait le contraire. Je m'adresse d'ailleurs à vous, messieurs les Sénateurs, car vous votez des choses qui vont dans ce sens en disant : « Ne bougez pas, les petits, on va vous créer de l'emploi à domicile ! » Je caricature un peu les choses, mais ce n'est pas loin d'être le cas. Il faut y réfléchir. Cela part d'un bon geste et on se dit spontanément que cela va permettre de créer des emplois, mais nos jeunes ont aussi besoin de découvrir le vaste monde.

Le deuxième point concerne les territoires. Il me semble important qu'un jour, l'Etat prenne l'initiative très forte de confier aux préfets une mission permettant d'identifier qui doit être le coordonnateur de l'action publique territoire par territoire, en sortant de la logique strictement administrative consistant à dire que c'est le canton, la commune ou la communauté de communes, parce que ce n'est jamais la même solution. Il y a des bonnes volontés et des acteurs politiques qui sont plus impliqués que d'autres, mais il y a aussi des tailles critiques à atteindre, et il faut y réfléchir sans sombrer dans un stéréotype ou une caricature consistant à dire : « Je décide que telle entité administrative se voie confier cette responsabilité, parce que c'est valable dans un lieu et non pas forcément dans d'autres », comme vous avez sans doute pu le constater dans votre tour de France.

J'en viens à la troisième initiative très forte. Sur toutes les politiques sociales, il reste à acquérir deux choses : la culture de résultat et l'évaluation. Aujourd'hui, quand le préfet à l'égalité des chances réunit tous les acteurs de terrain en Seine-Saint-Denis ou ailleurs, tout le monde parle bien et c'est très intéressant, mais quels sont ses objectifs quantitatifs et qualitatifs ? On ne le sait pas. On fait de beaux discours, on pose les vrais problèmes et on met autour de la table des personnes dont la compétence n'est absolument pas à remettre en cause, mais quels sont les indicateurs qui permettront de vérifier que l'on a atteint tel ou tel objectif ? Pour le moment, je ne les vois pas. Quand on prend des bonnes initiatives de ce genre, elles doivent être assorties d'un certain nombre de décisions fortes en matière d'objectifs et d'évaluation.

Quatrièmement, je pense que nous vivons dans une société dans la tendance a été de promouvoir l'individu et les droits individuels et que, petit à petit, on a mis de côté les obligations ou les devoirs collectifs. C'est une tendance qui a une quarantaine d'années, si vous voyez à quelle date je me réfère, et nous touchons aujourd'hui du doigt la limite de ce modèle social compte tenu des dégâts collatéraux dont nous voyons la trace. Il faudrait donc prendre un certain nombre d'initiatives très fortes en ce sens, parce que les jeunes des quartiers le demandent et l'expriment.

Comme nous et comme beaucoup, ils ont envie de participer à la vie de la société. Or on leur dit souvent que c'est un droit supplémentaire sans les respecter dans leur capacité à exercer des devoirs collectifs. Le respect que vous nous accordez, c'est de nous entendre aujourd'hui. D'une certaine manière, vous nous donnez un devoir d'objectivité, de réflexion et de propositions. C'est ce que les jeunes des quartiers attendent tous ; ils souhaitent que la société leur demande des choses et non pas qu'elle leur en donne uniquement. A mon avis, la société française ne le comprend pas suffisamment. Si vous rencontrez ces jeunes, je pense qu'ils vous disent souvent : « Nous attendons des choses de vous, bien sûr, mais qu'attendez-vous de nous ? » Parfois ils n'osent même plus dire qu'ils voudraient proposer leur force de travail, de réflexion et de proposition, ce qui les conduit à le manifester par des exactions, comme l'a dit Samir Abasse.

Il y a un point, cependant, sur lequel je ne suis pas d'accord avec Samir : je ne sais pas s'ils demandent l'amnistie générale. A mon avis, le fait de l'accorder ne serait pas forcément un bon signe à donner. En revanche, ils ont besoin de nous entendre dire : « Nous avons entendu le message infraliminaire à travers vos actes », plutôt que de se faire traiter de tous les noms. Le fait d'accepter un solde de tout compte reviendrait peut-être à ne pas les respecter en leur envoyant un signe de défiance ou de mauvaise considération, à leur dire : « Ce n'est pas grave, mes chéris, on passe à autre chose », comme on le ferait à la maison avec ses enfants en leur disant : « Tu as fait une bêtise, mais on passe ». Avec nos enfants, nous avons le devoir, certes, d'accorder des circonstances atténuantes mais en même temps de marquer le coup.

Mon cinquième point rejoint le précédent : il s'agit de prendre des dispositions politiques fortes pour dire que notre appareil de police et de justice pratique le respect et l'égalité de traitement. Dans les quartiers, les jeunes ont le sentiment de ne pas être respectés et d'être traités d'égal à égal, comme je l'ai déjà dit. Je ne vais pas citer les délinquants du patronat français, européen ou international, mais quel effet peut avoir le fait que tel ou tel patron qui échoue professionnellement se voie attribuer le « golden parachute » qu'il avait négocié en amont après avoir mis sur le carreau une société et des salariés alors que ces jeunes qui ont commis un acte répréhensible dont ils réclament inconsciemment la sanction, vont d'un seul coup ne pas être respectés, se faire traiter comme des chiens et être emmenés menottes au poing, comme le disait Samir tout à l'heure, dans la cage d'escalier, pour les mettre en garde à vue 24 heures ? Notre société ne peut pas fonctionner dans un tel cadre.

Enfin, mon dernier point rejoint une initiative qui a été prise par nos amis de « Z'y va » : le système de parrainage. D'une certaine manière, il faudrait que la société oblige chacun d'entre nous à une certaine implication, en ayant l'obligation d'accompagner un ou deux jeunes qui ont du mal à mettre un pied à l'étrier de la vie. Ce que fait « Z'y Va » (et Azouz Begag consacrera bientôt cette initiative) doit être regardé de très près non seulement qualitativement, ce qui est évident, mais aussi quantitativement, parce que si ce dispositif est développé de façon ambitieuse, beaucoup de jeunes des quartiers populaires pourront être accompagnés dans leur entrée dans le monde dit des adultes.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Merci, messieurs. Puisque nous rendrons notre rapport au mois d'octobre, si vous avez des messages ou des compléments d'information à nous faire passer, n'hésitez pas à nous les faire parvenir : ils seront les bienvenus.

Audition de Mme Sihem HABCHI, vice-présidente, et M. Mohammed ABDI, secrétaire général du mouvement « Ni putes ni soumises » (27 juin 2006)

Présidence de M. Pierre ANDRÉ, rapporteur.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Madame et monsieur, merci d'être parmi nous aujourd'hui. Comme vous le savez, nous travaillons au Sénat sur les quartiers en difficulté et nous cherchons à déterminer les causes de ces événements douloureux, leurs conséquences et les solutions que nous pourrions apporter les uns et les autres en travaillant ensemble et en écoutant chacun. Nous souhaitons donc avoir votre éclairage et entendre votre expérience.

Mme Sihem HABCHI .- Tout d'abord, nous vous remercions de nous recevoir ici, dans un endroit qui nous est familier puisque c'est dans ces lieux que nous avons pu débattre au sein de la commission « Stasi » autour de la laïcité, principe fondateur de nos institutions, ce qui nous a permis, en tant que mouvement féministe et antiraciste, de poser la question des femmes des quartiers populaires dans l'espace public.

Avec M. Mohammed Abdi, qui est secrétaire général, nous allons tenter de vous exposer la manière dont la situation a évolué dans les quartiers populaires depuis ces dernières années et aussi la manière dont, en tant qu'association faisant partie de la société civile, nous avons essayé d'alerter à plusieurs reprises les institutions et nos concitoyens de la dégradation non seulement de la condition des femmes mais aussi d'une partie de la population française qui vit aujourd'hui en marge de la société.

Les émeutes nous ont renvoyé à la figure une chose terrible, une chose que nous ne voulions pas voir depuis plusieurs années : ces quartiers « ghettoïsés » qu'on ne voyait plus et que nous avons finalement vus au travers d'images des jeunes criant et brûlant des voitures de leurs voisins pour des raisons que nous ne connaissons pas bien en énonçant des revendications qui n'étaient pas très claires. Les seules que nous avons entendues de manière audible portaient sur le fait d'être reconnu en tant que Français et d'avoir sa place.

L'origine de ces émeutes  il ne faut pas l'oublier , c'est le meurtre ou, plutôt, la perte (c'est un lapsus que je commets mais ce mot est dans la tête de beaucoup de jeunes aujourd'hui car l'événement a été vécu ainsi) de ces deux jeunes gens dans la centrale EDF. Suite à cela, dans ce quartier de Clichy-sous-Bois mais aussi ailleurs, des organisations ont tenté de rattraper ce terrible embrasement et de parler à la population, notamment à ces jeunes, mais après les années de travail de sape des associations qui ont vu petit à petit leur subvention diminuer, lorsqu'on s'est retourné vers les associations en cherchant qui pouvait intervenir concrètement auprès de ces jeunes pour établir un dialogue, on s'est rendu compte du vide que connaissent aujourd'hui nos quartiers.

Les associations qui ont fait et qui font un travail de citoyens ont petit à petit disparu. Celles qui restent vivent beaucoup grâce au bénévolat, ce sont souvent des concitoyens qui se sont organisés, notamment pour les cours de rattrapage scolaire ou les comités « Ni putes ni soumises », que ce soit à Fontenay-sous-Bois ou à Valence, qui comptent beaucoup de bénévoles.

La question qui nous est posée est de savoir comment répondre à ce vide politique qui s'est créé dans les quartiers populaires, comment faire en sorte qu'une révolte puisse, comme tout mouvement populaire, se transformer en réelles revendications afin que l'on reste dans le cadre de notre démocratie et que ces jeunes gens participent à la vie citoyenne de notre pays.

Je vais laisser la parole à M. Mohammed Abdi, qui va vous apporter aussi quelques éléments de réponse, et je développerai par la suite la question des femmes dans les quartiers populaires.

M. Mohammed ABDI .- Merci. Je souhaite vous apporter un témoignage à partir de l'expérience que j'ai vécue personnellement en tant que citoyen qui habite ces quartiers, en tant que militant associatif, mais aussi en tant qu'attaché territorial, mon activité professionnelle m'ayant conduit à m'occuper de ces sujets.

C'est une question récurrente. Alors que des milliards ont été dépensés depuis, je sais, même si cela est un peu provocant ou décalé, que, dans ma vie professionnelle, je n'ai pas croisé un seul maire qui ne veut pas faire des bonnes choses dans sa commune.

J'ai commencé mon service à Limeil-Brévannes, une commune difficile très peuplée et très endettée qui connaît un taux de chômage très important. J'ai continué à Boissy, Villeneuve-Saint-Georges et dans des villes de province, et j'ai toujours croisé des élus, des maires, des techniciens ou des acteurs de terrain qui avaient vraiment la volonté de faire quelque chose, mais qui éprouvaient souvent des difficultés.

La première est liée à la bureaucratie. Quand une décision est prise au niveau national, son application au niveau local se fait dans des délais extrêmement longs. Cela nous causait parfois des difficultés  c'est l'expérience que j'en retire en tant que professionnel , même si j'avais cette volonté, en tant que militant associatif, de faire plus, de faire du beau et de travailler sur l'urbain (j'étais en effet dans le service de l'urbanisme).

A mon avis, il faut réellement faire quelque chose d'efficace en ce qui concerne l'intervention dans ces quartiers en prenant en compte la variable du temps. Quand on cible un quartier, on a parfois un délai de quatre à cinq ans au minimum avec des équipes et un potentiel humain pour faire les choses. Ensuite, pendant cinq ans, certains problèmes s'accumulent et on a l'impression d'un combat incessant, comme celui de Sisyphe : dès que l'on termine une zone, on a des problèmes parce que la vie change très vite.

Ma première observation porte sur cette question de la bureaucratie. Il va falloir étudier un mécanisme permettant de traduire très rapidement, sur le plan local, les décisions qui sont prises.

J'en ai une deuxième. Dans les quartiers difficiles, il apparaît aujourd'hui de nouveaux problèmes, notamment la généralisation de la violence. Il faut avoir le courage ni de la minimiser, ni de la nier. Il serait une erreur de prendre des gants quant à l'analyse de cette situation : elle est réelle, elle touche les plus faibles, notamment les femmes, comme Sihem vient de le dire, mais aussi tout le monde. C'est en effet chacun son tour. Il y a une espèce de file d'attente dans cette violence. Celui qui est agressé aujourd'hui et qui est même l'agresseur aujourd'hui se fera agresser demain, tellement la violence s'est généralisée dans ces quartiers.

Troisièmement, les repères qui existaient jadis, notamment du fait du travail associatif, deviennent beaucoup plus instables et mouvants. Certaines associations qui se créent meurent tout de suite sans que l'on sache pourquoi. Il y a une espèce de mainmise sur deux ou trois associations et des initiatives qui ne restent pas dans la durée.

Cette situation participe à la destruction du peu de repères qui existent encore et c'est ce qui fait qu'aujourd'hui, il y ait un vide, celui que Sihem a ciblé tout à l'heure et que nous avons pu constater pendant les émeutes, au cours desquelles on a atteint un statut supérieur dans ce phénomène de violence. Je ne dis pas que les violences étaient particulières en France (il y a toujours eu des phénomènes de violence et je pense même que la République s'est construite dans l'affrontement : quand j'étais étudiant, j'ai assisté à des manifestations beaucoup plus violentes que celles que nous avons connues dernièrement en Seine-Saint-Denis ou dans d'autres banlieues), mais j'ai constaté qu'elles n'avaient ni leaders, ni interlocuteurs et que, de ce fait, elles comportaient un danger de contamination.

Pour la première fois, ce type de violences a existé avec une solidarité souterraine des familles. Sur le terrain, ce phénomène de solidarité s'est exprimé de manières diverses, mais il était là et il était bien réel.

Un quatrième élément m'a interpellé et c'est une question a laquelle je n'arrive pas à trouver de réponse : je n'ai toujours pas compris pourquoi l'ensemble de la population française, au travers de ses institutions, de ses relais d'opinion, de la presse et de toute une série de relais citoyens et d'opinion, avait peur. J'ai trouvé cette peur démesurée et injustifiée, comme si cette expression violente que personne n'acceptait mais qui était là pesait sur tout le monde, comme si la banlieue marchait sur la vie, comme si une France marchait sur une autre France. Franchement, je l'ai noté et plus je m'éloignais de ces lieux de violence, plus je constatais que cette peur était réelle.

Pour moi, c'est la nouveauté et cela constitue un danger. A chaque fois que l'occasion m'est donnée, je le dis de manière brutale : il faudra prendre du temps pour observer et, en tout cas, interpeller cette attitude que nous avons tous. Pourquoi cette peur démesurée ? Pourquoi a-t-on pensé que c'était quelque chose d'exceptionnel ? Le début de réponse de ce que doivent faire les élus de la nation réside dans la réponse que nous trouverons à cette question.

Pour finir, je pense qu'il faudra aider à la multiplication de relais dans nos quartiers populaires, c'est-à-dire encourager ces relais. Nous en avons besoin parce qu'il va falloir retravailler le lien social.

Je terminerai en disant, parce que c'est une chose qui me tient à coeur, qu'à un moment, en France, il y avait beaucoup de points d'appui et d'éléments qui fonctionnaient comme un sas, notamment en cas d'échec ou de chute. Le service militaire en était un. L'absence de ce service militaire a créé un vide qui n'a pas été remplacé et je pense qu'il y a lieu, mesdames et messieurs, de réfléchir pour mettre autre chose à la place. On parle des actions civiques, du service civique ou d'autres choses, mais, franchement, il y a un vide sur ce point et il faudra le combler pour mieux répondre aux problèmes qui nous sont posés.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je ne vous poserai pas beaucoup de questions parce que je partage beaucoup des points que vous avez abordés, notamment ce phénomène de peur qui, à mon avis, a donné une image démesurée aux événements. Cependant, comment ressentez-vous l'attitude qu'ont eue la presse et des médias en général sur les événements que nous avons connus ? Pensez-vous que ce rôle a été positif ou négatif ?

Je me tourne ensuite vers Mme Habchi pour lui demander quel est le rôle des femmes dans les quartiers en difficulté. Je suis maire d'une ville de 70 000 habitants qui a deux quartiers difficiles et j'ai l'impression que les femmes sont de moins en moins présentes dans les structures, c'est-à-dire qu'on les voit de moins en moins, et je ne sais pas pourquoi. Quand je rencontre des jeunes, surtout des jeunes femmes, elles me disent : « Il faut absolument que vous fassiez en sorte que nos petites soeurs puissent venir plus facilement au centre social et qu'elles participent un peu plus », et je pense que c'est une chose importante.

Enfin, vous avez parlé tout à l'heure des associations qui ont plus ou moins de moyens qu'auparavant. Ce n'est pas l'objet de notre débat ici, mais je voudrais savoir si, dans les quartiers difficiles comme ailleurs, le bénévolat est actuellement en voie de disparition.

Voilà les quelques questions que je voulais vous poser.

M. Mohammed ABDI .- Je commencerai par répondre à votre première question qui porte sur le rôle de la presse en vous donnant un autre exemple. Lorsque, en 2004, la commission « Stasi » a travaillé ici sur le sujet fondamental des signes religieux à l'école, les réactions de la presse ont été très paradoxales. Beaucoup de gens disaient que l'on risquait de mettre au ban de la société ou de stigmatiser une partie de la population, mais je pense que le simple fait d'avoir permis ce débat, qui était souvent violent et même brutal, entre des gens qui se trouvaient aux antipodes les uns et les autres, des gens qui défendaient la laïcité et d'autres qui défendaient la liberté religieuse jusqu'au port des signes religieux sur la place publique, a fait aujourd'hui qu'en France, les uns et les autres ont pu comprendre un certain nombre de choses et les intégrer. Nous constatons maintenant que, dans tous les quartiers, les gens savent ce qu'est la laïcité, même si on ne va pas au fond.

Nous verrons dans quinze ans les effets positifs de cette décision qui a été prise, qui a été capitale et qui est un véritable vecteur d'émancipation et d'intégration dans ce pays. J'ai été très heureux de prendre connaissance de statistiques américaines que Le Monde a publiées hier sur la perception de la religion musulmane par la population européenne ou occidentale. On voit ainsi que la France est le premier pays dont la perception est positive. C'est ce débat autour de la laïcité qui a permis cette situation.

J'en viens à ma réponse. A chaque fois que l'on ouvre le débat, que l'on va jusqu'au bout des interrogations, que l'on nomme les situations et que l'on donne la parole à chacun, on fait de la pédagogie et on permet à des gens de comprendre et de sortir du flou et de la confusion. C'est le cas des émeutes de novembre : certains ont fait de la surenchère sur cette question réelle ; d'autres, pour éviter de stigmatiser une population et jeter de l'huile sur le feu, ont manqué à leur devoir d'information. Entre les deux, il est possible de faire une véritable information, mais aussi d'offrir un débat à tout le monde.

Mme Sihem HABCHI .- J'interviens maintenant sur le sujet des femmes, en lien avec ma première intervention sur la commission « Stasi » et la laïcité. Le mouvement « Ni putes ni soumises » a utilisé la loi comme un point d'appui, comme le dernier rempart dans les quartiers populaires car cette loi nous permettait d'exister dans l'espace public. Effectivement, dans les quartiers et les associations, du moins celles qui restent, vous verrez très peu de femmes aujourd'hui, tout simplement parce qu'elles ont disparu de cet espace public. C'est une dure réalité, mais elles participent effectivement moins à tous les espaces de solidarité.

Les maisons de quartier ont été créées pour occuper les jeunes garçons en omettant complètement la question fondamentale de la mixité basée sur le respect et la manière de construire une société plus égalitaire, dans laquelle l'égalité entre hommes et femmes a un sens.

Quand vous parlez du bénévolat, c'est triste et vrai en même temps. Pour vivre, une association a besoin d'avoir un local. Pour cela, il faut négocier avec les maires, et si ce n'est pas accepté pour diverses raisons, notamment politiques, elle existe comme elle le peut. Il y a des bénévoles en France et les gens comprennent de plus en plus que la solidarité, comme les émeutes l'ont montré, est un rempart contre ce que nous pouvons entendre ici et là, contre cette espèce de repli ou de fossé qui est en train de se creuser dans nos populations, cette ligne de fracture qui sépare ceux qui vont rester derrière de ceux qui vont avancer.

Là encore, la laïcité est un point d'appui puisqu'elle nous permet de créer l'espace commun dans lequel nous allons pouvoir avancer dans la société, indépendamment de notre origine, de notre appartenance religieuse ou de notre origine sociale, monter dans le wagon en marche avec la garantie que l'égalité soit à la fois un moyen et un objectif.

La question du bénévolat est fondamentale, bien sûr. Aujourd'hui, nous sommes en train de glisser vers la privatisation : les associations seront les interlocuteurs principaux des services publics et devront répondre de leurs actions. Par exemple, on nous a souvent dit : « Que faites-vous dans les quartiers ? Le nombre de viols n'a pas diminué ! », comme si, en tant qu'association faisant partie de la société civile, nous devions donner des chiffres et répondre de notre action. Il faut faire très attention à cela.

Je crois au bénévolat et à la solidarité, qui relèvent d'un engagement civique de chacun et qui permettent, dans les quartiers populaires et au-delà, de créer du lien social, comme l'a dit Mohammed. L'expression « lien social » est aujourd'hui très galvaudée et vidée de son sens dès qu'on l'emploie, mais c'est une réalité : on a besoin de recréer un lien, de la mixité et de la mobilité pour qu'enfin, quand on habite dans un quartier populaire, on puisse se dire que, dans cette société, certains espaces permettent à chacun de monter dans le train en marche et de rattraper son retard.

C'est dans cet espace commun qu'il faut travailler avec comme concepts et principes fondateurs la laïcité et l'égalité.

M. Mohammed ABDI .- Le bénévolat se fait rare, notamment dans les quartiers difficiles, parce que le travail associatif n'est plus valorisé et que la tradition associative en France commence à connaître des difficultés. Quand une association se crée, elle est placée devant l'alternative soit d'être vassalisée, soit d'être marginalisée, surtout quand elle devient importante et que sa ou son porte-parole bénéficie d'un soutien populaire. L'obtention du financement public ne dépend pas de la qualité du travail ni de la présence sur le terrain mais du degré de vassalité et, si on résiste, on est renvoyé à la marginalité. C'est une vérité qui devient une donnée importante.

Il va donc falloir travailler sur le statut associatif pour donner véritablement un sens à l'engagement associatif en réfléchissant à un éventuel statut intermédiaire pour les associations d'utilité sociale, notamment pour ceux qui président des associations importantes. Savez-vous que, dans ce pays, quand on est président d'une grande association, malgré un agenda de ministre ou de Premier ministre, on n'a aucune rémunération, on n'a pas droit à la sécurité sociale et on ne peut donc pas avoir un logement ? C'est ce que vivent beaucoup de présidents et de présidentes d'associations très importantes qui sont accueillis à l'étranger comme des personnalités. En France, on ne peut pas être son propre employeur. On trouve souvent des possibilités, mais cela soulève de nombreux débats que nous avons déjà connus.

Il est urgent de réfléchir sur ce sujet et de redonner un sens aux relais. Quand j'ai travaillé sur des contrats régionaux, par exemple, comme la loi nous obligeait à nous appuyer sur les associations du secteur, j'ai constaté que, souvent, on n'écoute pas l'association des commerçants alors qu'elle est la plus puissante, mais aussi la plus exigeante et qu'elle a à sa tête une personne qui connaît bien la ville, et que l'on préfère prendre en compte une association que l'on a fabriquée pour que le dossier puisse « passer » aux yeux de la loi. Ce sont des pratiques courantes.

A un moment donné, il faut prendre le risque de donner du sens, il ne faut pas avoir peur de ce travail que font les citoyens quand ils s'organisent ou s'investissent dans le quartier.

Tout cela est lié à la situation des quartiers et à la manière dont ils changent. En France, tout le monde est désormais d'accord  et je me réjouis de ce consensus  pour prendre en considération la diversité de la représentativité politique. C'est très important, c'est tout à fait nouveau et c'est à mon avis une victoire.

Pour autant, même si nous avons pris beaucoup de retard dans ce domaine, la précipitation pourrait nous coûter très cher. Au lieu de nommer des gens, il faudrait créer les conditions de l'exercice de la citoyenneté dans les quartiers. Il vaut bien mieux nommer un jeune qui habite un quartier et qui s'investit dans une association de locataires plutôt que quelqu'un qui passe à la télévision. Il faut offrir des possibilités à ces personnes et il importe de ne pas susciter des frustrations. Certaines femmes qui habitent des quartiers, des communes et même parfois des villages reculés et qui appartiennent au secteur associatif font parfois un travail très important qui n'est pas pris en considération.

Ce sont des éléments que nous devons prendre en compte pour poursuivre la voie ouverte par ce consensus et cette volonté, exprimée maintenant par tous les élus, de respecter la diversité ou, en tout cas, de prendre en considération la réalité sociale dans toutes les dimensions de notre pays.

M. José BALARELLO .- J'ai été président d'un office d'HLM de 25 000 logements dans les Alpes-Maritimes, à Nice, et je connais donc les problèmes des grands ensembles. Je partage entièrement votre point de vue à tous les deux. Vous avez parlé par exemple du service militaire ; pour ma part, j'étais partisan de le réduire peut-être à six mois mais de le maintenir parce que c'était un élément de cohésion. Cela avait le mérite d'inciter des jeunes parfois déboussolés à marcher ensemble et à respecter le drapeau et c'était très important.

Vous avez parlé de la peur. Pour être dans une zone frontalière, en l'occurrence avec l'Italie, j'ai constaté que le fait que les médias des autres pays montrent les voitures en flammes dans les banlieues a eu pour conséquence que, dans notre zone touristique, beaucoup de touristes ne sont plus venus pendant quelque temps parce que les médias, notamment les chaînes de télévision, disaient qu'en France, c'était la guerre civile et la révolution.

Vous avez parlé du tissu associatif et je partage entièrement votre point de vue, mais je pense que, parfois, dans ce pays, malheureusement, on se complique la vie et que l'on complique les situations, comme vous l'avez d'ailleurs dit.

En matière de tissu associatif, je crois aux clubs sportifs. Il suffit de voir l'équipe de France, l'équipe « black, blanc, beur ». Dans les clubs sportifs, quand les jeunes apprennent à se connaître, ils se respectent et travaillent ensemble. Je suis même allé plus loin : j'avais fait acheter par l'office d'HLM trois bus d'occasion pour emmener les jeunes des grands ensembles HLM en séjour de ski, des gosses qui n'avaient jamais vu la neige ! Savez-vous qui étaient les pilotes et les moniteurs de ski ? Des policiers, des CRS ! Cela leur apprenait à la fois à se respecter les uns les autres et à respecter les policiers qui étaient devenus des amis pour eux.

Grâce à cela, il n'y a jamais eu de problème dans ces ensembles et, bien que je ne sois plus président depuis plus de dix ans (car il faut savoir que mon successeur a fichu tout cela en l'air), les gens regrettent que je ne sois plus là. Il y a des solutions, et ce n'est pas la peine de sortir des grandes écoles pour les imaginer. Vous les connaissez comme moi, elles sont simples et elles passent par beaucoup de clubs sportifs et d'associations, même si, comme vous l'avez dit, il devient de plus en plus difficile de trouver des bénévoles. On peut monter des bibliothèques populaires dans ces quartiers. Cela passe par la cohésion.

Je vous livre une dernière anecdote. Dans un quartier de Nice dans lequel il y a beaucoup de Gitans qui sont présents depuis des générations, j'avais organisé un match de football entre les Gitans et les fonctionnaires de l'office d'HLM et c'est moi qui avais donné le coup d'envoi. Les fonctionnaires avaient gagné 2 à 1 et cela s'était terminé par un repas pris tous ensemble. Ce sont des solutions simples auxquelles il faut penser. On va parfois chercher très loin des solutions alors qu'elles sont simples. Cela passe par le respect de l'autre et les associations dans lesquelles tout le monde se retrouve.

J'aimerais avoir votre sentiment sur ce que je viens de vous dire. Il en est de même pour les associations de femmes : il faut que les femmes soient présentes partout.

M. Mohammed ABDI .- Le tissu associatif joue un rôle très important et vous avez cité un exemple qui fonctionne, effectivement : les clubs sportifs. Quand un jeune vient faire du sport, on peut faire tout d'abord de la pédagogie parce qu'il est dans une dynamique de groupe, mais aussi parce qu'il y a une dynamique de réussite et d'espoir : il va apprendre une discipline pour s'en sortir et cela valorise l'activité associative.

Ce n'est pas la même chose quand on est dans une association qui fait du soutien scolaire. C'est un sacerdoce, c'est presque gratuit, cela se passe dans le quartier difficile dans lequel on habite et il faut motiver les jeunes, que l'on connaît parfois et dont certains ont un passé difficile. C'est un travail qui crée des tensions, car il est difficile de donner des cours et de faire de la remise à niveau et on baisse donc parfois les bras.

Beaucoup d'associations de femmes essaient de faire ce travail dans les quartiers, mais elles subissent souvent des pressions et des phénomènes de violence qui font qu'aujourd'hui, on ne les voit plus dans l'action : cela devient trop difficile.

C'est pourquoi j'ai insisté tout à l'heure sur la manière de valoriser ce travail et cet engagement associatifs afin qu'ils deviennent le prélude d'un engagement citoyen.

M. José BALARELLO .- Il faut les rémunérer, tout simplement !

M. Mohammed ABDI .- Alors que je travaille depuis des années sur cette question, il m'arrive parfois, dans mon activité professionnelle, de corriger les copies et de faire passer des oraux aux cadres C de la fonction publique. A l'oral, nous avons de plus en plus de femmes des quartiers difficiles qui réussissent l'écrit et qui veulent devenir catégorie C. Cela signifie que, dans certaines catégories de la fonction publique, il y aura bientôt beaucoup de gens issus des quartiers et de toutes origines. Dans cinq ans, la police nationale sera à l'image de la société et de nos quartiers populaires. Il n'y a pas de doute sur ce point et c'est déjà une réalité.

Nous sommes en présence de filles et de garçons brillants à qui, malheureusement, il manque souvent un point, notamment à cause du trac. Je me suis donc dit que nous pourrions instaurer une sorte de passeport civique qui permettrait à la personne qui a un engagement associatif, qui travaille dans une association et qui fait des choses importantes d'obtenir un point en montrant son cahier associatif comme on montre son cahier militaire. Cela pourrait être une solution.

Nous pourrions avoir la situation inverse pour un jeune qui se gare mal ou qui fait une incivilité devant un policier. Si celui-ci pouvait lui demander son « cahier de civilité » comme il peut lui demander sa carte d'identité dans le cadre de la police de proximité, cela pourrait être un bon moyen de contact. Il perdrait ainsi le point qu'il a gagné par ailleurs et cela pourrait créer une dynamique.

Il faudrait réfléchir à cela pour revaloriser le travail associatif, à l'image des clubs sportifs, comme vous l'avez dit.

M. José BALARELLO .- Vous avez raison pour les concours. Je préside le centre de gestion de la Fonction publique territoriale des Alpes-Maritimes et je sais que, dans les concours, on trouve de plus en plus de femmes.

M. Pierre ANDRÉ, président .- Je souhaiterais que vous développiez un peu plus le problème de la mixité et celui des femmes. Dans les visites que nous avons faites sur le terrain dans les quartiers en difficulté, nous avons rencontré des élus des associations sur place et il apparaît de plus en plus que la mixité se fait mal  je parle aussi en tant que maire à travers ce que je vis dans ma commune  parce que des personnes s'excluent volontairement et qu'elles ne veulent plus participer à rien.

Vous avez pris l'exemple du sport. D'après les expériences qui ont été tentées, on constate dans les quartiers que les jeunes préféreront faire du sport de façon sauvage, jouer au football ou au basket sur un terrain, mais qu'ils n'iront pas forcément dans un club sportif car ils ne veulent pas d'encadrement. C'est une façon de faire autrement, sans parler d'exclusion.

La mixité se ressent au quotidien. Quels que soient les niveaux et la position des uns et des autres, il y a un rejet de la mixité. Lorsque, en tant que maire, on décide de construire des logements sociaux en dehors des secteurs difficiles, on reçoit des pétitions et on vit des moments difficiles. A cet égard, il faut mener des opérations d'information auxquelles le tissu associatif peut collaborer très largement.

Je reviens sur la place des femmes dans la vie associative, mais aussi sur tout ce que nous avons pu entendre sur les problèmes des jeunes filles qui restent chez elles à cause des risques de viol ou de « tournantes », des problèmes plus propres aux femmes qu'à l'ensemble de la population des quartiers. C'est une chose que nous mesurons mal. Nous l'entendons et c'est sous-jacent, mais on en parle très peu. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur ce point ?

Mme Sihem HABCHI .- Il est vrai qu'il y a un silence assourdissant autour de la question de la femme et de son corps, depuis plusieurs années, dans les quartiers populaires. A cet égard, on a vu une réelle dégradation dans nos quartiers : pour une femme, il est de plus en plus difficile de circuler, de s'habiller comme elle le veut ou de décider d'un projet de vie propre non seulement au sein de sa famille, mais aussi au sein de sa famille élargie aux voisins. C'est tout le quartier qui vous regarde et, quand on est une jeune fille aujourd'hui, il est extrêmement difficile de se construire, d'avancer dans la société et de se dire que l'on peut participer aux projets qui se montent dans le quartier ou même sortir du quartier. Pour beaucoup, la fuite a consisté à vivre en dehors du quartier et à être invisibles dans le quartier.

A cet égard, le travail de l'association « Ni putes ni soumises » a consisté à essayer de redonner une visibilité à ces femmes dans l'espace public. Cela ne se résume pas à la liberté de circulation ; cela implique aussi de pouvoir agir, exister dans les associations, investir les lieux où il y a des jeunes garçons pour aller vers la rencontre, essayer de dialoguer, trouver de nouveaux espaces de rencontre.

La question des femmes dépasse celle des quartiers populaires. Certes, il n'y a pas de solution miracle, mais, comme l'a expliqué Mohammed, il faut inventer et mettre en place des outils novateurs dans les quartiers populaires. Il en est de même en ce qui concerne la parité. On voit bien que, sur la question des HLM, nous sommes toujours confrontés à la réalité humaine des changements de mentalité qu'il faut opérer.

