Audition de M. Jean-Michel CHARPIN,
directeur général de l'Institut national
de la statistique et des études économiques (Insee),
et M. Guy DESPLANQUES,
chef du département et de la démographie
à la direction des statistiques démographiques et sociales
(7 mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur général, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Charpin et Desplanques prêtent serment .

M. Georges Othily, président .- Je vous donne la parole, monsieur le Directeur général.

M. Jean-Michel Charpin .- Merci, monsieur le président. Je ferai mon possible pour répondre aux interrogations qui m'ont été transmises par les services de la commission d'enquête. Je suis accompagné de M. Guy Desplanques, chef de département de la démographie de l'Insee, qui pourra me suppléer, le cas échéant, pour répondre aux questions des membres de la commission d'enquête.

Dans mon exposé liminaire, je rappellerai tout d'abord quelques éléments sur la connaissance de l'immigration et sur l'apport de l'Insee en la matière, puis j'évoquerai la question de l'immigration clandestine, ce qui m'amènera à parler de la mesure du solde migratoire. J'ajouterai enfin quelques éléments sur la localisation de la population immigrée et sur les mariages mixtes, pour répondre à certaines des questions qui m'ont été transmises.

Je commence donc par l'immigration clandestine. Lorsque l'Insee présente l'estimation annuelle de la population, il est parfois interpellé sur l'immigration clandestine au travers de plusieurs questions : le chiffre de population tient-il compte des personnes en situation irrégulière ? Peut-on évaluer l'immigration clandestine ? Qui sont les clandestins ?

Première question : le chiffre de population tient-il compte des personnes en situation irrégulière ?

Comme dans de nombreux pays, le concept de population mis en oeuvre dans les recensements français est celui de population résidente : sont comptées les personnes qui séjournent plus de six mois par an sur le territoire français. A ce titre, les immigrants clandestins, dès lors que leur présence en France est durable, ont vocation à être comptabilisés dans la population.

Lors des recensements, les agents recenseurs ont pour consigne de décompter toutes les personnes qui résident dans les logements, dans les collectivités ou qui sont sans domicile, sans tenir compte de leur situation au regard du droit. De la même façon, les enquêtes réalisées par l'Insee auprès des ménages peuvent conduire à interroger toute personne vivant dans un logement, et donc éventuellement des immigrants clandestins.

On sait cependant que les recensements n'échappent pas à des omissions. Une enquête menée à la suite du recensement de 1990 avait permis d'évaluer son taux d'omission. Celui-ci est un peu plus élevé pour les étrangers que pour l'ensemble de la population. Il est donc vraisemblable que les omissions soient un peu plus fréquentes pour les personnes en situation irrégulière.

L'Insee utilise largement les données du recensement à la fois pour fournir une estimation de la présence étrangère en France et les caractéristiques de cette population. Une publication détaillée y a été consacrée après le recensement de 1999. Au cours de ce semestre, nous publierons un numéro d' Insee première sur la composition de la population étrangère et de la population immigrée à partir des deux enquêtes de recensement de 2004 et 2005.

Jusqu'à la fin des années 80, l'Insee s'est intéressé aux étrangers, définis par un critère juridique. Vers 1990, le Haut Conseil à l'intégration a adopté, et défini précisément, le concept d'immigré : une personne née étrangère à l'étranger. Le recensement comportait déjà les questions permettant de repérer les immigrés. L'Insee a ajouté les questions nécessaires dans certaines enquêtes. Aujourd'hui, l'Insee présente donc les données statistiques concernant la présence d'origine étrangère suivant les deux concepts : la nationalité, d'une part, la distinction immigré/non immigré, de l'autre.

Outre les données descriptives fournies par les recensements ou les données issues de l'état-civil, l'Insee a développé des enquêtes de nature biographique qui permettent de décrire et d'analyser les parcours des immigrés, qu'il s'agisse d'enquêtes générales portant sur de larges effectifs et permettant d'isoler la population immigrée, comme l'enquête « Histoire familiale » menée à l'occasion du recensement de 1999, ou d'enquêtes spécifiques portant sur la population immigrée. L'Insee et l'INED avaient ainsi mené l'enquête dite « Mobilité géographique et insertion sociale » en 1992. Une enquête de même type aura lieu en 2008.

Deuxième question : peut-on évaluer l'immigration clandestine ?

