Audition de Mme Catherine WIHTOL DE WENDEN,
directrice de recherche au CNRS
(14 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Geoges Othily , président .- Chère madame, vous allez nous faire un exposé liminaire d'une dizaine de minutes, après quoi nous pourrons débattre.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Catherine Wihtol de Wenden prête serment.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Tout d'abord, je vous remercie de me convier à vos travaux. Personnellement, je suis spécialisée dans les questions de migrations internationales. Je suis juriste et politologue de formation et je travaille, dans un centre de recherche à l'Institut d'études politiques de Paris, sur différents thèmes liés à la politique migratoire et aux questions de migrations, non seulement en France, mais aussi dans un contexte européen et, parfois, mondial.

Je vais essayer de vous parler de l'immigration irrégulière, surtout dans le cas français, puisque j'imagine que c'est le sujet qui vous intéresse le plus, sachant que c'est en réalité un vieux sujet. En effet, ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on parle de l'immigration irrégulière, qui a toujours existé, puisque c'est un phénomène que l'on trouvait même dans un autre contexte que nous avons eu en France entre 1945 et 1974, à une époque où l'immigration de travail était ouverte. A cette époque, il y avait déjà une immigration irrégulière qui était liée à des besoins de main d'oeuvre non pourvus par la population nationale, compte tenu d'une crise démographique à partir de la fin du XVIII e siècle qui s'était aggravée dans l'entre-deux-guerres. La France avait un besoin de main d'oeuvre tel que, très vite, l'ordonnance de 1945 qui a réorganisé la politique d'immigration après la seconde Guerre mondiale a été dépassée par les faits.

Certes, cette ordonnance permettait de recruter des étrangers de façon légale, mais les besoins des employeurs étant très importants dans cette période de reconstruction. Ils allaient donc eux-mêmes rechercher les immigrés qui étaient ensuite régularisés.

Pour vous donner un seul chiffre, sachez que l'Office national d'immigration, qui est l'ancêtre de l'Office des migrations internationales (OMI), lui-même ayant été transformé récemment dans son sigle, ne contrôlait, en 1968, que 18 % des entrées. Cela veut dire qu'en 1968, 82 % des travailleurs étrangers salariés en France étaient entrés en situation irrégulière.

Ce n'est donc pas quelque chose de nouveau. A l'époque déjà, des « marchands de sommeil » proposaient des logements en hôtels dans des conditions désastreuses qui ont été dénoncées publiquement à de nombreuses reprises dans la presse. La migration clandestine était donc une réalité très importante avant la suspension de l'immigration qui est survenue en 1974, à tel point qu'une circulaire de 1972, la circulaire « Marcellin-Fontanet » fut prise pour mettre un coup d'arrêt à ces pratiques de régularisation permanente auxquelles on procédait par petits paquets en précisant que, désormais, il ne pourrait plus y avoir de régularisation automatique.

Cette circulaire a été suivie, sous la présidence de M. Valéry Giscard d'Estaing, par une circulaire du nouveau secrétaire d'Etat à l'immigration, M. Postel-Vinay qui, en août 1974, a décidé de suspendre l'immigration de travail salarié.

A l'époque, il était également envisagé de suspendre l'immigration familiale, mais un arrêt du Conseil d'Etat de 1976 a jugé que c'était contraire à la Constitution française. L'idée était alors que la crise ne permettait plus de faire appel à l'immigration et que, finalement, les immigrés retourneraient peu à peu chez eux.

L'essentiel de la politique non seulement française mais européenne s'est construit sur ces scénarios qui, au fil des ans, se sont révélés erronés. En effet, il n'y a eu que très peu de retours, notamment des Espagnols et des Portugais, qui sont d'ailleurs entrés en 1986 dans l'Union européenne. On a constaté également que les besoins de main d'oeuvre ont été vite comblés par l'immigration irrégulière.

Au moment de la régularisation de 1981 et 1982, qui avait été annoncée comme massive, 150 000 candidatures ont été déposées, 142 000 personnes ont été régularisées et on a constaté alors que 33 % d'entre elles travaillaient auparavant dans le bâtiment, ce qui veut dire que, structurellement, le bâtiment et les travaux publics employaient une bonne part de ces personnes en situation irrégulière. On en comptait par ailleurs 11 % dans la restauration, 11 % dans les services domestiques et à peu près le même chiffre dans le textile. Certains secteurs, structurellement, sont fortement concernés par l'immigration irrégulière, comme on l'a vu au fil des années.

