Audition de M. Stéphane DIÉMERT,
sous-directeur des affaires politiques
au ministère de l'outre-mer
(1er mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Stéphane Diémert prête serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Vous allez nous faire un exposé liminaire d'environ dix minutes et nous vous poserons ensuite quelques questions pour préciser un certain nombre de choses.

M. Stéphane Diémert .- Monsieur le président, mesdames et messieurs, compte tenu de l'audition, hier, devant votre commission, du directeur des affaires politiques, administratives et financières qui vous a exposé un certain nombre de questions administratives, financières et logistiques dont le ministère de l'outre-mer a à connaître en matière d'immigration clandestine, je limiterai mon propos, si vous le voulez bien, aux aspects juridiques que pose la question de l'immigration clandestine outre-mer, en évoquant dans un premier temps les possibilités d'adaptation du droit, en particulier en matière d'entrée et de séjour des étrangers et en matière de nationalité, en m'efforçant d'évoquer, dans un deuxième temps, les possibilités d'association des collectivités ultramarines à la politique de l'immigration et en terminant par les éventuelles possibilités d'évolution du statut civil personnel de droit local ouvertes par l'article 75 de la Constitution, notamment à propos de Mayotte.

En propos liminaire, je ferai quelques brefs rappels qui sont des évidences mais qu'il ne faut pas perdre de vue.

Le « bloc de constitutionnalité » et les principes à valeur constitutionnelle ont vocation, naturellement, à s'appliquer sur l'ensemble du territoire de la République, notamment en matière de protection des droits fondamentaux des individus. Le principe d'égalité entre Français et étrangers en situation régulière, notamment en matière de droits sociaux, a également vocation à s'appliquer sur l'ensemble du territoire de la République et seules des dispositions constitutionnelles expresses permettent d'y déroger le cas échéant. Je pense en particulier au régime d'accès préférentiel à l'emploi local au profit de personnes justifiant d'une certaine durée de résidence dans certaines collectivités d'outremer, notamment en Nouvelle-Calédonie.

Toujours à titre liminaire, je vais rappeler les conséquences des articles 73 et 74, ainsi que de l'article 77 de la Constitution pour la Nouvelle-Calédonie, en matière d'adaptation du fond du droit.

L'article 73 permet, comme vous le savez, des dérogations à la règle de l'identité législative à condition de les justifier par les « contraintes et caractéristiques » locales, sous le contrôle du juge constitutionnel, que l'on peut qualifier de contrôle de proportionnalité.

Dans le cadre de l'article 74 pour les collectivités d'outre-mer, et de l'article 77 pour la Nouvelle-Calédonie, le législateur bénéficie d'une marge de manoeuvre beaucoup plus étendue puisque, finalement, il ne se voit opposer que la Constitution, ce qui est déjà beaucoup, et non pas les règles de droit commun en vigueur en métropole ou dans les départements d'outre-mer.

Enfin, on ne peut pas totalement négliger les contraintes du droit international et du droit communautaire, en faisant une distinction selon que nos territoires ultramarins sont soumis ou non au régime d'association. Pour les pays et territoires d'outre-mer et associés, c'est-à-dire les territoires du Pacifique, la collectivité de Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon, le régime d'association qui s'applique permet à l'Etat central et aux autorités centrales de n'appliquer pratiquement aucune règle du droit communautaire en matière de circulation et de statut des étrangers.

La Convention européenne des droits de l'homme, de son côté, s'applique dans les collectivités qui ne sont pas des départements ultramarins en tenant compte des nécessités locales, sachant que la jurisprudence, sur ce plan, est à peu près inexistante, sauf sur un ou deux points très précis, tandis que, dans les départements d'outre-mer, s'applique en principe le droit communautaire, avec cette exception notable que ces départements sont hors zone « Schengen », ce qui permet à l'Etat central de disposer d'une plus grande marge de manoeuvre.

