c) La non coopération des entreprises privées
A l'exception de l'industrie de l'armement, les crises locales depuis une quinzaine d'années sont majoritairement le fait d'entreprises privées, telles Michelin , Perrier , Hoover , Seb , Moulinex , Danone , etc. La bonne volonté à agir en reconversion est dès lors plus rare que dans le passé. En outre, dans les cas de liquidations comme Métaleurop , Grunding ou Myris , ou bien de délocalisations brutales d'entreprises telles que Hoover , Flodor ou Flextronix , l'Etat et les collectivités territoriales sont privés du support des cadres de l'entreprise pour la bonne fin des actions de reclassement et de revitalisation du territoire. On observe en effet que l'implication des prestataires privés est très inférieure à celle dont font preuve les cadres de l'entreprise en restructuration, qui connaissent de longue date les personnels à reclasser et les entreprises locales.
Les symptômes cumulés d'une reconversion inopérante : le bassin d'emploi de Soissons Pour le cabinet Formules Economiques Locales , auteur de l'étude qui suit (104 ( * )), la difficile reconversion du bassin de Soissons témoigne des carences du mode actuel d'appui public à la revitalisation territoriale. Présentation générale En 1999, la société Wolber , qui comptait 450 emplois, est mise en liquidation. L'entreprise, presque centenaire, produisait à Soissons des pneus et des chambres à air pour bicyclettes, mais était confrontée à un marché très concurrentiel puisqu'en 2000, 97 % des chambres à air utilisées en Europe étaient importées d'Extrême-Orient. Après un premier dépôt de bilan, Wolber avait été rachetée par le groupe Michelin quelques années auparavant. Un contrat exclusif assurait un débouché à toute la production locale mais limitait aussi à 1 % la marge de la société reprise. La liquidation de l'entreprise a achevé le processus de délocalisation totale de France de cette production. Problématiques locales Le soissonnais présente les caractéristiques d'un bassin industriel dont la capacité à surmonter par lui-même une mutation industrielle est faible. Selon le SESSI, les emplois dans l'industrie étaient au nombre de 7.919 en 1993 et de 5.836 en 2000. Le soissonnais a vécu jusqu'en 1999 dans une bulle industrielle anachronique. Alors que Chartres, Orléans, Compiègne, Dreux ou Rouen connaissaient des implantations d'activités tertiaires et de populations travaillant en Ile-de-France, le bassin de Soissons vivait sans mener les mutations économiques et urbaines des agglomérations comparables situées à une heure de Paris. Moins de 3 % des actifs travaillaient à l'extérieur du bassin, l'industrie demeurait manufacturière, le tertiaire se limitait aux commerces et aux services d'une sous-préfecture. Les fermetures de sites industriels en ville et d'une caserne en centre ville rendaient pourtant nécessaire un nouveau schéma d'urbanisme et de localisation des activités économiques. Mais la réticence des élus ruraux, souvent agriculteurs, à affecter des terres agricoles à des zones d'accueil d'entreprises, et l'absence d'intérêt fiscal de Soissons à aménager des zones d'activités sur des communes voisines, expliquent l'absence de politique foncière. En outre, une rivalité entre communes du plateau et communes de la vallée de l'Aisne a rendu impossible un consensus sur la localisation d'un projet dans l'agglomération. En 1999, Soissons détenait le record national des emplois industriels perdus dans un bassin. Entre 1999 et 2003, six entreprises industrielles représentant 1.083 salariés ont été liquidées. 