A ce jour, ni le Conseil national de l'information statistique (CNIS), ni l'Union européenne, ni les pouvoirs publics, dont les avis, règlements et demandes orientent fortement le programme de travail de l'Insee et du système statistique français, n'ont exprimé une demande de chiffrage ou de caractérisation des clandestins en France. L'Insee ne produit donc pas d'évaluation de l'immigration clandestine.

Cependant, cette question a fait l'objet dans les années passées de quelques réflexions. En 1997, à la demande de l'OCDE, Georges Tapinos, professeur à l'Institut de sciences politiques de Paris, aujourd'hui décédé, avait consacré un rapport aux enjeux de l'immigration clandestine. Plus récemment, François Héran a abordé cette question dans un numéro de « Population et société ». Dans son rapport, Georges Tapinos examinait différentes méthodes qui ont pu être envisagées pour mesurer l'immigration clandestine. Aucune n'apparaît vraiment satisfaisante. J'évoquerai cependant en quelques mots une méthode qui a été mise en oeuvre aux Etats-Unis à la suite du recensement de 2000.

Schématiquement, la méthode américaine a consisté à dénombrer à l'aide du recensement de 2000 les immigrés arrivés depuis 1980 et à comparer l'effectif obtenu au nombre de migrants légaux de la même période, dénombrés par une source extérieure. L'écart entre les deux effectifs fournit une mesure de l'immigration clandestine présente en 2000. Si on entre dans le détail, on constate que cette méthode repose sur de nombreuses hypothèses : elle suppose que toutes les personnes arrivées avant 1980 sont en situation régulière aujourd'hui. Elle nécessite la prise en compte des décès et des sorties parmi les migrants légaux. Elle nécessite aussi de corriger les données de recensement pour tenir compte de la sous-estimation des personnes en situation irrégulière. Toutes ces hypothèses sont difficiles à vérifier. Surtout, il est évident que toute mesure faite par différence est entachée d'erreurs plus importantes qu'une mesure directe.

Une autre méthode s'appuie sur les effectifs de personnes qui, lors d'une régularisation, demandent à être régularisées.

Les deux méthodes ont en commun de fournir une évaluation du stock des personnes en situation irrégulière. Prenant en compte des périodes de longue durée, elles ne sauraient fournir une évaluation des entrées annuelles de clandestins.

Une autre approche consisterait à mener des enquêtes en population générale. De telles enquêtes, à but uniquement statistique, devraient évidemment garantir une absolue confidentialité. Des protocoles d'enquête ont été élaborés pour récupérer par voie d'enquête des informations sensibles de façon confidentielle et fiable. Ils prévoient de poser la question d'intérêt à une fraction aléatoire de l'échantillon enquêté, à l'insu de l'enquêteur. Dans un contexte où la présence irrégulière reste assez marginale, au plan statistique, une évaluation assez précise nécessiterait un échantillon très important. Par ailleurs, la représentativité d'une telle enquête paraît difficile à assurer et à vérifier. Sur le plan juridique, une loi serait probablement nécessaire pour interdire toute possibilité de levée du secret statistique.

Troisième question : qui sont les clandestins ?

Les migrants illégaux constituent un groupe sans doute particulier, par exemple en termes de structure par âge et par sexe. En dépit de leur situation illégale, ils vivent normalement et bénéficient d'un certain nombre de droits : scolarisation des enfants, hospitalisation, par exemple. Par conséquent, la mise en place d'un dispositif ad hoc qui viserait, dans le cadre de la loi de 1951 sur l'obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques, à connaître les caractéristiques de cette population en vue d'éclairer les politiques pourrait entrer dans le champ de compétence de l'Insee, dès lors qu'une demande en ce sens se serait exprimée. Mais toute autre finalité serait évidemment exclue.

La méthode américaine décrite plus haut peut, en théorie, être utilisée pour décrire les clandestins suivant quelques caractéristiques. Dans la mesure où l'estimation du nombre de migrants légaux peut être décomposée selon un certain nombre de caractéristiques, âge, sexe, origine géographique, par exemple, qui figurent également dans les recensements, elle peut permettre de disposer de la même caractérisation pour les migrants illégaux, mais on a tout lieu de penser qu'elle resterait sommaire et imprécise parce qu'elle procéderait par différence.