Après ces propos liminaires, j'en viens au premier temps de mon exposé, qui concerne les marges d'adaptation du fond du droit, qu'il s'agisse du droit de l'entrée et du séjour des étrangers, du droit de la nationalité ou de l'accès aux droits sociaux.

Sur le droit de l'entrée et du séjour des étrangers, je me permettrai de passer assez vite car je sais que votre commission a déjà entendu un certain nombre d'exposés sur le sujet. Je rappellerai rapidement qu'historiquement, le droit de l'immigration a été très longtemps distinct, outre-mer, du droit commun et qu'il faut attendre la loi dite « Bonnet » de 1980 pour que l'ordonnance du 2 novembre 1945 s'applique dans les DOM et, à l'époque, à Saint-Pierre-et-Miquelon.

Par ailleurs, il faut attendre le 26 avril 2000, puis 2002 pour la Nouvelle-Calédonie, pour passer dans ces territoires d'une loi de 1849, qui se limitait, en gros, à un article permettant au gouverneur d'éloigner toute personne dont la présence lui était indésirable, au statut moderne de l'immigration issu ou inspiré de l'ordonnance de 1945. Historiquement, il s'agit donc d'une différenciation très nette.

Sur les marges de manoeuvre reconnues par la jurisprudence, vous connaissez celles que l'article 73 de la Constitution autorise. Je les rappelle rapidement :

- suppression du caractère suspensif des recours contre les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière en Guyane et à Saint-Martin ;

- possibilité de pratiquer certains contrôles sommaires des véhicules et d'identité, en particulier en Guyane, notamment sur la bande littorale et frontalière pour les personnes et sur la bande frontalière pour les véhicules n'appartenant pas à des particuliers.

Le Conseil constitutionnel a également jugé conforme à la Constitution la non-inclusion des départements d'outre-mer dans l'espace « Schengen », mais il n'a jamais été appelé, à ma connaissance, à se prononcer sur le droit de l'immigration dans les collectivités d'outre-mer de l'article 74. Seul le Conseil d'Etat s'est intéressé au sujet, notamment dans ses formations consultatives, et son rapport de 2005 fait état de son opposition au report de l'entrée en vigueur, à Mayotte, des dispositions sur les conditions d'exercice du droit au regroupement familial.

De façon générale, nous notons une marge d'adaptation déjà certaine dans le cadre de l'article 73 et, probablement, une marge de manoeuvre encore plus grande dans le cadre de l'article 74, même si la jurisprudence n'existe pas à ce jour.

Dans le cadre de l'article 73, cette marge de manoeuvre trouve également un fondement qu'on néglige souvent : l'inégalité de droit entre les ressortissants français et les ressortissants étrangers, lesquels ne bénéficient d'aucun droit absolu au séjour sur le territoire de la République.

C'est pourquoi il faut bien distinguer, lorsqu'on évoque les marges d'adaptation de l'article 73, ce qu'il est possible de faire s'agissant de mesures de droit ordinaire ou de droit civil qui peuvent concerner des citoyens français et des étrangers en situation régulière dans leur vie quotidienne, auquel cas le principe d'égalité peut être invoqué le cas échéant, du régime spécifique des étrangers, qui est un régime constitutionnel particulier. Lorsqu'on légifère sur l'entrée et le séjour des étrangers, il me semble que l'on est, dans l'article 73, un peu plus délié de l'obligation de respecter le principe d'égalité.

Finalement, un étranger qui arrive en Guyane ou en Guadeloupe n'est pas forcément dans la même situation, de fait, qu'un étranger qui arrive en métropole, et nul n'est obligé de traiter également des situations différentes. Cette marge de manoeuvre est assez importante et il ne faut pas négliger cette différence dans l'application du principe d'égalité.

J'en viens au droit de la nationalité. Là aussi, contrairement à une idée trop souvent répandue, le droit ultramarin de la nationalité a longtemps fait l'objet de dispositions spécifiques et tout à fait substantielles pour l'outremer, en particulier pour l'outre-mer non départementalisé.