Il ne faut pas oublier que cette période de 1981 a été précédée d'actions de collectifs de personnes en situation irrégulière (à l'époque, on ne parlait pas de « sans-papiers ») qui engageaient des grèves de la faim (des Turcs qui travaillaient dans le Sentier ou des Africains).

Depuis, la situation est celle du statu quo. Nous sommes toujours dans le contexte de la fermeture de l'immigration de travail, pour ce qui est du travail salarié, mais les besoins de main d'oeuvre se poursuivent et des secteurs entiers continuent donc à faire appel à l'immigration irrégulière. J'ajoute que, comme les étrangers ne peuvent pas entrer en demandant du travail de façon légale, ils utilisent d'autres voies, comme vous avez pu le constater avec mon prédécesseur -on m'a dit que vous aviez entendu le directeur de l'OFPRA-, en essayant la voie de l'asile et celle du regroupement familial.

Cela dit, la plupart des personnes qui sont candidates à l'immigration de travail et qui ne peuvent pas entrer cherchent effectivement du travail et en trouvent, pour la plupart, dans les secteurs que je vous ai indiqués.

La deuxième régularisation a eu lieu en 1997-1998. Sur 150 000 candidats, on n'en a régularisé que 90 000, dont environ 30 % travaillaient dans le bâtiment et les travaux publics. Il s'agit de secteurs assez peu cotés par la population française car ils impliquent des travaux que les Américains qualifient de pénibles, sales et dangereux en raison des risques d'accidents du travail, de leur irrégularité dans le temps et des intempéries. Tout cela ne donne pas une très grande attractivité à ces métiers.

Ce contexte n'est pas seulement français ; il est également international. Les Etats-Unis compteraient entre 6 et 12 millions d'étrangers en situation irrégulière.

Certains pays européens ont une politique qui consiste à régulariser plus fréquemment les gens en situation irrégulière. L'Italie, il y a deux ans, a enregistré 750 000 candidatures à la régularisation, sous la pression de l'électorat de M. Berlusconi, constitué d'employeurs qui manquent de main d'oeuvre, notamment dans toute la plaine du Pô. Je connais bien l'Italie, j'y enseigne et c'est un secteur que je connais particulièrement. Sur ces 750 000 candidatures, il y a eu environ 650 000 régularisations.

L'Espagne, l'année dernière, a régularisé la situation de 700.000 personnes après avoir enregistré 1 million de candidatures. Le Portugal a procédé aussi à trois ou quatre régularisations, de même que la Grèce.

Pour l'instant, les pays européens, dans le contexte de suspension de l'immigration de travail salarié, n'ont trouvé que ces systèmes de régularisation pour assainir la situation. En fait, cela signifie que le système ne marche pas bien, d'une certaine façon, puisque c'est un aveu d'échec à la fois de la politique de contrôle des frontières et du fonctionnement du marché du travail.

Aujourd'hui, nous sommes dans une situation très particulière qui existe en fait déjà depuis longtemps : la concomitance, dans plusieurs pays européens dont la France, du chômage et d'un besoin de main d'oeuvre. Cela s'explique par le fait que le marché du travail, comme dans tous les pays européens, est extrêmement sophistiqué et segmenté et que les secteurs dans lesquels les demandeurs d'emploi font leur recherche ne sont pas ceux pour lesquels on a des pénuries de main d'oeuvre et on emploie de l'immigration irrégulière.

Cette immigration irrégulière n'est pas seulement non qualifiée. Elle peut être aussi très qualifiée. Dans certains secteurs, les gens ne sont pas nécessairement en situation irrégulière, mais ils ont des contrats de très courte durée. Dans le secteur hospitalier, pour certains médecins des hôpitaux, notamment dans des spécialités comme la gérontologie, ou pour les gardes de nuit, ainsi que dans le secteur de l'enseignement, notamment pour les professeurs de mathématiques ou d'informatique en collège, on recrute plutôt des francophones qui viennent du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne, puisque, dans ces métiers de l'enseignement et de la médecine, il faut avoir une parfaite maîtrise de la langue française. Là aussi, il y a donc des pénuries de main-d'oeuvre.

Ces gens qui travaillent de façon irrégulière ont plusieurs profils.

Cela peut être des personnes déboutées du droit d'asile qui restent sur le territoire et qui n'ont plus d'autre solution que de travailler « au noir ».