L'enquête en population générale peut également fournir, en même temps qu'une évaluation du nombre de personnes en situation irrégulière, une caractérisation de cette population. La précision de ces informations dépendrait de la taille de l'échantillon.

J'en viens aux flux et au solde migratoires.

L'Insee produit chaque année une estimation du solde migratoire qui, ajoutée au solde naturel de la même année, permet d'estimer la population au 1 er janvier de l'année suivante. Pour mémoire, le solde migratoire de l'année 2005 a été estimé à un peu moins de 100.000 personnes, dont près de 95 000 pour la seule France métropolitaine. Il contribue, pour environ un quart, à la croissance de la population estimée entre les 1 er janvier 2005 et 2006.

Le solde migratoire est la résultante de mouvements d'entrée et de sortie concernant, d'un côté, la population immigrée et, de l'autre, la population non immigrée, que l'on peut distinguer en fonction du lieu de naissance, en France ou à l'étranger. Actuellement, les seules informations annuelles sur ces différents flux sont les entrées d'immigrés. Pour les autres flux, des hypothèses doivent être posées, qui se fondent sur des données non disponibles annuellement.

L'estimation de l'Insee repose donc à la fois sur des données de flux entrants issues de sources administratives, sur des estimations de flux sortants et sur des évolutions observées lors de la dernière période intercensitaire 1990-1999. Elle est effectuée de façon distincte pour les trois catégories suivantes : personnes nées hors métropole, françaises de naissance ; personnes nées hors métropole, étrangères de naissance ; personnes nées en métropole, étrangères ou françaises de naissance.

Pour les personnes nées hors métropole, étrangères de naissance, les données mobilisées sont celles de l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) et de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA). Un solde migratoire dit partiel est calculé pour chacune des quatre sous-populations suivantes :

- les travailleurs permanents ;

- les entrées au titre du regroupement familial et au titre de la « Vie privée et familiale » (catégorie créée en 1999) ;

- les membres de familles de Français et les membres de familles de réfugiés et apatrides ;

- les attributions du statut de réfugié au titre de la convention de Genève.

Après le recensement de 1999, on a calculé selon ce principe le solde migratoire de ces quatre sous-populations pour la période intercensitaire 1990-1999. On aboutit à un total de + 253 000 personnes, soit + 28 000 personnes par an. Pour cette même période, la comparaison des résultats des deux recensements permettait d'établir que le solde positif migratoire global des personnes « nées hors métropole, étrangères de naissance » s'élevait à 353.000 personnes (soit + 39 000 personnes par an). Par différence, on en déduit un solde migratoire dit « résiduel » de + 100.000 personnes, soit + 11.000 personnes par an.

Ce solde résiduel est ajouté au solde migratoire partiel recalculé chaque année en fonction des données de flux entrants. L'estimation annuelle du solde migratoire comprend donc une partie fixe et une partie variable qui dépend des flux entrants observés.

Dans le cas des migrants appartenant à la catégorie « nés en métropole, étrangers ou français de naissance », le principe est le même. La partie variable est constituée par l'estimation du solde des personnes nées en métropole de deux parents étrangers. Les « entrées » sont fournies par les naissances repérées à l'état civil. Les sorties annuelles de ces enfants sont estimées grâce à l'Echantillon démographique permanent.

De façon implicite, le solde migratoire des catégories de population non prises en compte dans le calcul du solde partiel est estimé au travers des soldes résiduels. C'est par exemple le cas des étudiants. C'est aussi le cas des migrants illégaux. La prise en compte de cette population dans l'estimation du solde migratoire est donc tributaire de la capacité du recensement à les comptabiliser.

La France a mis en place un recensement annuel. L'Insee disposera donc de données annuelles sur le nombre d'immigrés résidant en France à une date donnée. L'Insee va utiliser ces données de plusieurs façons. Elles serviront en premier lieu à actualiser les paramètres de la méthode d'estimation -je viens de l'exposer- qui sont fondés actuellement sur la période 1990-1999. Le recensement sera aussi utilisé pour dénombrer les entrées de ressortissants des pays de l'Espace économique européen, conjointement avec d'autres données. En effet, l'ANAEM et l'application AGDREF ne fournissent plus ces données depuis le 1 er janvier 2004. Comme les résultats des collectes annuelles sont affectés d'une erreur aléatoire qui peut être importante pour des catégories de faible effectif, il est encore trop tôt pour dire si ces données annuelles pourront aussi fournir des indications sur les sorties.

