Audition de son excellence M. Lionel ETIENNE,
ambassadeur d'Haïti à Paris
(7 mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur l'ambassadeur, nous sommes très heureux de vous auditionner sur le problème difficile et délicat de l'immigration irrégulière. Dans le cadre des travaux de notre commission, nous avons effectué une mission en Guyane, où la communauté haïtienne est importante, de même qu'en Guadeloupe et à Saint-Martin, et nous nous sommes également rendus dans l'Océan indien.

Nous allons vous donner l'occasion d'aborder le problème de la diaspora haïtienne dans son ensemble, de voir quelle politique nous pourrions mettre en place et de définir la manière dont nous pourrions vivre ensemble, au niveau de la Caraïbe.

Je vous propose de faire un exposé liminaire, pendant une dizaine de minutes, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront quelques questions s'ils veulent des précisions.

M. Lionel Etienne .- Merci beaucoup, monsieur le président. Je m'empresse de vous exprimer l'intérêt et le réconfort que j'éprouve à être parmi vous. En effet, ce problème qui nous concerne attend qu'une solution soit apportée et, jusqu'à présent, tous les signes sont là pour dire que c'est une affaire qui a été sous la seule responsabilité de la partie française, ce que nous - c'est dans cet esprit que j'ai répondu avec beaucoup d'empressement à votre invitation-, que nous nous asseyions ensemble pour voir quelles solutions nous pourrions y apporter, d'autant plus que ces solutions sont peut-être beaucoup plus faciles que nous l'aurions pensé dès lors que l'on décide de s'attaquer à ce problème conjointement.

Le nombre de nos ressortissants qui se trouvent dans les territoires concernés, à savoir la Guyane, la Guadeloupe et ses dépendances et, aujourd'hui, la France métropolitaine, est inacceptable et commence à être insupportable. C'est pourquoi je pense que c'est le moment de prendre les dispositions nécessaires pour contrôler ce flux de nos ressortissants qui se dirigent vers le territoire français.

Cependant, nous devons avant tout constater que le problème de l'immigration haïtienne vers les territoires français, que ce soit vers les départements français des Antilles (DFA) ou vers la France métropolitaine, d'autant plus que les liens sont très étroits quant aux trajets de ces personnes déplacées, ne peut être considéré que d'une manière globale dans les relations qui existent entre les deux pays, c'est-à-dire dans les relations franco-haïtiennes dans leur ensemble et, en particulier, dans les relations, qui n'existent pas encore et qui doivent être mises en place, entre Haïti et les trois départements français des Antilles, compte tenu de notre culture commune, des aspirations de chacun et, par-dessus tout, de la volonté réciproque, tant de la partie antillaise des trois départements que d'Haïti, d'exploiter cette volonté spontanée de se rapprocher les uns les autres.

Au moment où nous parlons, manifestement, la France métropolitaine a un rôle déterminant à jouer dans le rapprochement entre ces populations. Voilà ce que je voulais dire sur l'aspect global.

Des démarches ont commencé à être entreprises dans ce sens. Nous avons tout d'abord reçu la visite du ministre français des affaires étrangères, M. Michel Barnier, il y a maintenant trois ans, qui a eu la bonne idée de se faire accompagner de représentants des départements d'outre-mer lors de sa première visite en Haïti. Cela faisait trente ou quarante ans que nous n'avions pas vu un ministre français des affaires étrangères.

Récemment, lorsque la ministre de la coopération, Mme Brigitte Girardin, s'est rendue en Haïti, elle s'est fait également accompagner d'un député de chacun de ces trois départements. Cela a énormément d'importance pour nous car les liens entre nos pays, comme vous le savez, monsieur le sénateur, sont quasiment inexistants. En tout cas, ils ne sont certainement pas ce qu'ils devraient être et ne répondent pas -je pense que vous en conviendrez avec moi- à ce que nos populations souhaiteraient qu'ils soient en réalité, mis à part le problème de l'immigration, auquel il va falloir trouver une solution avant qu'il ne dénature cet élan spontané que nous partageons de nous rapprocher les uns des autres, ce que nous pouvons faire également avec la France métropolitaine.