On trouve aussi des personnes qui sont entrées de façon irrégulière, ce qui n'est pas le cas des demandeurs d'asile, et qui sont venues par des filières. Plus les frontières sont fermées, plus il y a une économie de la frontière qui fait monter les prix du passage. Les gens qui arrivent ainsi à entrer avec des faux papiers et des faux visas et qui sont placés chez des compatriotes pour travailler mettent alors des années à rembourser le prix du voyage.

Chez les Chinois du Sentier, par exemple, on trouve des gens qui sont réduits à une sorte d'esclavage moderne, obligés de rembourser le prix du passage. D'autres sont contraints à la prostitution. J'ai une étudiante à Sciences Po qui a fait une thèse sur Gibraltar, dans laquelle elle montre que l'une des façons de rembourser un peu plus rapidement le prix du voyage est la prostitution. Nous avons donc des situations catastrophiques qui proviennent de cette immigration irrégulière ainsi qu'une diversification des profils avec des femmes isolées, des enfants des rues, etc. Il n'y a donc pas que des hommes seuls venus pour travailler.

Parmi les étrangers en situation irrégulière figurent également des gens qui ont fait leurs études en France et qui n'arrivent pas à avoir un titre de travail salarié, mais j'ai entendu dire qu'une réforme était en préparation. J'ai pu constater, en intervenant pour une ou deux personnes, qu'il est très difficile aujourd'hui, y compris quand on a fait toutes ses études en France, et même si elles ont été extrêmement brillantes, d'obtenir la transformation du titre de séjour d'étudiant en carte de travail salarié, y compris lorsqu'on est en stage et qu'on a une promesse d'embauche chez un patron. J'ai pu le constater pour des architectes ou des avocats.

Le regroupement familial constitue une autre voie d'entrée dans l'irrégularité. Dans des enquêtes, j'ai vu des personnes ayant obtenu le statut de réfugié et essayant de faire venir leur famille mais qui n'y parvenaient pas pour des raisons diverses qui sont moins liées à des critères de logement ou de travail qu'à des problèmes d'état-civil : dans une situation de crise, il n'a pas pu être établi que tel enfant était bien celui du demandeur, par exemple. Tous ces éléments font que, parfois, alors qu'ils devraient attendre des années pour faire venir des jeunes qui sont dans des situations critiques, ils préfèrent les faire venir clandestinement. C'est une situation que j'ai rencontrée à plusieurs reprises.

On constate aussi des tentatives de tourner la fermeture des frontières par le mariage. Les mariages arrangés permettent de se trouver dans une situation légale mais aboutissent à des situations critiques sur le plan matrimonial. Une thèse d'anthropologie qui a été faite par une étudiante sur les Turcs montre ainsi qu'il y a énormément d'échecs parmi ces mariages arrangés, l'une des raisons de ces mariages étant la nationalité française de l'un des époux, ce qui rend particulièrement attractif ce projet de mariage.

Nous sommes donc dans une situation de crise en la matière qui fait que l'on a recours à toutes les autres filières que l'entrée légale pour travailler comme salarié.

Cela concourt à une crise de la politique de l'asile. En France, comme dans beaucoup de pays européens, les profils des demandeurs d'asile correspondent à des gens qui sont souvent dans une situation politique très difficile, qui viennent de pays sous des régimes de dictature et, en même temps, de pays pauvres frappés par la sécheresse ou des catastrophes naturelles. C'est ainsi que, pour l'OFPRA, il est parfois très difficile de faire la part de la dimension politique et de la dimension économique de la détermination de la personne.

Le résultat, c'est que, engorgée par la demande (j'ai été dans les concours de recrutement de l'OFPRA à quatre reprises), l'OFPRA dit non dans 80 % des cas. Il y a vingt ans, 80 % des demandeurs d'asile obtenaient le statut ; aujourd'hui, 80 % sont déboutés. Que deviennent-ils ? Des irréguliers. C'est encore un effet pervers de la fermeture.

L'autre effet pervers, c'est l'économie du passage, qui s'est considérablement développée aux portes de l'Europe et qui provoque des milliers de morts aujourd'hui à Gibraltar, aux îles Lampedusa, au large de la Grèce et dans toute une série de lieux où on essaie de passer en Europe.

Juste avant d'arriver ici, j'ai participé aux travaux d'une commission qui auditionne une série de personnes à la suite de la fermeture de Sangatte. On s'aperçoit qu'il continue à y venir des gens en situation irrégulière parce qu'ils ont entendu parler de l'existence de ce centre. Il a été fermé depuis, mais cela n'a pas pour autant tari l'immigration.