J'en viens, pour terminer, aux deux points particuliers qui faisaient l'objet de questions transmises par le secrétariat de votre commission d'enquête.

Le premier est la localisation des immigrés. La localisation des étrangers ou des immigrés en France a fait l'objet de nombreux travaux. A l'échelle des départements et des régions, cette répartition est restée très stable depuis plusieurs décennies. La part de la population immigrée dans la population est plus élevée en Ile-de-France, dans les régions situées au nord, à l'est et au sud-est de l'hexagone : région Rhône-Alpes et pourtour méditerranéen. Elle est également forte en Corse. Au contraire, les immigrés sont rares dans tout l'ouest de la France et peu nombreux dans le sud-ouest, malgré l'importance d'une immigration espagnole déjà ancienne dans les zones proches de l'Espagne. Au cours des années 1945-1975, l'implantation des immigrés s'est faite là où les besoins de main-d'oeuvre se faisaient sentir, c'est-à-dire surtout dans des régions industrielles, comme le nord et l'est, Rhône-Alpes et l'Ile-de-France, ou dans des régions en forte croissance, comme le sud-est. C'est là que résident majoritairement les immigrés venus d'Italie, du Portugal, d'Algérie ou du Maroc.

L'immigration plus récente a parfois obéi à d'autres logiques. La part des Turcs est beaucoup plus forte en Alsace qu'ailleurs et celle des immigrés venus d'Afrique noire ou de l'ancienne Indochine est très forte en Ile-de-France. Au total, alors que l'Ile-de-France rassemble un peu moins d'un cinquième de la population, elle concentre un peu moins de 40 % des immigrés et de 40 % des étrangers.

Au niveau plus local, les étrangers se sont en général installés là où ils pouvaient trouver un logement à prix abordable au moment de leur arrivée. En Ile-de-France, on les trouve donc plutôt en proche banlieue, mais aussi en grande banlieue, là où il est moins coûteux de se loger, là aussi où sont localisées les industries, à proximité de la Seine, à l'est comme à l'ouest de la capitale. En proche banlieue, leur part est plus importante dans les zones les plus populaires, à l'est plutôt qu'à l'ouest de Paris.

Le recensement de 1999 permet d'observer la présence étrangère à un niveau géographique détaillé. Toutefois la CNIL, dans le souci d'éviter une caractérisation de zones trop réduites susceptible d'induire une stigmatisation, a souhaité que la diffusion des données par nationalité détaillée ne soit possible que pour des zones d'au moins 5 000 habitants. Les analyses menées par l'Insee et l'IAURIF sur la région Ile-de-France respectent cette contrainte. Elles fournissent une bonne connaissance des phénomènes de concentration de la population immigrée.

Le second point concerne les mariages mixtes. L'analyse des couples et des mariages mixtes peut s'appuyer sur plusieurs sources d'information. Tandis que les recensements offrent une description des couples mixtes qui vivent en France à un moment donné, la statistique des mariages fournie par l'état civil permet de connaître le nombre de mariages qui sont contractés chaque année, du moins sur le territoire français. En effet, les mariages mixtes qui sont célébrés hors de France échappent à une observation systématique.

En 2004, 42.900 mariages entre Français et étrangers ont été célébrés en France, en léger recul par rapport à l'année précédente, où l'état civil a enregistré 46.800 mariages mixtes. Alors que le nombre total de mariages a baissé de façon continue avant de connaître un palier dans les années 2000, celui des mariages dont au moins un des conjoints est étranger a beaucoup fluctué.

Sur la durée, l'augmentation des mariages mixtes s'explique assez bien : la population susceptible de former des unions mixtes s'est accrue, en particulier le nombre de Français descendants d'immigrés qui peuvent avoir tendance à épouser une personne de leur communauté d'origine mais de nationalité étrangère. Cependant, l'importance des flux migratoires et les modifications réglementaires ont également une influence. Ainsi, l'augmentation du nombre de mariages mixtes qui s'est produite au début des années 1990 peut être rapprochée du niveau relativement élevé, ces années-là, du nombre d'entrées de travailleurs permanents. Les années 1998 à 2003 sont des années de forte augmentation de l'immigration, avec en particulier une progression continue du nombre d'étudiants venus des pays tiers : leur nombre a presque doublé entre 1998 et 2003, passant de 23.500 à 52.000.