Jusqu'en 1993, pour simplifier -et les exemples que je pourrai communiquer aux collaborateurs de la commission d'enquête sont assez nombreux-, un certain nombre d'interventions du législateur (en 1953, en 1976 à Djibouti, plusieurs textes de 1993 et une ordonnance de 1998 ratifiée en 1999 pour Mayotte, par exemple) ont posé des règles spécifiques. En particulier, s'agissant de la fameuse question du double droit du sol, il existait jusqu'en 1993 une condition de « nationalité de l'un des parents » pour l'acquisition de la nationalité aux enfants eux-mêmes nés en France.

L'uniformité du droit de la nationalité n'a été acquise sur l'ensemble du territoire de la République qu'en 1993 et en 1996 pour Wallis. De façon générale, sur le droit de la nationalité, il convient d'être très prudent puisque la jurisprudence du Conseil constitutionnel est peu importante. Nous pouvons simplifier en disant que le Conseil constitutionnel a tiré les conséquences du silence presque complet de la Constitution sur la question du droit de la nationalité et qu'il a donc entendu réserver au Parlement une large marge d'appréciation.

Cela dit, d'après la décision de 1993 du Conseil constitutionnel et la décision de 2004, moins connue, sur le statut de la Polynésie française, on constate que le droit de la nationalité semble bien appartenir à la notion d' « organisation particulière » de l'article 74 pour les collectivités d'outre-mer et donc que des dispositions législatives spécifiques peuvent y être adoptées.

Cependant, il convient d'adopter ces dispositions législatives dans certaines limites. En invoquant sur ce point le principe d'égalité, qui me paraît devoir l'être, on peut en effet admettre que le législateur ne peut pas tout faire. On imagine mal, par exemple, que la transmission de la nationalité des parents français vers leur enfant soit différente selon que l'on se trouve dans un territoire de l'article 74 ou en droit commun. Les Français, me semble-t-il, doivent être traités de manière égale sur tout le territoire national quant à la transmission de leur nationalité à leurs enfants et, probablement, à leurs conjoints.

En revanche, s'agissant des étrangers, dès lors qu'il n'existe pas de droit absolu à l'accès à la nationalité, il me semble que, faute de l'existence d'un tel droit, les situations peuvent être différentes selon que l'étranger naîtra dans une collectivité de l'article 74, dans une collectivité de l'article 73 ou sur le territoire métropolitain.

Cela paraît relever clairement du principe général de souveraineté nationale, qui semble pouvoir être interprété comme laissant à l'Etat la maîtrise de sa population de la façon la plus large possible, notamment celle de la définition légale de sa population et de sa propre citoyenneté.

Le principe d'indivisibilité de la République, qui est invoqué parfois, me paraît inopérant en la matière, dès lors que, naturellement, le droit de la nationalité est décidé et fixé par l'Etat central, sachant que la Constitution empêche qu'il en soit autrement.

De façon générale, on peut estimer qu'aucun grand principe constitutionnel ne s'oppose à des différenciations en matière de droit à la nationalité, étant entendu que le droit applicable en métropole, c'est-à-dire le droit commun de la nationalité, prévoit déjà des différences : le droit du sol ne s'applique pas aux enfants de diplomates, par exemple, et certains étrangers -je pense aux Algériens- bénéficient de modes d'accès particuliers à la nationalité française. Il n'y a donc pas de raison que ces différences applicables en métropole ne puissent pas être applicables ou amplifiées outre-mer.

S'agissant du cas particulier de l'île de Mayotte, nous entendons dire souvent que l'évolution vers le droit commun de cette collectivité prohiberait toute évolution différenciée du droit à la nationalité dans cette collectivité. Je ne peux que rappeler que, pour l'instant, Mayotte est une collectivité de l'article 74 (cela résulte de l'article 72-3 alinéa 2 de la Constitution révisée en 2003), qu'elle ne peut devenir département d'outre-mer que selon une procédure bien précise, qui implique notamment une décision du chef de l'Etat convoquant les électeurs, le consentement de ces derniers et l'adoption d'une loi organique.