La vraie question est donc de savoir comment on peut poser aujourd'hui des jalons pour aller vers l'égalité concrète. C'est une vraie question qui nous est posée, aussi bien sur les femmes que sur la question de la diversité et celle de la mixité sociale. Dans notre pays, il faut prendre la mesure de tout cela, penser qu'on ne va pas effacer avec un chiffon toutes ces années difficiles, à la fois dans les quartiers populaires et à l'extérieur. Nous en revenons à la peur, cette peur insensée dont nous avons parlé et qui pousse certains à aller plus vite.

Comment peut-on offrir aujourd'hui à toutes les femmes de ce pays d'accéder à tous les outils d'émancipation, indépendamment de leur origine ou de leur appartenance religieuse ? Comment peut-on faire en sorte que, dans tout espace public, une femme soit respectée et que l'accès à l'emploi soit favorisé ?

Il y a un travail à faire autour de l'éducation, parce que c'est bien sûr à l'école que l'on trouve de la cohésion sociale et de la mixité et que l'on fait des rencontres. L'éducation nationale est un enjeu pour l'égalité entre hommes et femmes. Comment cet enjeu, qui est lié aussi à la mobilité sociale, peut-il se concrétiser dans nos quartiers ?

Les volontés sont là. Comme l'a dit Mohammed, une partie de la population regarde l'autre, face à face. La question que nous posons aujourd'hui est simple : allons-nous décider d'avancer tous ensemble ou de faire une croix sur cette population et de la regarder de derrière, comme l'ont fait d'autres pays ?

Pour vous donner un exemple, sachez que les États-unis ont fait un choix fondamental et historique qu'il est difficile de juger aujourd'hui : « l'affirmative action », qui a permis à beaucoup d'Afro-américains d'avancer dans la société américaine. C'est une réalité, mais nous savons bien que ce sont surtout les classes moyennes qui ont été touchées, c'est-à-dire que l'on a décidé de laisser tout un pan de la société américaine de côté, comme la société américaine le sait bien. Nous l'avons vu à l'époque du cyclone Katrina, où une partie de la population américaine s'est retournée pour regarder ceux qui étaient restés sur le trottoir.

Cela fait mal parce que ce sont des Américains et parce que nous avions l'impression de regarder une partie du tiers monde. Là-bas, c'est le quart monde. Nous devons aussi comparer les modèles européens, notamment suédois, mais aussi américains, et essayer, en France, de réfléchir à la manière dont nous pouvons tous avancer ensemble pour que l'égalité devienne concrète et que ce soit un objectif et un moyen. C'est une question fondamentale et la question des femmes est cruciale à ce sujet parce qu'elle a un effet de miroir : la condition de la femme nous révèle la condition de nos concitoyens, aujourd'hui, en France.

Une femme peut-elle bénéficier d'une assistance quand elle est agressée aujourd'hui et être reconnue en tant que victime quand elle subit un viol collectif ou une violence conjugale ? Qu'est-ce que la société lui apporte ? Peut-elle accepter qu'une femme puisse prendre un congé maternel pendant un an et demi pour s'occuper de ses enfants, de même qu'un homme, en parallèle ? Ce sont des questions qu'il faut aborder et qui sont à mon avis transversales à la société française.

M. Mohammed ABDI .- Sur ce point, je vais essayer de vous donner des exemples précis, car il faut savoir que la situation des femmes dans les quartiers populaires n'est pas la même pour toutes. Les femmes issues de l'immigration, notamment africaine et maghrébine, désertent de plus en plus l'espace où s'exerce la mixité et c'est une donnée nouvelle. Pourquoi ? C'est une question qui a déjà été posée lors du débat sur les signes religieux à l'école. En tout cas, je me suis posé cette question et c'est ce qui m'a conduit à donner un coup de main à cette association.

Comment se fait-il qu'une fille de la quatrième génération qui est née en France et qui ne connaît rien du pays d'origine de ses parents se mette à porter le voile à 13 ou 14 ans ? On a beau me dire ce qu'on veut ; le cheminement qui conduit à cela doit nous interpeller. Il est un fait que, dans certaines villes, de moins en moins de femmes participent à des activités de mixité dans l'espace public.

Les causes sont sociales, et nous connaissons non seulement le problème, mais aussi son évolution : exclusion sociale, précarité, marginalisation et affirmation de soi qui conduisent à avoir des postures, à tel point que nous constatons aujourd'hui un phénomène qui se développe en France de manière très importante et qui est un droit fondamental : le regroupement familial. Nous voyons ici des jeunes filles qui retournent vers leur pays d'origine pour s'y marier. C'est un phénomène nouveau qui commence à apparaître sur le plan statistique.

Quand on interroge certaines femmes, on constate que leur espoir est de chercher un mari, de se marier, d'avoir un appartement et d'y rester. C'est la marginalisation sociale et éducative qui a conduit à cette situation de l'affirmation de soi et leur espoir est tout simplement d'être dans cette situation. C'est leur rêve. De l'autre côté, les garçons pensent la même chose et c'est un phénomène nouveau.

Cela aboutit à un nouveau patriarcat à la place d'un vide qui s'est créé, une situation à laquelle les politiques ont participé : quand le législateur a permis la mise en place de ce qu'on appelle « la politique des grands frères » pendant des années, pourquoi ne pas avoir pensé aux grandes soeurs ? On a légitimé le patriarcat et un ensemble de comportements. Du coup, une fille qui est avec les garçons devient une mauvaise fille et une fille qui choisit sa tenue vestimentaire est une fille facile. C'est cela qui a conduit les filles de ces quartiers populaires à mettre une association en place et à l'appeler tout simplement « Ni putes, ni soumises ». Ce n'est pas un choix publicitaire, mais une réalité qu'elles vivaient, une réalité des filles de France, des citoyennes françaises, sans que personne ne bouge le petit doigt parce que, depuis longtemps, en France, des institutions et des centres de recherche ont légitimé une espèce de relativisme culturel.

Au nom de « c'est mon choix », on a permis tout et n'importe quoi, jusqu'à l'atteinte à l'intégrité physique, notamment des femmes. Je suis désolé de ma véhémence, mais voilà ce que je souhaitais dire.

M. José BALARELLO .- Je vous donne mon sentiment : vous êtes tous les deux remarquables et vous avez vraiment mis le doigt sur les problèmes. Vous êtes attaché territorial, monsieur Abdi ?

M. Mohammed ABDI .- Oui.

M. José BALARELLO .- Il n'est pas évident de rencontrer des gens qui connaissent aussi bien les problèmes et qui ont le courage de les exprimer et de dire ce que beaucoup pensent et n'osent pas dire. Je trouve cela remarquable et je pense que vous devriez vous occuper de différents organismes.

M. Mohammed ABDI .- C'est peut-être parce que j'ai grandi en Auvergne... (Rires.)

M. José BALARELLO .- Le président Pompidou avait beaucoup de bon sens. Vous avez donc en même temps le bon sens auvergnat.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Nous vous remercions : vous nous avez appris beaucoup et vous faites beaucoup de choses. Comme nous rendrons notre rapport au mois d'octobre, si vous avez des messages à nous faire passer d'ici là, ils seront les bienvenus.

Audition de M. Gilles AUBRY, commissaire divisionnaire, coordinateur des groupements d'intervention régionaux (GIR) à la Direction centrale de la police judiciaire) et de M. Bernard PETIT, commissaire divisionnaire, chef de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) (28 juin 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Comme vous le savez, nous sommes dans la dernière ligne droite de nos auditions et de nos visites sur le terrain dans le cadre de cette mission chargée de trouver une réponse aux problèmes des quartiers en difficulté et du développement de la politique de la ville.

D'une manière tout à fait classique, je vous propose de prendre chacun la parole pour une dizaine de minutes, après quoi nous pourrons engager le débat.

M. Gilles AUBRY .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je ferai une brève introduction pour vous parler de l'activité des groupes d'intervention régionaux (GIR).

Depuis leur création, les 29 groupes d'intervention régionaux ont progressivement monté en puissance pour parvenir à des résultats significatifs dans les domaines qui leur sont dédiés, à savoir la lutte contre l'économie souterraine, la criminalité et la délinquance dans les zones sensibles, l'identification et la confiscation des avoirs acquis au travers des activités illégales.

Je ne vais pas retracer les étapes de la création des GIR, qui constituent ce que d'aucuns ont appelé une révolution culturelle dans le paysage administratif français. Je souhaite simplement vous en rappeler les principes et les grandes lignes d'organisation et de fonctionnement.

C'est la circulaire interministérielle du 22 mai 2002 qui a créé les GIR. Ils ont été mis en place au sein de chaque région administrative, ainsi que dans les départements et autres collectivités d'outre-mer, pour lutter contre l'économie souterraine et les différentes formes de criminalité et de délinquance organisées qui l'accompagnent, source d'insécurité et de déstructuration sociale dans de nombreux quartiers sensibles.

Deux termes définissent ce qu'on appelle le coeur de métier des GIR : l'économie souterraine et les banlieues, quartiers ou cités sensibles.

En métropole, 29 GIR ont été mis en place, dont 21 ont une compétence calquée sur le ressort d'une région administrative et 8 sont implantés en région Île-de-France et ont une compétence départementale. Paris, qui avait été exclue initialement du dispositif, s'est dotée d'un GIR en septembre 2003.

Les GIR ne constituent pas des catégories de services nouveaux, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas de personnalité juridique propre. Ils sont rattachés soit à une direction territoriale de la police judiciaire, pour 19 d'entre eux, soit à une section de recherche de la gendarmerie nationale, pour 10 d'entre eux.

Ils constituent une organisation originale. Chaque groupe est composé d'une structure permanente, l'unité d'organisation et de commandement, ainsi que de personnels ressources désignés par les directeurs des services de police et des administrations partenaires et par les commandants de région de la gendarmerie nationale.

L'unité permanente est dirigée soit par un commissaire ou un officier de police, soit par un officier de gendarmerie, et cette unité est composée à parité de trois policiers représentant la sécurité publique, les renseignements généraux et la police judiciaire, de trois gendarmes, d'un fonctionnaire des impôts et d'un fonctionnaire des douanes.

Ce qu'on appelle les hommes ressources des GIR, c'est-à-dire ce qui en constitue le corps opérationnel, est composé à la fois de fonctionnaires et de militaires, mais aussi de représentants des administrations partenaires, les douanes, les finances, la direction du travail, la consommation, la répression des fraudes, etc. En tout, 287 fonctionnaires et militaires travaillent à plein temps dans les unités permanentes et peuvent bénéficier du concours de plus de 1 400 personnes ressources de la police, de la gendarmerie et d'autres administrations.

La coordination est assurée par une cellule placée sous l'autorité du Directeur central de la police judiciaire, que je représente et que j'anime. Cette cellule de coordination assure l'animation des unités sous commandement de la police nationale et une même coordination existe pour les GIR rattachés à la gendarmerie nationale, ces deux coordinations fonctionnant en synergie.

Les GIR ont été créés pour mener des actions en profondeur. Ce sont des structures jeunes  elles ont quatre ans , mais elles se sont rapidement intégrées dans le dispositif de sécurité intérieure.

Les GIR interviennent dans chaque département à l'initiative conjointe et sur la base d'un diagnostic commun du préfet et du procureur de la République, dont la réunion constitue ce qu'on appelle le comité de pilotage du GIR.

La structure interministérielle des GIR les conduit à agir contre la délinquance sous tous ses aspects en utilisant l'ensemble des moyens législatifs et réglementaires. Il convient à ce titre de dire que la participation des douanes, des services fiscaux, des directions départementales du travail et de l'emploi et des directions de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes inscrit les pouvoirs propres de ces administrations en complément des compétences traditionnelles de la police et de la gendarmerie en matière d'enquête judiciaire.

Ces GIR peuvent être sollicités sur des sites déterminés, dans le cadre d'opérations contre toutes les formes de délinquance endémique : les trafics locaux de stupéfiants, d'objets ou de véhicules volés ou recelés ou les actions violentes concertées. Il est également possible de solliciter leur assistance pour des actions ponctuelles impliquant une démarche judiciaire et la mise en oeuvre de moyens importants d'ordre public.

C'est donc une force de projection qui intervient en assistance des services locaux, ce qui est un point très important, et qui est surtout destinée à apporter aux investigations des services territoriaux une valeur ajoutée significative. C'est cette plus-value, cette valeur ajoutée qui fait le principal intérêt des GIR.

Le bilan de ces groupes d'intervention régionaux a été plusieurs fois qualifié d'exceptionnel, mais il correspond en fait à celui des services auxquels les GIR sont associés. Depuis le second semestre 2002, les GIR ont initié ou accompagné 2 246 opérations qui ont permis l'interpellation et le placement en garde à vue de 15 510 personnes, dont 3 953 ont fait l'objet d'un mandat de dépôt.

Ces personnes ont principalement été poursuivies pour trafic de stupéfiant, blanchiment et non-justification de ressources dans une proportion de 30 %. Elles ont été poursuivies également pour des atteintes aux biens (cambriolages, vols, recels), dans une proportion d'environ 9 %, ainsi que pour des infractions économiques et financières (escroqueries, faux et usages, abus de biens sociaux et travail dissimulé) dans une proportion d'environ 32 %.

La lutte contre les stupéfiants et les infractions de blanchiment et de proxénétisme de la drogue représente donc près du tiers des activités des GIR. Au cours de ces opérations, ont été découverts et saisis 1 616 armes, 1 554 véhicules, 51 tonnes de résine de cannabis, 88 kg d'héroïne, 58 kg de cocaïne et 106 000 comprimés d'ecstasy. En termes d'efficacité, il convient de ne pas s'arrêter au volume de ces prises mais davantage à l'impact des opérations au sein des collectivités confrontées à la délinquance.

Des biens immobiliers évalués à 18 855 000 euros ont été saisis. Au total, les biens immobiliers et mobiliers saisis, les valeurs découvertes en numéraire et les sommes bloquées sur des comptes bancaires s'élèvent, depuis 2002, à 48 828 857 euros.

Conformément aux orientations gouvernementales et aux priorités qui ont été assignées aux GIR, ces structures ont progressé dans la recherche des infractions générant des profits illicites et dans le développement de la mise en oeuvre de procédures spécifiques en matière de blanchiment et de non justification de ressources. Pour l'année 2005, par exemple, 186 faits ou procédures de blanchiment de fonds ont été mis à jour contre 77 en 2004, ce qui représente une augmentation de 141 %.

Au cours de la même période 2005, 141 infractions liées à la non-justification de ressources ont été mises à jour et poursuivies contre 35 infractions du même type relevées en 2004, soit une augmentation de 302 %. Nous constatons donc une montée progressive en puissance des GIR vers ce qui doit constituer leur coeur de métier.

Parallèlement à ces grands axes d'activité, les GIR se sont investis dans la poursuite d'infractions peu ou pas constatées jusqu'alors par les services de police, notamment la mise à disposition des tiers et l'exploitation de jeux de hasard (les machines à sous, par exemple), les infractions à la loi du 12 juillet 1983 relative aux sociétés privées de sécurité et les infractions aux règles de l'urbanisme.

Enfin, la mise en place de ce nouveau dispositif a permis à l'ensemble des administrations partenaires de renouer avec les contrôles d'établissements recevant du public (débits de boisson, commerces et établissements de nuit implantés dans les zones sensibles) et ont permis de mettre en évidence des infractions à la législation sur le travail, des infractions fiscales, des infractions douanières et des infractions aux règles de sécurité.

En 2005, outre les qualifications pénales retenues par les actions conduites par les GIR, ils ont permis de relever 1 028 infractions douanières et d'initier 743 signalements ou propositions de vérification fiscale. Les autres procédures administratives connaissent un rythme croissant depuis la création des GIR, notamment dans le domaine du code du travail (1 034 infractions de ce type constatées en 2005) ou du code de la consommation et du commerce (434 infractions relevées).

L'objectif prioritaire des GIR est la lutte contre l'économie souterraine. Les GIR ont vocation à traiter tous les types d'infractions, et non pas seulement pénales, susceptibles de générer des richesses occultes et des flux financiers au sein de réseaux structurés dans des quartiers ou des cités sensibles. Cette approche pragmatique permet de dresser un panorama très vaste des infractions susceptibles d'être prises en compte par les GIR. Cela va de la délinquance d'appropriation, c'est-à-dire des fraudes en matière de taxation, de contrefaçon et de contrebande, jusqu'aux trafics divers (trafics de véhicules ou stupéfiants et recels organisés).

Cela permet aussi de ne pas se cantonner à la seule répression pénale. L'expérience des opérations qui ont été conduites par les GIR depuis leur création montre souvent l'existence concomitante, au sein d'un réseau ou d'un quartier, d'infractions pénales et de fraudes fiscales (qui sont induites ou totalement indépendantes de ces infractions pénales), de délits douaniers, d'infractions aux réglementations relevant du contrôle spécialisé de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ou de la Direction du travail et des services vétérinaires.

Pour vous donner un exemple, la découverte de travail dissimulé au sein d'un établissement commercial ou d'un débit de boisson permet souvent de révéler d'autres formes associées de délinquance. Cela peut être de l'immigration clandestine, avec des employés en situation irrégulière qui disposent bien évidemment de documents d'identité falsifiés ; le patron de cette entreprise ou de cette société peut percevoir indûment des prestations sociales ; les employés en situation irrégulière peuvent être logés dans des conditions insalubres et le patron peut faire aussi de la dissimulation de recettes. On constate également un non-respect des réglementations en matière d'hygiène et de sécurité ou en matière de vente d'alcool, d'organisation de jeux clandestins et de vente de tabac de contrebande.

Certaines de ces réglementations n'étaient guère utilisées habituellement par les services répressifs et les administrations qui étaient en charge de ce contrôle pour la bonne raison qu'ils ne rentraient pas dans ces quartiers ou cités sensibles.

Le fil conducteur de l'économie souterraine, c'est le trafic de drogue. C'est une priorité énoncée par le ministre de l'intérieur, mais elle correspond à une réalité de terrain et, de significative, la contribution des GIR à cette lutte est devenue prioritaire.

Quelles sont les idées forces à retenir ?

Tout d'abord, alors que les différents services de l'Etat qui sont impliqués dans cet enjeu étaient jusqu'alors enfermés dans les procédures internes, ils se sont réciproquement ouverts, grâce aux GIR, à d'autres pratiques opérationnelles. L'absence d'autonomie répressive qui caractérise les GIR, qui doivent toujours être associés à un service d'enquête traditionnel, a permis, sans aucun doute, de lever toute ambiguïté quant à une éventuelle concurrence avec les services locaux ou les services spécialisés. Cette absence d'autonomie a par ailleurs légitimé et pérennisé le partenariat interministériel.

Le deuxième point positif est la valeur ajoutée, la plus-value apportée par l'analyse financière et la démarche patrimoniale financière mise en oeuvre par les GIR. A cet égard, l'apport des agents de l'administration fiscale et des douanes est tout à fait significatif en ce qu'il permet de dresser un environnement financier et patrimonial des individus sur lesquels travaillent les services d'enquête classiques. Si les enquêteurs, policiers et gendarmes, en tirent un profit opérationnel, il en va de même pour les prestataires du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, qui participent concrètement au montage des dossiers, visualisent leur contribution et peuvent assurer le suivi en formulant des propositions de vérification fiscale ou en formulant des signalements fiscaux.

Pour terminer, j'évoquerai les perspectives.

L'action interministérielle qui fonde les GIR est appelée à s'élargir à la lumière de la pratique, c'est-à-dire que, de plus en plus, en police judiciaire, mais aussi en sécurité publique et en gendarmerie, nous allons croiser les démarches d'enquêtes criminelles classiques et l'approche patrimoniale de l'enquête criminelle.

Le dispositif des GIR outre-mer est en passe d'être renforcé avec la mise en place d'unités permanentes d'organisation et de commandement en Guyane, en Guadeloupe et en Martinique. Le ministre de l'intérieur, qui part aujourd'hui à Cayenne, devrait d'ailleurs y annoncer la création de l'unité permanente du GIR de Guyane.

M. Bernard PETIT .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je vais évoquer la situation des drogues et l'évolution du trafic dans les quartiers sensibles. Avec votre autorisation, je ne vais pas vous accabler de chiffres et de statistiques : je les tiens à votre disposition si vous le souhaitez avec un tableau de synthèse immédiatement exploitable.

La situation des drogues en France est caractérisée par l'existence de quatre produits phares qui se détachent indiscutablement parmi les nombreux produits disponibles sur notre territoire, offerts par les réseaux de trafic et demandés par les consommateurs de stupéfiants : la résine de cannabis, la cocaïne, l'héroïne et l'ecstasy, un stimulant de la famille des amphétamines.

Le trafic international et le trafic national d'envergure ne sont pas organisés de la même façon et ne sont pas entre les mains des mêmes organisations criminelles selon le produit qui est trafiqué. Ainsi, un réseau qui trafique au plan national la résine de cannabis est différent de celui qui trafique la cocaïne ou l'ecstasy. Les structures et les hommes sont différents.

Cependant, la spécialisation de ces réseaux s'estompe au fur et à mesure qu'on se rapproche de la distribution. Autrement dit, le deal , la vente, peut être multicartes et les revendeurs ou les dealers vont avoir des activités en fonction de la disponibilité des produits et du réseau principal qui les approvisionne (le dealer sera plutôt spécialisé en résine de cannabis, par exemple) mais la revente est adaptée à la demande, c'est-à-dire qu'elle peut fournir des produits qui sont demandés par les clients. On voit notamment des revendeurs de cannabis qui vendent également de l'héroïne ou de la cocaïne.

Concernant le trafic dans les quartiers en difficulté, on note l'omniprésence de la résine de cannabis. C'est vraiment le produit, tant sur le plan du trafic que sur celui de la consommation, qui est présent dans ces quartiers et ces cités en difficulté.

Viennent ensuite, comme dans un second cercle, l'héroïne et la cocaïne, l'héroïne semblant connaître un regain de consommation et de trafic cette année, ce qui est très inquiétant en termes de santé publique compte tenu des efforts qui ont été faits pour la réduction des risques, mais la cocaïne continue de progresser et de passer à travers les différentes couches de la population : elle n'est plus réservée, comme c'était le cas auparavant, au show-biz, au monde de la nuit et aux populations aisées.

Viennent ensuite les drogues de synthèse, dont l'ecstasy, c'est-à-dire les stimulants de type amphétamines, qui ont un impact plus modéré et réservé à des activités festives et au monde de la musique et de la nuit.

Concernant très précisément la résine de cannabis et les quartiers difficiles, je ferai un certain nombre de remarques qui découlent des constats effectués à travers les enquêtes, les observations, les filatures et les surveillances, c'est-à-dire tout ce que nous avons pu synthétiser sur ce phénomène. Le trafic de résine de cannabis, comme Gilles Aubry l'a clairement dit, est le coeur de l'économie souterraine. C'est vraiment le pan essentiel de l'activité souterraine, plus que n'importe quelle activité, à la fois pour les volumes, le nombre de personnes impliquées et les revenus que cela génère.

Ce trafic de résine dans ces quartiers est aussi source de nuisances considérable. Je sais que le mot « nuisance » rappelle le système néerlandais qui fait souvent référence aux lieux de vente, mais on constate de véritables nuisances liées à ce trafic dans ces quartiers. En effet, pour les résidents des quartiers, cela veut dire que les caves ou certains locaux qui peuvent servir de stockage sont monopolisés par les groupes qui ont besoin de stocker de petites quantités pour la revente immédiate. Cela implique un va-et-vient des véhicules très important, une mainmise sur certaines cages d'escalier qui servent de base arrière pour les guetteurs pendant les opérations de deal , un certain nombre de dégradations et de bruits, la présence de chiens et l'agressivité de certains groupes qui tendent de dissuader et d'intimider non seulement les forces de police mais aussi les tiers et les résidents de ces cités afin que le business se passe dans de bonnes conditions.

Ce trafic dans les cités est également le vivier permanent d'une criminalité qui est non négligeable. Le trafic de stupéfiants en général permet une graduation progressive de l'activité criminelle des gens qui y participent, si bien que, peu à peu, les responsabilités et les activités évoluent avec le savoir-faire et l'expérience. On constate des activités qui structurent progressivement les hommes et les organisations et qui aboutissent à l'émergence de véritables caïdats et d'un système non seulement économique mais social qui est parallèles à celui que nous reconnaissons.

La vente de résine dans les cités est une activité organisée qui suppose des lieux, des guetteurs un approvisionnement régulier et des capacités de stockage. C'est une véritable activité commerciale et il n'est pas question ici de « dépanner des copains ». Il s'agit de faire de l'argent et il n'y a pas de relations amicales dans cette vente : c'est une relation de fournisseurs à consommateurs.

Les quartiers en difficulté ne sont pas les seuls lieux de deal . Le deal s'intéresse à des zones plus vastes, mais, d'une manière générale, le choix se porte plutôt sur les zones urbaines à forte densité de population avec une architecture qui s'y prête parce que cela permet d'avoir les consommateurs sur place. Le côté urbain permet d'attirer une clientèle extérieure et l'architecture doit se prêter à l'activité de deal et assurer une certaine facilité à la fois du stockage, de la vente et de la sécurisation du vendeur.

Certains quartiers sensibles sont pourtant des lieux de deal bien reconnus et bien connus, à la fois pour la consommation locale qui les concernent, mais aussi à l'extérieur, c'est-à-dire que des consommateurs et des fournisseurs extérieurs à ces quartiers viennent s'y approvisionner. Nous avons des exemples concrets de groupes de revendeurs qui viennent de province en région parisienne, par exemple de Caen ou de Brest, acheter de 10 à 50 kg sur certains quartiers difficiles pour assurer l'approvisionnement, pour une ou deux semaines, de quartiers d'autres villes de province.

Dans notre pays, nous constatons ainsi le développement de véritables pôles reconnus dans le monde du deal et de l'usage de l'approvisionnement : Lyon, la région parisienne, Mulhouse, Strasbourg, etc. attirent ainsi un grand nombre de gens qui viennent se fournir pour eux-mêmes afin d'approvisionner d'autres quartiers qui n'ont pas cette capacité de fourniture de produits stupéfiants.

L'approvisionnement en résine de cannabis se fait à trois niveaux, dont un seul cible véritablement les quartiers difficiles et les zones urbaines françaises :

le niveau intermédiaire, que l'on appelle le trafic par go fast , c'est-à-dire des véhicules qui descendent dans le sud de l'Espagne chercher de la résine de cannabis qui y est stockée à destination du marché national ;

le grand trafic international, ou de haut niveau, qui se fait par transports internationaux routiers avec les camions qui arrivent du Maroc via Algeciras, qui remontent l'Espagne et qui servent ensuite, en arborescence, tous les pays de l'Union ;

le trafic de bas niveau qui est le fait de petites organisations qui envoient un véhicule jusqu'au Maroc, avec des liens dans ce pays, pour charger entre 25 et 100 kg de produits et les ramener pour une vente quasi immédiate dans les cités.

Je conclurai par quelques observations qui provoquent chez nous quelques questionnements.

La première, qui est la principale, est relative à la complexité de la lutte contre le trafic de stupéfiants, notamment dans les cités sensibles. Nous savons, dans notre pratique quotidienne, qu'il n'y a pas de réponse simple et unique avec un résultat immédiat. La gestion de cette question relève d'une approche interministérielle, coordonnée, simultanée et équilibrée sur les plans de la prévention, de la répression et des soins et, naturellement, nous revendiquons le volet répressif avec force.

Nous jouons un rôle important à cet égard et je suis toujours un peu agacé d'entendre que la répression ne sert à rien. Pour mémoire, sachez que, sur les 3 000 tonnes de résine produites au Maroc, qui sont essentiellement destinées au marché européen, 1 000 tonnes sont saisies par les services répressifs européens, c'est-à-dire un tiers. A force d'entendre partout que nous ne saisissons que 5 % ou des quantités infimes, cela devient une vérité et on donne l'impression que la répression ne sert à rien. Ce n'est pas le cas : la répression est utile, elle constitue un volet indispensable dans le dispositif de l'Etat et on ne saurait s'en passer. La prévention et les soins, à eux seuls, ne pourront pas régler ce problème, de même que la répression ne prétend pas à elle seule régler le problème.

Le deuxième point, c'est que la lutte contre les trafics dans les cités relève parfois du concept de la ligne Maginot. Certes, la pression sur les dealers et le travail effectué sur les réseaux de revente est indispensable : il est impensable de relâcher la pression sur ces réseaux de revente, mais il s'agit d'un trafic atomisé qui demande beaucoup d'énergie, qui se reconstitue facilement et dont les grands groupes d'approvisionnement ne sont pas coupés. Autrement dit, il faut absolument avoir une vision globale et large de l'activité répressive et essayer le plus possible de démanteler les organisations le plus en amont possible pour tarir, appauvrir et endiguer ces flux qui viennent alimenter ces réseaux de revente dans les cités.

Le travail qui est fait dans les pays source, notamment au Maroc (beaucoup d'efforts sont déployés actuellement par le ministère de l'intérieur sur la coopération franco-marocaine), mais aussi dans les pays de rebond (la coopération franco-espagnole est exemplaire pour le reste de l'Europe à ce point de vue) va produire des effets et, encore une fois, le syndrome de la ligne Maginot doit être mesuré et écarté pour éviter que l'on concentre absolument toutes les forces à un niveau qui ne produira pas les effets que nous attendons.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Nous passons aux questions.

M. André VALLET .- Ma première question se rapporte à votre intervention, monsieur Aubry. Vous avez évoqué la grande efficacité des GIR et vous nous avez donné une série de chiffres en montrant que l'action a été forte. Bien sûr, nous ne pouvons que nous en féliciter, mais je me demande si nous aurions eu les mêmes résultats si les GIR n'avaient pas été créés. Y a-t-il eu vraiment une accélération grâce à la création de ces GIR ?

Ma deuxième question concerne l'économie souterraine, dont vous avez longuement parlé. Dans mon département, et je sais que la même réflexion est faite ailleurs, la population est surtout horripilée par tous ces jeunes qui circulent avec des voitures extrêmement puissantes et coûteuses et dont on n'arrive pas à comprendre qu'on ne leur demande pas plus fréquemment l'origine des fonds qui leur ont permis d'acquérir ces véhicules.

J'aimerais que vous puissiez nous en dire un mot. Vous avez parlé de justificatif des ressources que vous réclamez, mais vos services peuvent-ils arrêter un jeune au volant d'une voiture de ce genre même s'il ne contrevient pas au code de la route et que se passe-t-il dans ce cas, sachant que tous ceux qui ont une voiture puissante pourraient être également interceptés ? Le faites-vous dans les quartiers en difficulté et quels sont les résultats de ces éventuelles interpellations ?

J'ai une troisième question. A un moment où nous en parlons de plus en plus, avec un projet de loi qui semble montrer que ce sera l'un des piliers de la lutte contre l'insécurité, associez-vous les maires ? Dans vos interventions, les maires ont-ils le droit d'être informés ? Certes, ce n'est pas à eux de mener les enquêtes, mais sont-ils un peu informés de ce qui se passe dans leur commune et allez-vous au-devant d'eux pour obtenir un certain nombre de renseignements qu'ils sont peut-être plus à même de fournir que d'autres personnes ?

Il y a un an, le maire d'une commune des Bouches-du-Rhône est venu me dire qu'il ne comprenait pas l'action de la police (il s'agissait en l'occurrence d'un GIR) : son village avait été encerclé par des policiers qui recherchaient un individu dangereux, tout le monde venait à la mairie pour lui demander ce qui se passait et il était incapable de le dire alors que cela se passait sur son territoire.

C'est une situation que vivent très mal les élus, qui ne comprennent pas pourquoi ils ne sont pas informés. Ils ne demandent pas de l'être en amont, ce qui est tout à fait normal, mais au moment où se déclenche l'opération, la moindre des choses est d'informer l'élu de ce qui se passe sur le territoire de sa commune.

Par ailleurs, j'aimerais que vous puissiez nous dire un mot sur les rapports entre la police et les jeunes de ces quartiers en difficulté. Nous sommes allés dans d'autres pays, notamment en Angleterre et aux Pays-Bas, où les rapports entre la police et les jeunes ne sont pas du tout les mêmes que chez nous. Il semble qu'ici, il y ait un climat conflictuel permanent entre les jeunes et la police. Avez-vous le sentiment que ce climat est avéré et, si c'est le cas, réfléchissez-vous à des solutions pour l'améliorer ?

Ma dernière question concerne M. Petit et la drogue. Vous nous avez longuement parlé de ces dealers qui vivent aujourd'hui très confortablement de cette unique activité. Un dealer est-il quelqu'un qui passe son temps à vendre de la drogue ou bien a-t-il une autre activité professionnelle et fait-il autre chose en « bouclant ses fins de mois » avec la drogue ?

Enfin, vous avez évoqué la nécessaire approche interministérielle de votre action. Il va sans dire que nous pensons tous à l'Education nationale, aux abords des écoles et des établissements scolaires où, d'évidence, même si la police ne peut pas être partout, il se passe des choses particulièrement répréhensibles en matière de drogue. Nous avons constamment, dans nos départements, des parents d'élèves qui nous disent que la situation est intolérable et qu'on a voulu vendre de la drogue à leurs enfants et qui interpellent encore les maires pour leur demander de surveiller les établissements scolaires. Ma question est simple : y a-t-il une véritable politique de prévention autour des établissements scolaires, en particulier des collèges et des lycées ?

M. Gilles AUBRY .- Je vais tenter de répondre à vos questions dans l'ordre inverse que vous avez suivi en les posant.

Tout d'abord, sur les rapports entre la police et les jeunes des quartiers, pour les services répressifs que je représente ici, qu'il s'agisse de la police judiciaire ou des groupes d'intervention régionaux, nous n'avons évidemment pas de discours de coopération ou de collaboration avec les jeunes des quartiers puisque ce sont, en quelque sorte, nos objectifs. Cela passe par une redéfinition de la politique menée à l'égard de ces quartiers en dépassant le cadre de la police judiciaire, qui a, elle, une approche répressive.

Y a-t-il un climat conflictuel permanent ? C'est peut-être vrai et il y a certainement des marges à gagner. Pour ma part, je pense qu'il faut restaurer un peu de proximité dans les activités de police. Pendant un temps, on a mis l'accent sur la police de proximité, mais le problème, dans notre société, c'est que lorsqu'on décide une politique, on l'applique au maximum. Sous le précédent gouvernement, on a mis l'accent exclusivement sur la police de proximité, en faisant pencher le balancier uniquement dans ce sens. Ensuite, après l'arrivée d'un autre gouvernement et d'une autre conception de l'activité, on a abandonné la police de proximité pour revenir à une action exclusivement répressive.