Après ces premiers rapprochements avec la visite de M. le ministre Barnier et celle de Mme Girardin, ministre de la coopération, j'ai moi-même effectué, à la fin de l'année dernière, du 21 au 24 décembre, une mission en Guadeloupe, dans laquelle j'étais accompagné du chef de cabinet du ministre de l'intérieur qui s'occupe de la question de l'émigration et du conseiller du premier ministre Latortue, pour envisager les possibilités de coopération entre la Guadeloupe et Haïti. Il s'agissait là d'une première phase. La seconde devait être suivie très rapidement par une visite à Cayenne dans le même esprit.

Tout cela se passe à la veille de la prise de fonction du nouveau gouvernement issu des dernières élections, notre intention étant que, dès cette prise de fonction, le nouveau gouvernement ait déjà en main un dossier lui permettant de traiter le problème de l'émigration en toute priorité et dans son aspect global, c'est-à-dire en essayant de partager cette solution avec la partie française et la partie antillaise, naturellement.

Voilà ce que je peux vous dire dans les grandes lignes, étant entendu que je suis disposé à répondre à toutes vos questions. Je vous en prie, n'hésitez pas à me poser toutes celles que vous souhaitez. Il s'agit d'un problème qui est devenu aujourd'hui crucial pour les populations concernées qui, en même temps, paradoxalement, font un bon accueil à notre population. J'en profite pour remercier M. le sénateur et lui demander de transmettre ce message à nos amis guyanais, comme je le fais à chaque fois que l'occasion se présente. Il n'y a pas de mésentente entre les populations aujourd'hui, mais il risquerait d'y en avoir si on ne prenait pas des dispositions dès maintenant.

Voilà ce que je peux vous dire. N'hésitez donc pas à poser toutes les questions que vous souhaitez ; j'essaierai d'y répondre le mieux possible.

J'ai une dernière précision à faire : j'ai eu le privilège d'être consul général pour les trois départements il y a maintenant vingt-cinq ans et c'est donc un problème qui m'est particulièrement familier et que, personnellement, je défends de toutes mes forces, sachant que je ne suis pas à la veille de m'arrêter.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur l'ambassadeur. Je donne la parole à M. le Rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur l'ambassadeur, pensez-vous que l'installation à Basse-Terre d'une antenne de l'OFPRA soit de nature à commencer à faciliter les relations avec vous ? Par ailleurs, pensez-vous que les relations qui doivent s'établir de nouveau entre nos deux pays sont déjà concrètement amorcées et, si c'est le cas, de quelle façon ?

M. Lionel Etienne .- L'annonce de l'installation de l'OFPRA a été faite alors que je me trouvais justement en Guadeloupe. Nous ne sommes pas là pour perdre notre temps ; nous devons donc parler franchement et honnêtement si nous voulons avancer, même s'il est un peu délicat de commenter les décisions d'un pays ami pour lequel j'ai beaucoup d'admiration, d'autant plus que ma culture en procède.

Cette installation d'une antenne de l'OFPRA m'a fait sourire. Je me suis dit que, quelque part, on sentait une bonne volonté, de la part de la France, d'essayer de résoudre ce problème et qu'au lieu de s'attaquer au mal à la source, c'est-à-dire directement chez nous, la partie française faisait tout pour s'accommoder du flux de plus en plus important d'Haïtiens qui débarquent sur le territoire français.

Pour moi, il ne fait pas l'ombre d'un doute que le fait de s'attaquer au mal à la source aurait incontestablement des effets autrement plus efficaces et les personnes concernées elles-mêmes en sont conscientes.