Par conséquent, si l'objectif politique de rapprochement de Mayotte du droit commun existe et se trouve partagé assez largement, aussi bien localement qu'au niveau métropolitain, en l'état du droit, Mayotte demeure une collectivité de l'article 74 et rien ne s'oppose à ce que des règles spécifiques y soient édictées.

J'en arrive au point sur l'accès aux droits sociaux, sur lequel je serai assez bref. Il me semble en effet que, compte tenu, d'une part, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui consacre comme un droit fondamental l'accès aux régimes de protection sociale des étrangers en situation régulière et, d'autre part, de l'existence de certains principes (l'obligation de scolarisation des enfants, par exemple, ou le principe de dignité de la personne humaine, principes qui semblent s'appliquer à tous les étrangers quelle que soit leur situation), on ne peut pas traiter l'outre-mer de façon différente de la métropole, sauf à réviser la Constitution.

Autrement dit, toute possibilité d'évolution, s'agissant de la matière des droits sociaux, me paraît extrêmement limitée à droit constitutionnel constant.

J'en viens au deuxième aspect de mon exposé, qui concerne les possibilités d'association des collectivités ultramarines à la politique d'immigration.

Il faut savoir que de nombreux dispositifs existent déjà.

S'agissant tout d'abord de la consultation des collectivités sur la délivrance des titres individuels de séjour, les statuts de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française prévoient la consultation des exécutifs locaux ; l'avant-projet de loi organique portant statut de Saint-Barthélémy et de Saint-Martin en disposera de même pour ces deux collectivités d'outre-mer.

C'est la contrepartie et la conséquence normales de l'exercice, par ces collectivités, d'une compétence en matière de fixation des règles relatives à l'accès au travail des étrangers qui relèvent, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et, bientôt, à Saint-Barthélémy et à Saint-Martin, de la compétence locale, y compris pour la fixation des règles intervenant au niveau législatif et au niveau réglementaire dans ces territoires.

On peut également relever l'obligation de consulter les autorités locales sur la réglementation édictée par l'Etat, qu'il s'agisse de projets et de propositions de loi ou de projets d'ordonnance ou qu'il s'agisse des procédures classiques et normales.

J'ajoute que le gouvernement de la Polynésie française, par exemple, doit être « informé » des projets d'engagements internationaux relatifs à la circulation des personnes entre la Polynésie française et les Etats étrangers.

Enfin, je rappellerai, au titre des dispositifs qui existent déjà, la possibilité, pour une collectivité de l'article 74 dotée d'autonomie, de participer aux compétences régaliennes que l'Etat conserve, notamment les compétences liées à l'immigration au titre de la sécurité et de l'ordre public. La Polynésie française est déjà dotée d'un tel dispositif prévu par les articles 31 à 33 de la loi organique de 2004. Elle peut ainsi, sous le contrôle de l'Etat (contrôle de légalité comme d'opportunité), fixer un certain nombre de règles de niveau législatif ou réglementaire.

Elle peut également, dans le cadre de cette réglementation spécifique qu'elle édicte, délivrer des titres de séjour, mais sous le contrôle du haut commissaire de la République, et il faut bien avoir à l'esprit que ces pouvoirs spécifiques ont été prévus pour la Polynésie française afin d'assouplir le régime d'entrée des étrangers, notamment des touristes, les autorités polynésiennes de l'époque évoquant en particulier une rigidité sans doute excessive des conditions d'entrée des étrangers dans ce territoire du Pacifique. Naturellement, un tel assouplissement ne se conçoit pas sans une approbation implicite ou explicite de l'Etat.

Au titre des perspectives d'évolution, on peut envisager plusieurs pistes.

S'agissant de ce qui pourrait être prévu dans les départements d'outre-mer, il ne me paraît pas contraire à la Constitution que les exécutifs locaux -il reste à savoir lequel en présence de deux assemblées- puissent être consultés sur la délivrance de titres de séjour et de titres de travail. Cela peut naturellement entraîner des complications et des problèmes purement administratifs.