Je pense que la vérité est au milieu : on a besoin de maintenir une police de proximité et d'avoir des policiers dans la cité, au contact des commerçants, des habitants et des jeunes, parce que, parmi les jeunes qui habitent dans les quartiers ou les cités, tous ne sont pas délinquants, heureusement. En revanche, tous risquent de l'être. En ce qui me concerne, je suis partisan d'une réflexion sur la nécessité d'avoir cette police de proximité insérée dans la cité. Voilà ce que je peux répondre sur ce premier point.

Quant aux maires, il y a aussi des marges à gagner. Traditionnellement, les services de police ne préviennent pas les maires des opérations qu'ils sont conduits à mener, tout simplement parce qu'il y a un acteur à prendre en compte : l'autorité judiciaire qui est incarnée par le procureur de la République et le juge d'instruction. Il serait donc utile de mener une réflexion avec l'autorité judiciaire, les élus locaux, les représentants de l'autorité de l'Etat et les services de police et de gendarmerie pour savoir comment le maire peut être associé ou informé, comme vous le disiez, très peu de temps avant l'action, afin qu'il ne découvre pas du jour au lendemain que sa ville ou son village est encerclé, et aussi pour qu'il puisse apporter sa contribution.

En effet, je suis persuadé qu'il faut avoir une approche scientifique de l'activité répressive sur nos villes, nos campagnes et nos cités de banlieue. Cela signifie que le maire et les services municipaux peuvent apporter leurs connaissances spécifiques du terrain pour nous aider à définir des priorités au sein d'un département. On sait que certaines villes bougent plus que d'autres et qu'à l'intérieur de celles-ci, certains quartiers sont plus difficiles et connaissent des taux d'évolution de la délinquance supérieurs à d'autres quartiers. Il faut donc croiser ces approches et ces renseignements pour être le plus opérationnel et le plus efficace possible.

En ce sens, on peut trouver une forme d'association et d'information des maires. Cela existe déjà avec les comités locaux de prévention de la délinquance et cela se poursuit avec les commissions départementales de sécurité, auxquelles je ne suis pas certain que les maires participent, qui associent à la fois l'autorité préfectorale et les représentants de toutes les administrations pour essayer d'établir un plan global d'action. Peut-être faudrait-il faire entrer les maires dans ces commissions départementales.

J'en viens à votre seconde question sur l'économie souterraine et les véhicules puissants qui sont utilisés par des jeunes. Dans les premiers temps de la création des GIR, nous nous sommes intéressés à ces véhicules, mais nous avons d'abord constaté que nombre d'entre eux étaient des véhicules d'occasion, qu'ils avaient très peu de valeur marchande, qu'ils étaient achetés à l'étranger et qu'ils circulaient sous immatriculation étrangère, c'est-à-dire en infraction avec la législation française. Les GIR ont fait des études sur ce point.

Cela dit, certains de ces véhicules de forte cylindrée et de marques étrangères sont de grande valeur et sont acquis par des gens dont les seuls revenus viennent du trafic, puisque aucune activité ni ressources légales ne sont déclarées. Comment peut-on agir dans ce cas ? Il est évident que nous ne pouvons pas a priori effectuer un contrôle sur la voie publique et demander l'origine des ressources. La non-justification de ressources suppose que l'on établisse la relation régulière de la personne en cause avec un trafiquant de stupéfiants. C'est ce qu'on appelle le proxénétisme de la drogue. L'article 222-39-1 du code pénal, qui a récemment été étendu à d'autres types d'infractions, porte sur l'impossibilité de justifier de revenus réguliers alors qu'on est en relation habituelle avec un trafiquant.

Encore faut-il démontrer qu'il y a une infraction à l'origine, c'est-à-dire un trafic de stupéfiants ou autre chose. Nous ne pouvons donc pas arrêter a priori un véhicule sur la voie publique et demander à son propriétaire de justifier de ses ressources. Il faut que nous ayons démontré qu'il y a une infraction et un trafic.

Cela étant, c'est une indication pour nous, un élément qui va nous engager à nous intéresser à la personne qui conduit le véhicule ou qui va permettre de démarrer une enquête en demandant par exemple aux renseignements généraux ce qu'ils ont sur le propriétaire de tel véhicule, s'ils savent ce qu'il fait et avec qui il trafique.

M. André VALLET .- Excusez-moi de vous interrompre, mais, lorsque vous interceptez quelqu'un avec ce type de voiture et qu'il déclare vivre du RMI, je suppose que vous le fichez immédiatement et que vous essayez ensuite de savoir comment il a pu obtenir ce véhicule, si j'ai bien compris.

M. Gilles AUBRY .- Nous allons déjà essayer de savoir si le véhicule est volé ou non, mais, s'il n'est pas infraction au code de la route, nous ne pouvons pas le poursuivre. Cependant, cela nous permet de récupérer de l'information, de savoir que M. X est propriétaire de tel véhicule et de faire alors des recherches pour savoir s'il est connu ou s'il a fait l'objet de poursuites.

A l'intérieur des GIR, nous avons l'avantage d'avoir à la fois des douaniers et un représentant des services fiscaux. Nous pouvons lui demander quelle est la situation fiscale de M. X, vérifier auprès des services sociaux quelles prestations sociales il perçoit et également demander à d'autres services, notamment les renseignements généraux et la sécurité publique, si tel individu est connu ou ce qu'il fait. C'est ce qui va nous permettre de démarrer une enquête et de nous intéresser à cet individu.

A partir de lui, même s'il n'est qu'un maillon dans une organisation plus vaste, nous pouvons identifier les individus avec lesquels il gravite et travaille, identifier son rôle propre, puisqu'il faut non seulement démontrer la responsabilité pénale individuelle, mais aussi savoir si c'est un revendeur, un guetteur ou un chauffeur qui, par exemple, va être recruté pour descendre en Espagne, la nuit, à bord d'un véhicule puissant pour remonter des stupéfiants. Ces éléments sont donc des points de départ d'enquêtes.

M. Alex TÜRK, président .- Pour être tout à fait précis, les personnels de police qui se trouvent sur la voie public peuvent-ils arrêter des personnes qu'ils trouvent dans un véhicule qui leur paraît coûter extrêmement cher et dont les conducteurs ont 18 ou 19 ans, comme on en voit tous les jours ? La question est très précise sur le plan juridique. Vous n'intervenez, vous, que dans d'autres circonstances, mais je parle des policiers qui sont sur la voie publique. Peuvent-ils arrêter le véhicule et demander aux jeunes de justifier de leur identité et de la propriété de la voiture ?

Lorsque les GIR ont été créés, je me souviens que, dans un premier temps, beaucoup de gens nous faisaient remarquer que l'on voyait moins de jeunes avec des véhicules de ce genre, mais, en ce moment, beaucoup d'habitants de Lille, où j'habite, me disent : « Cela recommence : on voit énormément de jeunes qui passent avec des Mercedes rutilantes et flambant neuves conduites par des garçons de 18 ou 19 ans ». Quelle est votre stratégie, qui peut le décider et quelles sont exactement vos possibilités d'action juridique sur ce point ?

M. Bernard PETIT .- Dès lors que vous êtes au volant d'un véhicule, vous pouvez faire l'objet d'un contrôle de police pour vérifier si vous êtes titulaire du permis de conduire et de l'attestation d'assurance et si le véhicule n'est pas volé. Par conséquent, rien n'empêche les fonctionnaires de la voie publique, les personnels en tenue, de faire un contrôle sur un véhicule pour vérifier le permis de conduire ou relever une infraction comme l'absence de port de la ceinture de sécurité ou une vitesse excessive. Ils peuvent contrôler le véhicule, les papiers afférents à celui-ci et le conducteur. En revanche, ils n'ont pas la possibilité d'opérer un contrôle d'identité sur les passagers, sauf s'ils ont eux-mêmes commis une infraction comme l'absence de port de ceinture de sécurité.

A partir de ce contrôle, comme vous l'a dit M. Aubry, il est vraisemblable que les collègues en tenue, intrigués par une voiture de grosse cylindrée et une personne dont l'âge permet de s'interroger sur l'achat du véhicule alors que la carte grise atteste qu'il en est le propriétaire, le signaleront à leur retour au commissariat, que cette information remontera soit vers la sûreté urbaine, soit vers la sûreté départementale et que les premières vérifications faites pourront aboutir à la saisine du GIR, en signalant un jeune qui a 22 ans, qui roule dans une voiture coûtant plusieurs centaines de milliers d'euros et qui est éventuellement connu pour des antécédents criminels. C'est alors que l'enquête commencera.

Cela étant dit, pour répondre à votre préoccupation d'élu local, je pense que ce que vous dites est très juste : immédiatement après la création des GIR, parce qu'on avait mis les projecteurs sur les voitures, c'est-à-dire sur les signes extérieurs de l'activité criminelle, notamment les deals de stupéfiants, de même qu'un escargot se rétracte dans sa coquille, les propriétaires de ces voitures ont fait beaucoup plus attention. A cette époque où les habitants voyaient moins de véhicules, nous constations nous-mêmes, en région parisienne, que les conducteurs de ces véhicules qui attiraient trop l'oeil, parallèlement à la publicité qui était faite aux GIR, allaient les garer dans les parkings de la capitale pour éviter de les exposer en banlieue, où ils demeuraient. Très souvent, nous voyions ces personnes se rendre dans la capitale avec la voiture d'un copain, se faire déposer à un garage rue de Ponthieu et en ressortir avec une Mercedes coupée, une BMW ou une Audi A6.

Nous percevons actuellement  il faut le reconnaître  un retour de ces véhicules. Il est vrai aussi que, depuis la création des GIR, nous avons eu à faire face, comme Gilles Aubry vous l'a dit tout à l'heure, à la nécessité pour ces groupes d'acquérir des véhicules de grande puissance, officiellement ou officieusement, pour aller chercher de la résine de cannabis en Espagne, parce qu'ils travaillent aujourd'hui à flux tendu, c'est-à-dire qu'ils essaient de réduire les stocks au maximum pour éviter qu'ils soient découverts ou volés. Il faut savoir en effet que la guerre des territoires est très importante entre les groupes. C'est pourquoi ils ont des véhicules rapides qui leur permettent de faire 2 000, voire 4 000 kilomètres en 48 heures, le temps de descendre jusqu'au sud de l'Espagne et de remonter jusque dans la banlieue lilloise. Pour cela, il faut des voitures qui « dépotent » et qui peuvent remonter de grosses quantités à grande vitesse.

M. Gilles AUBRY .- Nous pouvons procéder à des contrôles, mais, si le véhicule est possédé en toute légalité, nous ne pouvons pas demander quelle est l'origine des fonds qui ont permis d'acheter le véhicule. Simplement, c'est le point de départ d'une enquête.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Au travers des visites que nous avons pu réaliser sur le terrain, mais aussi en tant qu'élus locaux, car nous sommes pour beaucoup maires de villes moyennes, nous sentons que les problèmes de la police en général se posent de façon totalement différente. La population et les responsables d'association ont besoin de sécurité et de combattre le sentiment d'insécurité. Chez nous, bien souvent, le sentiment d'insécurité est beaucoup plus fort que le problème de sécurité lui-même, notamment dans nos villes moyennes.

Vos services ne sont contestés par personne, du moins par la population. Il y aura toujours des gens qui ne seront pas d'accord avec les GIR, mais ce sont des services qui ne posent pas de problèmes dans leurs relations avec la population. En effet, qui pourrait reprocher qu'on en fasse trop dans la lutte contre les produits illicites ou contre les trafiquants de toute nature ? Cela ne pose pas de problème.

A côté de cela, nous avons la police telle qu'elle est perçue dans les quartiers en difficulté, puisqu'on a tendance à généraliser la police et ses interventions, ce qui entraîne parfois un décalage de confiance.

Je prends l'exemple des opérations « coup de poing » effectuées par des CRS qui investissent un quartier. Je ne suis pas bien placé pour dire s'il faut les faire ou non, mais même les forces de police locales conviennent que les résultats de ces interventions massives de maintien de l'ordre sont assez faibles : bien souvent, on ne trouve rien du fait des nouveaux moyens de communication et de transmission et quand on arrive dans les cages d'escalier, il n'y a généralement plus personne. En revanche, chez les jeunes délinquants, la situation est encore pire dans les deux ou trois jours qui suivent et cela laisse un sentiment auprès de la population qui va à l'encontre du but poursuivi.

Je dis cela parce que j'en arrive à un point que nous ressentons tous : nous avons deux politiques qui sont actuellement en place ou qui l'ont été et qui concernent la police de proximité, que vous avez abordée précédemment.

Je crois franchement que nous avons besoin d'une police très spécialisée, dont vous faites partie et qui a des résultats indéniables que vous avez donnés, mais nous n'avons pas l'impression que l'on veuille associer, comme c'est le cas dans les pays étrangers, la population aux faits de police. Or les problèmes que nous rencontrons dans les quartiers en matière d'insécurité relèvent de la petite délinquance, celle qui empoisonne les Français et qui provoque les embrasements.

Tous les événements dans les quartiers en difficulté  et je ne prends pas la police à parti  démarrent avec des bavures ou des problèmes avec la police. Vous qui êtes des spécialistes des quartiers sensibles ou en difficulté, ne pensez-vous pas que l'on pourrait trouver un consensus dans ce pays ? Personnellement, j'approuve la police de proximité et je trouve que la réorganisation actuelle est bonne avec les BAC et autres, qui ont des résultats positifs, mais s'agit-il vraiment de police de proximité, cet échelon qui nous manque en France ? J'observe qu'on se jette souvent ce terme de « police de proximité » à la face sans le définir précisément et que, lorsqu'on dit qu'il n'y a pas assez ou trop de police de proximité, cela ne signifie pas grand-chose.

Pourquoi n'auriez-vous pas des relais sur place, avec des personnes qui pourraient intervenir au quotidien ? Sans parler d'officiers de renseignements, bien sûr, elles pourraient être des relais qui savent ce qui se passe sur le terrain, comme nous le faisons nous-mêmes en tant que maires pour les problèmes de trafic de drogue, par exemple. Personnellement, j'incite en ce sens la population dans ma ville. Il ne s'agit pas délation, mais on ne peut pas à la fois se plaindre de l'insécurité et ne pas participer à la lutte pour la sécurité.

Aujourd'hui, nous sentons dans nos quartiers en difficulté que la population n'a plus de repères. Comme elle ne va pas aller trouver les spécialistes ou les CRS, nous avons l'impression qu'il manque une dimension. Je ne sais pas comment vous le ressentez.

M. Gilles AUBRY .- Je vais vous donner mon sentiment sur ce point, même si nous sortons un peu de notre propre rôle et de notre compétence. Effectivement, en tant que services de police judiciaire, nous opérons, en quelque sorte, des frappes chirurgicales, c'est-à-dire que nous sommes loin des opérations de maintien de l'ordre des CRS que vous avez citées. Lorsque nous allons chercher quelqu'un à l'intérieur d'une cité, il est identifié, suivi et filé depuis souvent plusieurs mois et cette intervention à l'intérieur d'une cité est l'aboutissement d'une enquête. Nous savons qui nous allons chercher et pourquoi.

Quant à la police de proximité, il est vrai que ce concept n'est pas précisément défini. En citant la police de proximité, vous avez parlé des brigades anti-criminalité (BAC) qui, pour moi, sont un peu en dehors du cadre de la police de proximité. Telle que je la conçois, ce sont plutôt des gens implantés localement dans un service ou un bureau de police local, dont le rôle n'est pas de faire de la répression, mais, surtout, du contact, c'est-à-dire d'être des capteurs d'informations, d'être en relation avec les commerçants, les habitants et les jeunes, sachant que, parmi ceux-ci, il y a des grands frères et des jeunes qui sont devenus animateurs et qui peuvent apporter quelque chose dans la relation entre la police, la société et ces quartiers.

Je pense donc qu'il y a une réflexion à mener à cet égard et des aménagements à apporter au dispositif général de l'Etat dans ces quartiers, mais c'est une conviction purement personnelle et elle n'engage que moi.

M. André VALLET .- J'aimerais avoir une réponse à ma question concernant la protection des établissements scolaires.

M. Bernard PETIT .- Vous m'avez posé effectivement deux questions.

La première est la suivante : existe-t-il des dealers qui ne vivent que de la drogue ? » La réponse est oui. Les gens que nous suivons et sur lesquels nous enquêtons ne vivent que de l'activité de trafic. Ce sont des gens qui n'ont pas d'activité salariée, qui se lèvent tard le matin et qui se couchent tard le soir. Nos équipes de surveillance constatent donc que certaines personnes font du trafic et en vivent uniquement.

Quant à votre question sur les établissements scolaires, je ne suis peut-être pas le mieux placé pour en parler, mais il existe quand même des liens entre l'éducation nationale et la police, même si j'admets qu'ils ne sont peut-être pas suffisants et que leurs conditions pourraient être améliorées. Par exemple, nous avons des formateurs anti-drogue qui se rendent dans certains établissements scolaires pour faire de la prévention.

M. André VALLET .- Je parlais de la répression.

M. Bernard PETIT .- Les forces de police interviennent aux abords des établissements scolaires. Si des places de deal s'ouvrent et s'il faut faire un flagrant délit, il est évident que la sécurité publique et les forces de police qui occupent la voie publique vont intervenir. La difficulté vient du fait que, parfois, le deal a lieu dans l'établissement scolaire, où nous ne pouvons évidemment pas mettre deux policiers en tenue. En outre, les jeunes qui vendent aux abords des établissements scolaires ont l'habitude de la détection de la police et utilisent des lieux comme des cafés, des brasseries ou même un Macdonald a proximité pour faciliter leur activité.

Par conséquent, tout ne se passe pas devant la porte de l'établissement, mais les manifestations les plus flagrantes et les plus visibles sont réprimées.

M. André VALLET .- Pouvez-vous nous dire un mot sur les statistiques en ce qui concerne les établissements scolaires ? La situation s'est-elle aggravée ou améliorée ? Nous aimerions savoir où nous en sommes sur le plan national.

M. Bernard PETIT .- Je n'ai pas de statistiques aussi détaillées et précises sur les établissements scolaires, que ce soit à l'intérieur de ceux-ci ou à leur proximité immédiate. J'ai seulement le nombre de personnes interpellées pour les faits et les produits, mais je ne l'ai pas spécifiquement pour les établissements scolaires.

M. André VALLET .- J'ai évoqué plusieurs fois ces problèmes dans ma commune avec des chefs d'établissement qui me disaient parfois que ce n'était pas à eux de s'occuper de ce qui se passe à l'extérieur de leur établissement car leur périmètre s'arrête à sa porte, et d'autres, au contraire, qui n'hésitaient pas à dire qu'ils alertaient la police si elle leur signalait un fait répréhensible. Les chefs d'établissement appellent-ils véritablement la police pour leur parler de ce qui se passe aux abords ou à l'intérieur de l'établissement ou y a-t-il une réticence des enseignants à collaborer avec la police ?

M. Gilles AUBRY .- Je n'ai pas de chiffres à vous donner, mais je pense que, pendant une certaine période, il y a eu effectivement une réticence, de la part des enseignants et des responsables d'établissement, à communiquer avec la police ou à lui indiquer les problèmes qui se produisaient à l'intérieur ou à l'extérieur de l'établissement, mais je pense que cette pratique a évolué et qu'ils ont désormais des contacts avec le directeur départemental de la sécurité publique parce qu'ils se rendent compte de l'utilité à le faire à l'occasion des réunions des commissions départementales de sécurité ou des réunions avec le recteur ou d'autres responsables d'établissement. Cela facilite non pas la dénonciation mais la relation d'un problème à l'intérieur ou aux abords immédiats de l'établissement.

Dans quelle proportion ces faits sont-ils dénoncés ? Nous sommes incapables de vous le dire parce que nous ne disposons pas d'un outil statistique spécifique qui permet d'en rendre compte, mais, pour l'avoir vécu parce que j'ai eu un poste en province, je sais que les responsables d'établissement n'hésitent pas à prendre contact avec les responsables de commissariat ou avec les directeurs départementaux de sécurité publique pour dire qu'il y a un problème. Il faut effectivement favoriser ces contacts entre les responsables d'établissement et les responsables de commissariat ou de gendarmerie.

M. Alex TÜRK, président .- Je souhaite évoquer le problème des maires qui se sentent souvent découragés.

Parfois, le maire signale des événements  cela se produit plus souvent avec la gendarmerie qu'avec la police nationale  et on lui répond : « Nous sommes au courant, mais nous devons remonter la filière ». Certains maires que je connais utilisent cette formule comme un proverbe : quand on parle d'une chose avec eux, ils répondent : « On remonte la filière », en semblant dire qu'ils pensent à autre chose. C'est une tendance extrêmement pénible, parce qu'ils s'impatientent et pensent que la filière n'est pas remontée, les problèmes se poursuivant pendant des mois. Ils se disent qu'il faudrait de temps en temps couper le fil sans chercher à remonter la filière, mais en faisant une opération sur ceux qui sont sur le terrain plutôt que de vouloir remonter à une espèce de parrain qui serait au milieu d'une toile d'araignée et qui ne se rencontre que dans les films.

N'y a-t-il pas un moyen de venir à leur secours ? Ils perdent tout crédit vis-à-vis de la population. On leur signale les trafics, on leur donne des numéros de plaques de voitures luxueuses qui viennent des Pays-Bas ou de Belgique  je parle de villes proches de Lille  à des horaires fixes et qui restent une heure ou deux dans un quartier au vu et au su de tout le monde, et quand les maires indiquent tout cela aux forces de police, ceux-ci lui répondent : « Nous préférons remonter la filière », alors que, sur le terrain, le mal ne cesse pas.

Je voudrais avoir votre sentiment sur un deuxième sujet qui est peut-être moins en prise directe, mais qui joue également vis-à-vis des maires : le problème de la dépénalisation. Alors que, d'un côté, depuis un an ou deux, de plus en plus d'articles dans la presse font état d'accidents du travail ou de la circulation et de conduites à risques ou agressives liées à l'absorption de substances stupéfiantes, le débat sur la dépénalisation est systématiquement relancé, comme je l'ai vu dans des programmes de partis politiques il y a moins de trois semaines. A propos de cette question, le maire se trouve souvent en porte-à-faux parce que, d'un côté, il constate un certain nombre de choses et, de l'autre, il est parfois en face de personnes qui lui disent que la vraie réponse, c'est la dépénalisation.

Que pensez-vous, tout d'abord, de cette idée de dépénalisation d'un certain type de substances et, ensuite, quel est votre avis sur ce fameux concept consistant à remonter la filière, un peu comme on passe son temps à tisser une toile ?

M. Bernard PETIT .- Je vais essayer de répondre à votre question sur la dépénalisation, un sujet récurrent qui agite régulièrement notre société et le débat politique.

Je n'ai pas voulu en faire état tout à l'heure dans l'intervention que vous m'avez permis de faire en introduction, mais je dois vous dire qu'en tant que policiers, nous regrettons profondément que ce débat revienne de façon régulière et dans ces conditions. En effet, les incessants débats sur la nocivité comparée d'un produit au tabac et à l'alcool ainsi que les interrogations sur le quantum de peine et sur les exemples à l'étranger qui autorisent la vente mais sans s'approvisionner, dans une sorte de schizophrénie qui autoriserait les uns à acheter et à consommer et les autres à ne pas vendre et à ne pas stocker, sont autant d'éléments qui nuisent gravement à la lutte contre les stupéfiants et, notamment, occultent les vecteurs criminels qui acheminent ces produits, qui les vendent et qui en tirent profit.

Je me suis gardé d'en parler de moi-même tout à l'heure, mais l'un des problèmes actuels de la résine de cannabis en France, c'est que le débat a été tellement fort, orienté et éclairé sur ces questions que l'on a complètement délaissé et même occulté les vecteurs criminels qui sont à l'action sur ces produits.

Il ne faut pas s'étonner aujourd'hui que ces réseaux s'affranchissent des autres règles de droit, constituent des noyaux durs de délinquance et explosent ça et là en France et dans le sud de l'Espagne. En effet, derrière le trafic de cannabis et la revente, il n'y a pas de confusion, dans mon esprit, entre l'usager revendeur qui revend une petite quantité pour se dépanner de sa propre consommation et le dealer qui vend pour faire du business et de l'argent : il vend à des consommateurs et à des anonymes. Tous ces gens ont une démarche criminelle et, au fur et à mesure des gains et de l'expérience, ils montent en puissance.

Il y a une véritable graduation de l'activité criminelle et, au bout du compte, on se trouve en face de monstres qu'on ne peut plus contrôler. Certains groupes gagnent beaucoup d'argent, prennent de l'espace, ne sont plus confinés à la cité, travaillent sur plusieurs villes et ont une base de repli en Espagne où les produits sont importés directement du Maroc, et on ne sait plus les contrôler.

En médecine, la prévention des maladies compte autant que l'acte chirurgical dix ans plus tard. Alors que l'on fait d'énormes efforts sur le tabac et l'alcool, mais aussi sur les conduites à risques sur les routes en matière d'excès de vitesse, lorsque, en tant que policier, vous faites autant d'efforts et que vous passez autant de temps et de nuits, parfois loin de vos familles, et que vous entendez ce débat qui revient sans cesse, vous avez vraiment envie qu'il soit clos.

M. Gilles AUBRY .- Sur la première partie de votre question, je vais tenter de vous apporter quelques éléments de réponse, car il n'y en a pas une seule. Faut-il systématiquement remonter les filières, c'est-à-dire investir dans le temps et l'espace ? C'est le cas parfois : il faut investir largement et suivre une organisation criminelle pour arriver à un individu ou un groupe d'individus qui va alimenter plusieurs filières actives dans plusieurs quartiers et plusieurs villes. En revanche, dans d'autres cas, cela ne présente que peu d'intérêt et il faut savoir couper les procédures, c'est-à-dire ne pas faire des procédures tentaculaires auxquelles il faut consacrer énormément de monde, qui coûtent énormément d'argent et qui aboutissent à des mises en cause que la justice aura du mal à traiter parce que ces procédures sont trop lourdes.

Il y a donc là des stratégies d'enquête à mettre en place avec les parquets ou les juges d'instruction et avec l'ensemble des services de police ou de gendarmerie. Nous avons une organisation territoriale avec des commissariats qui ont une compétence locale, des sûretés départementales qui ont une compétence sur le département, des services de police judiciaire qui ont une compétence régionale et des offices centraux qui ont une compétence nationale et internationale. Cette organisation est logique et cohérente, mais l'intérêt, c'est que l'ensemble de ces services fonctionnent en synergie et que des décisions stratégiques soient prises pour essayer de déterminer la meilleure stratégie d'enquête. Cela se définit entre le parquet local et les services de police et de gendarmerie.

C'est un combat permanent et il y a toujours du grain à moudre. Nous avons parlé de la police de proximité ou des capteurs de proximité pour faire remonter l'information. Il faut faire évoluer nos pratiques dans le domaine de l'information et du renseignement. Pendant très longtemps, on a travaillé sur une philosophie de l'appropriation individuelle du renseignement et de l'information. Il faut maintenant passer à une pratique du partage de l'information. Il faut savoir partager cette information, l'enrichir et la redistribuer.

Nous y travaillons en essayant de mettre en place des outils et des structures pour faciliter cet échange d'informations.

On a parlé de la police de proximité en envisageant des policiers de sécurité publique, mais un gros travail est fait aussi par les policiers des renseignements généraux. Eux aussi, ils ont eu du mal, pendant un moment, à redéfinir leur place au moment où on leur a retiré toute leur activité relative aux partis politiques. On a essayé de les repositionner sur la surveillance des banlieues, mais ils n'étaient pas faits pour ce métier et ils ont donc dû acquérir des réflexes et apprendre les choses. Petit à petit, cette pratique commence à porter ses fruits. Il y a donc un travail d'ensemble à mettre en place.

M. Alex TÜRK, président .- Je n'en doute pas et je comprends parfaitement ce que vous dites. Nous n'allons pas rouvrir le débat, mais je voulais simplement attirer votre attention sur le fait que les maires se trouvent à un moment donné dans une contradiction dont ils ne peuvent pas sortir. Vous pouvez toujours développer la politique de la police de proximité, et tout ce que nous entendons nous incite à penser qu'il faut effectivement avoir deux fers au feu et non pas seulement l'un ou l'autre. C'est donc une réflexion qui mérite incontestablement d'être approfondie. Pour autant, si la police de proximité permet de constater que, dans tel quartier d'une ville, un certain nombre de gens se livrent à un trafic mais que, alors que le maire est au courant, du fait de ses relations avec la police de proximité, on laisse le trafic se perpétuer parce qu'on ne veut pas couper les filières, on ne s'en sort pas. A mon avis, il y a un moment où la police doit faire un travail d'aide psychologique auprès du maire, si je puis dire, et lui donner des arguments pour qu'il puisse dire à sa population que, si cela ne bouge pas, c'est qu'il y a de bonnes raisons pour cela.

En réalité, la population se dit qu'il est inutile de dénoncer les trafics qu'ils constatent puisque la police n'intervient pas. C'est un problème de communication que je soulève ici.

M. Bernard PETIT .- Ce problème de communication se pose non seulement entre le maire et la police, mais aussi entre le maire et l'autorité judiciaire. Vous pourrez poser la question à M. Molins qui vient d'arriver : la responsabilité du procureur de la République est aussi d'expliquer et d'exposer les choses.

M. Alex TÜRK, président .- Très bien. Messieurs, nous vous remercions.

Audition de M. François MOLINS, Procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Bobigny (28 juin 2006)

Présidence de M. Pierre ANDRÉ, rapporteur.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Monsieur le Procureur de la République, je vous remercie de votre présence. Vous connaissez l'objet de notre mission d'information : nous nous intéressons aux quartiers en difficulté pour voir pourquoi nous sommes arrivés à ces difficultés. Il nous paraît vraiment intéressant de vous entendre en tant que procureur de la République du tribunal d'un département particulièrement calme où il ne se pose pas trop de problèmes... (Sourires.)

M. François MOLINS .- Merci, monsieur le Président. Je pensais vous parler tout d'abord des enseignements et de l'analyse que l'on peut tirer à partir de la mise en perspective des événements de fin octobre et début novembre 2005 avec les épisodes auxquels nous sommes malheureusement habitués dans ce département. Lorsque nous analysons les choses, nous constatons en effet que les différences sont intéressantes et peuvent soulever un certain nombre de questions.

Comme vous l'avez dit ironiquement, le département de la Seine-Saint-Denis n'est pas un long fleuve tranquille particulièrement calme et nous sommes malheureusement confrontés très régulièrement à ces phénomènes de violence, mais nous y avons gagné aussi, heureusement, une certaine expérience en termes de réactivité, même si cela ne signifie pas toujours l'efficacité.

Je ne m'étendrai pas sur la définition des violences urbaines. Nous traitons comme des violences urbaines  c'est une définition que nous partageons avec les services de police du département  « les actes commis contre des biens, des personnes ou des symboles des institutions par des individus qui agissent ou qui sont soupçonnés d'avoir agi en groupe dans le contexte d'un quartier ou d'une ville, que ces actes soient spontanés, en réponse à des événements précis, ou élaborés dans le cadre d'une volonté délibérée de provocation ».

Autrement dit, nous considérons comme des violences urbaines, à Bobigny, tous les faits de destruction par incendie, percussions de véhicules de police, violences volontaires sur agents de la force publique ou sapeurs pompiers, jets de pierre sur des véhicules de police ou de pompiers, casses béliers contre des commerces ou des édifices publics.

On doit toutefois considérer que la définition traditionnelle qui était celle « d'opposition à tout signe d'autorité publique par des actions menées en groupe » est aujourd'hui largement dépassée et que le phénomène est devenu protéiforme et parfois relativement malaisé à appréhender.

Nous traitons donc dans le département, sous le terme trop général de « violences urbaines », des réalités tout aussi différentes que l'action de bandes rivales qui s'opposent dans des lieux publics ou sur la voie publique avec des armes (c'est l'une des caractéristiques du département, où les quartiers sont souvent en guerre permanente les uns contre les autres selon des traditions parfois immémoriales et que nous avons du mal à nous expliquer), les actions concertées contre les services de police, les pompiers ou les conducteurs de transports en commun et les actions concertées de dégradations en tout genre.

Les motifs de ces passages à l'acte sont problématiques et posent, pour certains d'entre eux, les limites des dispositifs locaux de prévention. En effet, si le diagnostic de la défense d'un territoire et de l'appartenance forte à un quartier est toujours avancé, il est souvent malheureusement trop court et ne permet pas toujours de mettre en place des politiques d'anticipation.

Nous nous trouvons confrontés à des difficultés importantes et nous sommes souvent amenés à délivrer aux services de police locaux des réquisitions de contrôles d'identité pour essayer de sécuriser, à titre préventif, certains sites qui nous sont désignés par les services de police (souvent des écoles, des gares ou des centres commerciaux), mais cela ne suffit pas toujours puisque, une fois que les affrontements sont réalisés, nous sommes confrontés, dans la répression, à plusieurs difficultés.

Tout d'abord, les procédures ne sont pas toujours parfaites. Il ne s'agit pas ici d'une attaque contre les services de police mais, tout simplement, de la conséquence de la volonté première des services de ramener l'ordre public. Dans une telle problématique, la nécessité de police judiciaire passe souvent dans un second plan, malheureusement.

Nous avons aussi un certain nombre de qualifications qui sont utilisées de façon plus ou moins heureuse, notamment l'association de malfaiteurs. Sur ce plan, nous avons un certain nombre de difficultés que je tiens à signaler face à cette mission d'information du Sénat et qui sont dues à la disparition, par l'effet de la loi 12 décembre 2005, de l'infraction de détention d'engins incendiaires, qui est apparue aux magistrats du parquet  vous me permettrez un jugement sur ce point  particulièrement inopportune, quelques semaines après les violences urbaines de novembre 2005, compte tenu de son impact sur les poursuites en cours, et qui ne fait que renforcer les difficultés que nous connaissons dans la répression de ce type de délinquance.

Pour résumer les choses, au travers d'un effort de codification du code de la défense nationale, cette infraction a tout bonnement disparu pour que ne subsiste plus dans le code de la défense que l'incrimination de détention de produits explosifs, ce qui, là aussi, quand on connaît les difficultés des poursuites devant les juridictions pénales, ne fait que rajouter à nos difficultés et renvoie notamment à la difficulté de savoir si un cocktail Molotov est un engin incendiaire ou explosif. Si c'est un engin incendiaire, il ne sera plus punissable ; s'il est considéré comme un engin explosif, il le restera. Nous aurions volontiers évité ce genre de problématiques dans la répression de ces événements.

De manière plus générale, dans les cas de figure évoqués, la conduite de l'enquête judiciaire se trouve systématiquement confrontée à la difficulté d'identifier les auteurs, de recueillir des témoignages et de ramener l'ordre public apparaissant comme prioritaire.