C'est pourquoi je crois beaucoup plus à un travail comme celui que nous faisons maintenant. Qu'allons-nous faire ensemble ? Nous avons une population qui émigre, qui va là où elle peut être accueillie et voilà qu'en matière d'accueil, on fait faire 8.000 kilomètres à des gens pour qu'ils trouvent le moyen de la faire repartir. Il vaudrait mieux que l'on se réunisse pour voir comment on peut s'attaquer à ce problème directement là-bas.

Je vais vous donner un exemple que le sénateur ne manquera pas de vous confirmer. Le nombre d'Haïtiens qui sont aujourd'hui en Guyane est difficile à évaluer tant il est important, mais nous savons que cette immigration est partie d'une seule personne qui a fait venir une dizaine d'ouvriers agricoles haïtiens de la zone du sud pour une exploitation agricole en Guyane : M. Lucien Gannot, au début des années 60. Ce sont ces dix individus qui ont attiré ensuite les dizaines de milliers d'Haïtiens qui se trouvent aujourd'hui en Guyane. Cela montre que c'est un problème que l'on aurait pu contrôler très rapidement.

Il en est de même avec toutes les dispositions qui ont été prises, notamment la caution qu'il fallait payer. Pendant longtemps, la France a mis en place une mesure qui voulait que chaque Haïtien qui entre sur le territoire français laisse une caution de 2.500 francs. Le résultat, c'est que les gens qui arrivaient là-bas et qui n'avaient que 2.300 francs étaient refoulées et disaient alors à l'agent de police : « Merci beaucoup, je ne le savais pas. Nous nous reverrons la semaine prochaine ». Ils revenaient ensuite effectivement la semaine suivante avec 2.500 francs, mais après avoir vendu veaux, vaches et cochons pour payer leur entrée ! Si on avait eu la possibilité de s'attaquer alors au problème dans la zone d'émigration, les choses auraient certainement pris une autre dimension.

Maintenant, l'état de fragilité dans lequel on se trouve aujourd'hui en Haïti fait que ce n'est pas un problème que nous allons pouvoir résoudre seuls. En revanche, nous pouvons le résoudre avec vous et c'est ainsi qu'il faut aborder cette question pour trouver une solution.

Quant à la position de la France vis-à-vis de nous, nous sentons manifestement une volonté d'avancer, non seulement sur le problème de l'immigration mais de manière générale, mais il faut savoir que nous sommes restés coupés les uns des autres pendant quasiment deux siècles et que nous avons donc deux siècles de retard à combler. Comment faire pour reprendre des relations normales après deux siècles, comme l'ont fait remarquer les Haïtiens et les Français ? Aucun chef d'Etat français n'a effectué une visite officielle en Haïti depuis deux siècles (je crois que cela rend compte de tout un état d'esprit), et ce n'est que cette année que, pour la première fois, avec beaucoup de dignité, je dois le dire, notre premier ministre, qui était accompagné du ministre des affaires étrangères, a pénétré dans l'enceinte du ministère de l'outre-mer. C'est aussi un signe prometteur et un signe d'espoir dans le développement des relations que nous pourrions avoir.

Un nouveau parlement va bientôt sortir des élections en Haïti et je pense aussi que ce serait une bonne chose que nos députés et nos sénateurs se rapprochent du Parlement français, s'assoient autour d'une table et discutent.

Dans l'intérêt de toutes les parties concernées, à commencer par la France elle-même, il nous appartient incontestablement aujourd'hui -j'insiste sur ce point de toutes mes forces- de donner plus d'importance au rôle majeur que la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique peuvent jouer dans nos relations avec la France, alors qu'actuellement, le rôle joué par ces trois départements est encore inexistant.

M. Georges Othily, président .- J'aurai trois questions à vous poser, monsieur l'ambassadeur.

Tout d'abord, comment est envisagé le retour à Haïti de ceux qui le souhaitent depuis les dernières élections ? En effet, le bruit circule que certains voudraient y retourner.