L'importance des unions mixtes est par ailleurs l'un des indicateurs permettant d'apprécier l'intégration des personnes d'origine étrangère. En 2004, 75 % des hommes étrangers qui se sont mariés en France ont épousé une Française contre 67 % en 1978. Les femmes étrangères sont moins nombreuses à contracter une union mixte : en 2004, 7 sur 10 se sont mariées avec un Français, contre 57 % en 1978.

Les mariages mixtes comprenant un ressortissant d'Algérie, du Maroc ou d'un pays de l'Afrique subsaharienne ont fortement augmenté. Ils constituent désormais la moitié des mariages mixtes. Cette évolution traduit en partie la diversification dans l'origine des migrants, mais l'importance relative de chaque origine ne se reflète pas toujours dans les mariages mixtes. Ainsi, en 1999, les Turcs étaient trois fois plus nombreux que les Tunisiens parmi les étrangers âgés de 18 à 29 ans, mais le nombre de mariages entre Français et Turcs n'était, à la même date, que la moitié de celui des mariages entre Français et Tunisiens.

La vision des mariages mixtes donnée par l'état-civil ne reflète qu'une partie de la réalité. En effet, elle saisit la nationalité des conjoints au moment du mariage, sans tenir compte de l'histoire personnelle des époux : l'ancienneté de la présence en France, l'âge à l'arrivée et l'origine des parents sont autant de facteurs qui interviennent dans la formation d'un couple.

Les Algériens arrivés jeunes dans le cadre du regroupement familial ont pu constituer un réseau social et amical qui les a conduits à épouser une Française. Symétriquement, le conjoint français peut être un descendant d'immigré qui s'est marié à la suite d'un séjour dans le pays d'origine de ses parents ou du séjour en France d'un étranger originaire de la même région. Par ailleurs, ces dernières années, les descendants d'immigrés venus d'Afrique du nord ou sub-saharienne il y a une trentaine d'années sont devenus d'âge à former un couple.

En outre, il faut noter que l'observation annuelle des mariages est insuffisante pour apprécier les caractéristiques des couples mixtes établis depuis plusieurs années. Celles-ci peuvent être observées grâce aux recensements ou à des enquêtes. Le flux annuel de 30.000 à 40.000 mariages observés depuis cinq ans est à mettre en regard du nombre de couples mixtes existants. En 1999, près de 800.000 couples, mariés ou non, étaient formés d'un conjoint français et d'un conjoint étranger, mais, quand il s'agit d'observer le nombre de couples existant à une date donnée, le critère de la nationalité actuelle s'avère peu pertinent, le conjoint étranger ayant pu acquérir la nationalité française.

La notion d'immigré, au sens statistique, permet d'éviter cet écueil, puisqu'il caractérise l'individu selon deux éléments liés à sa naissance et invariables. En 1999, près d'un million d'immigrés vivaient en couple avec une personne non immigrée. Dans l'ensemble, les caractéristiques familiales des couples mixtes se rapprochent davantage de celles des couples formés par deux personnes non immigrées. Par exemple, l'écart d'âge entre conjoints de couples mixtes est de 3,2 ans en moyenne, contre 4,8 ans pour les couples d'immigrés et 2,3 ans pour les couples de non-immigrés. De même, les couples mixtes sont aussi souvent des couples mariés que les couples de non-immigrés (81 %), mais le sont nettement moins souvent que les couples unissant deux immigrés (93 %).

Je vous remercie de votre attention. Nous sommes évidemment prêts à répondre à vos éventuelles questions.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le directeur général.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur général, j'ai été un peu surpris par le début de votre propos quand j'ai entendu qu'aucune demande n'a été faite à l'Insee pour essayer de mesurer l'immigration clandestine sur notre territoire. Pensez-vous qu'il serait utile -je le pense pour ma part- que le pays mette en place un outil de mesure de l'immigration clandestine, avec toutes les garanties qu'exige le respect des droits, évidemment, et en partant du postulat qu'on ne peut certes pas tout savoir, mais que l'on peut arriver au moins à des estimations à peu près crédibles, en recoupant peut-être un certain nombre d'informations détenues par différents organismes. L'Insee est-il en capacité de mener cette coordination ou faudrait-il inventer autre chose ?