Sur les réponses judiciaires que nous avons en ce qui concerne ces faits, nous privilégions évidemment, à chaque fois que les enquêtes sont complètes et terminées, les poursuites rapides comme la comparution immédiate pour les majors ou les déferrements devant un juge des enfants pour les mineurs.

J'en reviens aux violences urbaines d'octobre et novembre qu'il faut repasser dans le contexte auquel nous sommes malheureusement bien habitués. Le plus souvent, on peut dire que ces violences ne sont guère prévisibles, même si tous les événements qui sont à l'origine de ces faits ont toujours un trait commun : ils sont toujours perçus par les jeunes des cités ou des quartiers soit comme une injustice flagrante, soit comme une intrusion dans leurs territoires, ce qui renvoie en général à des événements fortuits plus ou moins graves. On peut en dresser une liste : actes d'autodéfense, perquisitions qui se passent dans de mauvaises conditions, affrontements entre bandes rivales, accidents de la circulation d'un jeune entraînant des blessures graves, tentative d'interpellation en flagrant délit d'un jeune suivie de rébellion et de course-poursuite, interventions des pompiers sur des incendies à l'intérieur d'une cité ou, tout simplement, incidents avec des vigiles dans des centres commerciaux.Ce sont des exemples fondés sur la pratique qui ont été perçus comme pouvant causer les dérapages que j'évoquais.

J'ai dit qu'il pouvait être intéressant de mettre tous ces événements en perspective, puisque nous sommes maintenant habitués à des dates phares dans l'année, notamment les week-ends du 14 juillet et du 31 décembre, qui se traduisent, d'après l'évolution observée au cours des années antérieures, par une évolution de plus en plus grave dans l'intensité des actes auxquels nous assistons. On constate de plus en plus de guérillas qui touchent de nombreuses communes du département et qui  il faut le signaler en rapport avec les événements du 14 juillet 2005  atteignent une agressivité que nous avions peu connue dans le passé.

Pour la petite histoire, je vous rappelle que, l'an dernier, ces événements étaient postérieurs de quatre semaines à ceux qui avaient émaillé la cité des 4 000 à la Courneuve, c'est-à-dire le décès de ce jeune garçon de 12 ans atteint mortellement par une balle au cours d'une fusillade entre quatre délinquants.

Tout cela témoigne d'une évolution très inquiétante des phénomènes de violence urbaine à un double titre et que nous ne retrouvons pas dans les événements d'octobre et de novembre derniers, ce qui est intéressant.

Premièrement, ces actes apparaissent comme sous-tendus par une véritable planification. L'ensemble des services de police a ainsi relevé l'an dernier que, pendant l'été, toutes ces bandes de jeunes avaient fait preuve d'une certaine capacité d'organisation, se traduisant par la confection de multiples engins incendiaires qui avaient incontestablement fait l'objet d'une préparation matérielle substantielle.

Deuxièmement, la multiplication des lieux de commission de ces violences dans le département semblait avoir été sciemment organisée, non seulement de manière à faciliter la dispersion des auteurs d'infractions, mais aussi à retarder l'intervention des secours (nous sommes de plus en plus confrontés à des coupures générales d'électricité dans certains quartiers et certaines cités « chaudes ») et à supprimer toute possibilité de repli pour les forces intervenantes. C'est le fameux scénario du guet-apens dans lequel, sous prétexte d'un appel au secours, on attire un service de police ou de pompiers à l'intérieur d'une cité pour caillasser les véhicules et s'en prendre aux pompiers ou aux policiers.

J'en viens aux violences urbaines qui se sont déroulées à compter du 27 octobre 2005 en Seine-Saint-Denis, à la suite du dramatique décès par électrocution de deux adolescents de Clichy-sous-Bois, et qui se sont traduits immédiatement par des épisodes d'affrontement direct avec les services de police à Clichy-sous-Bois avant de déborder et de se transformer en épisodes de guérilla urbaine qui, eux, ont affecté l'ensemble du département suivant une sorte de boucle : les événements ont commencé au nord-est du département et se sont achevés, après avoir dessiné une sorte de cercle, pratiquement au point de départ au bout de deux ou trois semaines.

Ces événements ont pris un tour particulièrement dramatique puisque, au-delà de tout ce dont la presse s'est fait l'écho, nous avons subi des événements très lourds, notamment une affaire criminelle avec un mort, affaire qui n'est toujours pas élucidée, une personne handicapée physique qui a failli être brûlée dans un bus à Sevran, de très nombreux dommages aux commerces et aux édifices publics, avec, notamment, l'incendie d'un poste de police et d'une concession automobile à Aulnay, l'incendie du Conseil des prud'hommes de Bobigny, un attentat au cocktail Molotov contre la préfecture et de multiples attentats par incendie dans de nombreux collèges et lycées.

Au total, nous avons comptabilisé plus de 1 300 véhicule incendiés dans le département et 248 interpellations, que nous avons choisi de traiter suivant un mode binaire : soit les interpellations n'étaient pas fondées et les procédures n'étaient pas suffisamment caractérisées, auquel cas elles se sont traduites par des remises en liberté pures et simples ; soit, à chaque fois que le parquet estimait que la procédure pouvait conduire à des poursuites pénales, on engageait des poursuites suivant des procédures rapides (comparution immédiate pour les majeurs ou déferrement au juge des enfants pour les mineurs).

Nous avons ainsi déferré au parquet 207 personnes en l'espace de trois semaines, 122 majeurs et 85 mineurs. En ce qui concerne les 122 majeurs, 115 ont été poursuivis par voie de comparution immédiate et le tribunal correctionnel a prononcé 54 mandats de dépôt, mais aussi des peines de sursis et de mise à l'épreuve et des peines de travail d'intérêt général.

Il faut noter que, sur les décisions définitives de ces dossiers, nous aboutissons à un taux de relaxe important, puisqu'il est de pratiquement 35 %, ce qui renvoie à l'observation que je vous faisais tout à l'heure au sujet des difficultés que nous rencontrons de façon récurrente dans l'élaboration de ce type de procédures dans lequel le travail de police judiciaire est très malaisé. Nous avons effectivement un taux d'innocence reconnu par le tribunal correctionnel beaucoup plus important que dans des affaires de droit commun.

En ce qui concerne les 85 mineurs déferrés, il faut noter que 62 % d'entre eux, à Bobigny, n'étaient pas connus de la justice et qu'un tiers d'entre eux avaient moins de 16 ans, ce qui interdisait de prendre des réquisitions de mise en détention provisoire. Pour notre part, nous avons requis des mandats de dépôt contre 11 mineurs et nous avons été suivis de façon très parcellaire, puisqu'un seul mineur est parti en détention provisoire.

Il faut noter aussi que, selon les services de la protection judiciaire de la jeunesse qui se sont penchés sur tous ces jeunes, nombre d'entre eux se trouvaient dans des situations de décrochage ou de déscolarisation qui auraient dû faire l'objet de signalements de la part des services sociaux et qui ne l'avaient pas fait.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce traitement judiciaire ? Très modestement, on peut distinguer plusieurs points.

Les premiers ont trait à l'analyse criminologique. Tous les acteurs du traitement policier et judiciaire se sont accordés à souligner l'extrême violence des comportements à l'encontre de tout le monde : citoyens, occupants de véhicules, passagers de bus, commerçants, journalistes ou piétons. En outre, la nature de ces violences et la sauvagerie de certaines scènes n'ont pas manqué de surprendre, d'autant que leurs auteurs étaient souvent signalés comme des mineurs très jeunes.

Un deuxième phénomène particulièrement inquiétant doit aussi être signalé, la presse s'en étant fait souvent l'écho depuis : se considérant comme des comédiens de scènes particulièrement graves, les auteurs de faits plantaient des décors de leurs violences en tout genre et se filmaient avec des téléphones portables. Nous avons commencé à assister à ce nouveau phénomène à la fin octobre.

De même, bien que les nombreux jours d'affrontement constituaient une réponse à des faits particulièrement graves et jugés inadmissibles (la mort de deux adolescents), il faut noter qu'aucune action n'a été revendiquée et que la quasi-totalité des auteurs interpellés est restée campée dans ses dénégations.

Enfin, la personnalité des auteurs peu ou pas connus des services de la justice a mis en lumière des déficits d'éducation et de socialisation ainsi qu'une problématique très lourde par rapport aux institutions.

En ce qui concerne le traitement judiciaire, sans entrer dans les polémiques auxquelles il a donné lieu, je tiens simplement à dire à la mission qu'il a fait l'objet d'un débriefing au sein d'une assemblée générale de magistrats et que, au-delà des différences d'approche qui ont pu exister entre le parquet, le tribunal correctionnel et les juges des enfants, tout le monde s'est accordé à souligner à l'unanimité, indépendamment des résultats sur lesquels nous pourrons revenir, la sérénité dans laquelle les juridictions, notamment le tribunal correctionnel de Bobigny, avaient fonctionné dans le cadre du jugement de tous ces individus, traitement qui se surajoutait aux contentieux déjà très abondants que nous devons traiter au quotidien.

La recherche du flagrant délit renvoie aux difficultés que j'ai indiquées tout à l'heure dans l'élucidation de ces procédures. On sensibilise toujours les services de police sur l'intérêt d'amplifier et de privilégier la recherche des situations de flagrance, parce que c'est effectivement le meilleur moyen de faire tenir les procédures et d'aboutir à des condamnations pénales.

Nous utilisons aussi fréquemment les dispositions sur le témoin anonyme (articles 706-57 et suivants du code de procédure pénale). Les événements nous ont confirmé la nécessité de mieux surveiller le phénomène dit des skyblogs , puisqu'on sait que le département de la Seine-Saint-Denis, comme d'autres, est le théâtre permanent d'affrontements entre bandes de jeunes. C'est à l'occasion d'affaires criminelles récentes que nous avons découvert l'existence de ces skyblogs dans le cadre desquels nous avons pu découvrir des textes particulièrement menaçants qui étaient échangés soit pour inciter à la guerre entre bandes rivales, soit, au contraire, pour appeler à l'union. C'est un phénomène que nous avons observé dans le cadre des épisodes des violences urbaines d'octobre et novembre.

Plusieurs centaines de blogs sont ainsi ouverts et fermés chaque année en Seine-Saint-Denis et nous pensons  c'est un discours que nous tenons à chaque fois à l'égard des services de police et des renseignements généraux  que leur surveillance peut être particulièrement efficace à la fois pour anticiper et surveiller les textes des messages qui sont susceptibles d'alimenter les guerres de quartier et les violences urbaines, mais aussi pour servir d'éléments de preuve dans des enquêtes pénales diligentées. J'ai en tête une affaire criminelle dans laquelle la consultation d'un blog nous a beaucoup aidés à élucider le meurtre qui avait été commis sur une commune du sud du département.

J'évoquerai une autre adaptation sur laquelle je passerai très vite : nous avons pu mener à bien ces dispositifs parce que nous avons su adapter notre permanence pénale aux événements qu'il fallait traiter. Nous l'avons fait  mais je n'entre pas dans les détails  en dissociant le traitement de ces affaires de la permanence générale pour le confier à un magistrat ad hoc qui, chaque nuit, était présent aux côtés du chef de la sûreté départementale, lequel était chargé d'assurer et de coordonner le dispositif de police judiciaire au sein du département. Ce magistrat était dans la salle d'information et de commandement de la police nationale, aux côtés du chef de la sûreté, ce qui lui a permis d'apprendre les faits fondant les interpellations dans un délai moyen de dix à quinze minutes après les faits, c'est-à-dire d'avoir le bon réflexe, saisir le bon service et donner immédiatement les consignes qui lui sont paru nécessaires pour essayer de sécuriser les procédures et de faire passer le plus vite possible les instructions nécessaires auprès des enquêteurs.

C'est ainsi que notre la direction de la police judiciaire a été beaucoup plus effective et c'est ce dispositif qui nous a permis à la fois d'être réactifs, de mieux traiter les dossiers et de faire remonter les informations nécessaires à notre hiérarchie, c'est-à-dire au procureur général de Paris et à la chancellerie. Si tel n'avait pas été le cas, nous n'aurions jamais été en mesure, compte tenu du nombre d'éléments qu'il fallait traiter (il faut savoir que nous avons eu jusqu'à 55 gardes à vue dans la même nuit uniquement sur les violences urbaines), de tous les traiter si nous étions restés sur les modes de fonctionnement classiques.

J'en viens aux perspectives et aux actions à mener dans la durée. Bien sûr, nous avons réfléchi aux causes de ces débordements de violence et aux pistes que nous pourrions suivre modestement, à notre échelle, pour essayer de mieux lutter contre leur survenance.

Il faut dire tout d'abord que le nombre et la violence des affrontements ont surpris. Il est clair aujourd'hui que l'hypothèse d'une insurrection fomentée par les délinquants de banlieue est tout à fait insuffisante pour expliquer le phénomène. On sait, de plus, que les manifestations émeutières n'ont été sous-tendues par aucune idéologie politique ou religieuse et qu'il n'y a eu ni leader, ni expression politique construite.

Tout ce qu'on retrouve derrière ces éléments, c'est la violence comme unique mode d'expression, une violence dont il faut noter qu'elle s'est très souvent portée sur la machine scolaire, qui a été particulièrement visée.

Bien sûr, on peut chercher des causes à ces effets dans le retour de balancier entre les politiques de prévention et de sécurité, mais aussi dans le fait que l'on a peut-être insuffisamment relié, ces derniers temps, les politiques de prévention et de sécurité, du fait de politiques d'empilage qui ont conduit moins à tisser des partenariats et à les renforcer qu'à multiplier des structures, ce qui ne s'est pas toujours traduit par une amélioration du travail en commun.

Pourquoi ce débordement n'a-t-il pas eu lieu dans des quartiers pourtant réputés par leur très haut niveau de délinquance ? Nous avons en effet constaté que certaines des cités des quartiers les plus durs du département avaient pratiquement échappé aux débordements que l'on avait connus dans d'autres. Quant à nous, nous avons pensé que c'était peut-être parce qu'ils étaient mieux tenus que d'autres  j'ai des exemples en tête , notamment par certains caïds locaux qui ont peut-être voulu préserver leurs trafics et leurs affaires, la survenance de violences urbaines se traduisant forcément par l'arrivée de renforts de police.

En ce qui concerne le travail de fond que tous ces événements nous paraissent susciter à notre niveau, nous pensons que l'action du parquet, comme nous l'avons décidé en Seine-Saint-Denis, se fait dans une organisation territorialisée et qu'elle doit prendre plusieurs directions. Je passerai très vite sur cette organisation territorialisée. Sachez simplement que, sur les 40 communes que compte le département, nous suivons 32 comités locaux de sécurité (CLS) ou comités locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) et que chacun d'eux est lié à un magistrat référent qui assure le suivi, non pas quotidiennement mais régulièrement, avec les communes concernées, des fiches actions de ces différents contrats.

En outre, nous disposons de six groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD) qui sont actuellement implantés dans six quartiers situés à Aubervilliers, Saint-Denis, La Courneuve, Clichy-sous-Bois, Aulnay-sous-Bois et Epinay-sur-Seine, qui sont des structures non pérennes et que nous nous attachons à fermer et à rouvrir pour en faire bénéficier, au gré de l'intensité des problèmes de délinquance subis par chaque commune, les quartiers les plus prioritaires du département.

Cela est doublé d'un dispositif qui est tout à fait spécifique à la Seine-Saint-Denis : celui des correspondances justice-ville. Nous avons six correspondants qui sont choisis sur la base de conventions conclues avec certaines municipalités qui nous permettent d'agréer certains correspondants que nous soumettons de fait au secret professionnel, qui servent d'interface pour assurer le retour d'informations vers les maires sur le traitement judiciaire des infractions constatées sur leur territoire, qui ont donc la possibilité d'accéder à notre mémoire informatique et qui peuvent donner en retour toutes les informations utiles sur le traitement judiciaire au maire de la commune et au référent CLSPD.

Quels sont nos axes de travail pour les mois et les années qui viennent ?

Le premier consiste à intensifier la lutte contre les déterminants fondamentaux de la violence urbaine (je vous renvoie à l'audition précédente dont j'ai entendu la conclusion), notamment dans le cadre du trafic de stupéfiants, de l'économie souterraine et du travail illégal. Il est bien évident que le renforcement de la lutte contre ces phénomènes de délinquance repose sur le renforcement de la coordination entre le parquet et les services de police.

Dans cette optique, en Seine-Saint-Denis, nous avons été amenés, avec le préfet, à repositionner le GIR pour lui donner des objectifs non pas thématiques mais territoriaux, et pour le faire venir plus en appui sur certains sites, notamment sur les quartiers difficiles dans lesquels nous avions installé des groupes locaux de traitement de la délinquance.

Nous avons choisi aussi de mieux lutter contre les discriminations en essayant de lancer des actions pilotes, notamment dans le cadre de certains GLTD qui cumulent plus que d'autres certains niveaux d'exclusion et de pauvreté pour mieux réprimer les auteurs de ces discriminations. Nous pensons que c'est un point important au regard de l'accès à la citoyenneté et de la promotion de l'égalité des chances, un élément qui devra être développé prochainement dans le cadre du GLTD qui va être installé au mois de juillet sur la cité des Bosquets à Montfermeil.

Nous pensons également qu'il faut renouveler l'action publique en direction des zones sensibles en travaillant davantage encore le partenariat durable et solide qui a été engagé avec les communes, parce que nous ne pouvons rien faire sans elles.

Nous pensons enfin qu'il faut améliorer encore l'articulation des missions respectives de l'école et de la justice. Je vous rappelle que, pour les mineurs arrêtés à Paris, une étude a été faite par un ancien directeur de la PJJ et un commissaire de la préfecture de police placé au cabinet du procureur de Paris, qui a indiqué que 44 % des mineurs interpellés à Paris étaient déscolarisés. Nous pensons qu'il faut sortir de la sanctuarisation dans laquelle l'école s'est parfois retranchée à force de consacrer le principe de gestion à l'interne de tous les comportements déviants et qu'il faut peut-être réfléchir à une action plus collective organisant la lutte contre ce que l'on pourrait appeler la violence routinière dans les établissements et aussi pour organiser, avec des personnes capables et responsables, dans une perspective non pas de stigmatisation mais de traitement et de thérapeutique, la prise en charge pédopsychiatrique des jeunes qui présentent des troubles du comportement. On sait qu'ils sont nombreux et que les structures, malheureusement, ne sont pas encore à la hauteur.

Enfin, il convient de développer les actions territoriales avec l'objectif de conforter l'action de l'éducation nationale par la lutte contre l'absentéisme, le traitement des incidents et la connaissance des phénomènes de bandes.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je me tourne vers mes collègues. Souhaitent-ils poser une question à M. le Procureur ?

Mme Raymonde LE TEXIER .- Votre intervention a été très intéressante, monsieur le Procureur. Vous avez parlé des différents problèmes que vous avez détectés chez les jeunes qui ont été interpellés en novembre, du décrochage scolaire non signalé et d'une problématique lourde par rapport aux institutions. Pouvez-vous être plus précis sur ce point ?

Deuxièmement, que pensez-vous du fonctionnement des CLSPD ? Y a-t-il des choses à améliorer ?

Vous avez également insisté sur la discrimination et je pense qu'il est effectivement important de creuser cet aspect.

Enfin, comme j'ai très mauvais esprit, lorsque vous avez parlé de la nécessité de sortir de la sanctuarisation de l'école, je voudrais savoir si vous parlez de la sanctuarisation de l'école à l'égard des jeunes qui commettent des incidents, qu'on ne signale pas et qu'on protège ou de la sanctuarisation de l'école en général, cette grosse machine à laquelle il faudrait avoir le courage de toucher.

M. François MOLINS .- Je vais commencer par la fin. Je retiens plutôt le deuxième volet de la question parce que j'ai le sentiment, au travers de ce que je constate sur le département, que certains personnels enseignants sont encore très réticents à travailler avec nous alors qu'en fait, nous souhaitons lancer des actions pour les aider. Je me rends compte que cela fonctionne à certains endroits et que, dans d'autres, on assiste au contraire à un phénomène de repli, soit parce qu'on ne croit pas en ce que l'action d'une autre institution pourrait apporter, soit du fait de clivages idéologiques : il y en a dans toutes les institutions, notamment chez nous.

Même si on constate que, malgré la richesse des interventions éducatives et sociales au sein des établissements, elles atteignent leur limite et que l'on est dans le mur, on n'est pas pour autant enclin à accepter l'aide que peuvent apporter d'autres institutions. Je vois les choses de cette façon. Ce n'est pas général ; c'est un diagnostic que je porte au travers des difficultés que j'éprouve dans le traitement de l'absentéisme scolaire : bien que j'aie l'appui de l'inspecteur d'académie, je constate que le relais n'existe pas au niveau de tous les établissements.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Nous ne pouvons que nous interroger lorsque nous constatons, comme vous l'avez fait vous-même, que les agressions et les actes de violence, qui sont le seul mode d'expression dont on dispose lorsqu'on n'a pas l'usage des mots, sont tournés le plus souvent contre des établissements scolaires. Cela signifie bien quelque chose.

M. François MOLINS .- Les cibles ne sont pas neutres. Nous avons constaté effectivement qu'énormément d'établissements scolaires ont été touchés et visés. Cela m'amène à répondre à la première question que vous avez posée sur la problématique lourde des jeunes par rapport aux institutions, car cela renvoie au fait que l'Education nationale a été une cible pour beaucoup de jeunes.

Faut-il y voir une relation de cause à effet avec les situations de décrochage et de déscolarisation que j'évoquais tout à l'heure ? Nous savons, puisque nous avons pu le décrypter dans le traitement d'affaires plus lourdes dont la presse n'a pas parlé mais que nous avons traitées après plusieurs mois, les juges d'instruction ayant été saisis, que des atteintes lourdes ont été portées contre certaines cibles et que cela représentait une forme de vengeance suite à des discriminations qui avaient été subies. Même si nous n'avons pas pu l'élucider judiciairement, d'après nos renseignements, nous avons tout lieu de penser que l'auteur de l'incendie du garage d'Aulnay-sous-Bois, qui a provoqué la mise au chômage technique de dizaines de personnes et l'incendie de 150 véhicules, est quelqu'un qui avait essayé d'entrer dans ce garage dans le cadre d'un CDD et qui avait été éconduit.

Je ne le dis pas pour le justifier : ce n'est absolument pas mon propos, mais on peut aussi y voir un élément de compréhension à l'égard de cette problématique.

Il reste la problématique très lourde qui oppose actuellement les jeunes à la police et qui nous paraît très préoccupante parce que nous percevons une évolution, sans remettre en cause la légitimité du travail des policiers qui font ce qu'ils peuvent, qui nous laisse craindre, si cela continue ainsi, de devoir gérer des événements beaucoup plus graves d'un côté comme de l'autre.

Je réponds maintenant à votre question sur les CLSPD. Je ne veux pas renvoyer la responsabilité aux élus, mais je pense que la première responsabilité de la bonne marche d'un CLSPD est d'abord celle de l'élu, parce que c'est lui qui a la charge de l'animer. Le CLSPD est une coquille : elle peut être vide et creuse, mais elle peut être aussi le réceptacle d'actions très intéressantes.

Au travers des CLSPD que nous suivons en Seine-Saint-Denis, la situation confirme l'appréciation que je viens de porter : dans certaines communes, des élus sont particulièrement investis dans leur rôle d'animation et de coordination, avec des choses qui vivent et qui fonctionnent ; dans d'autres, nous n'avons des choses qui n'existent que sur le papier et qui se traduisent par une réunion épisodique, en général une fois par an, sur laquelle nous restons sur notre faim : sur le papier, le CLSPD existe, mais on ne peut pas considérer que c'est le siège d'un partenariat effectif qui va vers un meilleur traitement des problèmes.

C'est une question de maillage et de partenariat. Je ne veux pas dire que le maire porte la responsabilité du bon ou du mauvais fonctionnement, mais je pense que c'est lui qui a la responsabilité de l'étincelle et de mener tout cela. Ensuite, il faut des partenariats : un parquet, un commissariat, des associations et un sous-préfet qui jouent le jeu. Dans ce cas, cela fonctionne. Nous avons des exemples de contrats qui fonctionnent très bien.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Monsieur le Procureur, vous nous avez apporté un éclairage fort intéressant et vous avez été fort complet, ce qui nous évite de vous reposer beaucoup de questions.

Il reste deux points sur lesquels j'insiste en ce qui concerne les CLSPD. C'est évidemment l'implication locale non seulement du maire mais aussi de tous les partenaires qui fera leur réussite, les partenaires n'ayant pas toujours la volonté de travailler ensemble. Dans un lieu, ce sera le maire, ailleurs, ce sera le procureur ou le commissaire, mais, quand tout le monde s'entend sur quelques objectifs, cela peut fonctionner.

Pour autant, c'est aussi un moyen d'associer la population  et je parle ici en tant que président d'une communauté d'agglomération, puisque c'est à ce niveau que j'ai fait passer mon CLSPD  aux problèmes de sécurité et de justice. En effet, lorsque la population ne comprend pas les raisons des actions qui sont menées et si elle n'apporte pas son concours, sans parler de dénonciation ou de collaboration, ce n'est pas la peine de penser que nous essaierons de gagner quoi que ce soit.

Je vous donne un exemple. Dans le cadre de notre Comité local de sécurité et de prévoyance contre la délinquance, nous avions traité d'un point qui agace fortement la population : les tags . Tout le monde s'était mis d'accord pour demander au commissaire une véritable action sur les tags parce que, même si cela ne paraît pas important, cela contribue au sentiment d'insécurité.

Chez nous, une équipe de cinq ou six jeunes a été arrêtée un vendredi ou un samedi soir, les faits se produisant le plus souvent en fin de semaine, et il se trouve qu'ils étaient de Seine-Saint-Denis. La police les a interrogés et quand on leur a demandé les raisons pour lesquelles ils venaient à Saint-Quentin, à 120 kilomètres de chez eux, ils ont dit : « Avec nos tags en région parisienne, on ne gêne et on ne dérange plus personne. Nous avons donc décidé d'attaquer la province pour faire parler de nous ». Tout cela pour dire que l'effet d'exemplarité du département joue beaucoup sur l'ensemble de la France.

J'ai encore une ou deux questions à vous poser en lien avec ce qui nous a été dit hier au cours de nos auditions. Comme vous l'avez dit et redit et comme nous l'avons constaté nous-mêmes sur le terrain, en Seine-Saint-Denis comme sur l'ensemble de la France, il n'y a pas d'organisation, quelle qu'en soit la nature ou la forme, des violences dans les banlieues. Cependant, vous avez parlé tout à l'heure de planification. S'agit-il d'une planification des manifestations ou d'un simple calendrier ? Les 13 et 14 juillet, nous y aurons droit, puisque la presse ne cesse pas d'en parler, de même que l'on a droit, dans la nuit du 31 décembre, à Strasbourg, à « l'auto grill » : il faut brûler cent voitures !

Faites-vous allusion à ce type de planification ? Sinon, cela voudrait dire qu'il y a une organisation, auquel cas cela relèverait d'un aspect ludique.

M. François MOLINS .- Il y a à la fois une dimension d'anniversaire  c'est triste à dire, mais on n'échappe plus à ces actions les 14 juillet et 31 décembre  et un aspect de planification. En Seine-Saint-Denis, d'après ce que nous avons pu constater en juillet, cela s'est accompagné d'une organisation. En effet, compte tenu de l'ensemble des faits dont les pompiers et les policiers avaient été victimes et du nombre d'engins incendiaires et explosifs, (ces fameux mélanges d'aluminium, de graviers et d'acide, il est bien évident que tout cela avait été préparé à l'avance. Nous en avons la certitude. On ne monte pas du jour au lendemain des gravats, des antennes métalliques ou des projectiles sur les toits des immeubles : ce ne sont pas des choses qui se font une heure avant les faits.

Il y a donc eu une programmation à une date anniversaire et une planification de ce type d'événements.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Nous avons parlé des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance et nous avons vu apparaître en même temps les Maisons de la justice et du droit (MJD). Cela fonctionne-t-il en Seine-Saint-Denis ?

M. François MOLINS .- Nous avons sept Maisons de la justice et du droit en Seine-Saint-Denis et elles fonctionnent bien. Ce sont des points d'accès au droit et des sites dans lesquels travaillent beaucoup d'associations intéressantes pour les personnes qui sont dans la précarité. On y traite tout ce qu'on appelle la troisième voie, c'est-à-dire toutes les mesures de rappel à la loi, de médiation et de réparation pénale, qui concernent aussi bien les majeurs que les mineurs. Elles souffrent simplement d'un certain déficit géographique puisque, compte tenu du processus qui avait présidé à leur création, elles peuvent être sur-dotées dans certaines régions du département et sous-dotées dans d'autres, ce qui nous met parfois en difficulté vis-à-vis de certains élus qui souhaiteraient en avoir sans que nous soyons en situation de les leur accorder.

J'ai oublié de mentionner un élément important dans mes propos parce qu'il est en relation avec les maires et les CLSPD : en Seine-Saint-Denis, nous avons la chance de n'avoir que quarante communes, c'est-à-dire quarante maires, ce qui nous donne une facilité d'organisation et de fonctionnement très intéressante qui nous a permis de mettre en oeuvre de façon régulière et opérationnelle des relations entre les maires et le parquet à la suite de l'adoption de la loi « Perben II » qui a modifié la circulation d'informations et le code général des collectivités territoriales.

En Seine-Saint-Denis, nous avons, tous les quatre mois  la dernière a eu lieu lundi dernier , une réunion entre le parquet et les maires des communes qui est réservée aux maires ou à leurs adjoints en charge de la sécurité éventuellement accompagnés de fonctionnaires territoriaux. Nous y déclinons tous les thèmes que les élus souhaitent aborder et nous avons ainsi l'occasion de présenter les difficultés d'organisation et de fonctionnement de la juridiction, d'expliquer notre politique pénale et d'indiquer nos objectifs. C'est vraiment très intéressant.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Si vous êtes nommé un jour dans le département de l'Aisne, vous ne connaîtrez pas la même situation puisque nous avons 832 communes.

M. François MOLINS .- Ce sera plus difficile à organiser, en effet.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Cela pose un autre type de problème, puisque, comme je le dis à chaque audition, la Seine-Saint-Denis n'est pas la France. Lorsque, dans une ville  c'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que nous puissions travailler au niveau d'une communauté d'agglomération , on mène une lutte efficace contre la délinquance dans les quartiers en difficulté, celle-ci se déplace. Chez nous, elle le fait de plus en plus dans les communes rurales.

Dans les départements comme le vôtre, plus la politique est efficace, plus les personnes qui posent beaucoup de problèmes atterrissent chez nous. Lorsque cela se produit dans une ville centre de 80 000 habitants entourée de 30, 40 ou 50 communes de deux ou trois cents habitants, j'ai tous les maires à dos, ce qui est toujours gênant pour un sénateur, qui me disent qu'il est bien beau d'avoir des effectifs de police supplémentaire et une justice efficace mais que ce sont eux qui récoltent toutes les difficultés. Je vous pose donc la question de l'équilibre de la France urbaine et rurale.

M. François MOLINS .- Je ne pourrai pas vous rassurer totalement, monsieur le Sénateur. Nous avons aussi un effet « splash » dans le département, même si je pense que nous en gardons quand même beaucoup sur place, mais c'est un phénomène que nous constatons à chaque fois que nous sommes efficaces : cela déborde sur les communes avoisinantes.

C'est l'une de nos grosses difficultés à l'heure actuelle. Même si nous ne sommes que sur un département, nous cumulons tellement de quartiers « chauds » dans lesquels nous avons des impératifs importants de lutte contre les trafics et l'économie souterraine que nous n'avons pas les moyens, en termes de services d'investigation de police judiciaire, de tout traiter autant que nous le voudrions et en même temps.

Cela dit, contrairement à certains départements, nous n'avons jamais des conflits positifs entre services de police pour traiter un nouveau dossier mais plutôt des conflits négatifs qui font que nous sommes parfois réduits à faire appel à des services extérieurs, notamment les services de la brigade des stupéfiants de la préfecture de police, pour leur demander de venir aussi chez nous parce que nous ne pouvons pas tout traiter nous-mêmes.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Hier, nous avons eu un responsable d'association de Clichy-sous-Bois qui fait un travail intéressant sur le terrain avec une association qu'il a créée après les événements et qui nous a dit que, pour dépassionner le climat, alors que nous approchons de l'anniversaire des événements, le signal fort qu'il faudrait donner à la jeunesse est une loi d'amnistie. Je vous pose donc la question : quels seraient les effets d'une telle mesure ?

M. François MOLINS .- Je ne vois pas comment les institutions pourraient passer l'éponge sur des faits aussi graves, l'amnistie revenant à passer l'éponge sur le côté visible de l'iceberg. A mon avis, le vrai problème n'est pas de décider l'amnistie ou non mais de traiter au fond des problèmes qui sont à la base de tout cela et qui renvoient, d'une part, à la nécessité de réprimer beaucoup plus  je ne serai pas original à cet égard  des comportements qui ne l'ont pas été suffisamment (je vous renvoie ici aux trafics qui sont organisés dans les cités et qui tiennent souvent ces quartiers) et, d'autre part, à l'exigence d'engager des actions de fond dans le domaine de la prévention. En effet, ce n'est pas parce que l'on réprime des gens qui méritent de l'être qu'il ne faut pas tendre la main à d'autres, dans la mesure où ce sont souvent ces quartiers qui cumulent le plus haut niveau de délinquance  et je précise bien que je ne fais pas de lien mécanique entre les deux éléments  et le plus haut niveau de précarité et d'exclusion.

Il y a donc matière à travailler dans les deux cas et je ne pense pas qu'une amnistie soit de nature à régler cela. Je me demande même si cela ne contribuerait pas à brouiller davantage le message de certains jeunes à l'égard de l'impunité dont ils peuvent se sentir l'objet, à tort ou à raison.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Cela deviendrait exactement comme ce qui se passe en l'attente des élections présidentielles : à partir d'une certaine période, on fait ce qu'on veut, on stationne où on le souhaite et on attend l'amnistie.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Je ne vais pas lancer le débat sur ce point, mais je trouve que le fait d'imaginer que l'on puisse les amnistier est une façon de plus de ne pas les reconnaître, en semblant leur dire : « Vous êtes des pauvres mômes de banlieue ». Je partage donc votre point de vue sur ce point.