Pourquoi y a-t-il toujours autant d'immigration alors que les frontières sont de plus en plus contrôlées, non seulement dans un cadre français mais dans un cadre européen ? Du fait d'une aggravation de la situation dans beaucoup de pays de départ. En premier lieu, les politiques d'ajustement structurel qui sont imposées par le FMI et la Banque mondiale condamnent souvent des populations entières à des situations de misère, notamment chez les ruraux. En second lieu, dans toute une série de pays, on trouve des gens qualifiés et même très qualifiés qui, du fait de la dégradation politique de la situation chez eux, considèrent qu'il n'y a plus aucun espoir (c'est une chose que j'ai entendue souvent dans les enquêtes de terrain auxquelles je procède) ; enfin, l'attraction de l'Europe est visible par les transferts de fonds, par la télévision et par les biens de consommation qui sont offerts.

Aujourd'hui, la population migrante est de plus en plus une population urbaine, scolarisée et informée, qui est prête à économiser et à mobiliser beaucoup d'argent pour venir en Europe, y compris en payant des passeurs. Je constate donc que la fermeture des frontières, dans le contexte dans lequel se trouve l'Europe, c'est-à-dire dans un contexte de concurrence de la main d'oeuvre mondiale la plus qualifiée, est une situation très difficile à tenir.

J'ajoute que, dans les perspectives démographiques de l'Europe d'ici 2050, on va encore voir s'aggraver le vieillissement de la population et les besoins de main d'oeuvre. Par conséquent, si l'immigration de travail continue à être fermée, nous aurons à déplorer des situations encore plus critiques à la fois pour les droits de l'homme et pour le contrôle des frontières. Il faut signaler que beaucoup de contrôles des frontières se font dans de mauvaises conditions et que, par exemple, les reconduites à la frontière ne se passent pas toujours bien. La France a été condamnée par les différentes cours des droits de l'homme en la matière.

Enfin, alors que l'Europe se réclame de la démocratie et des droits de l'homme, pouvons-nous accepter qu'il y ait des morts à ses portes quasiment tous les mois ?

Voilà les interrogations qui nous sont posées.

Je pense que l'on peut sortir de cette situation si, comme tous les grands pays d'immigration du monde (il faut savoir que l'Europe est devenue la plus grande région d'immigration du monde, aujourd'hui, en termes d'entrées légales, par rapport aux Etats-Unis, au Canada ou à l'Australie), nous avons une politique de recrutement de l'immigration de travail, sans quoi le système sera très difficile à tenir. Il faut donc réfléchir à la réouverture partielle des frontières à l'immigration de travail en fonction des besoins de main d'oeuvre. Pour cela, plusieurs méthodes sont possibles.

Premièrement, on peut lever ce qu'on appelle la préférence européenne à l'emploi, qui est un système protectionniste sur lequel nous fonctionnons depuis trente ans, notamment dans les secteurs dans lesquels on a besoin de main d'oeuvre, sachant que, lorsqu'on constate ce besoin, les directions départementales du travail ne donnent pas une autorisation de travail.

Deuxièmement, on peut multiplier, comme l'ont fait certains pays européens, notamment l'Europe du sud, des accords bilatéraux ou multilatéraux de main d'oeuvre avec les pays qui fournissent cette main d'oeuvre de façon irrégulière en échange de leur contrôle des frontières.

Troisièmement, on peut instaurer des quotas avec des permis à points, comme l'Allemagne l'a fait depuis le 1 er janvier 2005, en s'inspirant du système canadien et en essayant d'attirer des personnes qualifiées et très qualifiées mais aussi des candidats dans des secteurs dans lesquels on manque de main d'oeuvre. La palette est très large, parce que l'immigration choisie ne consiste pas seulement à faire venir des élites mais aussi à faire venir des personnes peu qualifiées qui sont prêtes à travailler dans des secteurs dans lesquels personne ne veut véritablement se porter candidat.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, chère madame, de cet éclairage très précis.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'aurai quelques questions à vous poser, madame la directrice. Vous avez évoqué au début de votre propos la série de régularisations qui ont eu lieu.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Cela existe toujours : au titre de la loi de 1998, on peut toujours régulariser au cas par cas.

