D. LE POIDS DE L'HISTOIRE, DES STÉRÉOTYPES SEXUÉS ET DES TRADITIONS

L'existence de stéréotypes sexués encore très prégnants et le poids des traditions dans la plupart des nouveaux États membres, notamment ceux issus de l'ancien bloc de l'Est, constituent des obstacles à la mise en oeuvre effective des mesures d'égalité entre les femmes et les hommes promues par les institutions et la législation communautaires.

Il existe ainsi une situation paradoxale qui réside dans la combinaison entre la réglementation institutionnelle croissante de l'égalité des sexes et une forte résistance au changement .

1. Les illusions du « féminisme d'État » et de la discrimination positive

Plusieurs personnalités auditionnées par votre délégation ont insisté sur le manque d'intérêt des partenaires sociaux pour se saisir de la question de l'égalité entre hommes et femmes. Mme Sabrina Tesoka, par exemple, a indiqué que l'opinion publique manifestait un certain désintérêt, sinon une certaine méfiance à l'égard du discours égalitaire.

a) L'impasse du « féminisme d'État » sous le régime communiste

Le discours égalitaire pratiqué alors dans les pays se trouvant à l'est du Mur - l'un des postulats affichés du régime communiste était d'améliorer la place des femmes dans la société - a été la source d'une forte désillusion car il entretenait la société, les femmes en particulier, dans l'idée de l'existence d'une égalité entre les sexes, alors que le pouvoir était monopolisé par un petit groupe, de surcroît quasi exclusivement composé d'hommes. Par ailleurs, la situation des pays d'Europe occidentale était largement méconnue de la population, délibérément tenue dans l'ignorance.

Mme Anna Záborská a rappelé, par exemple, qu'à l'époque du communisme, il n'existait aucune définition de la notion de pauvreté et, qu'officiellement, le chômage n'existait pas. Cette période avait accoutumé les femmes et les hommes à une certaine passivité économique en ne les préparant guère à conduire, aujourd'hui, des stratégies actives de recherche d'emploi.

Dans le même temps qu'il étouffait la société civile, le régime imposait « d'en haut » une politique d'égalité parfois brutale. Mme Anna Záborská rappelait ainsi que les taux d'activité affichés de 80 % pour les femmes s'accompagnaient en réalité de contraintes extrêmement fortes comme l'obligation d'aller travailler et de confier ses enfants à des dispositifs de garde ne prenant pas suffisamment en considération leur bien-être.

L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans un de ses rapports de juin 2004, a appelé cette politique le « féminisme d'État » et en a souligné les conséquences.

Le « féminisme d'État » et ses conséquences

Dans les pays en transition, l'objectif officiel était d'émanciper les femmes et de leur assurer les mêmes droits que les hommes. Cependant, faute d'un véritable engagement des autorités, les problèmes soulevés par l'égalité formelle des femmes, imposée par le haut, sont apparus après l'effondrement du régime antérieur. La protection des droits fondamentaux et l'égalité des sexes ont été confirmées dans les textes constitutionnels des pays de la région, mais la transition a eu une incidence négative sur la mise en oeuvre des droits des femmes à plusieurs égards. [...]

Le concept de transition

Le concept de transition désigne le passage du socialisme d'État à un régime politique démocratique. Pour ce qui est de l'évolution de la situation des femmes, les facteurs suivants méritent d'être notés ici.

Les processus politiques observés après 1989 pourraient être décrits comme une « masculinisation » des pays d'Europe centrale et orientale (PECO) et des NEI 29 ( * ) . Par « masculinisation », il faut entendre une transition forcée vers l'économie de marché, avec pour seules valeurs l'argent et la consommation. Le nouveau pouvoir politique et économique semble être entièrement masculin, façonné essentiellement et exclusivement par et pour les hommes.