Si vous le permettez, monsieur le Président, j'aurais voulu reparler des MJD. Si vous dites que c'est un outil intéressant, je pense qu'il est important de le noter, ne serait-ce que pour un rappel à la loi immédiat. En effet, dans le département où j'habite, le Val d'Oise, les MJD ferment les unes après les autres, faute de moyens, parce qu'on demande maintenant aux maires de prendre tout en charge, même à ceux qui étaient à l'origine des premières MJD, depuis les locaux jusqu'à tous les aspects de fonctionnement matériel en passant par les personnes qui sont à l'accueil. Elles ferment aussi parce que les magistrats croulent sous le travail et que des déplacements dans les MJD alourdiraient encore leurs tâches. Pour avoir vécu le fonctionnement d'une MJD dans ma ville, au moment de leur création, j'ai vu l'intérêt essentiel qu'elle représentait pour un rappel à la loi immédiat. La sottise était faite le matin et, l'après-midi ou le lendemain, l'auteur de l'infraction et la victime étaient face à face, ils pouvaient discuter et il pouvait y avoir au minimum des excuses.

Si vous pensez qu'elles sont intéressantes, il sera bon que nous puissions le noter clairement dans notre rapport.

J'ai oublié par ailleurs de vous demander tout à l'heure des précisions sur les « correspondants Ville-justice », car je n'ai pas bien compris à quoi ils servaient.

Enfin, vous avez parlé tout à l'heure d'un jeune qui a mis le feu à un garage dans lequel il semblerait qu'il avait souhaité travailler et qu'il n'a pas été recruté. Je me méfie des interprétations de ce type d'exemples qui vont donner raison à certains et qui ne veulent rien dire. Pour avoir connu des situations semblables dans ma ville, je sais que, lorsqu'ils mettent le feu au garage, ce qui, naturellement, n'est pas excusable, ce n'est pas parce qu'on leur a refusé un travail mais parce que c'est la cinquantième fois qu'on leur refuse une embauche et que, par ailleurs, leurs parents ne les ont pas soutenus dans leur scolarité, ne les ont jamais empêchés d'être dans la rue jusqu'à 1 heure du matin dès 8 ans et leur disent ensuite : « Tu es vraiment stupide, tu n'arrives pas à trouver de travail, tu vas dégager !... » C'est ainsi que l'on parle à ces jeunes. Parfois, la pression est telle que, la énième fois qu'on leur refuse une embauche, ils « pètent les plombs ». Je pense que nous parlons de la même chose.

M. François MOLINS .- Sur les MJD, je partage tout à fait votre préoccupation, puisque vous évoquez des difficultés que nous avons vécues un temps en Seine-Saint-Denis. Je ne veux pas accuser mon institution, mais je vous répondrai simplement que toute politique a un coût et que, lorsqu'on lance une politique publique, il faut les moyens de la faire fonctionner. Il faut donc des magistrats et des fonctionnaires.

Pour ma part, j'entre dans une période plus faste à Bobigny parce que nous étions sous-dimensionnés et que nous allons bénéficier d'entrées en effectifs, ce qui va nous permettre de mieux suivre les CLSPD et d'être beaucoup plus présents, mais je ne veux pas parler uniquement de mon cas.

Les difficultés que vous évoquez sur les Maisons de la justice et du droit sont clairement la conséquence des insuffisances d'effectifs de fonctionnaires au sein des juridictions. Dans la mesure où les Maisons de la justice et du droit impliquent la présence d'un fonctionnaire de catégorie B, c'est-à-dire d'un greffier, si vous liez cela aux insuffisances d'effectifs subies par les juridictions, vous avez l'explication du phénomène qui a pu contraindre certains chefs de juridiction, face à une forme de paupérisation et à une insuffisance d'effectifs, à préférer sacrifier les greffiers des maisons de justice que le greffier des juges aux affaires familiales ou du tribunal correctionnel.

Comme j'aime bien dire ce que je pense et que je ne pratique pas la langue de bois, j'affirme que c'est une chose qui, dans le passé, n'a pas été suffisamment prise en compte au niveau du ministère de la justice en termes de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires. Quand on veut créer une MJD, il faut la présence d'un greffier.

Nous devions ouvrir il y a presque un an la Maison de la justice et du droit de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil mais nous n'avions pas de greffier. Finalement, nous avons tenu bon et nous ne l'avons pas ouverte tant que nous n'avions pas un greffier disponible. Le jour où nous l'avons obtenu, nous avons pu l'ouvrir. C'est un discours, même s'il n'est pas commode à tenir, qui est beaucoup plus clair et transparent pour les élus et qui a sa cohérence.

Quant aux « correspondants Ville-justice », nous les avons réactivés et ils renvoient à l'époque des emplois jeunes au niveau du ministère de la justice. Lorsqu'ils existaient, le parquet les avait positionnés sur les relations entre le parquet et les mairies et leur but était d'être des interfaces et d'assurer la transmission des informations entre le parquet et la mairie sur le suivi des actions du CLSPD, voire d'apporter des renseignements sur des affaires qui avaient été traitées.

Finalement, les emplois jeunes ont disparu et nous n'avions plus les moyens d'assurer cette interface. Le besoin de continuer à l'assurer faisant l'unanimité tant au niveau du parquet qu'au niveau des maires, nous avons posé le problème assez fermement auprès de notre ministère et nous avons obtenu la validation de ce dispositif que nous sommes le seul parquet de France à détenir.

Il consiste à conclure avec les maires une convention qui prévoit le recrutement d'un agent, soit aux frais de la mairie, soit en utilisant des dispositifs « Borloo ». Sur les six postes dont nous disposons à l'heure actuelle, nous constatons qu'il y a parfois des anciens emplois jeunes, c'est-à-dire des gens que nous connaissons et en qui nous avons confiance, ou des personnes qui travaillaient parfois déjà au sein de la mairie dans le cadre du CLSPD. En tout cas, ils sont soumis à notre agrément par le maire et, dès qu'ils sont agréés, ils bénéficient d'un bureau au sein du palais (nous avons un bureau chez nous pour nos six correspondants), ils peuvent venir quand ils veulent, ils sont la tête de pont du parquet au CLSPD, mais aussi celle du maire, et ils ont la possibilité, dans la mesure où ils peuvent accéder à nos applications informatiques, de renseigner le maire sur les suites judiciaires des procédures qui ont été initiées sur le territoire de la commune.

Par conséquent, tout le monde s'y retrouve. Nous nous y retrouvons nous-mêmes, parce que ce sont des gens auxquels nous faisons confiance en leur apportant notre agrément dans le cadre des conventions qui nous sont soumises, c'est un moyen de rendre notre politique plus lisible (nous avons toujours de gros problèmes de lisibilité de nos politiques pénales parce que, malheureusement, le temps judiciaire n'est pas le temps médiatique et que la réponse immédiate n'est pas forcément la réponse définitive) et cela permet d'assurer un suivi dans le traitement de ces informations. Tous les maires qui en bénéficient s'en félicitent.

Alors qu'il n'y avait aucune convention il y a un an, il y en a six aujourd'hui et je pense qu'il y en aura de plus en plus avec l'ensemble des communes qui ont des CLSPD.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Nous vous remercions, monsieur le Procureur de la République, de cet éclairage que vous nous avez apporté.

Audition de M. Richard MAILLET, président de l'association « Stop à la drogue », M. Julien BAUDRY, membre de l'association, et M. Jean COSTENTIN, professeur de pharmacologie à la Faculté de médecine et de pharmacie de Rouen (26 septembre 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Nous sommes réunis pour cette dernière audition dans le cadre de notre mission commune d'information qui a commencé ses travaux il y a maintenant six mois et qui rendra son rapport, sous l'égide de notre rapporteur, dans un mois environ. Il était important d'avoir l'occasion de vous rencontrer avant de boucler nos travaux.

Conformément à notre système classique, nous allons vous donner la parole en vous demandant de vous efforcer d'être synthétique, après quoi nous passerons au jeu des questions-réponses.

M. Richard MAILLET .- Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous avoir accueillis dans ce lieu. Je suis bénévole, président de l'association « Stop à la drogue » et j'exerce par ailleurs la profession d'ostéopathe. Je suis marié, père de trois garçons de 26, 24 et 21 ans, et je suis également titulaire du diplôme universitaire de prévention des toxicomanies.

« Stop à la drogue » est une association loi 1901 qui a été créée il y a dix ans par des parents bénévoles dont l'objectif est de prévenir la consommation d'alcool, de tabac et de drogues illicites. « Stop à la drogue », ce sont 300 familles adhérentes qui nous soutiennent et nous font confiance. « Stop à la drogue » est une équipe de cinq professionnels diplômés en psychologie qui interviennent, classe par classe, du CM2 à la terminale. « Stop à la drogue », ce sont également des débats interactifs de deux heures avec les élèves, mais aussi des réunions avec les parents et les professeurs durant deux heures.

« Stop à la drogue », en dix ans, a mené des actions de prévention après de 23 000 élèves, dont 4 700 l'année dernière. « Stop à la drogue », depuis dix ans, cherche à prévenir la consommation et à aider les jeunes à trouver les arguments pour dire non à une offre de drogue en renforçant les convictions des non-consommateurs, en déclenchant une réflexion chez les expérimentateurs et les consommateurs réguliers et en montrant ce qui se cache derrière les drogues. L'idée est de découvrir où est l'arnaque avec comme conclusion : « Qui se fait avoir, qui est le blaireau, qui se fait plumer comme un pigeon, qui perd sa liberté ? »

« Stop à la drogue » implique également élèves, parents et professeurs pour qu'ils deviennent eux-mêmes acteurs de prévention.

C'est notre histoire que je voudrais partager avec vous aujourd'hui, tout au moins en partie.

En 1998, deux ans après la création de « Stop à la drogue », la politique préventive à l'école change. C'est la réduction des risques qui se met en place et qui va être déclinée en deux volets : le premier va tolérer la consommation occasionnelle, festive ou récréative ; le deuxième va prévenir l'abus d'usage et la dépendance.

A l'époque, « Stop à la drogue » n'a pas modifié sa méthode parce que, pour nous, éviter les risques, n'est-ce pas d'abord éviter la consommation ? Aujourd'hui, je souhaite montrer du doigt la faille de la réduction des risques dans les collèges et les lycées parce qu'elle a un lien avec la délinquance, thème de votre commission.

Comme vous le savez, l'alcool et les drogues illicites modifient l'état de conscience et le comportement. Notre constat sur le terrain, après dix ans, est la faille représentée par la tolérance de l'usage récréatif ou festif, de la consommation occasionnelle, l'illusion que l'on peut demander à nos adolescents de maîtriser leur consommation d'alcool ou de drogues illicites.

Avec cette tolérance de la consommation occasionnelle, non seulement on ne dissuade guère de se droguer, mais on incite les plus jeunes, les plus fragiles à croire qu'ils vont gérer l'usage du cannabis ou de la cocaïne, comme ils pensent le faire avec l'alcool et le tabac. « T'inquiète, je gère », nous disent les jeunes, ce à quoi Julien Baudry, ici présent, répondra tout à l'heure : « Tu crois gérer, mais tu es dépassé ». Si vous êtes parents ou grands-parents, vous savez bien que les adolescents ne sont pas des adultes à la maturité terminée.

Par ailleurs, il faut se demander ce qu'a donné, sur le terrain, cette tolérance de la consommation au collège et au lycée. En 1998, juste avant l'application de la réduction des risques, 27 % des jeunes à 18 ans déclarent avoir fumé au moins un joint une fois. En 2002, ils sont 57 %, à 17 ans cette fois, à déclarer l'avoir fait, soit deux fois plus en quatre ans. Ces données émanent de l'Observatoire français des drogues et toxicomanies.

En 1996, les chefs d'établissement demandaient les interventions de notre association dans les classes de seconde et de troisième. En 1999, on nous demandait d'intervenir en classe de cinquième et de quatrième. En 2002, on nous demandait d'intervenir en CM2 ! Non seulement la consommation a explosé, mais l'âge des premières consommations s'est déplacé vers les 9-10 ans.

Il serait intéressant de comparer ces chiffres avec ceux qui correspondent à l'évolution des violences dans les collèges et les lycées. Je n'ai malheureusement pas pu le faire parce que je n'avais pas la documentation.

Certes, la réduction des risques a sûrement une place, mais ailleurs que dans les collèges et les lycées. Il est extrêmement urgent de revoir l'approche avec les collégiens si on veut diminuer les actes de violence, comme le nombre de consommateurs, en abandonnant justement la tolérance de l'usage festif et en mettant en avant l'éloge du non-usage et l'appréhension de la consommation de drogues illicites, comme l'a fait la Suède, qui a les meilleurs résultats d'Europe dans le domaine des drogues illicites.

Le deuxième point sur lequel je souhaite attirer votre attention a trait à l'influence des médias dans la progression des consommations. Combien de fois n'ai-je pas moi-même entendu, le soir, rentrant de réunion avec des parents ou des professeurs, des vedettes du show-biz ou de la musique et des présentateurs de télévision tenir des propos qui banalisaient et même valorisaient les drogues, alors même que, toute la journée, notre équipe avait rencontré des élèves en prévention ? Cette incohérence n'a-t-elle pas également contribué à l'explosion du nombre de consommateurs ?

J'en viens à mon troisième point. Nous souhaitons contribuer à votre réflexion sur la délinquance en vous proposant une démarche en direction des politiques et du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Elle consisterait à suggérer :

1) dans le domaine de la radio, d'élaborer des codes de conduite destinés à limiter les déclarations où les interviews irresponsables qui, ces dernières années, se succèdent à une vitesse de plus en plus rapprochée ;

2) dans le domaine de la télévision et des journaux, de développer des campagnes préventives avec le concours de jeunes non consommateurs visant à démoder l'usage de drogues illicites, comme on a su le faire avec succès pour le tabac (ce que l'on a réussi à faire avec le tabac, il est tout à fait possible de le réussir notamment avec le cannabis et les autres drogues), plutôt qu'une diffusion d'émissions en faveur de la dépénalisation-légalisation ;

3) dans le domaine de la musique rap ou reggae, où les célébrités jouent le rôle de modèles pour les jeunes, de s'assurer du soutien de vedettes non toxicomanes qui se mobiliseraient pour contribuer au développement d'une culture musicale sans référentiel drogue (cette contribution de vedettes a été un succès dans la lutte contre le sida ; encore une fois, pourquoi ne pourrait-on pas se servir du même système pour les drogues illicites ?) ;

4) de veiller à maintenir le caractère d'infraction pénale pour ceux qui, par des paroles, des écrits ou des images, encouragent la consommation de drogues illicites, que ce soit suivi ou non d'effet sur les jeunes, et de veiller à faire appliquer cette loi en considérant qu'entre la liberté d'expression et l'incitation à la consommation de drogues illicites par les plus jeunes, il y a une limite que la législation doit garantir pour le bien des plus jeunes et des plus faibles.

En conclusion, toute démarche préventive ne doit-elle pas s'appuyer sur les valeurs que l'on veut promouvoir dans la société comme la paix, la solidarité entre les générations, le respect de soi et des autres, autrement dit un grand stop à la violence, qui va de pair avec un stop à la drogue ?

Je vous remercie de votre attention et laisse la parole à Julien Baudry, ancien consommateur, qui a accepté de venir témoigner cet après-midi.

M. Julien BAUDRY .- Mesdames et messieurs les sénateurs, bonjour. Je tiens à vous dire que le fait de témoigner devant vous aujourd'hui est un immense honneur et un grand privilège qui me sont faits. J'ai 25 ans, je suis originaire d'un petit village à côté de Maubeuge, à la campagne, et j'ai eu une jeunesse heureuse. Je n'ai jamais manqué de rien, mes parents ont toujours travaillé et j'ai un petit frère. J'ai reçu une bonne éducation avec de fortes valeurs morales et, jusqu'à l'âge de 14 ou 16 ans, j'étais un élève doué et brillant avec de très bons résultats scolaires.

Dans ma vie, j'ai fait une grosse erreur : j'ai accepté mon premier joint à l'âge de 16 ans. A partir de ce jour-là, ma consommation est très vite devenue une habitude, puis un mode de vie. Il fallait que je consomme toujours plus tous les jours et que je sorte toujours plus chaque week-end. C'est ainsi que j'en suis venu à consommer des drogues dites dures : ecstasy, amphétamines, cocaïne, puis héroïne. J'ai fini dans les bas quartiers, complètement rongé par l'héroïne.

Il m'a fallu très longtemps pour m'en sortir. Ce mode de vie m'a coûté tellement cher en argent et en énergie que mes salaires et mon argent de poche ne me suffisaient pas. J'en suis donc venu, dans un premier temps, à revendre mes affaires, puis j'ai volé mes parents et mes employeurs pour revendre les affaires que je volais. Ensuite, j'en suis venu à importer des drogues en provenance de Belgique et des Pays-Bas pour les revendre. J'ai également fait pousser du cannabis chez moi. Je n'avais rien à faire des conséquences, de ma santé, de mon argent, de rien. J'étais devenu un délinquant proprement dit.

Même si j'en ai honte maintenant, je suis vraiment heureux d'être sorti de ce cercle vicieux, non sans mal. Dans mon malheur, je n'ai pas trop à me plaindre, parce que je suis libre, j'ai réussi à arrêter, j'ai réussi à faire un peu d'études et, surtout, je suis vivant, ce qui n'est pas le cas de tout le monde : beaucoup de mes amis sont soit en prison, soit morts.

Aucun d'entre nous ne pensait vivre ce que nous avons vécu quand nous avons commencé. Au début, c'était simplement un phénomène de mode qui continue de se répandre à l'heure actuelle. Nous ne savions pas quelles conséquences cela pourrait avoir.

J'ai perdu cinq années d'étude et cela m'a coûté entre 20 000 et 30 000 euros. Tout cela pour quoi ? Pour rien ! C'est parti dans des volutes de fumée.

Je voudrais fonder une famille et avoir des enfants, mais, honnêtement, quand je vois ce qui se passe à l'heure actuelle  le phénomène ne cesse de s'accroître , j'ai vraiment peur pour mes enfants et pour les générations à venir, et je ne cesse de penser à tous ceux qui continuent à vivre le calvaire que j'ai vécu pendant dix ans.

M. Jean COSTENTIN .- Mesdames et messieurs les sénateurs, j'ai été convié par M. Maillet pour porter un message qui se veut plus scientifique et beaucoup moins sociétal que celui qu'il était en mesure de restituer.

Je suis médecin, pharmacien, docteur ès sciences, docteur de pharmacologie à la Faculté de médecine et de pharmacie de Rouen, et j'y dirige depuis trente ans une unité de neuropsychopharmacologie associée au CNRS. Nous travaillons sur les psychotropes, les médicaments du cerveau et aussi, bien sûr, les drogues et la toxicomanie.

Cela fait maintenant six ans que je m'irrite de voir la disjonction énorme qui existe entre le discours ambiant et la connaissance que j'ai progressivement acquise et agrégée sur les méfaits des drogues en général et sur ceux du cannabis en particulier.

Je vais vous rappeler quelques poncifs, quelques idées et quelques vérités premières qui, comme par hasard, sont les premières à être occultées ou ignorées.

Sachez tout d'abord que 70 % des jeunes ayant l'âge d'assister à la journée de la Défense nationale annoncent avoir expérimenté le cannabis, étant précisé que, derrière cette expérimentation, on trouve des attitudes fort diverses. Je vous donne un chiffre beaucoup plus important : 20 % de ceux qui l'ont essayé l'ont adopté et en sont devenus des utilisateurs réguliers, étant entendu que l'on devient un utilisateur régulier à partir d'un joint tous les trois jours.

Si l'on compare cela à l'usage d'une cigarette, on se demande ce que peut représenter une drogue que l'on ne prend qu'une fois tous les trois jours. Le problème, c'est que, de toutes les drogues, le cannabis, de par son principe actif, le tétrahydrocannabinol, est la seule à se stocker durablement dans le cerveau. Un joint reste une semaine dans la tête et de nombreux joints restent des mois entiers dans le corps.

Une étude récente qui nous vient d'Australie a été menée sur des individus qui avaient été incarcérés pour des raisons diverses dans des prisons australiennes, où le cannabis cesse d'entrer, contrairement aux prisons françaises où cette drogue coule à flot. Cela a permis de suivre, dans l'urine de ces individus, l'élimination des produits issus de la transformation du tétrahydrocannabinol. Il est ainsi apparu que, plus de huit semaines après la dernière consommation, ces sujets ont continué d'éliminer, dans leurs urines et les égouts de la ville, les produits issus de ce tétrahydrocannabinol.

Par conséquent, cette drogue qui n'est consommée que tous les trois jours, voire tous les huit jours, a des effets rémanents. Certes, l'ébriété qui est recherchée de façon essentielle ne va durer que quelques heures, mais, derrière cette expression la plus intense de l'effet, il en est une autre qui s'effiloche au long cours.

D'après les chiffres de l'OFDT que vous connaissez mieux que moi, 300 000 de nos gamins qui ont entre 12 et 15 ans ont déjà touché au cannabis. Or plus on l'essaie précocement, plus on l'adopte rapidement et plus on se détériore, car on sait désormais que le cerveau de l'enfant n'est pas fini, qu'il continue d'évoluer et de se structurer jusqu'au-delà de 20 ans et que le fait d'agir sur ce cerveau en développement par le tétrahydrocannabinol perturbe définitivement un certain nombre d'organisations synaptiques.

Depuis quelques mois, des techniques particulières nous permettent de disposer d'images qui montrent qu'au niveau du faisceau arqué, dans l'hémisphère gauche, chez les sujets qui ont été des consommateurs importants de cannabis, il existe les mêmes anomalies neurobiologiques que celles que l'on trouve chez les sujets schizophrènes.

Un joint, c'est une semaine dans la tête et de nombreux joints, c'est pour des semaines dans le corps. Le cannabis est, de toutes les drogues, la seule qui se stocke durablement dans l'organisme. Nous avons constaté la diffusion et le rajeunissement des usages ; nous constatons également l'augmentation de la teneur en principes actifs qui, sur une quinzaine d'années, a été multipliée par quinze. Il ne s'agit plus de la canette de bière et de l'ébriété qu'elle produit mais de 250 millilitres d'un whisky à 40 degrés. Oublions les fabliaux qui ont bâti la mythologie du « bon chichon » ! Le cannabis a changé. Ses utilisateurs sont devenus plus nombreux et se sont rajeunis.

Cela étant  c'est là votre intérêt principal , quelle relation peut-il y avoir entre le cannabis et l'augmentation de la violence ? Comme par hasard, la violence s'est accrue au même rythme que la progression de l'usage du cannabis. Toutefois, corrélation n'est pas preuve : ce n'est pas parce que deux phénomènes suivent la même évolution qu'ils sont forcément en relation de causalité. Voyons donc si, dans la neurobiologie du cannabis, des éléments permettent de comprendre, dans une certaine mesure, les relations qui pourraient exister entre l'un et l'autre phénomènes. Loin de moi l'idée simplificatrice qui ne voudrait voir dans l'augmentation de la violence que celle de l'augmentation de la consommation de cannabis. Je veux simplement vous montrer qu'il y a des relations entre l'évolution de ces deux courbes.

On sait que le cannabis a des effets désinhibiteurs et psycholeptiques, c'est-à-dire qu'il tire le psychisme vers le bas. Pour pallier cela, très communément, ceux qui consomment du cannabis le font avec des agents psychoanaleptiques et psychostimulants. A minima, c'est le tabac, quand ce n'est pas recherché auprès d'agents beaucoup plus stimulants que sont les amphétamines, la cocaïne ou l'ecstasy.

Le fait de décupler le besoin d'agir sur le fond d'une levée d'inhibitions est connu de longue date. C'était l'époque où  cela a été supprimé de la thérapeutique , pour faire maigrir un certain nombre d'individus, on leur donnait à la fois des amphétaminiques (c'étaient les fameux « coupe-faim ») sur un fond de benzodiazépine. Il suffit de relire les annales judiciaires pour constater le nombre de drames auxquels cela a abouti. Le fait de décupler les capacités d'action sur un fond de levée d'inhibitions amène à arbitrer en faveur de solutions souvent violentes.

J'en viens aux relations avec l'alcool. Il est avéré que la consommation de cannabis incite à la consommation d'alcool. Je vous narre brièvement une expérience qui est un grand classique de tous les laboratoires de psychopharmacologie : si vous offrez à des rats la possibilité de boire de l'eau ou une solution hydro-alcoolique, vous constaterez que, spontanément, ils se cantonnent à l'eau et n'ont aucune appétence particulière pour l'alcool. On s'aperçoit que 2 à 3 % seulement de ces animaux le font ; on mettra ceux-là de côté car ils seront intéressants à étudier pour d'autres raisons. Les rats, pour l'essentiel, ne consomment donc que de l'eau, mais si vous leur injectez quotidiennement du tétrahydrocannabinol, vous les voyez progressivement déporter leur consommation du biberon d'eau vers le biberon d'alcool.

Il faut ajouter que la rencontre de l'alcool et du cannabis au plan des performances psychiques est proprement exécrable. J'ai une fille urgentiste qui me demande de marteler, au cours de toutes les réunions que j'organise chaque semaine, le message selon lequel l'alcool et le cannabis font très mauvais ménage. Cela se termine en effet souvent sur le platane ou en rixes à la sortie des boîtes de nuit !

Lorsqu'on amène ces jeunes gens dans les centres d'urgences, si on calcule leur alcoolémie, on se dit qu'ils ont été sages et raisonnables (ils ne sont qu'à 0,40 gramme, en dessous du seuil légal), et quand on dose le tétrahydrocannabinol dans le sang, on en arrive à 5 ou 10 nanogrammes par millilitre, ce qui n'est presque rien. Pris individuellement, ces deux agents n'auraient dû avoir aucun effet, mais leur rencontre est explosive.

Là encore, je vous cite une épreuve pratiquée dans nombre de laboratoires de psychopharmacologie. Imaginez un manche à balai qui tourne à l'horizontale sur lequel vous mettez un rongeur. Celui-ci, ne voulant pas tomber, va adapter sa démarche afin de ne pas être dépassé : il coordonne ses mouvements. Si vous lui donnez de l'alcool, jusqu'à 0,50 g/l (le législateur n'a pas mal choisi sa limite), l'animal va continuer de marcher sans être importuné. Si vous lui mettez 10 ng/kg de tétrahydrocannabinol isolément, il en est de même : il continue d'avancer. En revanche, si vous associez chacune de ces deux drogues à dose moitié moindre, vous verrez que l'animal tombe lourdement et n'ébauche même pas un mouvement pour éviter de s'écraser sur le sol.

Le cannabis incite donc à la consommation d'alcool et la rencontre du cannabis et de l'alcool est tout à fait malencontreuse, non seulement dans les phénomènes de levée de l'inhibition et de rixes, mais aussi sur la route, pour soi-même ou pour les autres.

Toujours en relation avec les violences, il est démontré que le sujet introverti, morose ou tristounet qui va rencontrer le cannabis va en éprouver un mieux soudain. Il a vraiment l'impression d'avoir trouvé son antidépresseur. Dès lors, il en use très logiquement et, comme cela donne lieu à tolérance, c'est-à-dire à une diminution progressive des effets qu'il recherche, il va bien devoir en abuser. C'est ainsi que les troubles qu'il voulait soigner non seulement ne disparaissent plus mais réapparaissent à un niveau beaucoup plus haut que primitivement.

Marie Choquet, une épidémiologiste de l'Inserm avec laquelle nous venons d'écrire un livre à trois mains qui va paraître prochainement et qui s'intitulera Le cannabis, les dangers à l'adolescence , a montré, en exploitant les enquêtes pratiquées lors des journées d'appel à la Défense, qu'il y avait une corrélation étroite entre l'augmentation des tentations et tentatives de suicide chez nos jeunes et l'accroissement de leur consommation de cannabis.

Le questionnaire était bâti sur le mode suivant : « Fumez-vous, oui ou non ? Du cannabis, oui ou non ? S'il s'agit de cannabis, combien fumez-vous ? Une, deux ou trois fois par semaine ou par jour ? Avez-vous eu des tentations de suicide et avez-vous effectué des tentatives de suicide ? ». Ce questionnaire lui a permis de démontrer la corrélation très hautement significative (1 pour 10 000) qui existe entre la consommation de cannabis et les tentations et tentatives de suicide. La suicidalité de nos jeunes est un problème préoccupant et la consommation de cannabis en est un autre, mais ces phénomènes sont en partie reliés.

Il existe également une relation entre le cannabis et la schizophrénie. On sait désormais qu'un nombre important de schizophrénies vont être décompensées ou réalisées et induites de toutes pièces par la consommation de cannabis. Il faut avoir à l'esprit que 10 % de la population des schizophrènes de France, qui représente elle-même 1 % de la population française, soit 600 000 schizophrènes, fait l'objet de morts violentes.

En considérant tous ces points, il apparaît clairement qu'il existe une incidence manifeste de l'usage du cannabis sur les comportements violents vis-à-vis non seulement de soi-même mais aussi d'autrui.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Je passe immédiatement la parole aux sénateurs qui souhaitent intervenir.

Mme Marie-France BEAUFILS .- C'est plus au président de l'association que je m'adresserai. Dans l'analyse que vous pouvez faire suite aux rencontres que vous avez avec les jeunes au cours de votre travail pour essayer de les dissuader de consommer, abordez-vous la question financière ? Je m'explique. Bien souvent, les jeunes un peu plus âgés dans les collèges font appel aux tout jeunes pour commencer à véhiculer quelques doses de drogue et, quelque part, on les y incite en leur donnant quelques moyens financiers pour le faire. Avez-vous abordé ces questions avec eux et non pas simplement l'aspect du risque de la consommation ?

La question que je pose peut paraître secondaire, mais elle est néanmoins importante. En effet, autant l'idée d'essayer de convaincre les enfants de ne pas toucher à la drogue me paraît louable, autant on se rend compte qu'il y a des moyens pervers de les y amener et qu'ils sont parfois plus compliqués à éliminer.

M. Richard MAILLET .- Ce n'est pas un sujet qui est abordé systématiquement lors des rencontres avec les jeunes. Je ne fais plus d'interventions avec les élèves depuis quelques années, ne m'occupant que des interventions avec les professeurs et parents, mais il arrive parfois à mes intervenants d'aborder ces sujets parce que toutes nos interventions partent du principe de débats interactifs. Nous essayons toujours de partir des questions des élèves tout en développant un certain nombre d'idées que nous tenons absolument à débattre avec eux.

Je connais le phénomène que vous évoquez, mais ce n'est pas un point qui est systématiquement abordé dans toutes les classes avec les jeunes. Cela dit, je retiens l'idée, parce que c'est une chose dont nous pourrions discuter avec l'équipe des psychologues.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Je tiens tout d'abord à remercier nos trois intervenants, qui ont été d'une très grande clarté et qui sont allés au fond du problème.

Professeur, vous nous avez convaincus sur les drogues, si nous en avions encore besoin, et, monsieur le Président, votre action devrait être très largement démultipliée sur l'ensemble du territoire.

Vous nous avez parlé tout à l'heure du problème des médias et de l'exemplarité de la drogue : on parle en effet plus de l'exemplarité de la drogue que du combat contre la drogue. Dans les émissions de télévision les plus regardées, c'est à celui qui fume le plus de « pétards » et c'est maintenant presque une légion d'honneur.

Ma question s'adresse à Julien Baudry, qui nous a fortement touchés par son récit clair, net et précis. Le vrai problème, non pas pour trouver des solutions, mais pour essayer de faire avancer le problème de la lutte contre les toxicomanies, est certainement de mieux connaître l'état de délabrement dans lequel on peut tomber et je relie cela à l'ensemble de ce qui a été dit. En effet, ce que vous nous avez dit ne relève pas de la recherche scientifique : vous nous avez dit que vous aviez volé et que vous auriez pu aller jusqu'à tuer, en évoquant les violences auxquelles vous aviez assisté. Que pouvez-vous attendre de la société et des élus pour faire en sorte de trouver une formule ?

Malheureusement, dans nos familles, près de chez nous, nous entendons souvent parler de cas comme le vôtre, mais comment peut-on épargner les jeunes de la désespérance et même d'un stade qui va bien au-delà ? Quand on est au fond du trou, comment peut-on en sortir ?

M. Julien BAUDRY .- J'ai connu bien pire il y a quelques années. Qu'est-ce que j'attends de la société ? Depuis que je m'en suis sorti, je m'intéresse beaucoup au domaine de la prévention parce que c'est une chose qui me touche énormément. Parallèlement à mes antécédents, j'ai eu une formation universitaire en tant que pédagogue. Tout ce que j'ai fait sous l'emprise des drogues, je ne l'aurais pas fait si je ne m'étais pas drogué. C'est mon raisonnement à l'heure actuelle.

C'est ce premier joint, à 16 ans, qui m'a amené à faire tout ce que j'ai fait par la suite. A l'heure actuelle, la politique de réduction des risques liée à l'usage de stupéfiants est nécessaire mais insuffisante. Voici ce qu'un toxicomane m'a dit un jour : « Il est tellement simple de dire non au début et tellement difficile d'arrêter par la suite ».

La réduction des risques, comme son nom l'indique, permet de réduire les risques quand la personne consomme. Elle ne permet en aucun cas d'éviter aux jeunes ce phénomène de mode qu'est la consommation et de les pousser à une réflexion sur ce sujet.

Quand j'étais en terminale, alors que je consommais déjà, un policier est passé dans ma classe avec une mallette pour faire de la prévention. La seule chose à laquelle j'ai pensé alors a été de lui voler sa mallette. Pendant toute cette période de consommation, j'ai vu les policiers comme des ennemis, j'ai eu des comportements très violents et antisociaux et je ne comprenais pas. Je pensais que je gérais cette consommation, je l'intellectualisais et je prétextais qu'elle ne m'empêchait pas de travailler, d'aller à l'école ni de passer mes examens, contrairement à certains qui ne le faisaient pas. J'ai trouvé de très nombreux arguments sur la dépénalisation, la légalisation et l'usage du cannabis à l'époque où je consommais.

Avec le recul, quand je repense à tout cela, je dis bravo à toutes les associations de prévention et à tous ceux qui se battent contre cette drogue, parce que, plus d'une fois, j'aurais pu tuer quelqu'un ou mourir. J'estime donc avoir vraiment énormément de chance.

Voici ce que j'attends de l'Etat, de la politique et des personnes qui ont le pouvoir de faire changer les choses. Il faut tout d'abord impliquer plus de gens dans des associations comme celle de Richard, « Stop à la drogue », qui fait de la prévention de l'usage. Je ne dis pas que la réduction des risques est mauvaise, mais que ces deux actions sont complémentaires. Si on ne veut pas tomber dépendant à un produit, le plus simple est de ne pas commencer. C'est sans équivoque.