M. Bernard Frimat .- C'est un pouvoir discrétionnaire du préfet.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Tout à fait.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Certains disent que ces régularisations ont entraîné un afflux migratoire plus important encore du fait de leur éventuel effet attractif. Avez-vous pu observer cela ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Personnellement, pas du tout. Il se trouve que j'ai travaillé avec des collègues économistes de l'Ecole normale supérieure de façon très précise sur la régularisation de 1981-1982. Nous avons même fait un ouvrage sur ce sujet. Nous avons constaté que le fait de régulariser massivement, comme on le disait alors, n'avait ni entraîné un afflux supplémentaire, ni créé un appel d'air particulier.

De même, quand, en 1997-1998, on a procédé à nouveau à une régularisation, même si elle a été modeste, puisque seulement 90 000 personnes ont eu des papiers, nous n'avons pas constaté, dans les années suivantes, un afflux de populations en situation irrégulière aux portes de la France.

Même en Italie -je vais faire un cours demain à Rome et j'y vais régulièrement puisque j'ai un échange avec l'université de cette ville-, je n'ai pas le sentiment qu'il y ait eu un afflux particulier, alors que 700 000 personnes ont été régularisées, de même qu'en Espagne.

Ces régularisations se font sur des critères précis (durée de séjour, travail et liens familiaux) et une personne qui se présente à la frontière du jour au lendemain n'a aucune chance d'entrer dans les critères de régularisation de tel ou tel pays. Je suis donc assez sceptique sur la notion d'appel d'air qui aurait pu être provoqué par les régularisations.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Pourriez-vous nous donner des précisions sur les filières de l'immigration clandestine ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Bien sûr. Certains de mes collègues qui travaillent sur ce qu'ils appellent les réseaux transnationaux d'immigration et sur l'économie mafieuse constatent qu'aujourd'hui, il y a une économie de la frontière. La frontière est devenue une ressource précisément parce qu'elle est fermée, sachant que, plus elle est fermée, plus le prix du passage est élevé.

Il y a quelques années, j'ai fait une étude pour le service social d'aide aux migrants, qui a maintenant disparu, et j'ai cartographié les itinéraires des gens qui déposaient leur candidature au statut de réfugié. Cela m'a permis de constater qu'il existe des agences de voyage au Sri Lanka, en Chine et ailleurs qui empruntent des voies diverses (elles peuvent passer par la Roumanie, la Turquie, la Grèce, qui est un grand lieu de passage en la matière) et qui relèvent d'économies mafieuses.

De même, une partie de la prostitution est organisée pour financer le passage d'un certain nombre de jeunes filles qui considèrent qu'il n'y a aucun espoir chez elles. C'est une chose qui est monnaie courante et plus ou moins organisée selon les régions. La migration africaine est moins sophistiquée dans son économie du passage que la migration asiatique, par exemple. C'est en tout cas ce que j'ai pu constater.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Avez-vous, comme l'OFPRA, constaté une évolution des profils des demandeurs d'asile ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Tout à fait. La convention de Genève qui régit le droit d'asile a été signée en 1951, c'est-à-dire au moment de la guerre froide. A cette époque, le profil du demandeur d'asile type était le dissident soviétique. Aujourd'hui, nous sommes dans un autre contexte et les régions qui « flambent » sont le Moyen-Orient, l'Afrique des grands lacs, Haïti, les régions kurdes, l'ex-Yougoslavie il y a quelques années, etc. Les gens ne sont pas menacés à titre individuel, sauf cas exceptionnel, mais parce qu'ils appartiennent à tel groupe ou à telle ethnie dans un contexte politique donné.

Le profil de ces gens fait que, pour eux, il est très difficile de montrer qu'ils sont menacés à titre individuel, alors que ce sont les critères de la convention de Genève. Ce sont donc des groupes et moins des individus qui sont menacés.

Par ailleurs, la nature de la menace a évolué. Certes, l'Etat peut les menacer -certains ont été emprisonnés-, mais cela peut être aussi le cas de la société civile. La jurisprudence de l'OFPRA a d'ailleurs un peu évolué en la matière puisqu'il a pris en compte, par exemple, les Algériens qui étaient menacés par la société civile dans les années 1995. Pour autant, c'est beaucoup plus difficile à prouver parce qu'il s'agit notamment de phénomènes de rue.