Avec la démocratisation de la vie politique, les organisations internationales intervenant sur la scène politique nationale soutiennent surtout les projets féministes visant des problèmes liés au rôle des femmes au sein de la famille, notamment la violence domestique ou le viol. Le soutien financier apporté par les organisations internationales pour renforcer les droits individuels est peu important, alors que les mouvements féministes de la région sont soit invisibles soit noyés dans un ensemble de mouvements féministes divers et variés.

Les conséquences du « féminisme d'État » sur l'égalité entre hommes et femmes

A l'époque du « féminisme d'État », l'égalité entre les genres se manifestait à trois niveaux. Le premier correspondait à l'idéologie officielle qui, s'appuyant sur la constitution inspirée du modèle soviétique, proclamait que l'égalité des chances entre hommes et femmes était une réalité. C'est dans ce contexte que fut établi un réseau de crèches, jardins d'enfants et garderies, afin de préserver l'égalité des femmes entrant sur le marché du travail. L'émancipation forcée se fit par l'introduction de quotas déterminant, par exemple, le nombre minimal de femmes dans la représentation politique et dans les comités politiques. Dans ce système normatif et antidémocratique, aucune critique n'était tolérée ni d'ailleurs aucune recherche sur le caractère fictif de l'égalité, ou le « plafond de verre ».

Il y avait un seul domaine de la sphère publique où la transposition des différences entre les sexes en différences sociales était fréquemment et publiquement débattue. C'était celui de la « double charge » des femmes. Les femmes constituaient désormais un groupe défavorisé (à problèmes) dans la société, car elles devaient mener de front vie familiale et vie professionnelle. Des mesures officielles cherchèrent, par vagues successives, à inciter les hommes à s'acquitter de davantage de tâches au sein du ménage, mais sans succès. Ainsi conçu, le « féminisme d'État » ne pouvait tenir sa promesse d'égalité pour les femmes. Du fait de leur double charge, celles-ci étaient soumises à des formes de domination masculine profondément enracinées, sans que les relations de pouvoir ne permettent de changements significatifs dans leur vie professionnelle et familiale.

Le deuxième niveau, celui de la vie privée, n'était même pas envisagé dans les principes « radicaux » de la politique égalitaire communiste traditionnelle (libre sexualité, abolition de la famille, etc.). Ainsi, l'époque du « féminisme d'État » fut caractérisée par la coexistence étroite d'une législation résolument moderne, visant l'égalité des chances au niveau social, et d'une pratique profondément sexiste dans le domaine privé.

Le troisième niveau était celui de la politique officielle en matière de genres, qui considérait que la femme était devenue totalement l'égale de l'homme. Cette parité se manifestait dans le domaine de l'emploi, où se faisait la jonction entre sphère publique et sphère privée. Etant donné que quasiment toutes les femmes travaillaient à l'époque du « féminisme d'État », elles s'employèrent à élaborer leurs propres réseaux sociaux. Compte tenu de ces stratégies, l'impossibilité pour les femmes de briser le « plafond de verre », aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine politique, était, semble-t-il, le résultat de décisions et de choix individuels. Il n'y avait donc pas lieu de braver le système inchangé d'hégémonie masculine et de le critiquer. Les femmes, manoeuvrant intelligemment entre les deux sphères aux valeurs irréconciliables , parvinrent souvent à mettre en place leurs propres stratégies d'émancipation opérationnelles, mais ces succès ne conduisirent pas à la formulation de revendications politiques particulières.

Les incertitudes et les malentendus concernant le rôle social des femmes peuvent être imputés à l'héritage du « féminisme d'État » et de la masculinisation liée à la transition, ainsi qu'aux politiques des institutions internationales (ONG et donateurs). [...]