On peut imaginer également, dans le cadre de l'article 73, que les autorités locales adaptent la réglementation dans le domaine du droit du travail des étrangers, soit au titre de l'adaptation du deuxième alinéa de l'article 73, soit au titre du pouvoir ouvert par le troisième alinéa, qui permet de légiférer dans un nombre limité de matières, sous réserve d'un certain nombre de contraintes. Il me semble que les spécificités de la Guyane, en particulier, pourraient justifier ce type de réglementation locale.

Dans le cadre de l'article 74, on peut naturellement imaginer qu'une collectivité dotée d'autonomie puisse bénéficier des mêmes pouvoirs que ceux déjà octroyés à la Polynésie française. C'est une demande des élus de Saint-Martin, mais je note tout de même qu'ils ont toujours invoqué un tel principe de participation sans jamais avancer ni présenter de propositions concrètes qui traduiraient ce principe.

En outre, pour des raisons géographiques évidentes, on voit mal comment la législation applicable à Saint-Martin pourrait être encore renforcée par les autorités locales alors même que le dispositif va plutôt dans le sens d'un assouplissement.

J'en arrive à mon troisième et dernier point, qui concerne les possibilités d'évolution du statut personnel civil de droit local à Mayotte dans le cadre de l'article 75. Comme le professeur Gohin, que vous avez déjà entendu, vous en a beaucoup parlé, je serai assez rapide.

L'article 75 de la Constitution consacre l'existence d'un statut civil personnel de droit local qui ne peut pas être vidé de sa substance. Il n'est possible ni de le rendre inopérant, ni de le supprimer de façon autoritaire. Seule une renonciation expresse et donc volontaire et libre des personnes qui y sont soumises est valable, cette renonciation pouvant, par exemple, résulter du mariage avec une personne soumise au droit commun.

Ce statut, on le sait, a vocation à voir son application restreinte au fil du temps puisque les renonciations sont définitives et que les enfants issus d'éventuels couples « mixtes » au regard du droit civil, sont à leur tour régis par le droit commun.

Ce statut peut toutefois évoluer, comme le Conseil constitutionnel l'a jugé sur les amendements adoptés à l'initiative du député Mansour Kamardine, à propos de la suppression de la polygamie.

J'ajoute que ce statut -c'est un point important pour Mayotte- ne concerne pas les étrangers mais uniquement les Français qui y sont soumis. On peut, dans ce cadre, explorer certaines pistes de réflexion comme, par exemple, un mariage soumis au régime de droit local mais néanmoins célébré devant une autorité civile et non pas seulement religieuse. On peut aussi envisager des procédures de reconnaissance d'enfants, lorsque ce droit local ne les prévoit pas, encadrées et adaptées aux circonstances locales afin de lutter notamment contre les reconnaissances frauduleuses.

Voilà, monsieur le président, les considérations générales que je souhaitais vous apporter. Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos éventuelles questions.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, j'ai une question sur le dernier point que vous venez d'évoquer. En indiquant qu'on ne peut pas, d'autorité, si j'ai bien compris, faire évoluer le droit local pour aboutir au droit commun, que se passerait-il si Mayotte devenait un département français ?

M. Stéphane Diémert .- C'est le problème. Tout d'abord, il y a des précédents, notamment l'Algérie, sur lequel il y aurait beaucoup à dire. L'article 73 de la Constitution de 1946, qui était finalement à peu près le même que celui de 1958, n'était semble-t-il pas incompatible avec l'existence d'un statut civil de droit local.

Il est évident que plus le statut civil de droit local se modernisera, notamment avec la suppression de la polygamie, la suppression du demi-héritage des filles et la suppression de la répudiation unilatérale, transformée en divorce, il sera beaucoup moins incompatible qu'auparavant.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Il y a aussi la question de la dation du nom.

