2. Les nombreuses condamnations des employeurs consécutives aux arrêts de la Cour de cassation du 28 février 2002
Examinant une série de dossiers qui portent sur les suites données par les juridictions civiles à des demandes d'indemnisation consécutives à des maladies professionnelles dues à la contamination par l'amiante, la chambre sociale de la Cour de cassation, dans ses arrêts du 28 février 2002 , a donné une nouvelle définition de la faute inexcusable de l'employeur en termes d'obligation de sécurité de résultat , qui constitue, aux yeux d'une partie de la doctrine, « une révolution dans le domaine du droit des accidents du travail et des maladies professionnelles » 38 ( * ) .
La faute inexcusable de l'employeur est une notion jurisprudentielle qui avait été définie par la Cour de cassation, dans son fameux arrêt Veuve Villa du 15 juillet 1941, de la manière suivante : « Constitue une faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, toute faute d'une gravité exceptionnelle dérivant d'un acte ou d'une omission volontaire, de la conscience du danger que devait en avoir son auteur, de l'absence de toute cause justificative, et se distinguant par le défaut d'un élément intentionnel ». Jusqu'aux décisions du 28 février 2002, cette définition était restée la même. M. Pierre Sargos, dans son article précité, note que « la rigueur de cette définition a eu pour conséquence que pendant plusieurs dizaines d'années, le nombre de fautes inexcusables retenues a été faible, sinon insignifiant ».
La nouvelle définition de la faute inexcusable de l'employeur ne se réfère plus à l'élément de gravité exceptionnelle de la faute et a désormais un fondement contractuel : « Attendu qu'en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l'entreprise ; que le manquement à cette obligation a le caractère d'une faute inexcusable, au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale 39 ( * ) , lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver ».
La Cour de cassation a ainsi assoupli la définition de la faute inexcusable de l'employeur et en a réduit les critères de qualification à deux :
1°) un critère positif : la conscience du danger (qui existait déjà dans la précédente définition), c'est-à-dire l'évidence du danger, l'impossibilité de l'ignorer ou l'obligation morale ou légale de le connaître ;
2°) un critère négatif : le salarié doit prouver que l'employeur n'a pas pris les mesures nécessaires pour le préserver contre le danger : malgré la conscience qu'il avait ou qu'il aurait dû avoir du risque qu'il faisait courir à son salarié, il n'a pas été suffisamment diligent dans l'adoption de mesures préventives et ne s'est pas comporté en employeur avisé.
Ainsi le président de la chambre sociale de la Cour de cassation estime-t-il que, de la nouvelle définition de la faute inexcusable, « il résulte que la conjonction chez l'employeur de la connaissance des facteurs de risque - appréciée objectivement par rapport à ce que doit savoir, dans son secteur d'activité, un employeur conscient de ses devoirs et obligations - et de l'absence de mesures pour l'empêcher, signe à elle seule la faute inexcusable. Pour autant cette définition, qui se veut avant tout incitative à la prévention, n'implique aucune présomption de faute inexcusable [...] . Il appartient donc à la victime de démontrer la conscience du danger que devait avoir l'employeur » 40 ( * ) .
Pratiquement, si la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur était difficile à établir avant les arrêts du 28 février 2002, la situation a profondément évolué par la suite, du fait de la reconnaissance désormais quasi systématique de la faute inexcusable . Ainsi, le nombre d'affaires dénombrées ayant trait à la reconnaissance d'une faute inexcusable est estimé par le FIVA à environ 1.500 jugements et arrêts.
Par exemple, plus de 700 procédures pour faute inexcusable ont été engagées à Condé-sur-Noireau. Toutes les victimes, sans exception, ont gagné leur procès. A l'heure actuelle, près de 450 dossiers sont instruits auprès des tribunaux de Caen, Saint-Lô et Alençon.
De même, Mme Lucciani, présidente du tribunal des affaires de sécurité sociale de Bastia, a souligné que sa juridiction avait été saisie, depuis novembre 2003, de 37 demandes de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, en relation avec l'exploitation de la mine de Canari.
Quant à la Compagnie Saint-Gobain, pour les usines ayant exploité l'amiante, on compte entre 250 et 300 cas recensés en matière de recours pour faute inexcusable, essentiellement portés par Everite et en partie par Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, héritière d'Everitube. Par ailleurs, un certain nombre de cas sont liés à l'utilisation de l'amiante. Beaucoup de sociétés sont concernées : le vitrage, l'activité de Pont-à-Mousson pour la partie fonderie, les revêtements, la laine de verre, la distribution... Il y a exactement 57 procès en cours.
* 38 Selon l'expression de M e Arnaud Lyon-Caen, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, Droit social n° 4, avril 2002.
* 39 Cet article dispose que « lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants ».
* 40 Ainsi, dans un arrêt du 14 décembre 2004, la Cour de cassation, dans une affaire se rapportant à l'affection liée à l'exposition aux rayonnements ionisants contractée par une salariée recrutée en qualité de manipulatrice radiologique au sein d'un établissement de soins, relevant que ce dernier avait respecté la réglementation en vigueur quant à la surveillance médicale des personnels affectés à de telles tâches et qu'il avait suivi les avis du médecin du travail, a estimé que la salariée ne rapportait pas la preuve de la faute inexcusable de l'employeur dont elle entendait obtenir réparation.