M. Jean-Michel Charpin .- Je ne peux que confirmer strictement ce que j'ai dit dans mon intervention initiale, monsieur le rapporteur. L'Insee fixe son programme de travail, comme l'ensemble du programme statistique, en fonction d'un certain nombre de demandes qui lui sont transmises. Comme je l'ai dit dans mon intervention, il y a trois sources principales de demandes :

- les demandes du Conseil national de l'information statistique, dont c'est la mission, qui a pour vocation de traduire les demandes de la société, qui regroupe toutes sortes de représentants de différentes catégories et qui a justement pour but de faire émerger les demandes de l'ensemble de ces catégories,

- les demandes européennes qui, dans certains domaines, notamment en matière de statistiques d'entreprise et de macro-économie, forment une très grande part des demandes qui s'adressent au système statistique ;

- les demandes des pouvoirs publics français.

Nous fixons essentiellement nos programmes de travail en fonction de ces demandes. Nous ne cherchons ni à inventer des demandes, ni à nous situer dans une logique d'offre : nous répondons aux demandes.

Cela dit, si la demande que vous évoquez était formulée, il faudrait voir quelle est la méthode la plus adaptée pour aboutir à des résultats fiables. C'est une affaire complexe. Comme je l'ai dit, différentes méthodes sont disponibles, dont aucune n'est simple. Je vais évoquer les deux principales, même si on pourrait en envisager d'autres.

La première consiste à essayer d'obtenir le nombre de clandestins par la différence entre l'estimation du nombre global d'étrangers et le nombre d'immigrés en situation régulière. Sur ce sujet, nous avons l'avantage de connaître en détail l'expérience américaine qui s'est fondée sur une méthodologie de ce type et qui fournirait un guide. Nous savons que nos collègues américains ont dû faire beaucoup d'hypothèses, parfois très fragiles, pour aboutir à un résultat. Néanmoins, ils ont mené le travail à terme, et François Héran vous en avait dit un mot lorsqu'il a été auditionné par votre commission. Ces travaux sont publiés et disponibles. Certes, ils sont fragiles, mais certainement moins que les estimations qui sont citées ici ou là et qui ne reposent pas sur une méthodologie stricte.

Le deuxième type de méthode devrait s'appuyer sur des enquêtes directes, quelles qu'elles soient, sans préjuger la question de savoir de quel type d'enquête il s'agirait. On voit que les garanties qu'il faudrait prendre en matière de protection du secret statistique devraient être très importantes.

Comme je l'ai laissé entendre dans mon intervention initiale, sur certains sujets particuliers, nous avons une certaine expérience de ce genre de chose. En effet, il est arrivé que l'Insee fasse des enquêtes sur des consommations de drogue ou sur des comportements violents passibles de sanctions pénales mais qu'il est utile de connaître pour mener des politiques publiques. Pour mener ce type d'enquête, ont été mises au point des techniques extrêmement sophistiquées et complexes d'enquête, que j'ai brièvement résumées mais qui font qu'il est tout à fait impossible de retrouver les personnes qui se sont livrées à ces agissements, même en se faisant remettre le fichier informatique de réponse de l'enquête.

Je pense que si nous devions aller vers une solution de ce type, ce serait une telle novation dans le paysage statistique qu'il y faudrait probablement un support législatif. Comme vous le savez sans doute, le système statistique français travaille principalement sur la base de la loi de 1951 qui traite de l'obligation et du secret statistique. C'est cette loi, notamment, qui a défini le secret statistique. Le secret statistique prévu par cette loi est assez large, mais il peut être levé sur réquisition judiciaire reste toujours possible.

On voit bien que, si une enquête d'une telle nature pouvait être menée, il faudrait probablement prévoir -mais je m'avance au-delà de ce qu'est mon rôle- que la réquisition judiciaire soit considérée comme inopportune puisque, par définition, on chercherait à réunir des informations sur ces personnes qui seraient, par définition, en situation irrégulière. On voit bien que, si la protection n'était pas extrêmement forte, à l'évidence, personne ne répondrait à notre enquête, non seulement ceux qui sont concernés, mais également ceux qui ne le seraient pas : il y aurait un boycott très large.