On constate encore une autre difficulté : dans des régimes dictatoriaux et fort mal gérés économiquement, la part de la dimension politique et de la dimension économique rend la vie invivable pour toute une série de personnes qui disent que, chez elles, il n'y a aucun espoir. Ces gens n'ont quasiment aucune chance d'être acceptés comme demandeurs d'asile et d'avoir le statut de réfugié parce qu'ils ne remplissent effectivement pas les conditions posées par la convention de Genève, mais, en même temps, ils sont menacés par la situation environnante, sans compter l'asile environnemental justifié par la sécheresse, les catastrophes naturelles et autres, tout cela se mêlant dans des régions particulièrement défavorisées.

Nous sommes donc dans une situation de crise grave, non pas parce qu'il faut changer nécessairement la convention de Genève (je le pensais il y a quelques années, mais je ne suis pas certaine aujourd'hui que l'on pourrait aboutir à quelque chose de mieux), mais parce qu'il faut faire évoluer la jurisprudence en prenant en compte le profil actuel du demandeur d'asile, qui est très éloigné de celui de 1951.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- On peut aussi citer le cas des jeunes femmes victimes d'excision.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Tout à fait : mariages forcés, excisions, enfants abandonnés, etc.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Quelle est l'évolution de la situation des mineurs étrangers isolés ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Une étudiante a fait sa thèse sur ce sujet et a même eu un prix en Espagne pour le travail d'enquête qu'elle avait effectué et elle continue d'ailleurs, pour le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés, à faire des enquêtes dans différentes régions du monde sur les enfants isolés. On constate qu'il y a plusieurs facteurs.

Tout d'abord, certains ne sont pas toujours complètement isolés. Les Roms, par exemple, ne sont pas des enfants isolés. On peut les considérer comme tels, mais il existe quand même un environnement familial, même s'il est un peu lointain.

Ensuite, comme on le voit pour les enfants marocains en Espagne (j'en connais moins en France mais des collègues et amis qui sont avocats dans la région de Marseille m'ont dit qu'ils en avaient rencontré), les enfants sont parfois confiés, quand ils sont difficiles, à un oncle lointain qui est un immigré et qui s'occupe de très loin de ces enfants, lesquels fuient souvent son domicile parce qu'ils considèrent qu'ils sont mal accueillis et se retrouvent alors dans les rues.

En Espagne, ce problème des enfants isolés se pose avec acuité, certains prenant directement les camions qui traversent Gibraltar pour essayer de passer. Ces enfants sont recueillis dans des centres et on essaie de les scolariser et de leur donner un travail, mais beaucoup, surtout ceux qui ont eu de longues années de vie dans la rue, sont très vite tentés d'y retourner. Il faut surtout éviter qu'ils y passent de longues années, sans quoi la situation est quasiment irrémédiable : l'enfant qui a passé plusieurs années à vivre d'expédients considère que c'est son univers quotidien.

On constate une autre situation encore avec les enfants un peu plus âgés. En tant que mineurs, on sait qu'ils ne vont pas être pénalisés et on les envoie dans certains pays pour qu'ils servent de tête de pont en vue d'une immigration future. On va miser sur quelqu'un qui a 16 ou 17 ans, lui donner de l'argent et faire en sorte qu'il puisse passer, en se disant que, s'il réussit, il pourra faire venir une partie de sa famille. Ce sont des cas que l'on rencontre aussi.

Les situations des mineurs étrangers isolés sont donc très diverses.

M. Bernard Frimat .- Je tiens à vous remercier du caractère éminemment clair de votre démonstration. En effet, nous vivons actuellement, à mes yeux, sur un fond de xénophobie de plus en plus fort, nourri par un discours selon lequel le laxisme par rapport à l'immigration est générateur de toute une série de maux. Par conséquent, quand vous indiquez que les régularisations, qui sont présentées par certains comme le summum du laxisme, surtout les régularisations récentes, ne constituent pas un appel d'air particulier pour les scientifiques qui les observent, c'est une chose très importante.

Cela dit, j'aimerais vous entendre sur le lien entre le travail illégal et l'immigration irrégulière. En effet, on braque le projecteur sur l'immigration irrégulière, avec la constitution d'une nouvelle pègre qui bénéficie du marché qu'on lui a ouvert avec le durcissement de nos législations mais, toutes proportions gardées, on pourrait retrouver cela dans certains éléments liés aux stupéfiants...

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- ...ou à la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis dans les années 1930.