M. Stéphane Diémert .- Parmi les pistes que nous explorons dans le cadre du projet de loi sur l'immigration, la dation de nom pourrait être transformée en reconnaissance de paternité avec -c'est une spécificité mahoraise- l'accord de la mère, ce qui permettrait de l'encadrer et de la soumettre à certaines procédures, comme l'encadrement des procédures de mariage dans le cadre du droit commun.

Ces évolutions ponctuelles ne sont pas incompatibles avec l'article 75. Ce qui serait vraiment inconstitutionnel, à mon avis, c'est une loi qui déciderait de supprimer purement et simplement l'article 75 ou la reconnaissance d'enfants, par exemple. On voit mal au nom de quoi le principe de la reconnaissance d'enfants serait contraire à la Constitution.

En tout cas, l'instauration de mécanismes de contrôle et de lutte contre les fraudes me paraît tout à fait acceptable au regard de l'article 75.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une autre question à vous poser sur la problématique dite du « droit du sol ».

Le professeur Gohin, que nous avons auditionné, nous a indiqué qu'en l'état, le droit de la nationalité ne pouvait être modifié que pour l'ensemble du territoire de la République. Votre propos est quelque peu différent. Est-il possible quand même, tout en conservant le principe du droit du sol, de modifier les conditions dans lesquelles la nationalité française peut être acquise par les étrangers sans remettre en cause l'ensemble du dispositif ?

M. Stéphane Diémert .- Pour l'outre-mer, la réponse est positive. Alors que le droit du sol dit simple, c'est-à-dire la naissance sur le territoire français de parents même étrangers, quelle que soit leur situation, ouvre l'accès à la nationalité au bout de quelques années seulement, à la fois pour les COM de l'article 74 et les DOM, si la situation le justifie (on pense à la Guadeloupe, à Saint-Martin et à la Guyane), on peut à mon sens imaginer l'ajout de la condition du séjour régulier. Je n'arrive pas à concevoir comment cela pourrait être contraire à la Constitution, compte tenu des principes, que nous avons rappelés, de niveau international, des principes tirés de l'intérêt général qui s'attache à la maîtrise de cette population et de la lutte contre la fraude.

Je n'arrive pas à concevoir comment on peut soutenir le contraire. En matière législative, les interventions de 1963 et de 1972 ont confirmé des projets de loi qui étaient à l'époque examinés par le Conseil d'Etat et nous n'avons pas trouvé la trace d'une proposition du Conseil d'Etat sur ce sujet. Les interventions du législateur ont eu lieu à plusieurs reprises, en 1993, 1998 et 1999, et ont conduit à l'édiction de règles spécifiques. Je n'ai donc aucun doute sur le sujet.

M. Georges Othily, président .- S'agissant du droit du travail pour la Guyane et la Guadeloupe, le législateur peut prévoir la possibilité, pour la collectivité départementale et régionale, d'adapter le droit commun au droit du travail. Est-ce possible pour l'ensemble du droit social ?

M. Stéphane Diémert .- Cela me paraît délicat compte tenu du principe de valeur constitutionnelle que j'évoquais précédemment. On peut en penser ce qu'on veut, mais la décision du Conseil constitutionnel de 1993 explique clairement que, certes, les étrangers n'ont pas le droit général et absolu d'être sur le territoire national, mais qu'ils disposent tout de même de droits fondamentaux, notamment les libertés individuelles et le droit à la protection sociale.

M. Georges Othily, président .- La dignité par le travail n'est-elle pas non plus un droit constitutionnel ?

M. Stéphane Diémert .- C'est vrai.

M. Georges Othily, président .- S'ils viennent chez nous, ce n'est pas spécialement pour travailler, mais pour pouvoir bénéficier de prestations sociales et c'est là que le bât blesse.

M. Stéphane Diémert .- Le Conseil constitutionnel a posé ce principe pour les étrangers en situation régulière, en l'assortissant d'un bémol pour les étrangers en situation irrégulière qui peuvent être privés d'un certain nombre de droits sociaux, mais il reste des sujets comme l'aide médicale d'urgence et la scolarisation, pour lesquels il n'est sans doute pas possible de le faire.