18,5 % des emplois du bassin ont ainsi été supprimés, et plus de 20 % de la base de taxe professionnelle a disparu. Ces événements ont des causes structurelles : - les usines sont toujours dans le tissu urbain et ne peuvent s'étendre ; - les accès routiers et ferroviaires à l'Ile-de-France, ou vers Compiègne, sont médiocres ; - les principales activités industrielles traditionnelles (pneumatiques, production de chips, cartonnerie, chaudronnerie, sucreries à partir de betteraves) appartiennent à des secteurs en situation de réduction du nombre de sites, à la faveur de fusions entre entreprises à l'échelle européenne ; - le bassin manque totalement d'industries innovantes et d'activités tertiaires ; - l'agriculture céréalière intensive domine le territoire ; - l'intercommunalité est faible, de nombreuses communes rurales comptant moins de 100 habitants. - en outre, au plan social, Soissons connaît des difficultés d'intégration dans un quartier. Actions mises en oeuvre La fermeture de Wolber par le groupe Michelin a provoqué une mobilisation locale et nationale des personnels et de leurs représentants syndicaux et des élus locaux. Anticipant ces difficultés, le Préfet de l'Aisne a orchestré, à partir de septembre 1999, l'élaboration d'un projet de reconversion du soissonnais dans le cadre du CODES (Comité de déploiement économique du soissonnais). Cette démarche partenariale réunissait plus d'une centaine d'acteurs locaux publics et privés autour de cinq thèmes clé : offre foncière et immobilière, reconversion et dynamisation économique, services aux entreprises, développement touristique, nouvelles technologies de l'information. L'objectif était de réaliser un diagnostic partagé des difficultés structurelles du soissonnais et de définir les axes de diversification de l'économie locale. Le CODES a ainsi permis d'établir un consensus sur le besoin d'une offre foncière et immobilière (aménagement d'une zone d'activités, construction de bâtiments en blanc, valorisation des friches industrielles), la pertinence d'une diversification dans les activités tertiaires et le tourisme, la nécessité de conforter les entreprises locales, et l'opportunité d'attirer de nouveaux résidents sensibles à l'attractivité des prix du foncier, qui restent raisonnable à Soissons (l'élargissement à deux fois deux voies de la RN2 entre Roissy et Soissons est en cours de réalisation). Ce travail a abouti en février 2000 à la définition d'un objectif de création de 2.000 emplois en quatre ans : 500 par l'action de reconversion de Michelin, 500 dans le domaine des services en centre ville, 500 sur les nouvelles ZAC, notamment logistiques et industrielles, 500 dans tous les autres secteurs géographiques du bassin. Le plan de redéploiement comportait 30 fiches-programmes, approuvées par les collectivités locales, transmises à la DATAR par la préfecture avec l'appui du commissaire à l'industrialisation de Picardie-Champagne-Ardennes. Ce plan représentait une mobilisation financière de 56,3 millions d'euros, dont 19 millions d'aides à la reconversion demandées à l'Etat. En décembre 2000, le CIAT a arrêté un ensemble de mesures portant au total sur 84 millions d'euros d'engagements de l'Etat et de crédits européens : - accueillir de nouvelles entreprises en mettant à leur disposition un offre foncière et immobilière suffisante, adaptée et de qualité : création du projet de la ZAC du Plateau ; aménagement d'un ensemble de zones d'activité destiné aux PME-PMI ; résorption et remise sur le marché de friches industrielles. - diversifier les composantes de l'activité économique locale : création d'un pôle tertiaire sur le site de l'ex-caserne Gouraud ; mise en place d'une pépinière d'entreprises tertiaires et d'un centre de ressources sur les logiciels libres ; amplification des actions de prospection des entreprises et des aides aux PME. - optimiser les formations de reclassement et les formations qualifiantes, en particulier par l'ouverture d'ici 2003 de plusieurs nouvelles sections de techniciens supérieurs et d'une plate-forme technologique à Soissons. - valoriser les atouts du bassin par des actions de promotion menées par la DATAR pour renforcer sa présence sur le sud du département, et par l'amélioration des conditions de transport entre Soissons et le pôle tertiaire de Roissy. Résultats obtenus La DATAR tient confidentiel le contenu détaillé du CIAT 2000 et