M. Bernard Frimat .- Exactement. Comment voyez-vous le lien qui existe entre la mafia, pour prendre ce terme simple et générique, qui organise ces passages et ces filières qui aboutissent à Sangatte (je suis moi-même élu du Pas-de-Calais et il est un fait que la publicité qui a été faite à Sangatte mettra du temps pour cesser de produire ses effets), et la fourniture de main d'oeuvre à des entreprises nationales ou étrangères ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Nous avons tous les cas de figure, en réalité. Il y a trois ans, j'ai rédigé un petit livre sur les métiers ethniques qui pose la question de savoir s'il existe des métiers ethniques. Il s'agissait d'une étude pour la Commission européenne et nous avons travaillé, pour la France, sur plusieurs secteurs et plusieurs groupes de nationalités, en particulier sur un groupe que nous avons suivi de très près : les Indo-pakistanais, à Paris, qui travaillent dans les secteurs du textile du 11 ème arrondissement.

Nous avons constaté que c'est une filière très organisée : les patrons sont des Indiens de Pondichéry qui ont parfois des papiers français vivent six mois en France et six mois en Inde, ont eux-mêmes des capitaux, se sont installés dans ces entreprises qui fournissent le tissu acheté en Inde et organisent une sorte de délocalisation sur place. Alors que des entreprises françaises ont créé des entreprises textiles là-bas, ils ont décidé, eux, de les créer ici en faisant venir des Pakistanais et en les faisant travailler plus de quinze heures par jour. Ces gens sont complètement soumis à leur patron parce qu'ils sont en situation irrégulière, et ils doivent travailler des années pour rembourser le prix de leur passage à des tarifs peu imaginables au début du XXI e siècle.

Cela existe aussi chez les Chinois du Sentier et dans toute une série de secteurs qui sont alimentés de cette façon.

Nous avons d'autres filières plus tranquilles, si je puis dire. Dans le cas italien, par exemple, la majorité des personnes régularisées par M. Berlusconi sont des femmes qui gardent des personnes âgées : les « badanti ». Ces personnes en provenance des Philippines, d'Ukraine, de Pologne ou de Roumanie sont entrées par des filières particulières, par exemple par des cousins, ou même parfois par des couvents à travers des pèlerinages, et sont donc des fausses touristes qui restent et qui travaillent « au noir ». En même temps, les employeurs veulent les garder et, pour cela, ils font pression pour leur régularisation, sans quoi elles vont se proposer ailleurs à de meilleurs tarifs.

Nous avons donc toutes sortes de cas de figure et la complexité de la chose, c'est qu'il y a de la tolérance. Un député d'une circonscription du sud-est de la France m'avait dit qu'il savait bien que, dans sa circonscription, certains employeurs embauchaient des gens tous les matins et les débauchaient le soir quand il s'agissait de ramasser les fruits et légumes. Certains secteurs dépendent véritablement de la main d'oeuvre immigrée et saisonnière et ont recours à des gens en situation irrégulière, soit parce que les employeurs n'ont pas réussi à obtenir le fameux coup de tampon de la direction départementale du travail au moment voulu, auquel cas il faut de toute façon que les gens viennent parce qu'on ne peut pas attendre trois mois pour que les fruits soient cueillis, soit parce qu'ils ont directement choisi cette méthode qui leur coûte moins cher.

Nous avons des cas de figure très différents selon les secteurs d'activité.

M. Georges Othily, président .- Vous ne nous avez pas du tout parlé de l'immigration outre-mer. Travaillez-vous sur ce sujet ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Je ne travaille pas sur ce point. Il est vrai que la presse a fait état de l'attraction que pouvaient présenter les DOM-TOM pour des voisins qui sont pauvres et que, dans certains lieux, cela peut être effectivement inquiétant. Je connais les Antilles et La Réunion, mais je n'y ai pas constaté des afflux de populations particulièrement significatifs. On a surtout parlé de Mayotte et de la Guyane, mais je n'ai pas pu y faire de travail d'enquête et je ne peux donc rien dire sur ce point.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Disposez-vous de statistiques, d'analyses ou d'études « qualitatives » sur les types d'immigration ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Dans l'étude que j'ai faite sur les métiers ethniques, je n'ai pas trouvé uniquement des personnes peu qualifiées. Nous avons par exemple des médecins roumains ou bulgares. La semaine dernière, j'ai fait partie d'un jury de thèse dans lequel a été abordé le sujet de la migration qualifiée des Sénégalais. Certains pays de départ produisent beaucoup plus d'élites qu'ils ne peuvent en absorber sur leur marché du travail. Que ces gens aient fait leurs études en France ou dans leur pays, ils savent que, de toute façon, ils n'auront pas la possibilité, la corruption d'un certain nombre de régimes aidant, de trouver un travail à la mesure de leur qualification ou, s'ils le trouvent, ils n'auront pas l'équipement technologique qui leur permettra de l'exercer comme ils pourraient le faire en France. C'est un phénomène que l'on rencontre beaucoup.