Conclusions

Les États des soi-disant « féminismes d'État » utilisant leur pouvoir politique et social et la propagande ont réussi à masquer l'ampleur des inégalités entre hommes et femmes. Ainsi, après la transformation, on pouvait encore avoir l'illusion que l'égalité des chances pour les femmes était déjà une réalité. Le fondement constitutionnel et juridique de l'égalité des sexes a été assuré par la constitution et les institutions démocratiques au cours de la démocratisation. En outre, la société des pays en transition post communiste n'était pas prête aux évolutions spectaculaires qui sont intervenues dans l'éventail des possibilités offertes (en fonction de l'âge, de la région, de l'instruction, etc.). Durant la transformation de l'économie, les femmes sont sorties du marché du travail en grand nombre pour se retrouver dans leur foyer où elles ne percevaient aucun revenu, ou alors sont parties en retraite anticipée.

Source : Extraits du rapport de Mme Magdolna Kósá-Kovács, au nom de la commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, consacré à La situation des femmes dans les pays en transition postcommuniste, 9 juin 2004.

b) Les mauvais souvenirs de la discrimination positive

Dans certains pays, la problématique de l'égalité n'a rencontré que peu d'intérêt, en particulier pour des raisons liées à leur histoire récente , le communisme insistant, par exemple, sur la dimension sacrificielle de la maternité.

Tel est le cas en République tchèque , où, paradoxalement, la résistance au régime communiste a engendré un égalitarisme sourcilleux, peu compatible avec des mesures qui s'assimilent à une discrimination positive en faveur des femmes. Cette réalité sociale a d'ailleurs engendré une certaine incompréhension entre les féministes d'Europe occidentale et celles d'Europe centrale et orientale.

Ainsi, Maxime Forest et Réjane Sénac-Slawinski, dans le numéro précité de la revue Transitions , expliquent que, « dans le registre de l'héritage communiste, l'idéologie égalitaire de l'ancien régime est stigmatisée en cela qu'elle constituait un interventionnisme intrusif, troublant des processus sociaux perçus comme naturels. Les quotas de femmes, d'ouvriers, d'intellectuels sont ici appréciés comme contraires à l'ethos égalitaire incarné par le développement de la société tchèque depuis le Réveil national ».

Ils ajoutent : « dans le contexte tchèque, la référence à l'égalitarisme engendre un certain niveau de méfiance envers les mesures censées corriger des discriminations ou des inégalités. Tandis que le différentialisme ambiant justifie l'existence d'un rapport particulier des femmes au politique, la mise en avant de revendications propres aux femmes ou de mesures qui leur soient spécifiquement adressées soulèvent en revanche l'objection d'un retour aux différents groupes de la société « sans classes » ». Dès lors, « l'influence des politiques communautaires en faveur des femmes demeure encore superficielle » dans ce pays.

2. La persistance de stéréotypes de genre

La République tchèque a connu, au cours des années 1990, deux mouvements concomitants en apparence contradictoires, d'une part, l'adoption de dispositions législatives dont l'objet est de lutter contre les discriminations visant les femmes sur le marché du travail et d'améliorer leur accès aux prestations sociales, et, d'autre part, l'absence de débat public sur les inégalités entre les sexes, tant dans la sphère professionnelle que familiale.

Alena Krizkova, dans son article précité de la revue Transitions , note que « ces changements dans la législation sont de fait intervenus davantage comme des réactions à la nécessaire harmonisation du droit interne avec le droit communautaire, que comme une réponse à des besoins exprimés par la population tchèque, et ils n'ont pas été pris en compte par les employeurs, ni par les employés hommes ou femmes, qui auraient pu y recourir pour éradiquer des discriminations persistantes ».

La situation des femmes tchèques sur le marché du travail

La ségrégation verticale et horizontale du marché de l'emploi en fonction du genre est assez importante. Dans les services publics (enseignement, services sociaux et de santé, emplois administratifs), les femmes représentaient environ 70 % de l'ensemble des employés tout au long des années 1990. Ces secteurs d'emploi se caractérisent en outre par un niveau de rémunération inférieur à la moyenne nationale et par un faible prestige social. D'une manière générale, on constate un écart d'environ 25 % entre les rémunérations des deux sexes, en défaveur des femmes. Ces différences ne s'expliquent toutefois pas par une structure différente des populations masculine et féminine en termes d'éducation et de répartition par branches d'activité. Les écarts les plus importants (de l'ordre de 50 % aux dépens des femmes) se manifestent aux niveaux de formation et de responsabilité les plus élevés.