Par ailleurs, avez-vous des informations sur ceux qui souhaitent retourner en Haïti, aussi bien depuis le Canada, les Etats-Unis, les trois DFA et la France hexagonale ?

Enfin, à votre avis, quelle politique de coopération faudrait-il mettre en place pour tenter de résoudre les difficultés ou, du moins, pour éviter le départ qu'envisagent souvent les Haïtiens pour aller à l'extérieur de leur pays ? S'il fallait une politique de coopération entre la France, les trois DFA et Haïti, que pourrait-elle être ?

M. Lionel Etienne .- En ce qui concerne tout d'abord le retour en Haïti, il faut être très prudent. En effet, souvenons-nous de ce qui s'est passé à la suite de l'élection du président Aristide : nous avons eu un flot énorme d'Haïtiens de la diaspora qui sont revenus au pays. Malheureusement, pour des raisons que nous connaissons tous, ils ont déchanté et sont repartis aussi rapidement qu'ils étaient venus parce que les conditions de l'accueil n'étaient pas remplies.

Nous devons nous rendre à l'évidence avec beaucoup de courage et dire que, si le même mouvement devait se produire aujourd'hui, il faudrait probablement s'attendre au même résultat. La démarche est avant tout émotionnelle et il n'y a pas de place pour l'émotion dans la solution de ce problème qui nous préoccupe.

En revanche, c'est peut-être l'occasion de mettre en place une politique de coopération sérieuse. Comme je l'ai dit, nous aurons bientôt des élections parlementaires et nous aurons aussi, très rapidement, des élections municipales. Je ne sais pas combien d'entre vous sont allés en Haïti et connaissent l'arrière-pays haïtien, mais il faut voir les choses en face et ne pas se faire d'illusions : ces nouveaux élus n'ont pas encore forcément une idée précise des tâches qui les attendent. Or nous savons très bien que le pays le mieux placé pour leur offrir ce modèle et cette référence est encore le modèle français. Chacun sait que le code Napoléon prévaut encore chez nous et que nous partageons cette culture commune qui est très profonde.

Je crois donc que c'est dans la mise en place des structures que nous avons énormément à faire. C'est pourquoi j'insiste encore sur cette coopération avec les départements français d'outre-mer, avec lesquels nous avons véritablement la même culture. Je crois aussi que nos ressortissants, qui ont eu le privilège de faire l'expérience de ce qu'est une administration bien rôdée et bien établie, ne peuvent être que les meilleurs vecteurs possibles pour apprendre cela au reste de la famille et à leurs compatriotes restés sur place.

En d'autres termes, nous avons là un double avantage : la formation possible de nos nouveaux élus et, en même temps, la possibilité de faire appel à nos propres ressortissants qui ont vécu pendant longtemps dans les Antilles françaises et qui se sont familiarisés avec le fonctionnement d'une administration véritable et sérieuse. C'est sur ce point que nous avons beaucoup à faire et sur cette base que nous pouvons fonder une coopération.

Je me permets aussi de préciser, car cela mérite d'être relevé, que le ministre de la coopération est tout à fait sensible à ce point. Mme Girardin réalise bien cet enjeu et, pour avoir été elle-même concernée par les Antilles françaises, elle se rend compte de cette possibilité.

M. Georges Othily, président .- Monsieur l'ambassadeur, nous vous remercions des propos que vous avez tenus sur le sens que vous souhaitez donner à la politique de coopération, sur la mise en place de ce gouvernement que nous attendons et sur les élections. A partir de là, il faudra commencer à travailler sérieusement. Nous prendrons certainement contact avec vous dès lors que le nouveau gouvernement sera mis en place et que les assemblées seront au travail, et je pourrai être un trait d'union entre le Sénat et vous-même pour essayer d'organiser cela.

M. Lionel Etienne .- Je me tiens à votre disposition, moi aussi, et à n'importe quel moment, pour donner suite à ce premier entretien et je vous remercie infiniment de m'avoir reçu.

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