Nous avons donc de l'immigration irrégulière soit parce que les gens acceptent une très forte déqualification pour travailler en France puisqu'il n'y a rien chez eux, soit parce qu'ils travaillent avec leurs véritables diplômes (ils repassent souvent quelques diplômes français à cause de l'équivalence, notamment pour les médecins), ce qui les oblige au début à faire des vacations et donc à avoir des salaires très inférieurs aux salaires français : ils font des remplacements dans des hôpitaux, dans des services délaissés comme la gérontologie, des gardes de nuit, etc.

Nous avons ainsi toute une migration qualifiée et parfois très qualifiée qui est en situation irrégulière parce que les pouvoirs publics, dans un contexte de fermeture de l'immigration, sont toujours très réticents à donner à ces gens une possibilité d'avoir un titre de travail.

M. Bernard Frimat .- Je souhaite évoquer le cas de travailleurs étrangers en situation régulière disposant d'un titre de séjour qui arrive à expiration. J'ai connu très récemment ce cas pour deux médecins algériens qui étaient essentiels au fonctionnement du service de réanimation du centre hospitalier de Valenciennes : leur titre de séjour arrivait à expiration, mais ils se heurtaient inexorablement à l'administration et on en est ainsi arrivé au moment où leur titre de séjour ne leur permettait plus d'être employés et où on n'avait personne pour les remplacer. Il s'agissait d'une situation particulièrement ubuesque. Cela s'est arrangé parce que le préfet et le sous-préfet ont été saisis, mais nous avons connu ce phénomène.

Je suis très frappé par votre propos qui confirme toute une série de lectures et d'analyses que nous avons pu faire. Nous sommes ici placés devant l'affirmation d'un principe qui consiste à durcir et à rigidifier la législation (il faut fermer de plus en plus les frontières pour bloquer l'immigration régulière), en constatant que cette fermeture mobilise des moyens extraordinaires en forces pour, renvoyer et éloigner, et, en même temps, nous avons l'impression que l'on vide la mer avec une petite cuiller.

A ce sujet, la perspective démographique est fantastique, et peut-être avez-vous des éléments sur ce point. Tout chercheur de bonne foi sait qu'au niveau de l'Union européenne, de par la démographie, nous allons vers des besoins de main-d'oeuvre qu'elle aura l'incapacité de remplir. Face à cela, on assiste à un discours dominant de fermeture et de blocage, avec une contradiction incompréhensible, ce qui ne fait que renforcer -nous le regrettons tous ici, quelles que soient nos opinions politiques- la xénophobie et le racisme.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- J'abonde dans vos propos. Plusieurs rapports font autorité sur ce point, notamment le rapport des Nations unies de 2000 sur la migration de remplacement. Je vous renvoie aussi au discours de M. Kofi Annan devant le Parlement européen en juillet 2004, dans lequel il a dit que l'Europe ne pouvait plus être un continent fermé à l'immigration dans le contexte de mondialisation actuel. Même les plus compétitifs des économistes disent qu'on ne peut pas être fermé, sans quoi nous serions dans une politique protectionniste qui se priverait des compétences mondiales, auquel cas on peut se demander où iront ces compétences.

Où vont les médecins ou les ingénieurs sénégalais ou algériens qui n'obtiennent pas la possibilité de travailler en France ? Ils vont au Canada et aux Etats-Unis ! Nous nous privons ainsi de toute une série de compétences dont nous aurons besoin dans dix ans parce que nous sommes dans un contexte de baisse démographique, de vieillissement, de déséquilibre de la pyramide des âges et de besoin de main d'oeuvre qui commence à être crucial dans l'Italie du nord, en Espagne, dans le sud du Portugal, en Allemagne et ailleurs. La fermeture peut donc paraître assez contradictoire avec les perspectives à la fois économiques et démographiques de ces vingt ou trente prochaines années.

M. Georges Othily, président .- C'est aussi le cas de l'enseignement.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Peut-être pourriez-vous nous faire parvenir l'étude que vous avez faite sur les filières ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Je vous l'adresserai.

M. Georges Othily, président .- Madame, nous vous remercions de toutes ces informations.

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