Source : Revue Transitions, vol. XLIV - 1.

Il est vrai que ce pays, au cours des années de la transition, était davantage préoccupé par la dimension économique des réformes qu'il entreprenait que par leur dimension sociale.

Il n'en demeure pas moins que l'existence de préjugés sexistes et les inégalités observées sur le marché du travail au détriment des femmes s'entretiennent mutuellement, dans un phénomène de cercle vicieux.

Comme le note Alena Krizkova, « la population tchèque ne semble pas souscrire à l'idée que la politique d'égalité des chances soit en mesure de modifier la situation existante, étant donné que celle-ci n'a pas fait l'objet d'un débat public quant à sa nécessité, mais elle n'en est pas moins consciente des inégalités de genre prévalant sur le marché du travail. Cette position ambivalente trouve en partie son explication dans la conviction largement partagée que les inégalités de genre sont en partie « naturelles » et que l'obtention de l'égalité n'est en définitive ni réaliste, ni souhaitable. L'absence d'un débat qui conduirait les personnels politiques à souligner le lien entre les inégalités existantes et le besoin d'une politique d'égalité des chances contribue au maintien de cette ambiguïté ».

Or, la situation des femmes sur le marché du travail est influencée par leur position et leur rôle dans la famille et par la manière dont cette position est perçue par les hommes. Dans un article de la même revue Transitions , consacré aux pratiques et modèles de la paternité en République tchèque, Radka Radimska estime ainsi que « l'argument le plus répandu pour expliquer et justifier la position discriminée des femmes sur le marché du travail et dans l'accès au pouvoir politique a trait à leurs obligations maternelles et aux différences biologiques - la capacité de donner naissance se transformant en devoir de s'occuper des enfants et du ménage ».

Elle souligne également la grande inertie qui persiste s'agissant de la conciliation du travail et de la parentalité : « la mise en oeuvre des nouvelles lois bute sur de nombreux obstacles, tant au niveau idéel - valeurs et normes prévalant dans la société tchèque - qu'au plan pratique - à commencer par l'attitude des employeurs et le fonctionnement du marché du travail ».

Enfin, elle met en évidence les représentations des attributions sexuées qui continuent d'être véhiculées par l'école et les médias : « les femmes sont en général présentées dans les rôles traditionnels de mères et de gardiennes du foyer, tandis que les hommes sont présentés dans les rôles professionnels ».

Le rôle de l'école dans la perpétuation des fonctions sociales traditionnellement attribuées à l'homme et à la femme, et donc des inégalités existant entre les sexes, est également important en Pologne .

Malgorzata Sklodowska, dans un article 30 ( * ) du même numéro de la revue Transitions , estime que, « par le biais de leur contenu, certains manuels scolaires polonais de Formation à la vie en famille 31 ( * ) véhiculent des représentations des femmes et de la féminité qui nuisent aux femmes, étant donné qu'ils maintiennent et renforcent l'inégalité entre les sexes » et qu'ils « reprennent à leur compte des stéréotypes sexistes ».

Ces manuels scolaires, « faisant abstraction du nouveau contexte socioculturel, des nouveaux besoins des femmes et de nombre de possibilités qui leur sont ouvertes dans la vie professionnelle et privée », présenteraient « un seul modèle du psychisme féminin » qui enferme les femmes « dans le rôle d'épouse ou de mère ».