Ensuite, on constate actuellement de gros problèmes dans les banlieues. Je sais pertinemment, de par mon vécu, que l'usage de drogues et ces problèmes sont étroitement liés. L'histoire que je vous raconte n'est pas seulement la mienne ; c'est celle de milliers de personnes. Consommation, échec scolaire, marginalisation, problèmes d'insertion professionnelle, problèmes de violence urbaine sont des phénomènes étroitement liés. C'est bien la consommation qui provoque des altérations physiques et psychiques ainsi que des troubles de la pensée et du comportement et qui induisent des conduites addictives. Si on veut casser cette chaîne, il est important d'éviter cette consommation et de ne pas banaliser les dangers liés à l'usage du cannabis.

Pour en revenir personnellement à l'époque où je ne faisais « que » fumer du cannabis, si je puis dire, étant donné que, pour moi, ce n'était pas grave par comparaison aux drogues dures que j'ai connues ensuite, j'étais incapable de me concentrer en cours. J'ai vraiment eu des comportements, uniquement en prenant du cannabis, dont j'ai vraiment honte : j'ai été jusqu'à frapper les personnes auxquelles je tenais le plus et qui étaient les plus chères à mon coeur. Si j'en suis venu à faire cela avec les personnes qui m'étaient chères, j'aurais pu aisément tuer quelqu'un sur un coup de nerf dans la rue. Je ne l'ai pas fait, bien sûr, mais il m'est arrivé, à tel ou tel moment, au quotidien, ne serait-ce qu'en attendant à un feu rouge, de subir une montée de nerfs très forte. C'est très grave. Autant cela a pu m'amuser auparavant alors que je minimisais tout cela, autant je dis à l'heure actuelle que c'est vraiment un fléau qu'il faut combattre et dont la suppression résoudrait bon nombre de problèmes à tous les niveaux.

Pour ce qui est de ce qui vous intéresse, à savoir la violence dans les quartiers, je peux dire que, dans un sens, je comprends ces jeunes, même si je ne leur donne pas raison, bien sûr, parce qu'il n'est vraiment pas facile de vivre dans des quartiers au quotidien. Il faut que des actions soient menées en dehors de la seule répression. J'entends que la loi soit appliquée et que des choses ne doivent pas être acceptées, mais il n'empêche que  j'habite encore dans un de ces quartiers  je comprends les personnes qui se révoltent. J'en ai fait partie et je vois combien il est difficile de vivre et d'être, comme on dit, en bas de l'échelle.

Il y a des réductions budgétaires et des problèmes scolaires : on ne peut pas mettre des infirmières partout, mais, même si certains éducateurs de rue font du bon travail, il faut donner plus de moyens sur le terrain et non pas seulement agir dans le domaine de la répression et de la réduction des risques.

M. Alex TÜRK, président .- Merci. Monsieur le Professeur, vous souhaitiez ajouter une précision.

M. Jean COSTENTIN .- Je ne connaissais pas Julien Baudry avant de l'entendre il y a quelques minutes. Ce qu'il nous a dit, je l'ai lu dans un livre qui est sorti depuis quelques semaines et qui s'intitule Hélène, j'ai commencé par un joint. L'histoire que raconte ce livre est celle d'une jeune fille, mais elle correspond exactement à celle que vient de nous décrire Julien Baudry.

J'ai retenu la nécessité d'une communication forte. Celle-ci manque cruellement dans notre pays, et même ceux qui la font se voient contestés par la MILDT, Mission interministérielle de lutte (le « l » signifie « lutte » et non pas « libéralisation », si j'ai bien compris) des drogues et de la toxicomanie.

Sachez que, dans le rectorat de Rouen, nous avons mis en place une action d'information auprès des équipes éducatives grâce au recteur de l'époque, qui est maintenant celui de Lille, Mme Bensoussan. Cette action nous a permis de couvrir l'ensemble des équipes éducatives à la satisfaction générale. Très récemment, dans le cadre de l'Académie nationale de médecine, nous avons réuni les membres du rectorat de Paris et avons mis en place, au travers des neuf bassins qui segmentent leur interaction avec les équipes éducatives, un ensemble de présentations auxquelles je vais participer avec des collègues psychiatres.

La MILDT, se sentant sans doute dépossédée d'un monopole qu'elle croit être le sien quand elle agit si mal depuis si longtemps, s'est débrouillée pour faire casser le déroulement de ce système.

Il est surprenant d'imaginer que des organismes appointés par l'Etat pour faire reculer les drogues et les toxicomanies passent autant de temps pour contrarier l'action de ceux qui, bénévoles, s'échinent à faire reculer la drogue dans ce pays. Je souhaitais vous faire part de ce point.

M. Alex TÜRK, président .- Avez-vous des informations sur les problèmes liés à l'économie parallèle ? Tout à l'heure, monsieur Baudry, vous avez évoqué le fait que, pour faire face à vos besoins, vous avez été amené à recourir à la perte de vos économies, puis à la délinquance, mais avez-vous des informations par un biais ou un autre sur ce que cela représente dans les quartiers en tant qu'économie souterraine ?

M. Julien BAUDRY .- Pour beaucoup de personnes qui habitent dans les quartiers, cela représente une activité à temps plein. Dans la ville dont je viens, Maubeuge, il est impossible d'enrayer le fléau des drogues : le temps que les policiers ou les gendarmes organisent une opération dans un quartier, ce qui prend beaucoup de temps, les autres quartiers se développent. Quand une grosse opération « coup de poing » est menée sur un quartier, beaucoup de gens partent en prison, puis les petits frères ou d'autres personnes reprennent le marché et le trafic change de secteur. On tourne ainsi de quartier en quartier.

Cela représente une énorme activité. Il y a beaucoup de demande et beaucoup d'offre. J'ai coutume de dire qu'à Maubeuge, il y a un dealer à chaque coin de rue. Je le vois au quotidien : c'est une chose très répandue ; on peut trouver de la drogue en claquant des doigts et n'importe où. Comme l'a dit le Dr Costentin, mon histoire est celle de milliers d'autres. Je connais énormément de personnes qui font cela au quotidien. Tous mes amis et toutes les personnes que j'ai fréquentées pendant dix ans ont fait ce que j'ai fait moi-même : importation et revente. C'est vraiment un mode de vie à part ; cela n'a rien d'exceptionnel.

La drogue s'est vraiment répandue non seulement dans les quartiers défavorisés mais aussi auprès de personnes issues de familles aisées (des familles de médecins ou de militaires de l'armée de l'air, par exemple) qui consomment aussi n'importe quelle drogue. Cela touche vraiment tout le monde, à tous les niveaux, sans distinction, et cela représente une grosse économie parallèle. Je me suis déjà imaginé ce que cela représentait, même si je n'ai pas de chiffres concrets. Si, en dix ans, cela m'a coûté entre 20 et 30 000 euros, je n'ose pas imaginer ce que cela peut représenter sur le nombre de consommateurs et l'étendue du phénomène. C'est inimaginable.

M. Jean COSTENTIN .- Le cannabis est une drogue peu chère qui est portée sur les épaules du tabac. Quand les choses se limitent au tabac plus cannabis, cela représente un budget d'environ 200 euros par mois. En fait, c'est une maladie d'argent de poche, avec ce balai indécent de l'argent de poche servi aux enfants, souvent à la mesure des carences affectives : moins on est présent auprès d'eux et plus on se dédouane en leur donnant beaucoup d'argent de poche. C'est de l'argent facilement gagné et de l'argent facilement parti en fumée. Je pense qu'il faut mener une pédagogie importante auprès des parents et, au-delà, auprès des familles, c'est-à-dire des oncles, tantes, parrains et marraines, pour montrer que l'argent de poche est un piège qui déroule un tapis rouge à la drogue.

Il faut savoir qu'actuellement, il y a davantage de jeunes gens  ce sont des chiffres cités par Marie Choquet au cours d'une réunion récente  qui fument du tabac et du cannabis que du tabac seul.

M. Alex TÜRK, président .- Nous n'avons plus de questions. Il me reste à vous remercier. Comme vous le voyez, vous avez parlé peu de temps, mais le message est bien passé car je vois que nos collègues sont un peu secoués.

Audition de M. Amar LASFAR, recteur de la mosquée de Lille-Sud (26 septembre 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie, monsieur le Recteur, d'avoir bien voulu répondre de manière positive à notre invitation. Comme vous le savez, nous sommes en train de terminer nos travaux d'audition dans le cadre de cette mission commune d'information sur le problème des quartiers en difficulté, et nous avons pensé qu'il était important d'avoir un éclairage sur ces questions qui touchent à la religion, mais aussi aux aspects culturels ou éducatifs.

Conformément à notre pratique, nous vous donnons la parole le temps que vous jugerez nécessaire, après quoi nous pourrons passer au jeu des questions-réponses.

M. Amar LASFAR .- Je vous remercie, monsieur Türk, de m'avoir invité à cette audition pour me donner l'occasion de parler de notre religion, de la culture musulmane au sein d'un quartier et d'une ville et de notre vécu au quotidien, que ce soit à Lille-Sud, un quartier où j'ai vécu quasiment vingt-sept ans sans le quitter, dans les autres quartiers qui composent la ville et la métropole lilloises ou dans d'autres quartiers de façon générale.

Je commence par me présenter. Je suis recteur de la mosquée de Lille-Sud et président de l'association de la Ligue islamique du nord qui est en charge de la mosquée. Je suis en même temps responsable du lycée Averroès, une initiative qui se déroule dans le quartier Lille-Sud depuis bientôt quatre ans, et président de l'Institut culturel islamique, toujours au sein de Lille-Sud. Pour nous, le 59 rue de Marquillies est un espace socioculturel et éducatif qui remplit un certain nombre de vocations.

La première est de répondre à la demande qui est celle de nos co-religionnaires, les musulmans, qu'ils soient pratiquants ou non, à travers soit la mosquée, soit l'école arabe qui dispense en même temps un minimum de sciences islamiques dont on a besoin.

La deuxième est de répondre à la demande du quartier et de la ville. La mosquée de Lille-Sud est connue au-delà des frontières du quartier, même s'il s'agit du quartier le plus peuplé de Lille : 23 000 habitants.

Il s'agit donc de répondre à la demande de nos concitoyens, de façon générale, en matière d'explications, de témoignages ou de questions que l'on peut se poser autour de la religion que nous représentons, mais également au-delà des frontières de celle-ci. J'ai été moi-même président d'un centre social entre 1982 et 1984, que l'on appelait le Centre social résidence Sud.

Nous nous adressons donc à nos coreligionnaires et à nos concitoyens mais, au-delà, nous cherchons à doter la ville de Lille d'une structure privée, certes, mais qui se veut publique et socioculturelle et qui dépasse les frontières d'un culte stricto sensu.

La Ligue islamique du Nord est une association qui a été créée il y a quasiment vingt-quatre ans, en 1982, et, depuis lors, nous n'avons pas cessé de dispenser différentes activités touchant tous les publics : jeunes ou moins jeunes, de confession musulmane ou non.

Voilà ce que je peux dire pour dresser une carte d'identité de notre association et pour montrer ce que nous faisons à la mosquée de Lille-Sud.

Le bâtiment de cette mosquée représente 1 800 m² sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, on trouve la mosquée et la salle de prière ; au premier étage, on a l'école et tout ce qui touche à l'enseignement ; au deuxième étage, se trouve le lycée Averroès, qui est abrité au sein de la mosquée elle-même, étant précisé que nous avons le projet de le délocaliser en dehors de la mosquée.

Voilà ce que peux dire, en guise d'introduction, sur Lille-Sud, sur Amar Lasfar et sur notre mosquée.

Que dire des quartiers difficiles ? J'en parlerai sans doute plus longuement à travers vos questions, mais je dirai en introduction qu'un quartier difficile est un vécu de chaque jour, avec un présent difficile et un futur sombre, difficile à imaginer, à préparer et à construire. C'est ce que vivent les gens au jour le jour.

Pour ma part, je suis venu du Maroc en tant qu'étudiant en septembre 1980 pour faire des études d'économie, après quoi, en 1998, je suis rentré dans mon pays d'origine en pensant le faire définitivement. Un autre problème s'est alors posé à moi : celui de la réintégration dans mon pays d'origine que j'avais quitté pendant huit ans. J'y suis resté six mois, j'ai été tout de suite affecté dans un institut de gestion français, l'Ecole Pigier, où j'ai enseigné cinq ou six mois, mais j'ai senti en moi que quelque chose me manquait : le quartier Lille-Sud et les activités que j'avais là-bas. Je suis donc revenu de façon définitive six mois plus tard pour m'y installer.

C'est ainsi qu'en vingt-six ans, j'ai vu ce quartier se détériorer, comme la plupart des quartiers de France, du fait notamment du chômage, qui touche toute la France et qui nous frappe peut-être encore plus que d'autres quartiers. Tous les maux sociaux qui frappent les quartiers nous touchent peut-être dans des proportions plus importantes : le chômage, l'échec scolaire et le manque d'équipements. Chez nous, on ne voit pas ce que l'on voit dans d'autres quartiers auxquels il a été donné des chances pour rebondir ou décoller en matière économique.

A Lille-Sud, pendant toute cette période, mis à part un grand projet qui émerge depuis six mois, celui du grand commissariat de Lille-Sud, le projet de la mosquée qui a mobilisé les énergies dans les années 90 et le grand projet de rénovation urbanistique de Lille-Sud qui est tant attendu, nous ne voyons pas d'autres projets qui tirent le quartier vers le haut et qui donnent une chance à l'habitant de Lille-Sud, qu'il soit de notre culture ou non.

Voilà ce que je peux dire en guise d'introduction et de façon très personnelle et subjective. Je vais m'efforcer, grâce à vos questions, de vous apporter d'autres précisions.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie. Je souhaiterais que vous reveniez de manière précise sur cette période qui a été vécue à Lille-Sud aux mois d'octobre et de novembre de l'année dernière. Pouvez-vous nous dire comment les choses se sont enclenchées et si vous avez vu des différences de comportement en fonction de la religion des uns et des autres et de leurs pratiques religieuses ou culturelles ? Quelle est votre analyse, en tant qu'observateur, puisque vous étiez sur place ?

M. Amar LASFAR .- Vous savez bien, monsieur Türk, que ce problème n'est pas lié à la culture qui est la nôtre, pas plus qu'à notre catégorie sociale. Cependant, nos jeunes  je parle un peu à leur place  se trouvent concernés et impliqués de façon indirecte de par cette solidarité qui est souvent difficile à comprendre et qui s'installe de quartier en quartier, au-delà des frontières de la métropole ou de la commune. Cette culture des quartiers commence aujourd'hui à s'installer.

C'est ainsi que ce qui s'est passé dans la région parisienne s'est propagé ailleurs, certes dans des proportions moins importantes, ne serait-ce que pour dire aux jeunes en question, par un geste imprudent, bien sûr : « Je suis là, je suis solidaire et, moi aussi, je suis concerné par ce problème ».

Avons-nous joué un rôle en tant que structure associative, notamment dans le sens de l'apaisement, à travers ce que nous faisons ? Nous n'attendons pas les événements pour intervenir. A travers les activités que nous dispensons, nous inculquons ce sens de responsabilité dans notre pays car, pour nous, avant d'être jeune, on est citoyen et on est dans une République qui trace des limites. Certes, le jeune a le droit de manifester son mécontentement, de tirer la sonnette d'alarme et de dire : « Je suis là, je suis mal compris, j'ai des problèmes » et la société, notamment à travers ses élus, est là pour l'écouter et pour essayer d'intervenir, mais nous essayons de les dissuader d'utiliser d'autres moyens que ceux qui, à nos yeux, sont déjà très importants et permettent aux gens des quartiers de s'exprimer.

Durant cette période, nous avons ressenti le même sentiment que tous nos concitoyens et tous les analystes : le fait que cette période était l'occasion d'exprimer un profond malaise qui durait depuis plusieurs années et qui ne touchait, certes, qu'une partie de la société mais qui, mis sur la place publique, devenait une chose dans laquelle tout le monde se retrouve : l'exclusion économique, le chômage qui nous frappe de plein fouet plus que la moyenne nationale, l'échec scolaire, l'avenir sombre, tous ces malaises qui, dans une situation normale, sont plus ou moins supportés, soit au niveau individuel, soit au niveau collectif, et qui font l'objet de débats quand l'occasion se présente.

Ce n'est ni structuré, ni préparé. Cela relève plutôt de la spontanéité, mais cela finit par se structurer en soi. C'est ce que nous avons vécu à l'époque de la mort de Riad Hamlaoui à Lille-Sud suite au geste maladroit d'un policier qui exerçait son devoir, geste qui a ôté la vie à un jeune. Les jeunes se sont retrouvés autour d'une revendication légitime, la justice pour Riad, mais, au-delà de cette action, du geste en tant que tel et de cette mort elle-même, ils ont revendiqué autre chose.

Voilà ce que je peux constater en tant que responsable d'une mosquée qui se trouve en plein quartier de Lille-Sud et dans laquelle il nous arrive de croiser des jeunes qui perturbent le quartier ou d'autres qui ne le perturbent pas, non pas forcément dans la salle de prière. A Lille-Sud, je suis connu en tant que « grand frère » qui croise les jeunes qui viennent prier à la mosquée  ils ne sont pas nombreux  ou qui se trouvent dans la rue et je le fais soit en tant qu'acteur associatif, soit en tant qu'ancien enseignant, soit en tant que frère impliqué et concerné par ce qui se passe. C'est ainsi que j'essaie de les écouter et de leur donner l'occasion d'exprimer ce qu'ils ont dire.

En même temps, même si nous n'avons pas de baguette magique, nous nous sommes toujours efforcés, à Lille-Sud, de les orienter vers le bon décideur, le guichet concerné ou la bonne façon de faire.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Ce que vous faites à Lille apparaît très exemplaire. Je suis maire de Saint-Quentin, une ville située entre Paris et Lille, où les choses se passent à peu près de la même façon, mais je lis des déclarations  c'était encore le cas récemment  qui nous parlent de la montée en puissance de l'islam et je constate que certains sont intervenus puissamment dans les événements. En dehors de Lille, y a-t-il, dans le nord de la France ou la région parisienne, des situations particulières qui font que certaines religions ont été à l'origine de troubles ou y a-t-il des débordements ? Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?

M. Amar LASFAR .- La religion est faite pour apaiser. Lorsqu'on parle de la religion, il faut avoir recours au silence religieux. Pour méditer, il faut respecter un minimum de conditions. De là à dire qu'il y a une montée en puissance du religieux, c'est autre chose. Nous parlons plutôt, nous, de l'intérieur, d'un retour vers Dieu d'une façon générale. Peut-être cela profite-t-il plus à l'islam  c'est une réalité , et il s'avère que, si l'homme essaie d'y retourner, ce ne n'est pas pour tourner le dos à quelque chose d'autre mais pour trouver un complément  celui qui vous parle s'intéresse à la sociologie  à ce que la société moderne lui a donné.

Ce n'est pas la peine d'insister sur les vertus de la société moderne : elles l'ont épanoui dans un certain nombre de facettes, mais, à nos yeux de religieux, l'essentiel a été mis entre parenthèses à un moment donné, à savoir Dieu, le culte et les valeurs religieuses. Cela fait une trentaine ou une quarantaine d'années que nous assistons à ce retour vers le religieux, et nous sommes même tentés de parler du retour du religieux vers les hommes parce que, pour nous, Dieu est interactif : on peut aller vers Dieu mais Dieu peut aussi se manifester et venir vers nous.

Ce retour vers le religieux se manifeste par une demande particulière à l'égard des mosquées. Je citerai notamment celle de Saint-Quentin, la mosquée Al - Salam (ou mosquée de la paix), que j'ai eu l'honneur de visiter plusieurs fois et qui est gérée par une communauté très paisible et une association que je connais bien. L'observateur a parfois du mal à comprendre cette demande particulière. Nous sentons qu'il y a une demande très importante de mosquées, de lieux de culte, de salles de cours, de salles de prière ou d'écoles d'alphabétisation en langue arabe, mais c'est une demande légitime qui exprime ce retour. C'est ce retour qui a induit cette demande en matière de lieux de culte.

J'ajoute entre parenthèses que l'on peut compter les grandes mosquées sur les doigts d'une main : nous n'avons pas beaucoup de mosquées en France mais beaucoup de salles de prière.

J'analyse ce phénomène des années 90 par la demande de se sédentariser et de se sentir chez soi. L'islam de France date des années 90. Auparavant, personne n'en parlait et personne ne prêchait en français. A cet égard, nous avons peut-être été des précurseurs à Lille-Sud puisque, en 1988-1989, j'ai fait mon premier prêche en français à Lille-Sud, ce qui est aujourd'hui quasiment le cas de toutes les mosquées. L'une des conditions de l'imamat est désormais la maîtrise de la langue française.

Cette sédentarisation et cette volonté de la communauté de s'installer de façon durable ont fait que la demande de grandes mosquées s'est accentuée. La région du Nord/Pas-de-Calais est sans doute la plus importante de France à cet égard puisque nous avons 110 à 115 mosquées dans la plus petite région de France. La région du Nord/Pas-de-Calais est connue pour sa pratique de la religion, ce qui est normal. Il faut dire que la tradition chrétienne y est pour quelque chose, et ce n'est pas par hasard que le lycée Averroès a vu le jour à Lille : c'est parce que l'enseignement catholique est important dans cette région.

Ce retour vers la religion dicte donc un comportement à observer et, surtout, certaines demandes.

Ces acteurs associatifs et ces mosquées jouent-ils un rôle dans de tels événements ? Je réponds qu'ils jouent obligatoirement un rôle. Je me suis retrouvé aux premières loges au moment de la mort de Riad. Lorsque les gens sont venus spontanément à la mosquée pour crier : « Justice pour Riad ! », je me suis demandé si mon travail était de m'exprimer en tant que religieux sur la place publique, c'est-à-dire dans la rue, ou si j'étais là pour dispenser un conseil spirituel et répondre à des questions spécifiques en matière de religion.

La réponse est arrivée tout de suite : « Avant que je sois un religieux, je suis un citoyen concerné par le quartier et il va donc falloir éteindre le feu ». Après trois nuits d'émeute dans le quartier de Lille-Sud, bien avant les événements de l'automne dernier à Paris, le calme n'a pas pu être ramené. C'est alors qu'une idée m'est venue : je suis sorti de la mosquée et j'ai lancé un appel aux parents en leur disant : « Messieurs et mesdames, ce sont nos enfants qui sont dans la rue. La police n'a pas réussi à ramener le calme, pas plus que le politique. Ne pourrions-nous pas au moins essayer de faire quelque chose de notre côté ? »

Après la dernière prière, à 23 h 30, au mois de juin, nous sommes sortis. Le préfet de région de l'époque m'a dit : « Monsieur Lasfar, vous prenez un énorme risque en descendant dans la rue avec les parents alors que la police est là. Il faut que la police fasse son travail ». Je lui ai répondu alors : « Monsieur le Préfet, ce sont nos enfants, nos frères et nos petits frères qui sont exposés à la police. »

Je ne dis pas que nous avons réussi à le faire tout seuls, mais nous y avons contribué. En tout cas, le calme est revenu dans le quartier le lendemain. La presse a dit que le calme avait été ramené grâce à la mosquée et je me souviens qu'une journaliste de France 2 m'avait demandé : « Monsieur Lasfar, n'avez-vous pas dépassé vos prérogatives ? » J'ai répondu tout de suite : « Lorsqu'il s'agit d'éteindre le feu, je ne sais pas où sont les prérogatives de chacun. Etiquette religieuse ou non, il faut le faire ».

Je pense que les religions, d'une façon générale, ont un rôle à jouer. Certes, elles doivent toutes respecter la frontière entre le privé et le public. La laïcité est le cadre que nous avons embrassé, que nous respectons et dans lequel nous évoluons. Cependant, si la religion s'exprime en matière sociale, il reste à ceux qui s'expriment au nom de la religion de le faire selon les règles de l'art, comme le disent les spécialistes. Ils sont simplement appelés à s'exprimer ; ils ne peuvent pas rester les bras croisés.

Voilà la philosophie de la mosquée de Lille-Sud et celle d'un certain nombre de mosquées qui, aujourd'hui, suivent l'exemple de cette mosquée.

Parfois, quand Amar Lasfar s'exprime, si on ne le connaît pas et si on ne l'a pas vu à la télévision parce qu'il parle au nom d'une religion, on ne va pas dire que c'est un recteur ou un religieux. C'est d'abord un citoyen concerné par son quartier qui s'exprime.

M. Philippe DALLIER .- Avez-vous des chiffres sur les pourcentages de pratique religieuse des jeunes aujourd'hui de façon régulière (je ne parle pas de ceux qui viennent uniquement pour les fêtes) et, parmi ces jeunes qui pratiquent régulièrement, avez-vous constaté une participation inférieure aux émeutes par rapport à ceux qui y ont participé ? Autrement dit, pouvons-nous penser que les règles fixées par la religion ont pu jouer un rôle préventif pour inciter ces jeunes à ne pas participer à ces troubles ?

M. Amar LASFAR .- La pratique religieuse est très relative. En ce moment, par exemple, nous sommes 100 % à observer le mois du ramadan. Mais, derrière cette observation, il y a plusieurs sens. Le premier est celui que donne Amar Lasfar : on jeûne parce que Dieu nous a prescrit le ramadan. D'autres le font par tradition, d'autres encore par culture. Certains jeûnent aussi pour le sens de la cérémonie et de la fête : tout à l'heure, vers 19 h 39, nous aurons un moment fort que nous partagerons entre nous.

En dehors des moments forts que sont le mois du ramadan, l'aïd de la rupture du jeûne du ramadan ou l'aïd du sacrifice, le taux de pratique  ce sont les spécialistes qui observent ce phénomène et non pas moi  tourne autour de 12 à 15 %.

M. Philippe DALLIER .- Chez les jeunes ?

M. Amar LASFAR .- D'une façon générale, dans la communauté. Les gens ne sont donc pas aussi pratiquants qu'on le pense.

Cela dit, le taux de pratique chez les jeunes est plus important que chez les adultes aujourd'hui. Par exemple, sur 1 500 personnes qui viennent toutes les nuits à la mosquée de Lille-Sud (toutes les mosquées de France sont très remplies en ce moment), en dehors d'un pourcentage très minime de personnes qui continuent à célébrer le culte avec nous, les autres sont soit derrière, soit dans les couloirs de la mosquée, soit dans les classes, soit même à la porte de la mosquée, en train de fêter cette occasion, en dérangeant d'ailleurs un peu les gens du fait de leur comportement. C'est pourquoi nous alertons notre voisinage pour l'appeler à la compréhension, tout en rappelant à ces jeunes que nous comprenons ce qu'ils vivent mais que le voisinage doit être respecté. Sur ces 1 500 personnes qui viennent tous les soirs, nous en avons environ 1 000 qui sont jeunes, c'est-à-dire qui ont moins de 40 ans, sur lesquels la moitié sont des jeunes, notamment des adolescents. Les parents aiment aussi amener leurs enfants à la mosquée durant cette période.

Le fait d'être dans une mosquée et de pratiquer peut-il immuniser contre ces comportements ? Je ne vais pas vous mentir en disant qu'une fois qu'il prie, le jeune est immunisé, loin de là, mais il est censé l'être en fin de parcours, bien que l'on ne sache pas si cette fin se situe en bas âge ou plus tard. Nous n'avons pas un instrument qui montre qu'au bout de deux ou trois ans, nous avons pu inculquer à ce jeune un bagage qui lui permet d'être bien en tant que citoyen. Nous avons toujours mélangé le fait qu'il fallait être bien en tant que Français et en tant que musulman. Il n'y a pas d'incompatibilité entre le fait d'être français et d'être musulman et, pour nous, les deux éléments ne font qu'un.

Il nous arrive donc de croiser ces jeunes alors qu'ils se livrent à des choses qui ne sont pas recommandées par la religion et qui sont même dénoncées par celle-ci, mais nous savons que, parfois, c'est leur passe-temps.

Dans une proportion non négligeable, certains d'entre eux comprennent aussi dès le début, une fois qu'ils sont à la mosquée. Pour eux, lorsqu'ils viennent à la mosquée, ils tirent un trait sur ce qu'ils faisaient auparavant en disant : « J'ai assez joué », mais ce sont des jeunes qui ont entre 20 et 25 ans. Quand ils viennent, ils déclarent qu'ils ont tiré un trait sur ce qu'ils faisaient et qu'ils souhaitent désormais respecter la religion. Cela vient souvent du fait qu'ils se sont mariés et ont fondé une famille et cela coïncide avec ce foyer qu'ils commencent à fonder.

Ensuite, quelques années plus tard, nous remarquons leurs enfants alors qu'eux-mêmes, ils n'ont pas évolué et n'ont pas eu la chance de venir à la mosquée ni, surtout, à l'école, où nous inculquons un certain nombre de valeurs et où nous avons quelque 950 élèves, des « gosses » de 6  à 13 ans, sachant qu'au-delà, leur scolarité ne leur permet pas de venir quatre ou cinq heures par semaine en plus de leur cursus scolaire. Nous essayons donc de leur transmettre le maximum pendant cette période.

Celui qui n'a pas eu la chance de venir à l'école lui-même dans son plus jeune âge ramène ses enfants parce qu'il sent justement que l'enfant doit recevoir un minimum de valeurs islamiques, un minimum de connaissance de l'islam. Pour nous, l'islam est universel, mais la pratique est propre à un environnement. Nous disons d'ailleurs haut et fort que l'interprétation et la lecture sont liées au contexte et que les musulmans de France, comme tous les musulmans du monde, ont leur propre pratique. Chaque catégorie de musulman a sa propre lecture et sa propre pratique. Moi qui suis d'origine marocaine, lorsque je voyage dans le Golfe ou ailleurs, je constate qu'il y a une différence entre l'islam qui est pratiqué au Maghreb, celui qui est pratiqué dans le Golfe et, encore plus, celui de l'Iran, de la Turquie, de l'Indonésie ou du Pakistan.

L'islam de France ne se colore pas par la spécificité et le contexte français, mais nous sommes en plein processus, même s'il n'a pas encore donné ses fruits à 100 %. Ce que nous appelons l'islam de France n'est pas un slogan ; ce sont ces valeurs qui sont cultivées pour faire du Français de confession musulmane un musulman totalement décomplexé. Son pays, c'est la France, son drapeau est le drapeau français, sa langue est le français, et il apprend l'arabe en tant que deuxième langue lui permettant d'avoir accès au texte et à la religion musulmane.

M. Gilbert BARBIER .- Monsieur le Recteur, vous nous présentez une situation bien réglée, comme cela peut exister dans d'autres religions. Ne pensez-vous pas que, dans un certain nombre d'autres quartiers, il y a des dissidents et des extrémistes de l'islam que vous revendiquez et qui, effectivement, ne posent pas de problèmes particuliers ?

Il semble qu'une certaine minorité échappe au contrôle de l'islam de France et qu'elle fait beaucoup de mal dans ces secteurs. Avez-vous une idée de ces extrémistes, comme on en voit dans d'autres religions, y compris dans la religion catholique ? Je pense que c'est de là que le mal vient souvent en France.

M. Amar LASFAR .- Bien sûr, et ce n'est pas une omission de ma part. En fait, je ne parle pas de ce phénomène si je ne suis pas questionné ni interpellé parce que, à mon sens  mais je peux me tromper , en parlant de ce phénomène, on leur donne plus d'importance.

L'intégrisme, ou l'extrémisme, est la voie facile que peut emprunter n'importe qui alors que la modération est la voie la plus difficile, en restant au juste milieu, sans sombrer à droite ou à gauche.

J'ajoute que le discours radical est plus ou moins attractif. Ce que je vous dis ici ne passionne pas trop les jeunes, qui disent : « Amar, quand tu nous parles, on dirait que c'est le maire ou un élu qui s'adresse à nous ». A la fin de mon prêche du vendredi, surtout quand je traite d'un sujet social, des jeunes disent : « On dirait vraiment qu'Amar Lasfar est un homme politique qui nous parle ». C'est pourquoi je dis que, lorsqu'on parle de normalité et de modération, cela n'attire pas les foules, qui sont attirées par autre chose. Le travail est très délicat dans ce genre de cas de figure.

Cependant, les extrémistes sont là et nous sommes d'ailleurs leurs premières cibles. Nous les côtoyons, en quelque sorte, nous partageons le même terrain et nous essayons de tirer le même public, ce qui n'est pas facile. Je prendrai peut-être beaucoup de temps pour arriver à des résultats alors qu'eux, en une réunion, une rencontre, ils peuvent agir sur les jeunes qui n'ont pas fait des études poussées. Ils sont donc là.

La « bataille » avec ce genre de courants consiste tout d'abord à remplir le terrain, à essayer d'être partout et d'être demandeurs de débat, parce que, du fait de leurs idées, ils ne sont pas demandeurs de débats. En effet, ils n'ont ni les armes, ni les personnes qui permettent d'engager un débat sur ces questions. Ils prennent le public en bas âge, ils le manipulent et, à un moment donné, ils en font un ennemi à lui-même. Le jeune se définit alors non pas en tant que français mais par rapport à un pays imaginaire.

Quand on lui dit : « Tu n'es pas français ? Dis-moi ce que tu es », il répond : « Je suis algérien », mais quand on lui demande de parler le dialecte algérien, il ne peut pas le faire, et quand on lui demande ce qu'il connaît de l'histoire de l'Algérie, il ne peut rien en dire. Il en est de même s'il se dit Marocain : il ne connaît rien de ce pays. Par conséquent, il n'est ni de là-bas, ni d'ici, et il se trouve donc privé de valeurs, complètement déboussolé.

Je pense qu'à long terme, ces phénomènes sont voués à disparaître, mais peut-être suis-je très optimiste, parce que le champ de la modération est en train de prendre de l'ampleur. Bien sûr, il reste à ce courant modéré et majoritaire d'être reconnu et renforcé, parce que, parfois, on ne sait pas dire où se trouve la limite de l'intégrisme. En vous parlant ici, je suis ravi que l'on me qualifie de modéré et de responsable, mais un journaliste mal intentionné peut parfois me considérer comme un fauteur de troubles dans le quartier de Lille-Sud, comme un intégriste ou comme un extrémiste. Cela dépend de mes propos : lorsque je défends la fille qui porte le voile et que je le fais avec honneur, tout en respectant celles qui ne le portent pas, je passe pour un intégriste qui ne veut pas admettre que la France refuse que l'on porte le voile.

Il s'agit donc de nous faire reconnaître et de nous donner des moyens pour inculquer les théories que je suis en train de vous livrer, que nous expérimentons depuis une quinzaine d'années et qui ont donné des résultats.

Par exemple, on oublie souvent que des gens qui sont nés à Lille-Sud sont aujourd'hui médecins ou ingénieurs. On ne parle pas de ces jeunes que j'ai eu la chance de côtoyer dans les années 1981 à 1983, lorsque j'ai dispensé des cours de soutien en économie et en gestion à l'époque, quand j'étais étudiant. On ne parle pas de ces jeunes qui ont réussi et qui sont un exemple pour leurs petits frères. En revanche, on parle de ceux qui ont sombré, des fauteurs de troubles, de ceux qui empêchent la mise en oeuvre du processus d'intégration.