Quand on passe par une enquête, on s'expose toujours au risque qu'un mouvement dans l'opinion fasse que les gens n'y répondent pas. Cela s'est très peu produit en France jusqu'à présent, mais sachez que, dans plusieurs pays étrangers, notamment lors des recensements, il est arrivé que des mouvements collectifs de ce type détruisent complètement la fiabilité des résultats.

M. Bernard Frimat .- Monsieur le Directeur général, je me félicite de votre audition et je vous remercie de la réponse que vous venez d'apporter au rapporteur sur les chiffres qui sont véhiculés et qui n'ont aucune valeur statistique sérieuse. En matière de statistique, en effet, c'est la qualité de la méthodologie qui fonde la qualité du résultat, si bien que la faiblesse de la méthodologie disqualifie le résultat chiffré qui peut être avancé. Or nous sommes frappés, dans ce domaine, non pas par l'inexistence de chiffres, puisqu'il en circule parfois avec un écho médiatique fort, mais par le fait que les seuls chiffres dont nous disposons -je parle sous le contrôle du rapporteur- sont ceux qui nous été donnés par le ministre de l'intérieur : un stock de population illégale entre 200.000 et 400.000.

Je ne vous demanderai pas votre sentiment sur ce point, mais sachez que, lorsque nous avons reçu le directeur de l'INED, il a évoqué un flux de 30.000 personnes par an, ce qui corroborait assez bien le chiffre de 200.000 à 400.000.

Par conséquent, je vous remercie d'avoir évoqué l'insuffisance statistique dans ce domaine et, par définition, le jugement que nous pouvons porter sur les chiffres qui sont véhiculés.

Cela dit, je souhaite vous interroger sur les mariages mixtes afin d'avoir une précision. Si je vous ai bien entendu, tout votre propos ne se rapporte qu'au territoire sur lequel l'Insee travaille, c'est-à-dire le territoire français, et vous ne pouvez donc nous donner aucun élément statistique sur les mariages mixtes célébrés à l'étranger. N'avez-vous vraiment aucun renseignement sur cet élément chez vous ?

M. Jean-Michel Charpin .- Pas tout à fait.

M. Bernard Frimat .- J'aimerais donc que vous nous précisiez ce point, parce qu'il est aussi l'objet d'interrogations fortes en ce moment et qu'il va entrer dans le champ du débat législatif. Il serait donc intéressant que nous puissions avoir des précisions. J'ai bien compris ce que vous avez dit sur les mariages mixtes en France, mais que pouvez-vous nous dire sur les mariages mixtes à l'étranger ?

M. Jean-Michel Charpin .- Je reviens sur votre premier point pour dire une évidence qui doit être dite parce que des confusions peuvent s'introduire ensuite dans le grand public. Il y a de très fortes raisons de penser que, dans nos enquêtes générales, que ce soit le recensement ou les enquêtes de base de la statistique française -l'enquête emploi, l'enquête logement, etc.- nous avons un grand nombre de clandestins qui répondent. Je veux dire par là que nous ne savons pas distinguer les clandestins aujourd'hui, mais qu'ils sont probablement très largement inclus dans les chiffres globaux qui sont publiés.

En effet, quand l'enquêteur sonne à un logement, il rencontre les gens qui sont là et il n'y a pas de raison qu'ils ne répondent pas. Par conséquent, rien ne permet de distinguer, dans la réponse à nos enquêtes ou nos recensements, un clandestin d'une personne en situation régulière. Tout cela est déclaratif et on ne demande pas aux gens des papiers ou des preuves.

Nous avons donc probablement un très grand pourcentage de clandestins qui sont dans nos statistiques, mais qui ne sont pas isolés. Il faudrait d'ailleurs que le souci consistant à mettre le projecteur sur la population des clandestins en les caractérisant comme tels ne les conduise pas instantanément à se mettre complètement à l'écart de la statistique.

M. Bernard Frimat .- Cela se traduirait par une chute de la population française, si l'on poussait le raisonnement jusqu'à l'absurde.

M. Jean-Michel Charpin .- Si je pousse le raisonnement, cela pourrait effectivement avoir des conséquences sur l'efficacité de nos enquêtes. Cela dit, je comprends que, du point de vue des pouvoirs publics et du Parlement, il puisse être intéressant de se documenter sur cette population en tant que telle parce que, finalement, elle peut relever comme une autre de politiques publiques.

Quant à votre deuxième question, vous avez bien compris mes propos, mais il faut les pondérer par quelques éléments.