La promotion de ce modèle serait d'autant plus insidieuse que la féminité est valorisée mais uniquement dans sa dimension traditionnelle et dans sa soumission « naturelle » aux hommes auxquels les femmes doivent se dévouer : « les femmes, telles qu'elles sont représentées dans les manuels, sont d'heureuses dominées, passives et soumises à leur mari, dépendant d'eux quant à l'assouvissement de leurs besoins émotionnels aussi bien que matériels. Les hommes, au contraire, sont représentés comme acteurs sociaux de la vie économique et du champ du pouvoir. Les auteurs tentent d'inculquer aux filles la passivité, la soumission, la capacité et le désir de souffrir et de se sacrifier, toutes les qualités qui prédisposent les femmes à occuper, une fois qu'elles sortent de l'univers familial, des postes mal payés et non appréciés d'infirmières, enseignantes, secrétaires ou ouvrières (se sacrifiant pour les autres ou bien se pliant aux ordres des autres), et à renoncer (faute de qualifications appropriées ou bien de courage) à occuper des postes à responsabilités. L'inculcation de ces représentations peut ainsi induire soit l'autoexclusion des femmes dans le monde professionnel, soit leur exclusion par les hommes, n'associant les femmes qu'au privé ».

Quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur cette analyse de la société polonaise, il n'en demeure pas moins vrai qu'à l'autonome 2002, plusieurs organisations féministes, soutenues par la plénipotentiaire du gouvernement pour le statut égalitaire entre les sexes, ont protesté contre le contenu de trois de ces manuels scolaires, au nom de l'incompatibilité entre l'image qu'ils donnaient de la femme et les textes de droit international auxquels la Pologne avait pris l'engagement de se conformer. L'année suivante, le ministère de l'éducation nationale retira un de ces trois livres de la liste des manuels recommandés.

L'auteur de l'article précité conclut que, « si la diffusion des modèles traditionnels en matière de sexualité et de rapports hommes/femmes ne peut pas stopper les transformations socioculturelles en cours, elle peut toutefois les ralentir, en rendant plus difficiles la mise en pratique de l'acquis communautaire quant à l'égalité des sexes ainsi que l'amélioration de la condition des femmes en Pologne ».

C'est pour lutter contre de telles conséquences que la Commission européenne, dans son rapport du 14 février 2005 sur l'égalité entre les femmes et les hommes 32 ( * ) , estime que « les États membres doivent veiller à ce que les mesures et activités financées par les fonds structurels, notamment par le fonds social européen, visent à lutter contre les stéréotypes sexistes dans l'enseignement et sur le marché du travail, et contribuent à réduire l'écart de rémunération entre les femmes et les hommes ».

La question de l'avortement en Pologne

L'harmonisation de la législation des nouveaux États membres consécutive à l'obligation pour eux de transposer l'acquis communautaire ne concerne pas l'ensemble des aspects relatifs aux droits des femmes, dont un nombre conséquent demeure de la compétence exclusive des États, en particulier dans le domaine social. Rappelons en effet que l'harmonisation européenne, en la matière, concerne avant tout le marché du travail et les questions d'égalité professionnelle.

Cette situation peut d'ailleurs être une source d'inégalités entre les femmes de l'Union européenne et porter atteinte aux droits des ressortissantes des États moins libéraux que d'autres.

Tel est le cas, par exemple, de l'interruption volontaire de grossesse (IVG).

Des dix nouveaux États membres, la Pologne est le seul, avec Malte 33 ( * ) , à ne pas avoir légalisé l'IVG, qui constitue un délit.

C'est en 1993 que la Pologne a adopté la loi relative à la planification familiale, la défense de l'embryon et aux conditions du droit à l'interruption volontaire de grossesse, qui a mis un terme à près de 40 années de droit à l'avortement. En effet, entre 1956 et 1993, l'IVG était totalement libre et gratuite. Un pic avait été atteint en 1965, année au cours de laquelle 168.600 avortements avaient été pratiqués, dont 3.200 pour raisons médicales. En 1992, il y avait encore eu 11.600 avortements, dont 1.300 pour raisons médicales.