Mme Dominique VOYNET .- Je souhaiterais vous entendre sur la façon dont l'éducation nationale aborde la question des convictions personnelles, qu'elles soient religieuses ou non. Pensez-vous que, dans un pays laïc comme le nôtre, l'enseignement des différentes religions ou croyances devrait être fait à l'école et, si oui, comment ? Vous sentez-vous à l'aise avec la laïcité telle qu'elle est défendue à l'école, avec cette sorte d'équidistance à l'égard de toutes les religions et cette volonté à la fois de respecter les convictions et de ne privilégier aucune de ces religions ? Comment voyez-vous les choses ?

M. Amar LASFAR .- Comme je l'ai dit tout à l'heure, les musulmans ont adhéré à la laïcité en tant que cadre dès leur déclaration d'intention de se sédentariser. Dans les années 70 ou 80, le problème ne se posait pas parce que, dans l'imaginaire de bon nombre de responsables, on considérait que ces musulmans partiraient un jour. C'est d'ailleurs ce qui explique la politique urbanistique. Ce n'est pas un hasard si Lille-Sud, le boulevard de Metz ou le boulevard de Strasbourg et tous ces quartiers se sont peuplés. Ces gens l'ont-il fait par choix quand ils sont venus de chez eux ou quelqu'un leur a-t-il révélé d'aller vers ces quartiers alors qu'il n'y avait ni mosquée, ni lieu de culte, ni phénomène musulman, ni visibilité de l'islam ? En fait, il a été mené une politique d'orientation : on a orienté ces différentes catégories de population à aller vers tel ou tel quartier et à éviter tel ou tel autre.

Quand on s'installe durablement dans un quartier, on réussit à s'en imprégner, mais aussi à l'influencer. Aujourd'hui, ce qu'on appelle les quartiers difficiles, chauds ou populaires sont la résultante d'une politique qui est menée depuis quasiment une trentaine d'années. C'est donc à ce moment-là que nous avons déclaré l'intention de rester en France de façon définitive, et non pas durable, d'épouser les valeurs de la République et de nous définir en tant que Français d'abord.

Il y a une dizaine d'années, au moment de Nord-Expo, l'ancienne foire internationale de Lille, à la porte du bâtiment où nous nous trouvions avec environ 13 000 personnes, nous avions installé une banderole qui indiquait : « Citoyens d'abord, musulmans ensuite ». Cela résume toute la philosophie des musulmans. Cela veut dire que nous optons pour les valeurs communes, avec les autres, et que, dans la voie publique, nous partageons les valeurs communes de la République. L'islam n'a d'ailleurs pas ramené des valeurs intrinsèques qui ne sont propres qu'à lui et qui ne se retrouvent pas avec les autres. Il reste que, lorsqu'on se retrouve dans la sphère privée, il y a des choses à partager.

Nous n'avons donc pas de problème avec la laïcité. Je dirai simplement que la laïcité a peut-être un problème avec nous. Nous l'avons vécu avec la loi du 15 mars sur le port du voile, ce que nous n'avons toujours pas compris jusqu'à aujourd'hui. De notre côté, nous n'avons donc pas de problème avec la laïcité et nous en respectons le cadre.

En tant qu'ancien enseignant (j'ai enseigné dans un certain nombre de lycées à Dunkerque, à Béthune ou à Lille), j'estime que, certes, l'école transmet beaucoup de ce qu'elle est censée transmettre, mais qu'en matière de religion, de culte et de valeurs religieuses, la laïcité est plus ou moins exagérée, car le fait de respecter une sphère ne veut pas dire qu'on ne peut pas l'évoquer ou en parler. Pendant des décennies, sous prétexte d'être l'institution laïque par excellence, l'école, on a commis à mon sens l'erreur de ne pas parler de Dieu. Il ne s'agit pas de prêcher pour telle ou telle chapelle ou paroisse, mais de parler de Dieu en tant que fait social, en tant que sujet qui intéresse l'élève. A la maison, on lui parle de Dieu. Par conséquent, il se trouve devant une frontière imaginaire en lui faisant comprendre qu'à l'école, on lui parle de tout sauf de Dieu alors que, chez lui, il reçoit une culture et une éducation familiales en venant dans nos mosquées, comme il peut aller au catéchisme, et on lui parle de Dieu.

Il faudrait lui parler de la cohabitation des religions, c'est-à-dire de ce que l'on appelle la religion des religions, de ce code de bonne conduite que doivent observer les religieux. L'école a souffert de cela et on parle maintenant de plus en plus de cette demande. Régis Debré a sorti un rapport dans ce sens : il faut enseigner le fait religieux et parler de Dieu à l'école pour immuniser ces élèves. Dans une logique critique que l'on doit inculquer à ces élèves, il faut parler de Dieu sans pour autant rivaliser avec quelqu'un qui parle de Dieu autrement, sans dire : « Mon Dieu est préférable au tien ».

L'école est donc appelée à jouer un rôle dans ce sens et à enseigner le fait religieux en tant que science et non pas en tant que théologie, qui est notre affaire. Nous enseignons la théologie dans nos mosquées, mais l'école de la République doit s'intéresser à ces phénomènes. Pour notre part, nous arrivons en complément.

Quand nous avons ouvert le lycée privé Averroès, on m'a demandé pourquoi je souhaitais ouvrir des établissements privés musulmans et si cela n'entrait pas en contradiction avec le discours d'ouverture que je prônais.

J'ai répondu très simplement, et je continue à le faire, que l'islam de France, ce sont des mosquées, des écoles, des institutions et, en quelque sorte, une visibilité qui empêche le musulman de sombrer dans ce discours victimaire : « Nous sommes les mal aimés de la République, on ne veut pas de nous ; à chaque fois que nous demandons une mosquée, tel ou tel maire refuse ». C'est vrai quelquefois, mais, le plus souvent, c'est imaginaire.

Nous avons donc ouvert cet établissement non pas pour rivaliser avec l'école de la République mais pour enrichir l'enseignement privé, notamment dans la région du Nord. Il est tout à l'honneur de la République d'avoir formé l'intellectuel que je suis, en France, et qui a imaginé ce projet. J'en suis fier et je remercie d'ailleurs tout le monde, parce que, dans la région du Nord, nous ne sentons pas une hostilité quelconque, ni de la part du monde politique, ni de la part du monde médiatique, ni de la part de la société dans laquelle nous vivons, notamment celle de Lille-Sud.

C'est pourquoi une telle initiative a réussi. L'année dernière, nous n'avons pas déçu, puisque nous avons eu un taux de réussite de 75 % au baccalauréat. Ce pourcentage a reflété notre priorité : que voulons-nous faire de ces élèves ? Nous avons pris onze élèves au départ et, aujourd'hui, nous en avons quatre-vingt-cinq. Il faut donc qu'ils réussissent. Sur vingt lycéens qui ont passé le baccalauréat, dix-neuf ont été admissibles et quinze l'ont obtenu. Ils sont quelque part dans des universités et des écoles d'ingénieurs françaises.

Notre priorité est donc de permettre à l'islam de se structurer à travers des établissements et d'être visible pour répondre justement à cette demande que vous avez indiquée en affirmant que la laïcité nous a donné assez d'espace pour respirer l'air et qu'il ne faut donc pas aller respirer ailleurs, inventer d'autres cadres ou sombrer dans des courants extrémistes.

M. Alex TÜRK, président .- Je vous remercie.

Mme Marie-France BEAUFILS .- Je souhaiterais avoir une dernière précision pour ne pas interpréter vos propos et pour m'assurer de vous avoir compris. Vous nous avez dit qu'il fallait que l'école parle de Dieu en tant que fait social. Pour vous, si j'ai bien compris, cela consiste à en parler un peu différemment de ce que vous faites dans une mosquée, mais, en disant cela, considérez-vous qu'à l'école, on doit faire une information sur l'histoire des religions ou sur le fait de Dieu comme étant intangible pour tout le monde, auquel cas une partie de ceux qui ne croient pas en Dieu vont se considérer exclus ? Je souhaiterais que vous précisiez votre propos parce que, pour le moment, il n'est pas clair pour moi.

M. Amar LASFAR .- Quand on parle de Dieu, on ne parle pas uniquement à ceux qui croient ; on en parle comme une donnée. Dieu est là et il y a ceux qui y croient et ceux qui n'y croient pas, mais, à un moment donné, tout le monde en parle.

Ce qui m'intéresse le plus dans ce que vous avez dit a trait à tout ce qui relève des sciences sociales et de l'histoire des religions, qui sont malheureusement très méconnues par l'élève, en particulier celle de l'islam. La tradition chrétienne a peut-être fait que, dans d'autres sphères, on parle de cela aux élèves, mais si l'élève musulman se contente de l'école, il ne connaîtra rien de l'islam en fin de parcours. C'est pourquoi je pense qu'il serait important que l'école lui parle non pas de la théologie ou de la science islamique mais des sciences des religions. Je parle donc de cela.

M. Alex TÜRK, président .- Monsieur le Recteur, mes collègues n'ayant plus d'autres questions à vous poser, nous vous remercions et vous souhaitons un bon retour à Lille-Sud.

Audition de M. Anthony BERNARDI, chef de la section « Etrangers et minorités » à la direction centrale des renseignements généraux, sur la place du fait religieux dans les quartiers (26 septembre 2006)

Cette audition a eu lieu à huis clos et ne fait pas l'objet d'un compte rendu.

Audition de M. Jean-Louis BORLOO, ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement, et de Mme Catherine VAUTRIN, ministre déléguée à la cohésion sociale et à la parité (27 septembre 2006)

Présidence de M. Alex TÜRK, président.

M. Alex TÜRK, président .- Madame la Ministre, monsieur le Ministre, merci d'avoir bien voulu accepter notre invitation et de venir à la fois présenter vos conceptions sur la préoccupation qui est la nôtre dans le cadre de cette mission et répondre aux questions, nombreuses et affûtées, qui pourront vous être posées. Je vous donne tout de suite la parole.

M. Jean-Louis BORLOO .- Monsieur le Président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, je vais essayer de revenir en quelques mots sur un sujet extraordinairement difficile.

Au-delà de l'explication factuelle, je dirai deux mots du contexte dans lequel la crise a éclaté. Je vous rappelle qu'elle était explicitement présente dans le préambule de la loi de programmation pour la cohésion sociale. Je vous en cite la dernière phrase de mémoire : « L'écart continue à se creuser entre ceux dont la descendance a un avenir et ceux qui ont le sentiment d'en être privé, distribuant la rage et la violence en signe de diplôme. » Je le dis en accord avec Catherine Vautrin et tous ceux qui, dans ce que l'on appelle le pôle de cohésion sociale, Gérard Larcher ainsi que, en son temps, Marc-Philippe Daubresse, Laurent Hénart et Nelly Olin, sont très préoccupés par cette situation.

Il s'agit de sujets dans lesquels on constate un très grand écart entre les mesures et leurs échéances, un dossier incroyablement complexe sur lequel il y a eu pendant longtemps un malentendu dans notre pays. On a longtemps exprimé  c'était une culture dominante  que l'on avait beaucoup fait pour les territoires ou leurs populations. La grande mode était de demander beaucoup d'argent alors que la réalité objective n'est pas exacte.

Le malentendu a été grave puisque, dans nos quartiers, pour dire les choses simplement, on avait le sentiment d'être peu ou prou abandonné alors que l'on faisait croire au reste du pays que l'on avait fait beaucoup. Un énorme malentendu est né dans notre pays, ce qui a d'ailleurs expliqué que beaucoup de mesures spécifiques ne sont venues souvent qu'en substitution de procédures de droit commun absentes.

On peut dire aujourd'hui que ce malentendu est brisé. Nous avons le sentiment que nos compatriotes ainsi que les grands canaux d'information ou de réflexion considèrent que ce n'est pas un sujet ponctuel ou territorial et qu'il en va de l'avenir de la République. Je suis très frappé par le changement d'impression générale sur ce problème. Nos compatriotes nous donnent clairement mandat pour régler cet écart par des moyens appropriés et massifs.

Je répète que c'est un changement. Alors qu'auparavant, c'était un problème de spécialistes, il y a aujourd'hui une pression locale pour ne pas considérer que le centre-ville est le seul sujet de la communauté de destin de la ville. On constate l'existence d'un consensus national pour considérer qu'il en va de la communauté de destin de notre pays. Certains ont cette conviction par inquiétude ou par peur, d'autres par humanisme, d'autres encore au titre d'une bonne gestion des ressources humaines de notre pays. Quelle que soit la motivation, nous avons basculé.

Où en sommes-nous objectivement ?

Mon premier point a trait à la ségrégation urbaine et territoriale. Qu'on le veuille ou non, pour des raisons que l'on peut détailler, un certain nombre de territoires étaient moins qualifiés, parfois disqualifiés. Or on sait que la ségrégation urbaine entraîne la ségrégation sociale et, parfois, la ségrégation ethnique ou religieuse. Pendant vingt ou vingt-cinq ans, on a essayé de faire des programmes « de la cage d'escalier », et je le dis sans aucune ironie parce que la situation n'est pas la même que celle qui prévalait il y a vingt ans.

Aujourd'hui, on sait que, pour recréer de la fluidité entre un territoire et le reste, il faut que ce territoire anciennement déqualifié devienne plus beau que le reste du bassin de vie dans lequel il s'inscrit.

C'est le contenu du programme de rénovation urbaine, un programme partenarial en guichet unique qui, comme tous les programmes de cette ampleur et de cette envergure, est complexe à mettre en place. Si je devais le résumer, je dirais que cette bataille sur la ségrégation qu'urbaine va globalement être gagnée. 20 milliards d'euros y ont été consacrés au moment du lancement du programme et nous en sommes à 35 aujourd'hui, pour une raison simple : les 190 quartiers prioritaires sont servis normalement, comme prévu, et 90 % ont démarré. Il y avait aussi tout le problème des quartiers qui n'étaient pas dans cette situation mais qui, sans un effort massif, pouvaient basculer. C'est ce qui explique l'ajout de 400 nouveaux quartiers dans le programme et ce qui a rendu l'ensemble du dispositif un peu plus complexe. En tout cas, l'ensemble des partenaires est calé et c'est un combat de tous les jours.

En réalité, je n'ai pas de doute sur le fait que ce programme ira à son terme dans de bonnes conditions. J'en profite pour saluer la mobilisation des élus et de la famille HLM dans son ensemble car, dans une période aussi courte de deux ou trois ans, le fait d'avoir triplé la production de logement social et copiloté un programme de cette envergure, ce qui est d'une complexité extrême, a vraiment été une performance.

Le sentiment de Catherine Vautrin, Gérard Larcher et moi-même, c'est que nous allons gagner cette bataille. J'ai lu attentivement les auditions de votre mission, qui couvrent d'ailleurs un spectre très large et qui sont très intéressantes. Il a été dit à un moment donné que des violences ont eu lieu dans 65 sites où des conventions ont été signées. Il ne faut pas confondre la signature des conventions et les réalisations effectives, car on voit bien que, sur ces sujets, il y a une masse critique à partir de laquelle le quartier a basculé.

Il faut même être encore plus précis. Quand un quartier bascule  on en a maintenant une cinquantaine , il n'est plus générateur en lui-même de tensions, ce qui ne veut pas dire que de mauvaises habitudes antérieures, voire quelques trafics, ne soient pas de nature à ce qu'il y ait du droit commun particulier et adapté à ce qu'était anciennement ce quartier. Nous pourrions entrer dans les détails et citer des quartiers sur l'ensemble du territoire national dans lesquels on voit que, du Chemin Vert, à Boulogne, jusqu'à la Duchère, à Lyon, on a basculé et que l'on n'est plus du tout dans la même situation de décrochement par rapport à la commune, mais plutôt dans une logique de raccrochement.

Cela dit, en attendant et pendant cette guerre qui sera gagnée, il y a tout le reste, la déstructuration d'une partie du tissu humain et social, notamment en matière éducative au sens le plus large du terme.

Je rappellerai pour mémoire, plus pour l'information que pour la démonstration ou la plaidoirie, qu'un certain nombre de préalables sont réglés mais qu'ils auront des effets dans le temps.

Le premier, qui était une volonté de toutes les collectivités locales, était d'accorder plus de moyens directs à des territoires de cette nature. C'était la réforme de la DSU. Je vous redonne les ordres de grandeur :

- le Fonds d'intervention pour la ville (FIV), destiné au fonctionnement dans les quartiers, disposait au départ d'environ 150 millions d'euros et il en est aujourd'hui à 190, affectés directement aux collectivités sans passer par des procédures complexes (c'était une demande forte) ;

- la réforme de la DSU représente 650 millions d'euros sur cinq ans, pour la troisième ou la quatrième année, soit 350 millions d'euros d'augmentation, ce qui permet aux villes d'avoir un impact direct sur ces points.

Il fallait faire cette réforme. Elle a été votée à l'unanimité au Sénat, je le rappelle, malgré tout ce qui en avait été dit, notamment en évoquant le lobby rural. Finalement, dans un grand moment parlementaire, cela a été voté à l'unanimité, ce qui change fondamentalement la donne sur les cinq ans, même si les effets sont forcément un peu longs, avec des territoires épuisés qui ont des problématiques très complexes à gérer.

Du reste, la demande de soutien pour un FIV renforcé reste patente : ces territoires étaient tellement épuisés que cela les a remis à niveau pour l'essentiel, mais on ne peut pas dire que cela ait changé fondamentalement la donne.

Le deuxième très grand sujet que je souhaite aborder et qui reste à construire, est celui des tout petits et des « moyens petits ». Il s'agit d'être en capacité non pas de faire du soutien scolaire, mais, dès les premières impressions de la communauté éducative que tel ou tel enfant a plus de difficultés que d'autres à s'insérer dans un dispositif collectif, d'avoir des moyens libres d'intervention. C'est ce qu'on a appelé peut-être improprement les Programmes de réussite éducative (PRE), qui se mélangent avec d'autres mots, mais cela consiste à avoir, sur ces territoires, une association entre le chef d'établissement, les parents d'élèves, la CAF et les collectivités locales, dont le département, avec des moyens spécifiques pour entourer ces enfants.

Le lancement de cette opération a été effectué assez discrètement. Nous avons réuni au Stade de France les principaux acteurs à un moment assez fort, le 29 juin, avec 380 équipes de réussite éducative pour entourer ces enfants par tous les moyens : pour des problèmes de logement, des problèmes bucco-dentaires, des problèmes de fratries compliquées, des problèmes médicaux ou autres. Au bout d'un an, nous avons commencé à dresser un bilan, le risque étant toujours que ce soit réutilisé pour des systèmes normaux ou plus conventionnels.

Je peux citer par ailleurs un certain nombre de points complémentaires comme les zones franches urbaines nouvelles et étendues, dont nous pourrons reparler un peu plus longuement, ainsi que des mesures plus récentes et plus ponctuelles :

- des moyens accrus apportés à l'ANPE,

- les contrats de professionnalisation pour les quartiers en ZUS,

- le Parcours d'accès aux carrières territoriales, hospitalières et de l'Etat (PACTE), qui est un programme de recrutement par apprentissage spécifique pour ces quartiers, étant entendu qu'en réalité, on voit bien que la machine des trois fonctions publiques évolue lentement ; ce dispositif n'étant pas mentalement considéré comme une action absolument prioritaire, les résultats sont lents et non pas forcément très discriminants.

Enfin, pour terminer de vous brosser le tableau général, j'évoquerai la discrimination en tant que telle. On peut se la raconter comme on veut : notre pays était tellement certain d'être parfaitement républicain et avait tellement bien réussi, entre la fin du XIXe siècle et les années 60 ou 70, qu'il n'a pas forcément pris conscience, face à un certain nombre de facteurs comme l'immigration de travail, la citoyenneté devenant de l'installation familiale ou la ségrégation urbaine, qu'il s'agissait d'un sujet prioritaire et systématique.

J'ai le sentiment que les mentalités évoluent, et je citerai à cet égard la loi que nous avons portée avec Catherine Vautrin sur la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE), tout le débat autour de la CNIL sur la possibilité de dénommer ou non les choses et les chartes de la diversité, qui se mettent indiscutablement en place (nous en sommes à 1 300 aujourd'hui). On constate donc cette prise en compte de la société française, sans parler de beaucoup d'autres choses qui sont directement privées comme les recrutements par habileté qui permettent de dépasser un certain nombre de préventions.

On voit donc que l'ensemble de la société change et bouge, mais tout cela dépend d'un changement de mentalités dont les effets ne sont pas immédiatement opérationnels. C'est probablement sur ce point que nous avons le plus d'efforts à accomplir. Cela repose sur le consensus républicain, et non pas seulement sur des mesures techniques, législatives ou gouvernementales, sur lequel nous sommes probablement plus démunis parce que nous ne nous sentons pas acteurs de culpabilité, avec cette espèce de plafond de verre qui se télescope avec bien d'autres sujets.

J'ai le sentiment général que des programmes lourds, culturels ou techniques sont en marche et qu'il s'agit de mettre en place un programme exceptionnel de rattrapage sur les 12-25 ans avec des formes différentes à chaque fois dont nous ne voyons d'ailleurs pas encore très bien le contenu, sachant que, dans ce domaine, ce qui n'a pas réussi est franchement dévastateur.

Voilà notre sentiment général : beaucoup de grands programmes aux effets lents, une prise de conscience nationale et un grand point d'interrogation sur le dernier sujet.

Mme Catherine VAUTRIN .- Je ne vais pas répéter, beaucoup moins bien que lui, ce que vient de dire Jean-Louis Borloo. Je me contenterai d'ajouter un ou deux éléments pour dire que, depuis maintenant trois ans, après cet effort massif de rénovation urbaine dont Jean-Louis Borloo vient de dire que nous avions maintenant du temps pour le réaliser, il est nécessaire d'avoir la capacité à travailler sur l'humain. C'est tout le sens de ce qui a été fait dans le plan de cohésion sociale.

Moi aussi, j'ai lu avec beaucoup d'intérêt les commentaires qui ont été faits lors des différentes auditions de votre mission et je voudrais revenir sur différents mots qui ont été évoqués parce qu'ils nous préoccupent également. Il s'agit tout d'abord de la notion d'évaluation, à laquelle Jean-Louis Borloo vient de faire allusion, mais également de la notion de pérennisation. Quand on discute avec l'ensemble des acteurs de terrain qui, au quotidien, assurent ce maillage territorial, on constate les grandes difficultés que représentent les incertitudes liées à l'évolution des politiques de la ville et aux évolutions budgétaires.

C'est la raison pour laquelle il nous est apparu, avec Jean-Louis Borloo, qu'il était nécessaire de nous doter d'une structure pour un domaine qui ne se gère pas mais qui se vit : on ne gère par l'humain comme on peut gérer l'urbain. Pour autant, à chaque fois que l'on peut mettre en place des systèmes qui facilitent les choses et permettent d'être plus efficace, il faut essayer de le faire. C'est dans cet esprit que, lors de la dernière séance du Comité interministériel à la ville, après le travail qui a été fait par Marc-Philippe Daubresse au cours des Assises de la ville, nous avons travaillé autour des Contrats urbains de cohésion sociale (CUCS).

Au cours de mes rencontres avec l'ensemble des acteurs de la politique de la ville, tout le monde nous a dit que, quelles que soient les imperfections des contrats de ville  et je souligne à cet égard la grande qualité du rapport de Pierre André qui nous a beaucoup inspirés pour le contrat urbain de cohésion sociale , il nous semblait important d'être en mesure de mettre en place une contractualisation à l'échelle d'un territoire, dont l'intérêt est d'avoir maintenant les moyens de s'installer dans la durée.

En d'autres termes, nous souhaitons faire en sorte qu'au plan local, le maire ou le président de l'agglomération  il appartient aux élus de le déterminer localement en fonction des spécificités locales , avec le représentant de l'Etat qu'est le préfet, puisse bâtir ces contrats dont la logique est la suivante. Nous avons voulu reprendre les thématiques que vous avez tous évoquées à un moment ou un autre, qu'il s'agisse de l'éducation, de l'accès à l'emploi, de la citoyenneté ou de l'accès à la santé, tout le travail qui est fait au quotidien avec l'ensemble des associations, pour contractualiser sur une période plus longue, c'est-à-dire sur trois ans, avec un système d'évaluation annuel qui peut être mis en place localement à l'intérieur d'une enveloppe unique.

L'intérêt, c'est que ce sont, localement, les élus et le préfet qui font le bilan de l'action et qui se rendent compte que telle action a très bien fonctionné et qu'elle a besoin d'être un peu boostée ou que telle autre a besoin d'être suspendue parce qu'elle ne correspond pas aux besoins. A l'intérieur de ce programme et de ce contrat, il y aura cette possibilité par la fongibilité.

C'est la raison pour laquelle nous avons voulu, pour l'exercice 2007 et pour trois ans, mettre en place ces nouveaux contrats qui permettent d'ajouter le pendant humain de l'Agence de rénovation urbaine par une approche mieux structurée, une approche de confiance vis-à-vis des associations.

Nous avons tous entendu ces acteurs de terrain expliquer à longueur de journée qu'ils cherchent des financements du 1 er janvier au 30 juin, qu'ils commencent à les recevoir en octobre et qu'en novembre, on leur demande des évaluations. C'est sur ce point que nous voulons changer la donne en leur permettant de s'inscrire dans la durée. Cette année, nous avons essayé de faire un effort en matière de délégation de crédits. Comme nous étions en première année de la LOLF, ce n'était probablement pas la meilleure année, mais je souhaite que nous continuions, avec la délégation interministérielle, à déléguer les crédits beaucoup plus tôt pour que les associations, sur le terrain, disposent des crédits de fonctionnement dont elles ont besoin.

Je ne reviendrai pas sur l'évolution des budgets que Jean-Louis Borloo a commentée tout à l'heure. Quand on considère l'ensemble des crédits, qu'il s'agisse du FIV, des équipes de réussite éducative, des adultes relais, des programmes Ville-vie-vacances ou de la DSU, on se rend compte que nous disposons maintenant, en matière de politique de la ville, d'un budget qui nous donne les moyens de conduire les actions nécessaires à chacun des territoires. Le PLF tel qu'il est présenté aujourd'hui sur l'exercice 2007 nous permet de nous inscrire dans cette logique. La politique de la ville avait aussi besoin de cette pérennité.

Aujourd'hui, nous sommes sur un ensemble totalement rénové et sur des contrats que nous souhaitons rendre plus lisibles et qui devraient permettre à l'ensemble des acteurs de terrain de se retrouver avec un acteur unique, l'Agence nationale de la cohésion sociale, dont le représentant sur le territoire et le délégué sera le préfet, de telle sorte que, là aussi, la visibilité soit beaucoup plus importante.

Pour autant, nous savons bien que les thématiques restent tout à fait importantes. Dans les différentes missions de l'Agence de cohésion sociale, lorsque nous réfléchissons à d'autres accompagnements  je pense par exemple au service civil volontaire ou à «Défense 2 e chance , nous répondons à un besoin de structures permettant d'accueillir tous ces jeunes qui ont entre 15 et 26 ans. J'ai été frappée de voir ces jeunes, à Montlhéry, il y a quinze jours, m'expliquer qu'après avoir quitté l'école en seconde et cherché quoi faire pendant un an, ils étaient finalement assez contents de trouver une structure dans laquelle ils pouvaient essayer de rebâtir quelque chose et de redémarrer.

En lançant, au côté du service civil volontaire, ce contact avec les associations, nous avons des moyens qui permettent à des jeunes, quel que soit leur intérêt, qu'il soit humanitaire, social ou environnemental, de se montrer à eux-mêmes qu'ils peuvent apporter quelque chose et qu'ils ont toute leur place dans la société. C'est en tout cas le sens de ce programme qui est financé sur une ligne spécifique créée dans le budget 2007 et qui sera gérée par l'Agence de cohésion sociale.

Pour me résumer : des outils réformés et une politique plus lisible pour répondre à des besoins qui restent extrêmement importants.

M. Alex TÜRK, président .- Merci, madame la Ministre. Je passe maintenant la parole aux sénateurs qui souhaitent vous poser des questions.

M. Jacques MAHÉAS .- Madame la Ministre, monsieur le Ministre, j'ai été très sensible au discours de M. Borloo, d'autant plus qu'il nous a décrit une situation qui est assez réaliste. Cependant, que se passe-t-il réellement sur le terrain ?

Nous venons, au Sénat, de traiter de prévention. Il était une bonne idée de faire en sorte que les ministres intéressés (justice, collectivités territoriales, personnes âgées, etc.) soient réunis, mais on a oublié le ministre de l'emploi et le ministre du logement. Or je vous assure que, dans ces quartiers difficiles  je suis moi-même élu de Seine-Saint-Denis , cela me semble être la pierre d'achoppement pour au moins une personne sur deux qui dérive dans la délinquance et qui, grâce à un travail et un logement, pourrait retrouver un équilibre. L'action interministérielle mériterait donc d'être largement élargie sur ces quartiers.

Vous nous avez parlé par ailleurs d'augmentation de la DSU et d'autres fonds, mais la réalité est tout autre. Sur la DSU, c'est exact, sauf peut-être à Pavillons-sous-Bois... (Rires.), mais le maire de Pavillons-sous-Bois, qui m'a d'ailleurs écrit, a constaté que, globalement, la participation de l'Etat au budget des communes difficiles est en diminution...

M. Philippe DALLIER .- Je n'ai pas écrit cela.

M. Jacques MAHÉAS .- ...et que c'était pire chez lui que chez moi. Je lui ressortirai la lettre s'il le souhaite. Si j'en crois le tableau qu'il m'a fourni, elle est en diminution, en tout cas à Neuilly-sur-Marne.

Je suis prêt, monsieur le Ministre, à vous envoyer les participations globales et à comparer les cinq années Jospin avec les cinq années des gouvernements Raffarin-Villepin, tout en considérant que la DSU a augmenté.

Vous ne me ferez pas croire non plus que, s'il n'y avait pas eu les violences urbaines, les associations de terrain qui ont été peu subventionnées n'auraient pas eu de rattrapage. Elles l'ont eu, même si cela n'a pas toujours été le cas. Par exemple, la MOUS de Neuilly-sur-Marne a subi une baisse de 40 % d'une année sur l'autre.

En ce qui concerne ces quartiers, j'ai eu un poste de police à disposition, mais il n'y a quasiment plus personne : je vois peu évoluer la police de proximité et le nombre de policiers en Seine-Saint-Denis a largement diminué. Il manque cinq cents policiers en Seine-Saint-Denis, ce dont a d'ailleurs convenu M. Sarkozy hier puisqu'il a annoncé qu'il allait en mettre trois cents.

Vous dites, madame Vautrin, que vous voulez pérenniser la vie de ces associations, ce qui est une bonne chose, parce qu'il est vrai qu'elles recevaient bien souvent leurs crédits en fin d'année et que les collectivités territoriales devaient assurer le fonctionnement, parfois par des prêts, en plus des subventions qu'elles donnaient.

A cet égard, je citerai le cas des entreprises d'insertion dans le domaine de la restauration, dans lequel nous restons à un taux de TVA de 19,6 %, dont ne se plaignent pas seulement les petits restaurateurs. Il n'empêche qu'elles sont dans une situation de trésorerie épouvantable alors que ces entreprises d'insertion sont une réussite pour presque 100 % des filles et 50 % des garçons.

Le constat que je fais s'applique-t-il uniquement à Neuilly-sur-Marne ou peut-il être généralisé ? Si cela ne concernait que Neuilly-sur-Marne, je serais prêt à vous rencontrer pour que nous puissions gommer cette anomalie.

Je souhaite maintenant revenir sur ce que vous avez appelé le basculement des quartiers dans le domaine positif. Lorsque quelque chose se passe, qu'il y a une prise en main et une restructuration, c'est évidemment positif, mais l'inverse peut se produire. Je citerai à cet égard le quartier des Fauvettes, que je connais bien  je suis maire depuis longtemps  et que nous avons toujours tenu la tête hors de l'eau. Du fait des restructurations urbaines dans le nord du département et des démolitions de logements, on reloge dans ce quartier des familles en difficulté. Ne pourrait-on pas concevoir qu'un quartier classé ANRU ne doit pas recevoir des familles d'autres quartiers qui sont eux-mêmes en restructuration ?

J'ai rencontré moi-même les responsables de l'office HLM concerné pour leur dire que, même s'ils avaient des habitants en difficulté dans ces quartiers, il était difficile de les remettre dans d'autres quartiers en restructuration urbaine.

Je cite un autre exemple. Madame Vautrin, vous êtes venue à Neuilly-sur-Marne pour visiter l'hôpital psychiatrique de Maison Blanche, et vous avez investi des locaux pour y mettre un grand nombre de sans domicile fixe jouxtant ce quartier ANRU.

Je comprends bien que l'on puisse faire ce genre d'opérations sur une ville comme Neuilly-sur-Marne, notamment parce qu'il y a des locaux et aussi parce que, comme vous pourrez me le répondre peut-être, ce n'est quand même pas dans le 16 e arrondissement ou à Neuilly-sur-Seine que vous allez les mettre parce que la fibre n'est pas tout à fait la même. Je le conçois.

Vous êtes venue le matin, mais je peux vous assurer que, si vous étiez venue l'après-midi, vous auriez constaté que ces pauvres gens, qui sont en situation de désespoir, traînent, boivent beaucoup et essaiment dans ces quartiers qui sont déjà en difficulté. Alors que l'on parle de basculement des quartiers, je vois ici un basculement négatif des quartiers.

J'ajoute que cette opération s'est faite sans que l'on prenne évidemment l'attache du maire de Neuilly-sur-Marne, mais je le comprends parce que, quel que soit le maire auquel on se serait adressé, il aurait souhaité, comme moi, que l'on s'occupe de ces gens toute la journée  j'insiste sur ce point  et non pas de les laisser boire de l'alcool près de magasins, ce qui entraîne de graves difficultés, stigmatise ce secteur et n'est aucunement positif.

Je souhaiterais par ailleurs vous poser une question sur ce point d'accueil qui devait durer un mois et que vous avez pris l'engagement de pérenniser pendant six mois. Là encore, ce sont des sans domicile fixe de Paris qui y viennent. Or, ce matin, lorsque j'ai vu une femme seule vivant avec trois enfants, dont des jumeaux, qui avait couché dans l'escalier de son HLM parce qu'elle a été jetée de l'appartement de ses parents, et que je me suis adressé à cette association parce que je n'avais pas d'autre solution, on m'a dit qu'on ne recevait pas de femme avec des enfants à l'intérieur d'un hôpital psychiatrique, ce que je peux comprendre d'ailleurs. Cela dit, la même opération que je condamnais a été faite à Ville-Evrard avec des familles et la Croix Rouge.