M. Georges Othily, président .- Comment pourrait-on modifier cet aspect ? Faudrait-il changer la Constitution ?

M. Stéphane Diémert .- Si on veut se limiter à l'outre-mer, on peut toujours trouver quelque chose entre les articles 73 et 74, mais si on veut généraliser, ce sera plus difficile...

M. Georges Othily, président .- Je parle seulement de l'outre-mer.

M. Stéphane Diémert .- Sur le plan purement formel, on peut insérer quelques dispositions autour des articles 73 et 74 sur le droit social, étant entendu qu'il y a deux précédents d'atteinte aux grands principes : le statut de la Nouvelle-Calédonie et le statut des COM de l'article 74 dotées d'autonomie, qui portent finalement atteinte au principe d'égalité, y compris entre Français, en prévoyant un mécanisme préférentiel d'accès à l'emploi local. Il y a donc déjà eu ces deux précédents qui visent en plus des citoyens français.

M. Georges Othily, président .- En matière de prestations familiales, nous avons appris que, souvent, lorsque les parents sont en situation irrégulière et que les enfants vivent sur le territoire français, c'est quelqu'un d'autre qui, à cause de la notion de prise en charge effective, permet à cet enfant de bénéficier de prestations qui seront touchées par cette personne et qui seront ensuite données aux parents en situation irrégulière. Comment régler juridiquement ce problème ?

M. Stéphane Diémert .- Au-delà des contrôles et d'un éventuel renforcement des sanctions pénales et de l'effectivité de la norme, je crains que, si on veut mettre en place un dispositif restrictif touchant éventuellement des étrangers en situation régulière qui, comme vous l'avez dit, agissent pour le compte d'étrangers en situation irrégulière, la voie de la révision constitutionnelle, pour l'outre-mer, soit la seule possibilité certaine de franchir le cap du contrôle de constitutionnalité, à moins que le Conseil constitutionnel ne revienne sur ses décisions de 1990 et, surtout, de 1993, qui sont plutôt généreuses sur ce sujet. Evidemment, une évolution de la jurisprudence est possible, mais nous n'en sommes pas maîtres.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je voudrais revenir sur l'un des problèmes qui se posent, si vous le voulez bien. Comme la France est généreuse, elle accueille dans ses écoles les enfants très jeunes. On a raison de le faire et personne ne souhaite le remettre en cause, mais nous arrivons ainsi à avoir des jeunes dans nos écoles primaires, voire dans nos collèges, puis dans nos lycées, qui font toute leur scolarité chez nous. Lorsqu'ils atteignent l'âge de 18 ans, nous avons pratiquement l'obligation de dire qu'ils doivent repartir. On sait par expérience que ce type de décision est extrêmement difficile à prendre sur le plan humain.

Pourtant, comment résoudre cette difficulté, notamment sur la nationalité ? Certes, ces jeunes ont la possibilité, pour ceux qui sont issus d'étrangers en situation irrégulière et qui sont nés sur le territoire français, de devenir français à l'âge de 13 ans, puis de 16 ans et de 18 ans, mais ils ne l'ont jamais fait pour des raisons que l'on peut imaginer. N'y aurait-il pas là moyen d'imaginer un autre système, ou une autre possibilité, pour que la procédure de demande de naturalisation puisse être mieux cadrée et mieux organisée, sans pour autant inciter des gens à venir pour obtenir la nationalité comme c'est parfois le cas aujourd'hui ?

Nous avons cette opposition entre une situation humaine et une situation juridique qui nécessite que les responsables politiques prennent une décision. Y a-t-il des pistes ou des idées à cet égard ou, au contraire, est-on contraint au silence ?