Après plusieurs modifications législatives, liées à l'évolution du contexte politique polonais, l'avortement n'est possible que dans trois cas : si la vie de la mère est en danger ; si le foetus est atteint de malformations génétiques ; si la grossesse intervient à la suite d'un viol ou d'une relation incestueuse.

Le nombre officiel des avortements légaux est cependant étonnamment peu élevé - 159 en 2002, pour 353.800 accouchements. Ce chiffre ne traduit évidemment pas la réalité du phénomène dans un pays de 38 millions d'habitants.

Car s'il n'appartient naturellement pas à un État membre de porter un jugement sur la législation d'un autre État, il est indéniable que l'interdiction de l'IVG en Pologne conduit à s'interroger sur les conséquences d'une loi rendant l'IVG illégale.

Le nombre d'avortements clandestins est estimé entre 80.000 et 200.000 par an en Pologne, soit une fourchette très large, soulevant les difficultés de l'estimation, mais des chiffres bien éloignés des statistiques officielles.

En réalité, l'avortement, s'il est illégal, n'est pas inaccessible, à condition d'y mettre le prix. En effet, il est pratiqué, soit à l'étranger, à l'occasion d'un voyage « touristique » dans un pays voisin, soit par des gynécologues, non à l'hôpital public, mais dans leur cabinet privé. Le coût d'un avortement clandestin peut atteindre plus de 600 euros, soit une somme très importante pour un pays qui compte environ 20 % de chômeurs, plus encore chez les femmes. A des inégalités de genre, viennent ainsi s'ajouter des inégalités sociales.

En outre, les femmes ayant subi un avortement clandestin ne peuvent être punies d'emprisonnement. Du point de vue de l'esprit de la loi, l'absence de peine de prison ôte à l'interdiction de l'avortement la plus grande partie de son aspect dissuasif. L'absence de peine n'empêche toutefois pas les femmes concernées d'être humiliées par l'instruction ou les procédures judiciaires éventuellement engagées. Quant aux médecins, s'ils sont passibles d'une peine de deux ans de prison, celle-ci n'est qu'exceptionnellement prononcée. Ils peuvent néanmoins se voir interdire d'activité. En revanche, les personnes ou associations qui ont apporté des informations déterminantes aux femmes peuvent subir des peines importantes.

La justice n'est pas en mesure de faire appliquer la loi, dont la crédibilité aux yeux de la population polonaise semblerait de toute façon très compromise.

C'est pourquoi des initiatives ont été prises afin de modifier cette législation. Il convient en particulier de noter celle du Groupe parlementaire des femmes qui a constitué un groupe de travail au sein duquel a été élaborée une proposition de loi en ce sens.

L'évolution du dossier permettra de mesurer les conséquences tangibles sur cette question sensible de l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne dans un domaine, qui, rappelons-le, relève de la compétence des seuls États.

Du reste, comme l'a relevé Mme Jacqueline Heinen, la Pologne, en dehors des spécificités en matière d'avortement et d'interruption volontaire de grossesse, ne s'écarte pas sensiblement de la moyenne en matière de normes et de droits des femmes, les représentations traditionnelles concernant la place des femmes dans la famille étant aussi accusées dans les autres pays qu'en Pologne.

3. Les violences envers les femmes

a) La violence au sein du couple

Mme Tanja E.J. Kleinsorge a fait observer à votre délégation que la violence envers les femmes était en progression et que, selon certaines estimations, chaque jour, une Européenne sur cinq est victime d'actes de violence commis par son partenaire, des membres de sa famille ou de sa communauté, des étrangers, voire parfois par des autorités publiques ou des institutions coercitives.

Dans la recommandation qu'elle a adoptée sur la violence domestique à l'encontre des femmes 34 ( * ) , l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a dénoncé le fait que la violence perpétrée au sein de la famille continue d'être considérée comme une question d'ordre privé.