Certes, Neuilly-sur-Marne est la cité de l'abbé Pierre au démarrage, nous y avons une fibre sociale et nous sommes prêts à accueillir des gens en difficulté, mais je souhaiterais que vous ne chargiez quand même pas la barque, sans quoi nous ne saurons plus le faire.

Je vous le dis très nettement : malgré votre bonne volonté et le fait que des crédits sont engagés en restructuration urbaine, vous devez essayer de maintenir un fragile équilibre de population. Dans ces quartiers en difficulté, où j'ai une dizaine de sociétés ou offices de HLM et où je ne peux évidemment en aucun cas envoyer du monde pour chaque logement attribué, ne peut-on pas faire du maire le partenaire qui indiquerait les besoins d'un équilibre social dans tel secteur pour l'attribution de logements et dont l'avis pourrait être, sinon prépondérant, du moins pris étroitement en compte ?

Cela dit, je suis content que la ville de Neuilly-sur-Marne ait été retenue dans le programme ANRU et j'ose espérer que cela ira vite et que nous aurons la signature officielle très rapidement (on nous a dit que, pour la signature des différents partenaires, il faut quasiment trois à six mois, ce qui est beaucoup), afin que nous puissions concrétiser cette rénovation urbaine, mais à condition de bien regarder les choses sur le plan humain.

M. Philippe DALLIER .- Madame et monsieur les ministres, je tiens simplement à bien préciser les choses par rapport à ce qu'a dit Jacques Mahéas, parce que je ne voudrais pas qu'il y ait d'ambiguïté. Comme je l'ai dit ici au cours d'une audition précédente et comme je le lui ai écrit, je ne parlais que des villes qui percevaient uniquement la DGF, ce qui est le cas de la mienne, et je lui ai démontré que, sur dix ans, ce qui inclut deux législatures, celle de Lionel Jospin et l'actuelle, les dotations de l'Etat avaient baissé de 10 %. La DGF augmentant d'environ 1 % par an et l'inflation étant d'environ 2 %, le calcul est vite fait. C'est ce que j'ai tenté de vous démontrer et je pense que vous m'avez suivi.

Je suis aussi capable de démontrer  et je vous transmettrai les chiffres  que, pour la Seine-Saint-Denis, mais également pour les Bouches-du-Rhône (j'avais posé la question à Marseille et j'avais reçu les chiffres), lorsqu'on faisait la somme de la DSU augmentée et des crédits déconcentrés de l'Etat, alors que toutes les associations disaient, pour des raisons diverses, que les crédits avaient baissé, on arrivait, au final, à une augmentation. Certes, les maires se retrouvent en partie avec une masse provenant de la DSU plus importante et certains crédits déconcentrés ont baissé, mais le total a augmenté. Avec la rallonge de 168 millions d'euros de 2006 et sa consolidation dans le PLF 2007, il sera évident que la totalité aura très largement augmenté.

Je ferme cette parenthèse, mais je ne voudrais surtout pas que l'on me fasse dire ce que je n'ai absolument pas dit.

J'en viens à une question touchant au débat actuel sur la carte scolaire. Les problèmes d'éducation et de réussite à l'école dès le primaire sont très importants et l'échec scolaire, à mon avis, explique en grande partie le malaise de nos quartiers et l'échec que vivent beaucoup de ces gamins qui vont parfois jusqu'à commettre des actes très graves.

Le débat qui a été lancé m'inquiète un peu en tant qu'élu de Seine-Saint-Denis. En effet, si on me dit tout d'un coup que la carte scolaire saute, que ferons-nous ? Ne serait-ce que pour le primaire, quand les parents se précipiteront en mairie pour nous demander d'inscrire leur gamin dans la meilleure école de la ville (sachant que, quelle que soit la ville, il y a toujours à la fois une « meilleure » école et une école que les gens veulent absolument éviter), si on fait purement et simplement sauter la carte scolaire, j'aimerais que l'on m'explique comment les élus locaux pourront gérer les choses, et c'est encore plus vrai pour les collèges et les lycées.

Dans le département de la Seine-Saint-Denis, on connaît un phénomène d'évitement évident, auquel s'ajoute le succès croissant et embellissant des établissements privés. Les parents qui ont les moyens de le faire se précipitent alors pour inscrire leurs enfants dans des écoles ou des collèges privés et cela entraîne des situations extraordinaires : les gens paient pour avoir 35 élèves par classe alors que, dans ma ville, comme je l'ai encore constaté à la rentrée, j'ai une école en ZEP avec une moyenne par classe de 21 enfants, ce qui est très acceptable, et que, dans l'école la plus chargée, je dois avoir 25 gamins en moyenne.

Ce sont des chiffres corrects. Pour autant, les parents préfèrent payer. J'ajoute que, même dans une commune qui, comme la mienne, est encore relativement équilibrée, on voit une fuite du primaire vers le privé parce que les parents anticipent le collège et le lycée.

On voit bien que le problème de la carte scolaire est clairement posé et existe, mais je n'ai pas la recette miracle et je voudrais donc savoir ce que vous en pensez.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Madame la Ministre, monsieur le Ministre, je voudrais faire une observation et soulever deux ou trois points à propos desquels j'aimerais avoir votre point de vue.

Mon observation porte sur la discrimination à l'embauche, que vous avez évoquée, monsieur le Ministre, en disant que c'était peut-être là qu'il y avait le plus d'efforts à accomplir et que c'était une affaire de consensus républicain. Je partage à 100 % votre point de vue.

Vous avez parlé des chartes qui ont été signées avec des grosses entreprises. Il faut savoir qu'au-delà des quelques entreprises importantes qui ont signé cette charte, on continue, dans les sites sensibles  je suis dans l'est du Val-d'Oise  de nous répondre : « Désolé, madame, mais, chez moi, c'est exclusivement du bleu blanc rouge ! » Ce problème de la discrimination à l'embauche a des conséquences ravageuses dans les quartiers, non seulement pour les jeunes qui n'ont pas de formation, ceux qui tiennent les murs et qui se font claquer la porte au nez de tout type d'entreprises, même lorsqu'ils postulent à un emploi d'entretien, mais aussi pour ceux qui ont un bac + 4 ou bac + 5 et auxquels on ne répond même pas à leur CV s'ils n'ont pas le bon nom ou la bonne adresse, y compris dans le Val-d'Oise et à huit kilomètres de la zone aéroportuaire de Roissy, malgré les discours que tiennent les DRH.

Cela entraîne un sentiment d'abandon et de désespoir. La violence se nourrissant du désespoir  il n'est pas nécessaire de faire une thèse pour le savoir , si nous ne trouvons pas de solution pour l'enrayer, cela va sauter à nouveau et, à mon avis, plus fort et plus longtemps.

La deuxième conséquence que nous observons dans nos villes, et en tout cas dans la mienne, c'est un repli communautaire sans précédent. Les jeunes filles que j'ai vues il y a deux ans en minijupe dans la main de leur petit copain sont aujourd'hui voilées, en noir de la tête au pied. J'en voyais même une ce matin qui n'arrivait pas à descendre les marches pour prendre son train parce que la fente qui devait libérer ses yeux était si étroite qu'elle ne voyait pas ses pieds. Elle suivait respectueusement son jeune époux à un mètre.

Le discours de ces jeunes est finalement assez clair : « Je suis né ici, j'étais à l'école avec vos enfants, j'ai fait des études et je n'arrive pas à trouver du travail ; puisque vous ne voulez pas de nous avec notre différence, nous nous replions sur notre communauté », ce qui est à mon avis gravement explosif.

J'en viens à mes questions, qui touchent à des problèmes qui ont déjà été évoqués en filigrane.

La première a trait au mythe de la mixité sociale, sur laquelle nous avons un discours complètement déconnecté de la réalité. Dans les quartiers, quoi que l'on fasse, quelle que soit la bonne volonté de chacun et quoi qu'il ait été dit des mesures qui sont mises en place, je crains que tout cela soit sans effet si on ne trouve pas de solution, sachant que, très honnêtement, je ne vois pas quelle solution on peut trouver dans les quartiers qui existent actuellement, c'est-à-dire des lieux où on a construit des logements sociaux par paquets de mille dans les champs de luzerne, à la périphérie des villes, et non pas en leur coeur.

Dans ces quartiers, la mixité sociale n'existe plus depuis longtemps : celui qui a les moyens d'aller ailleurs quitte le quartier qu'il définit lui-même comme marqueur de la relégation sociale, et on voit que celui qui va le remplacer arrive plus ou moins contraint et forcé, parce qu'il n'a pas le choix, parce qu'on ne veut pas de lui ailleurs ou parce qu'il n'a pas les moyens d'aller ailleurs. J'ajoute que la famille qui vient le remplacer a très exactement le même profil sociologique que les voisins qu'elle va retrouver, ceux que son prédécesseur vient de quitter. Cela a pour conséquence des problèmes de ségrégation sociale et d'échec scolaire.

Cela dit, on ne peut pas passer sous silence les quelques expériences qui ont été conduites au Royaume-Uni et aux Etats-Unis et dont des jeunes sociologues comme Eric Morin ou Georges Felouzis se sont fait l'écho ces derniers temps. Pour décrire les choses rapidement, sachez qu'en Angleterre, une famille qui quitte un quartier sensible pour aller dans un quartier où elle paiera son logement 10 % de plus voit les résultats scolaires de ses enfants progresser de 10 % et qu'aux Etats-Unis, l'enfant qui vit dans une famille dont les parents n'ont aucun diplôme risque deux fois plus d'être en échec scolaire s'il est entouré de familles qui ne sont pas diplômées que si, vivant dans la même famille sans diplôme, il habite un quartier où les autres parents sont diplômés.

J'ajoute cette expérience menée aux Etats-Unis, où on a sorti des familles volontaires de quartiers extrêmement fragiles pour les mettre dans des quartiers plus favorisés, l'Etat prenant à sa charge la différence de loyers : deux ans après, tous ces enfants, qui étaient pauvres et noirs, avaient rattrapé leur retard scolaire et il n'y avait plus d'agressivité ni à l'école, ni au sein de la famille.

Ces exemples prouvent bien qu'hélas, quoi que l'on fasse, si on laisse entre eux des gens qui présentent les mêmes profils socio-économiques et qui sont tous en difficulté, on continuera de les tirer vers le bas. Je crains donc que nous nous battions contre des moulins à vent malgré notre volonté à tous, en particulier la vôtre en ce moment puisque c'est vous qui êtes « aux affaires », de tirer tout cela vers le haut. Je suis pessimiste et cela me fait extrêmement peur.

Ma question suivante concerne la police dans ces quartiers. Nous constatons tous, au-delà des écrits officiels, que les policiers ne sont pas assez nombreux, trop jeunes et insuffisamment encadrés. Je ne souhaite pas polémiquer sur cette fameuse police de proximité à laquelle on a mis très rapidement un terme, mais je vous assure que, pour l'avoir vécue, sur le terrain, elle n'était pas si mal que cela. Il en est de même pour les maisons de la justice et du droit, qui permettaient de faire un rappel à la loi immédiat, qui sont en train de fermer les unes après les autres et qui n'étaient pas une solution stupide non plus.

Ma dernière observation a trait à la scolarité. J'ai dit l'essentiel en vous citant quelques exemples relatés par d'autres avant moi. On tire les choses vers le bas et je partage complètement les angoisses de notre collègue sur le problème de la carte scolaire : cette histoire ne tient pas debout car on risque encore de favoriser les ghettos. Il n'empêche que, en concentrant les enfants qui sont dans des familles en difficulté et qui cumulent tous les handicaps dans les mêmes lieux, les mêmes causes produisant les mêmes effets, je crains que les problèmes soient encore devant nous, quoi que l'on fasse.

J'ouvrirai quand même une petite parenthèse pour les ZEP. Là aussi, nous avons connaissance d'autres expériences ailleurs : malgré des enseignants pleins de bonne volonté, s'il s'agit d'avoir 24 enfants au lieu de 26, ce n'est pas ce qui va changer fondamentalement la question. Vous savez bien qu'ailleurs, on trouve des quartiers dont les écoles ne sont pas à 80 % en ZEP avec 8 % de moyens supplémentaires, mais 8 % d'écoles en ZEP avec 80 % de moyens supplémentaires. On dispose ainsi d'expériences aux Etats-Unis avec quatorze enfants par classe et trois adultes, voire quatre, qui travaillent en même temps avec les enfants et les familles et qui obtiennent de vrais résultats, mais on se heurte ici à l'impossibilité de toucher à l'éducation nationale.

M. Jean-Paul ALDUY .- Je vais essayer de vous donner une petite note d'espoir. Sinon, il faut arrêter de faire de la politique. Chez nous, la maison de la justice et du droit sera créée la semaine prochaine.

Mme Raymonde LE TEXIER .- La mienne ferme alors qu'elle a vingt ans.

M. Jean-Paul ALDUY .- Quant à la police de proximité, c'est la police municipale qui la réalise et cela permet à la police nationale de se consacrer à des tâches sur lesquelles elle est beaucoup plus efficace et outillée.

Enfin, sur la carte scolaire, j'avais un collège dans un quartier gitan où il n'y avait plus que deux cents élèves et il y en a aujourd'hui sept cents, de façon totalement diversifiée : on a concentré les Classes à horaire aménagé pour la musique (CHAM) sur ce collège, ce qui fait que toutes les classes sociales de la ville, y compris les plus bourgeoises, ont dû envoyer leurs enfants au coeur des quartiers en difficulté si elles souhaitaient que leurs enfants apprennent le violon. On peut donc le faire.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Nous ne vivons pas dans les mêmes villes, excusez-moi.

M. Jean-Paul ALDUY .- J'y arrive, justement. Certains exemples montrent que l'on peut faire quelque chose, mais je ne dis pas que c'est possible partout.

Mme Raymonde LE TEXIER .- Ce n'est pas la même chose.

M. Jean-Paul ALDUY .- Je pense que la grande difficulté française qui fait que ces quelques exemples ne sont pas forcément généralisables est liée au fait qu'il n'y a pas de gouvernance des villes. La région de Cologne est capable de mettre en oeuvre le droit au logement opposable, et non pas l'hébergement, sans loi, tout simplement parce que, dans cette région, on a fusionné quarante communes et on a 1 200 000 habitants sur un territoire pertinent avec un maire qui dispose de toutes les compétences, y compris sociales.

En France, en revanche, les communautés diverses et variées ont des compétences et des périmètres flous, multiples, morcelés et en évolution : le département s'occupe de l'aide sociale et nous avons en plus la communauté urbaine, la commune, la région et l'Etat (dans toutes ses composantes) qui ont chacun leurs compétences. Résultat des courses : il n'y a pas de gouvernance des villes.

J'en viens à la question que je souhaitais donc vous poser, monsieur le Ministre : n'avez-vous pas le sentiment, après ces années d'efforts et de combats acharnés que vous avez menés et avec les succès que vous avez rappelés et que vous me permettrez de rappeler à mon tour, qu'un préalable n'a toujours pas été traité en France : le problème de la gouvernance des villes ? A partir de là, vous ne savez pas sur qui vous appuyer. En ce qui concerne les CUCS, vous le faites sur les maires parce que vous n'avez pas de compétence sur les agglomérations. L'ANRU travaille avec les maires, à quelques exceptions près, parce que les agglomérations n'ont pas la compétence.

Ce matin, le conseil d'administration de l'ANRU a indiqué qu'il allait transférer par délégation le financement des projets ANRU aux communautés d'agglomération ou aux communautés urbaines quand elles seront volontaires pour accélérer les financements et éviter de suivre le circuit qui passe par le secrétaire général, la DDE, l'ANRU, etc., qui est complexe et dont les difficultés sont ressenties par les uns et les autres.

J'irai même plus loin. En province, nous avons un début de gouvernance des villes : les intercommunalités existent partout, parfois depuis longtemps, et elles ont des blocs de compétences qui se sont renforcés, ce qui permet de faire des choses.

Pour moi, le pire est la région parisienne. J'ai passé trente ans en région parisienne dans l'administration de la ville, je suis maintenant en province depuis douze ans et je suis impressionné par le retard qu'a pris la région parisienne en matière de gouvernance. Pour moi, la région parisienne est un gros tiers du problème que nous posons.

Ma question sera donc la suivante, monsieur le Ministre : n'avez-vous pas le sentiment qu'il est temps, dans la période intéressante que nous connaissons sur le plan électoral, que les différents partis politiques et les différents candidats posent la question de la gouvernance urbaine alors que je n'ai vu dans aucun des programmes de gauche ou de droite poser cette question de la gouvernance urbaine ? Je pose cette question à un ministre qui vient de passer quelques années sur ce sujet et je voudrais qu'il nous livre son diagnostic sur cette question.

Mme Marie-Thérèse HERMANGE .- Monsieur le Ministre, je voudrais revenir sur les derniers propos de ma collègue, qui a suggéré la nécessité de travailler conjointement avec les enfants et les familles, ce qui me paraît fondamental. J'ai en tête l'expérience que nous avons conduite à Paris, au fin fond du 18 e arrondissement, pour l'apprentissage de la lecture dès la PMI, dans des crèches, en nous adressant à des populations et des nationalités très différentes, dans le but de donner aux parents le goût de faire un parcours éducatif ensemble.

J'insiste sur ce point parce que, à l'école, comme des études l'ont prouvé, lorsque l'enfant se trouve confronté à deux courroies de transmission et d'autorité qui, parfois, n'en sont plus parce que ni l'une ni l'autre ne sont lisibles, il se trouve confronté à un conflit et doit faire un choix entre ses deux pères que sont la famille et l'école. C'est ainsi que, là où il n'y a pas une éducation comme à la maison, les problèmes risquent de devenir plus graves par la suite. Je pense donc qu'il est fondamental de travailler très tôt en la matière.

J'ajouterai une observation sur l'intervention de notre collègue Alduy. Il est vrai qu'il y a une problématique particulière en région parisienne, mais avec un atout fondamental à Paris : on est à la fois  c'était mon cas  conseiller général et conseiller municipal. J'avais la responsabilité du CHU, mais on ne pouvait rien faire pour pratiquer différentes politiques, notamment pour les publics les plus précaires. Cela étant, il est vrai que la problématique de la région parisienne est très spécifique en matière de gouvernance.

M. Pierre ANDRÉ, rapporteur .- Madame et monsieur les ministres, je partage ce que vous avez pu dire sur la situation actuelle et, ayant défendu les lois que vous avez présentées, j'y souscris tout à fait. Je regrette simplement de ne pas l'avoir fait avec encore plus de vigueur, parce que la réussite est sur le terrain.

Nous sommes en train de préparer le rapport d'une mission d'information qui est composée d'un certain nombre de collègues qui ne sont pas tous présents aujourd'hui, nous nous sommes rendu dans la France entière et j'en tirerai deux grands constats qui ne feront pas forcément plaisir ici parce que, si vous considérez la composition de notre mission, vous constaterez la surreprésentation de la région parisienne et, en particulier, de la Seine-Saint-Denis. Ce n'est pas gênant puisque nos collègues nous ont aidés à mieux prendre conscience des difficultés de la Seine-Saint-Denis et de la région parisienne. Nous sommes allés sur le terrain, à Clichy-sous-Bois, à Montfermeil et dans un certain nombre de communes.

Je ne vais pas aborder aujourd'hui les propositions que nous ferons et que j'ai envie de faire à la mission d'information, mais je pense que, si nous ne traitons pas à part le cas de la Seine-Saint-Denis avec une politique discriminatoire, ou en tout cas différente, et s'il n'y a pas, pour la région parisienne, une prise de décision forte, ce n'est pas la peine d'aborder le problème de la politique de la ville en France.

Je vous le dis franchement : l'Ile-de-France et la Seine-Saint-Denis, malgré les difficultés que connaissent ces territoires  vous pouvez à cet égard lire Le Monde daté d'hier soir , apparaissent comme des enfants gâtés si on considère la richesse de ce département et de cette région par rapport à ce qu'ils coûtent à la France et au contribuable français. Certes, vous avez des difficultés, mais vous avez aussi des moyens beaucoup plus importants que nous ne pouvons pas avoir, nous, dans la plupart des communes et des villes françaises. J'aimerais bien que des études soient faites sur le potentiel fiscal de ce département ainsi que sur les dépenses qui y sont engagées et sur le montant de la fiscalité qui est payée par la population de la Seine-Saint-Denis en les comparant à la plupart de nos villes.

Cela dit, je ne suis pas ici pour faire la guerre à la Seine-Saint-Denis mais pour demander de faire plus et différemment pour ce département. En effet, on se rend bien compte que l'on ne peut pas, de Perpignan à Strasbourg, de Lille à Marseille ou du Havre à Grenoble, appliquer à l'ensemble du territoire français la même politique pour régler les problèmes de la ville. Aujourd'hui, nous devons pratiquer de la chirurgie et travailler de façon très fine, et Jean-Paul Alduy a bien fait de le souligner.

Dans les vraies questions que nous devrons nous poser aujourd'hui  cela fait partie des propositions que je vous ferai , figure le problème de la gouvernance de la politique de la ville. Donnons plus de poids à ceux qui décident au sommet et à ceux qui sont directement concernés, c'est-à-dire aux maires. Ce sont eux, les piliers de la politique de la ville !

Je ne le lis pas sur des papiers ou des rapports ; je l'ai vu dans toutes les villes étrangères que nous avons visitées, que ce soit à Londres, à Barcelone, à Kaiserlautern ou à Rotterdam. Lorsque le maire est véritablement au centre de la politique de la ville, qu'il peut travailler la main dans la main avec l'Etat représenté par son préfet et que nous avons, comme on le voit en ce moment, ce qui n'a pas toujours été le cas, une équipe qui se consacre à la politique de la ville, avec un ministre qui est un homme de poids, une ministre de la ville et un pôle de cohésion sociale, nous pouvons apporter une réponse aux problèmes de la politique de la ville.

En revanche, quand, à une certaine époque et sous un certain gouvernement, nous avons eu un secrétaire d'Etat ayant en charge la responsabilité de la ville, cela ne pouvait pas fonctionner. En effet, pour que la politique de la ville soit efficace, il faut un ministre qui ait suffisamment d'autorité, qui puisse gagner les arbitrages face à Bercy et qui soit l'homme clé de la politique de la ville.

Je crois donc énormément à cet axe de gouvernance de la politique de la ville. Je pourrais encore vous dire beaucoup de choses, mais vous n'auriez plus aucun plaisir à lire notre rapport, monsieur le Ministre, et je m'arrêterai donc là.

M. Alex TÜRK, président .- Cela fait quelques questions que je vous transmets, monsieur le Ministre.

M. Jean-Louis BORLOO .- Je commencerai par quelques remarques d'ordre général, en étant un peu navré qu'une mission de réflexion se transforme en quelques piques concernant les crédits. Je pense vraiment qu'il va falloir changer de niveau de diagnostic.

Monsieur Mahéas, vous êtes un très honorable sénateur et vous connaissez parfaitement la situation budgétaire de ce pays. Il ne vous aura donc pas échappé que la politique de la ville, en 2002, représentait 291 millions d'euros, dont 37 pour la rénovation urbaine, et qu'en 2007, elle en représentait 769 millions, compte non tenu des 465 millions d'euros par an de rénovation urbaine dans les quartiers.

M. Jacques MAHÉAS .- En 2002, c'était votre budget : il ne faut pas l'oublier.

M. Jean-Louis BORLOO .- Pas du tout : c'est votre budget qui a été présenté, mais je veux bien remonter à 2001 : c'est pire, puisque ce sont les mêmes chiffres et qu'il n'était prévu que 28 millions d'euros pour la rénovation urbaine au lieu de 37 !

En vous disant cela, je ne fais pas le malin, parce que j'estime que les problèmes auxquels nous sommes confrontés méritent un débat beaucoup plus approfondi, mais je ne peux pas laisser cela dans les documents sans y répondre.

Par ailleurs, monsieur Mahéas, vous avez évoqué un point sur lequel je suis d'accord avec vous : le logement. Il est vrai que, parmi les problèmes des quartiers, la politique du logement, comme celle de l'emploi, est cruciale. Cependant, vous parlez de l'équilibre des populations des quartiers et des difficultés que vous rencontrez avec l'un de vos offices de HLM. Si c'est le cas, ce que je regrette, c'est un problème de relation entre vous-même et les offices, qui s'est aggravé du fait que l'offre de logement social en France a été scandaleuse pendant une demi-décennie. Dois-je vous rappeler, monsieur l'honorable sénateur, que les chiffres noirs du logement social financé en France datent de 1999, avec seulement 38 000 logements sociaux construits sur le territoire national, c'est-à-dire sur toute la France ? Pendant cinq ans, on a tourné aux alentours de 40 000 à 42 000 logements sociaux et on a même atteint 44 000, ce qui était alors un exploit, et cette situation a créé une tension très grave sur le logis en France. Nous en sommes à 96 000 logements sociaux cette année et nous dépasserons les 100 000.

Sur l'offre de logement, même si je suis d'accord sur le fond de votre remarque, dois-je vous rappeler que, pour offrir à tout le monde une palette plus large, encore faut-il construire et que, à la même époque, vous construisiez 277 000 logements, tout compris, en France alors que nous en sommes à 545 000 permis de construire cette année. Je vous dis cela parce qu'il faut que nous traitions le sujet principal au bon niveau. Nous pouvons avoir des expressions, des inquiétudes, des sensations et des préconisations différentes, mais c'est un débat qui, je crois, mérite de ne pas tomber dans ce type de discussions.

En ce qui concerne l'acquisition par votre mairie, monsieur le Sénateur, de l'établissement concerné, je laisserai répondre Mme Vautrin, qui connaît ce sujet beaucoup mieux que moi.

Enfin, la ville de Pavillons-sous-Bois fait effectivement partie de ces villes qui sont dans un territoire complexe et qui, de par leur taille et leur structure, ne peuvent bénéficier d'aucun des dispositifs, ni de l'Etat, ni des régions, ni des départements. Cela fait partie de ces oubliés de la République qui ne sont dans aucun des modèles administratifs français. Il est vrai que cette ville ne bénéficie pas de la DSU : c'est un fait. En réalité, il faudrait une DSU départementale en ce qui concerne la Seine-Saint-Denis.

Vous avez évoqué par ailleurs, madame Le Texier, des choses très fortes sur le mythe de la mixité sociale et le repli communautaire, et M. le sénateur Dallier nous a interrogés sur la carte scolaire. Que fait-on, en fait, au-delà des choses qui sont lancées ?

Il est peu discutable que l'organisation actuelle de la carte scolaire a tendance à dupliquer les mêmes ségrégations territoriales. Nous savons à peu près tous que les plus informés peuvent le mieux biaiser, pour le dire de cette façon. Cependant, une totale liberté d'inscription serait absolument ingérable.

Nous avons eu cette discussion ici même il y a deux ans. Je reste convaincu que le premier problème est celui de l'enfermement de l'établissement scolaire dans le quartier. Je suis également convaincu que c'est moins un problème de population intrinsèque que le fait de rester culturellement dans le quartier.

A cet égard, j'évoque l'exemple de l'école maternelle et élémentaire de Bron, une ville gérée par une dame tout à fait remarquable. Nous sommes là dans le symbole absolu. En réalité, l'école est strictement au milieu du quartier à un point tel que, pour aller directement du hall de l'immeuble à la classe, lorsque l'école était fermée, les quatre murs ont été défoncés afin de passer directement de la chambre à coucher à la classe, en y descendant en appareillage d'appartement, si vous voyez ce que je veux dire.

Cet exemple est excessif, mais l'idée de construire l'école dans le quartier, en termes de ségrégation urbaine, tant que l'on n'a pas réglé le problème de la fluidité, est une erreur très grave. Il faut savoir que 200 mètres suffisent à changer la donne. Le fait de traverser la grande avenue pour aller de l'autre côté change complètement la donne en termes comportementaux. Lorsque l'école est au milieu, ce sont les règles du quartier qui l'imposent et non pas les règles de l'école. Il y a donc évidemment un sujet physique et également un sujet d'inscription.

On sait bien qu'en matière de rénovation urbaine, si on change radicalement le quartier, on change la fluidité, sauf si l'école continue à avoir la même réputation, car pas un parent ne sacrifie l'avenir de ses enfants ou l'idée qu'il s'en fait.

Premièrement, je suis convaincu qu'il faut faire un travail sur la géographie physique, qui est à la fois un problème monstrueux et peu de chose. En effet, si cela consiste à construire quatre ou cinq cents bâtiments à 500 ou 800 mètres pour faire un peu de mixité voulue à l'échelle d'un pays, cela ne me paraît pas être absolument extravagant. Même si la compétence est, à certains égards, communale ou départementale, c'est un problème national.

Deuxièmement, je pense qu'il doit y avoir une priorité de choix au moins provisoire pour le quartier et non pas une liberté totale, sans quoi nous allons nous retrouver dans une situation strictement ingérable.

Sur votre pessimisme que je partage à certains moments, madame la sénatrice, je pense que la mixité est le mot du désarroi car cela rejoint l'idée selon laquelle il y aurait des gens moins bien que d'autres. Je ne partage pas cette idée : je pense qu'il y a des conditions de vie plus compliquées et moins favorables qui créent les situations difficiles et les tensions. Tout le monde sait que l'un des facteurs majeurs de réussite ou d'échec scolaire vient des conditions d'habitat de l'enfant. Toutes les études qui sont sorties à ce sujet sont spectaculaires. C'est pourquoi le problème n'est pas lié à l'école en tant que telle mais à son environnement qui concerne les enfants.

Puisque vous prenez des références américaines, je citerai un programme exemplaire qui a été salué dans le monde entier : un programme américain qui s'intitule le Peri Preschool Program et qui correspond exactement aux équipes de réussite éducative. En fait, il vaudrait mieux parler d'équipes d'embrassement ou de soutien de l'enfant dans ce qu'il est par rapport aux conditions de la famille et aux rapports qu'il a avec ses parents. Je faisais dernièrement allusion, dans le 18 e arrondissement, à Mission possible, qui tend à associer les parents à l'éducation de l'enfant.

La mixité est presque un mot qui ne dit pas que l'on a gagné. Dans ce mot, on veut presque dire qu'il faut mélanger du bien avec du moins bien et il est vrai qu'on l'utilise beaucoup. Je pense qu'il vaut mieux parler de fluidité. Faire en sorte de supprimer une barrière, en 80, 100 ou 150 mètres, entre un lieu global de vie et un territoire donné est une chose possible, mais cela se fait sur la liberté.

Les exemples, qui ne sont peut-être pas universels, dans lesquels la masse critique de transformation a été suffisante ont abouti à une réappropriation volontaire, en général par de l'accession sociale à la propriété. Je peux prendre à cet égard l'exemple de la Duchère, qui est très symptomatique : aujourd'hui, les programmes d'accession à la propriété se développent considérablement et ce quartier est en train de gagner son pari. C'est vrai aussi du Chemin Vert, à Boulogne, des hauts de Montereau-Surville, de Chanteloup, où nous avons énormément des transformations, et aussi de Valenciennes, où le quartier de la Briquette a radicalement changé et fait partie de ceux qui sont les plus demandés de la ville.

Je pense comme vous, madame la sénatrice, que nous touchons un sujet très compliqué. La seule façon d'aller vers le règlement est, d'une part, d'offrir l'ensemble des dispositifs de logement de manière très large et, d'autre part, d'offrir dans ces quartiers un niveau de prestations, de visibilité et donc de symbole meilleur que dans le reste du territoire de référence.

Enfin, j'en viens au problème de la gouvernance. Je suis absolument convaincu que nous avons un problème de gouvernance, notamment en Ile-de-France. Lorsque, pour dire les choses simplement, nous avons un quartier qui cumule tous ces problèmes et qui est porté par une agglomération de province ou une ville centre puissante, la bataille on doit gagner cette bataille.

En revanche, lorsqu'il s'agit d'une juxtaposition de terrains plantés là, comme vous le disiez, sans que l'on sache pourquoi, ou une juxtaposition de villes qui ne sont en réalité que ces quartiers  c'est le cas, en partie, de la Seine-Saint-Denis , où la taille du problème est aussi gros que la taille de la ville support, nous avons manifestement un problème de gouvernance globale. C'est le cas de l'Ile-de-France et ce que je dis n'est pas une critique à l'institution régionale : ce n'est pas le niveau de mon propos.

Cependant, je suis convaincu que, comme les institutions ne vont pas changer radicalement dans les quinze jours, seul un programme exceptionnel en Seine-Saint-Denis et quelques sites complémentaires d'Ile-de-France permettront d'arriver à quelque chose.

Comme j'ai eu l'occasion de le dire dans cette même salle il y a trois ans, c'est à cause des problèmes de gouvernance que nous avons proposé au Conseil général de Seine-Saint-Denis un diagnostic partagé sur la rénovation urbaine de ce département en saisissant deux cabinets sur ce point, et il est vrai que nous avons constaté les difficultés et les enjeux de pouvoir auxquels était confrontée l'Ile-de-France. Même cela a été compliqué ; cela s'est fait, mais à condition que cela ne se sache pas, parce qu'on considérait qu'en matière de programme de rénovation urbaine, la Seine-Saint-Denis était le territoire prioritaire des territoires prioritaires. Si ma mémoire est bonne, nous avons d'ailleurs consacré 6 milliards d'euros spécifiquement sur le programme de Seine-Saint-Denis.

Nous avons là un problème d'ingénierie et de gouvernance, et je pense que c'est une totale réalité qui est assez difficile à juguler.

Il est vrai que, vu de loin, c'est-à-dire en dehors de l'Ile-de-France, il est paradoxal de constater qu'il s'agit de populations qui sont en grande fragilité avec des institutions riches. Les institutions publiques sont riches, effectivement. En même temps, elles se disent que, si elles mettent la main dans ce problème, elles ne vont pas y arriver. Cela fait un système dans lequel on tourne un peu en rond.

Ce n'est donc pas un problème de moyens mais un problème de méthode et de pacte républicain. Tout le monde pourrait comprendre qu'il y ait des mesures particulières, mais elles devront aller loin. En effet, j'espère que l'exemple des entreprises « bleu blanc rouge » est très limité, mais je sais bien que ce sujet des origines territoriales existe et que, si nous ne lançons pas des mesures puissantes, nous connaîtrons encore cette difficulté pendant longtemps.

Il est donc vrai que nous avons un problème de gouvernance en Ile-de-France.

M. Alex TÜRK, président .- Merci, monsieur le Ministre. Je vous informe que le rapport du rapporteur sortira dans moins d'un mois.

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