M. Stéphane Diémert .- Mes propos n'engagent que moi, mais si des mesures plus sévères étaient adoptées, on pourrait naturellement se demander comment gérer -le terme n'est évidemment pas du tout approprié- le « stock » de personnes qui sont concernées par ces situations peu satisfaisantes de non droit. On tombe dans la question éternelle de la régularisation au regard de la nationalité, ce qui n'est pas rien.

Si cette mesure, qui est destinée à régler de façon généreuse la situation des personnes présentes, était combinée avec des mécanismes répulsifs destinés -je pense en particulier à Mayotte ou à la Guyane- à empêcher tout nouvel afflux, cela doit pouvoir théoriquement fonctionner, mais ce n'est que théorique, sachant qu'à chaque fois que l'on essaie les régularisations, cela s'est traduit au bout de quelques années, dans les pays où on l'a fait, par un nouvel afflux.

Il est vrai que nos collectivités sont dans une situation différente de celles de l'Espagne et de l'Italie. Nous pourrions donc imaginer des mécanismes de régularisation au regard du droit à la nationalité. Rien ne s'y oppose, mais c'est très délicat à gérer en termes de conséquences.

Je ne vois pas d'autre solution, sauf à assouplir les conditions d'accès à la nationalité française et à revenir à des mécanismes relevant du droit du sol avec un accès automatique, sur le modèle américain, ce que personne ne peut imaginer.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- C'est effectivement plus simple, mais c'est également une ouverture extraordinaire.

M. Stéphane Diémert .- Il reste à espérer que l'administration fasse preuve parfois d'une plus grande compréhension de certaines situations humaines. Il se trouve que je suis magistrat administratif et qu'avant d'exercer au ministère de l'outre-mer, j'ai souvent eu affaire, en tant que juge unique, à des dossiers de reconduite à la frontière peu étayés sur le plan de la simple équité. Parfois, le juge a tendance à se laisser un peu impressionner par ces questions humaines, tout en essayant d'y résister, naturellement, sur certains sujets.

Je pense à l'affaire d'une jeune Bulgare qui était arrivée en France à l'âge de 8 ans, qui était parfaitement francophone mais que l'administration trouvait finalement tout à fait normal de reconduire à la frontière à l'âge de 23 ans. J'avais annulé cette décision au titre de l'erreur manifeste d'appréciation et j'ai été confirmé par le Conseil d'Etat, mais pourquoi en arriver à ce type de situation contentieuse ? On pourrait multiplier les exemples.

Il serait bon d'instiller plus de sensibilité et d'humanité dans le traitement des dossiers au niveau de certains services des étrangers et de certaines préfectures, même si, là aussi, il est facile de donner des leçons alors qu'ils sont en première ligne.

J'ai aussi le souvenir d'une personne qui avait passé les trois quarts ou les deux tiers de son existence en France, qui était arrivée très jeune, qui était parfaitement francophone et qui travaillait dans un cabinet d'avocat bien qu'elle soit en situation irrégulière. Que d'énergie dépensée en la matière au niveau des juridictions et de la préfecture de police pour un résultat ridicule, et il y en a sans doute d'autres.

Dans des affaires de refus de séjour qui étaient, cette fois, jugées en formation collégiales, j'ai aussi le souvenir de dossiers étonnants dans lesquels l'administration, en l'espèce la préfecture des Hauts-de-Seine, nous expliquait que le droit à la vie familiale d'une Syrienne pouvait parfaitement s'exercer dans son pays d'origine avec ses cousins et ses frères alors même qu'elle vivait en concubinage en France et avait deux jeunes enfants. Le droit à la vie familiale normale, pour la préfecture des Hauts-de-Seine, était le droit de vivre avec les frères et les cousins mais non pas de rester en France avec de jeunes enfants. Là aussi, il s'agissait d'une personne parfaitement francophone. Ce sont des pratiques un peu délicates, mais cela relève naturellement du traitement au cas par cas.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- D'où la nécessité de permettre aux préfets de garder une certaine souplesse pour apprécier les situations individuelles.

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions, monsieur le directeur.

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