Plusieurs recommandations de l'Assemblée parlementaire ont encouragé les États membres à prendre des mesures relatives aux victimes et à la prévention de la violence domestique. L'Assemblée parlementaire a aussi préconisé la condamnation pénale des actes de violence domestique, une meilleure protection judiciaire, psychologique et financière aux victimes et le lancement d'une année européenne contre la violence domestique afin que ce phénomène ne demeure plus tabou.

En ce qui concerne la situation dans les dix nouveaux États membres, elle a indiqué que des informations récentes n'existaient que pour la République tchèque , où la commission sur l'égalité des chances a organisé une audition sur ce thème en 2004. Lors de cette audition, la coordinatrice de la campagne contre la violence domestique a indiqué que toute campagne devait se fonder sur deux axes essentiels, la prévention et l'information du grand public, et que 38 % des femmes tchèques disaient avoir subi la violence conjugale. La campagne de sensibilisation conduite dans ce pays aurait eu des résultats très positifs : prise de conscience du phénomène par l'opinion publique, augmentation de la fréquentation des centres d'accueil, et, sur le plan législatif, révision du code pénal.

D'une manière générale, toutefois, les moyens affectés à la lutte contre les violences au sein du couple sont, dans les nouveaux États membres, peu importants.

Ainsi, la Lettonie ne dispose que de trois centres d'accueil destinés aux femmes victimes de ce type de violences, deux à Riga, dont l'un, financé par la municipalité, a mis en place l'unique ligne d'écoute d'urgence du pays, et l'autre ne dispose que de 20 places, et le troisième en province, à Talsi. Le comité des droits de l'Homme de l'ONU a exprimé des préoccupations relatives à l'absence de centres d'hébergement d'urgence pour les femmes victimes de violences au sein du couple en Hongrie . A Chypre , il n'existe que deux refuges pour femmes victimes, financés par l'État et gérés par des associations, ainsi qu'une ligne d'appel d'urgence accessible 24 heures sur 24. En outre, l'ouverture du premier refuge pour les femmes victimes de l'exploitation sexuelle, en février 2004, a été le fait d'une initiative privée : il est financé par l'évêché de Limassol et par la donation d'une citoyenne.

b) La traite des femmes dans les pays d'Europe centrale et orientale

La difficulté de la situation des femmes dans les pays issus de l'ancien bloc de l'Est tient aussi au développement, depuis la chute du Mur de Berlin, du commerce du sexe, comme l'a montré Richard Poulin, sociologue à l'université d'Ottawa, dans son ouvrage La mondialisation des industries du sexe - Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants , paru en 2004.

Selon cet auteur, les anciens pays « socialistes » européens 35 ( * ) constituent, de ce point de vue, « un cas d'espèce », l'essor du commerce du sexe dans ces pays résultant de trois facteurs :

- « la transition brusque d'une économie planifiée de façon bureaucratique à une économie capitaliste [...] a engendré une sévère crise économique qui s'est notamment traduite par une baisse générale des revenus et une paupérisation d'une part importante de la population » ;

- « la libéralisation économique s'est traduite par le vol et le bradage de la propriété publique, la désorganisation sociale et politique, une légitimation de la violence privée et de l'appropriation par la force des biens et des moyens de production ainsi qu'une faible application des lois ou même l'absence de lois, sauf souvent celles de la jungle. Une économie souterraine particulièrement propice à l'expansion des industries du sexe a vu le jour. Le crime organisé joue un rôle sans commune mesure dans l'économie des pays. La corruption est généralisée et les secteurs économiques sont infiltrés par les groupes criminels » ;

- « enfin, dans les mentalités, se sont développés sous diverses formes le repli nationaliste, le relativisme moral, l'idéal matérialiste, la soif de consommation à l'occidentale, etc. [...] L' « amour libre » et vénal est souvent considéré comme une nouvelle liberté due à l'économie de marché ».