Sur les actes d'état-civil comme les mariages, nous ne connaissons que les actes de l'état-civil français, comme vous l'avez bien compris.

En revanche, lorsque nous faisons nos enquêtes générales, qu'il s'agisse des recensements ou d'autres enquêtes, et que nous cherchons à voir qui habite dans les logements, nous tombons sur des couples, même si nous ne leur faisons pas sortir leur bulletin d'état-civil et si nous ne leur demandons pas leur certificat de mariage. Or l'Insee a fait paraître de nombreuses publications sur l'étude de la population des couples et, dans cette population, nous savons caractériser les couples entre Français et étrangers ou ceux entre immigrés et non immigrés, y compris en les attachant aux nationalités de naissance, par exemple, pour ce qui est des immigrés. Nous avons donc des idées extrêmement précises des couples mixtes qui sont « en stock » et installés en France.

C'est ainsi que, par exemple (je cite ce cas, mais je pourrais citer beaucoup d'autres nationalités), on constate très peu de couples mixtes dans les populations d'origine turque, et je pourrais faire la même remarque sur les populations d'origine portugaise qui, bien qu'étant souvent installées depuis longtemps, sont extrêmement endogames. A l'inverse, d'autres populations ont des caractéristiques inverses.

Tout cela est bien connu statistiquement. En termes de stocks, nous connaissons très bien, par nos enquêtes générales, la situation des couples et leurs relations par rapport à la nationalité d'origine ou au statut immigré ou non immigré. Il existe de nombreuses publications sur ce sujet.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai encore une question à vous poser, si vous le voulez bien. L'instauration d'un régime déclaratif suffira-t-elle pour évaluer les mouvements migratoires intra-européens ?

M. Jean-Michel Charpin .- Si vous le permettez, je vais laisser la parole à Guy Desplanques, qui travaille beaucoup sur ce sujet, puisque l'un des problèmes importants que nous nous sommes posé dans la période récente a été de voir comment on pouvait remplacer la source d'information qui a disparu avec la suppression du titre communautaire.

M. Guy Desplanques .- Le projet de loi sur l'immigration qui va bientôt entrer en discussion prévoit l'introduction d'une déclaration à l'entrée des Européens. Sur le plan statistique, cela va effectivement permettre de connaître le nombre d'Européens qui entrent. S'il s'agit d'un Européen qui entre et ressort deux an après pour rentrer un peu plus tard, on peut se demander comment cela va se passer. Sera-t-il astreint à s'inscrire une nouvelle fois ou aura-t-il le droit, puisqu'il s'est déjà inscrit une première fois, à ne plus se réinscrire ? Il faudra faire comprendre cela aux Européens qui vont entrer.

Cette difficulté est liée à des doubles comptes possibles suivant la modalité qui sera retenue, et je réagis là en statisticien qui essaie d'utiliser les données.

En introduisant cette déclaration, on ne pourra pas connaître les sorties, et nous n'aurons donc qu'une partie des données permettant d'évaluer la population d'origine européenne.

Avant même que cette proposition soit faite, nous avions envisagé d'utiliser le nouveau recensement, puisque nous avons un recensement annuel qui permet d'avoir une indication sur les stocks. Dans la mesure où les flux des ressortissants européens peuvent être affectés de fluctuations moindres que ceux des ressortissants d'autres pays, pour lesquels on peut avoir notamment des problèmes d'ordre politique qui accroissent momentanément une demande d'asile, je pense qu'en travaillant bien sur la durée et en veillant à ne pas utiliser les données d'année en année de façon trop brutale et sans précaution, on devrait à la fois connaître le stock et avoir une idée des flux.

D'autres sources donnent quelques indications, même si elles procèdent par sondages, notamment l'enquête sur les forces de travail et l'enquête emploi. Quand on examine la série annuelle, puisque ces enquêtes sont faites tous les ans, on a quelques indications globales, même si, évidemment, il ne faut pas chercher à entrer dans le détail des nationalités.

Je pense donc que la déclaration qui est envisagée devrait permettre de disposer d'informations, mais il reste à voir comment l'information sera effectivement collectée et conservée et quel suivi en sera fait afin d'éviter les doubles comptes.

M. Georges Othily, président .- Messieurs, je vous remercie tous les deux, au nom de la commission d'enquête, pour les informations que vous nous avez apportées.

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