La traite des femmes s'opère à la fois à l'intérieur des pays d'Europe centrale et orientale, en particulier, des zones rurales vers les zones urbaines touristiques et frontalières, et vers les pays d'Europe occidentale. Ainsi, les Lettones 36 ( * ) victimes de la traite seraient envoyées en Allemagne, en Espagne, au Danemark, en Italie et au Portugal, les femmes issues des autres pays baltes vers l'Allemagne, le Danemark et la Suède, et les Slovaques vers la République tchèque.

La prostitution grandissante dans certains nouveaux États membres de l'Union européenne

L'intensification du tourisme en général et du tourisme sexuel en particulier est en forte hausse - Budapest ( Hongrie ) y a déjà gagné un surnom : la Bangkok européenne. En 1997, les personnes prostituées étaient estimées à trois mille ou quatre mille dans les rues de Budapest, entre mille cinq cents et deux mille dans les autres villes ou le long des routes nationales, et à cinq mille dans les bars ou les hôtels, dont la moitié d'origine étrangère. A Prague, en République tchèque , le nombre de personnes prostituées est évalué à trente mille. La croissance de la prostitution n'est cependant pas le seul fait de touristes. Le phénomène s'étend également aux zones frontières et le long d'importantes routes internationales, où les établissements faisant le commerce du sexe sont fréquentés par une population bigarrée d'étrangers en transit. Par exemple, à Dubi, une petite ville frontière tchèque près de l'autoroute E55, il n'y a pas moins de deux cents bordels.

Source : Richard Poulin, La mondialisation des industries du sexe - Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants.

On notera que des progrès restent possibles dans la lutte contre la prostitution dans certains pays. Ainsi, en Estonie , les maisons closes sont encore autorisées, même si, selon l'ambassade de France dans ce pays, le gouvernement envisagerait de les fermer. Le comité des droits de l'Homme de l'ONU a exprimé ses préoccupations quant à l'existence, en Hongrie , de « zones de tolérance » de la prostitution. A Chypre , l'exploitation sexuelle se dissimule derrière le phénomène des « artistes de cabaret », du reste dénoncé par le médiateur aux droits des femmes, selon lequel plus de 1.200 femmes étrangères, qui entrent légalement dans l'île munies d'un visa de six mois pour travailler dans l'un des 79 cabarets du pays, auraient le statut d' « artistes de cabaret » dans lequel elles sont conduites à la prostitution forcée.

* 29 Nouveaux États indépendants.

* 30 Article intitulé Représentation des femmes dans les manuels scolaires polonais de Formation à la vie en famille, 1999-2004.

* 31 Il s'agit du cours d'éducation sexuelle dispensé dans les écoles polonaises depuis 1972, mais dont le contenu a beaucoup évolué. Selon l'auteur de l'article cité, il serait passé « de l'éducation sexuelle en tant que telle à l'inculcation d'attitudes profamiliales ».

* 32 Document COM (2005) 44 final.

* 33 L'article 62 du protocole n° 9 du traité instituant une Constitution pour l'Europe dispose qu' « aucune disposition du traité établissant une Constitution pour l'Europe ni des traités et actes le modifiant ou le complétant n'affecte l'application, sur le territoire de Malte, de la législation nationale relative à l'avortement ».

* 34 Il s'agit de la recommandation 1681 (2004), intitulée « Campagne pour lutter contre la violence domestique à l'encontre des femmes en Europe ». Pour plus de détails sur cette question, on se reportera au rapport d'information n° 229 (2004-2005) de notre collègue Jean-Guy Branger, consacré à la lutte contre les violences au sein des couples.

* 35 L'auteur inclut en particulier dans son analyse les pays de l'ancienne URSS, notamment la Fédération de Russie et l'Ukraine, mais également la Roumanie, la Bulgarie et l'Albanie.

* 36 Selon l'ambassade de France en Lettonie, « l'autorité policière en charge de la lutte contre la prostitution estimait en 2000 qu'environ 100 femmes quittaient la Lettonie tous les mois pour aller travailler dans des réseaux de prostitution à l'étranger ».

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