les données de suivi de sa mise en oeuvre. Par entretiens avec des acteurs locaux, il a été possible de constater les faits suivants : En 2004, quatre ans après l'annonce de la fermeture de Michelin-Wolber , les outils de revitalisation territoriale et de réindustrialisation ne sont pas opérants et expliquent une absence de résultat : - la nouvelle offre foncière et immobilière n'est toujours pas disponible : l'ouverture d'un bâtiment, pépinière-hôtel d'entreprises, de 3.000 m², est régulièrement repoussée depuis 2001, et la première tranche d'une nouvelle zone d'activités n'est toujours pas en état de recevoir une entreprise ; - le Technopole de Soissons a été officiellement créée en 2003, après deux ans d'hésitations. Il est chargée de commercialiser des locaux indisponibles. Son budget de fonctionnement pour l'année 2004 n'est pas entièrement assuré. La thématique du logiciel libre a été disjointe du Technopole, qui se trouve dès lors démuni de contenu ; - la prospection d'entreprises est assurée de façon épisodique et sans coordination entre les acteurs ; - d'après l'un des cabinets chargés de revitalisation territoriale, sur les quatorze projets aidés avec un million d'euros, huit sont des extensions d'entreprises existantes et deux des reprises d'activités. Le nombre de projets exogènes implantés serait donc inférieur à quatre, et aucune implantation n'a créé un nombre d'emplois industriels significatifs attestant d'une revitalisation du territoire. Le CODES visait 2.000 emplois d'ici 2007 : moins de 250 auraient été créés jusqu'à présent. Causes de l'échec des mesures de reconversion Le manque de leadership de l'Etat : ni l'Etat, ni aucun acteur public n'a incarné une vision nouvelle de l'économie du bassin. La responsabilité de la mise en oeuvre des mesures du CIAT a été diluée entre les intercommunalités du soissonnais, l'agence départementale de développement, le conseil général de l'Aisne, l'agence de développement CAP Développement et les services de l'Etat en Picardie. Pratiquement, en l'absence d'une autorité, les oppositions entre niveaux de collectivités locales et entre acteurs locaux ont conduit à la remise en cause des actions et au délitement de leur réalisation. L'absence d'une maîtrise d'ouvrage unique expérimenté explique en particulier le délai de quatre ans pour réaliser la nouvelle zone de 140 hectares d'activités par la communauté d'agglomération. Elle a nécessité le recours à des intervenants extérieurs (aménageur départemental, financeurs, bureaux d'études) par des procédures longues et contraignantes, qui se sont ajoutées aux procédures d'aménagement et de passation de marchés publics. De ce fait, les oppositions locales à la localisation de la zone ont pu prospérer. Une opportunité gâchée L'absence de leadership de l'Etat ne permet pas de saisir des opportunités telles que la reconversion du camp de Margival. Le ministère de la défense a confié à la MRAI, l'entité chargée de la cession de son patrimoine immobilier, la mission de transférer aux collectivités locales le camp de Margival, qui s'étend sur 150 hectares au nord de Soissons. Rénové en 1990 pour l'entraînement de commandos militaires, il fonctionnait avec 2.500 actifs. Doté de réseaux (électricité, gaz, téléphone) et d'une gare ferroviaire sur la ligne Gare du Nord-Laon, situé dans un espace boisé, le site présentait un potentiel d'hébergement de loisirs. La Communauté de communes de Val de l'Aisne portait ainsi un projet de réemploi du camp en un lieu d'accueil de groupes de jeunes d'Europe centrale et du Nord. La capacité d'hébergement de 500 à 1.000 personnes par jour pouvait renouveler l'image du soissonnais. Toutefois, les enjeux de sa réutilisation dépassaient les moyens financiers des petites communes et les capacités de pilotage de projet par le conseil général de l'Aisne. Mais le projet n'a pas été relayé par d'autres collectivités publiques et le camp, laissé à l'abandon, a été pillé, avant que sa propriété soit morcelée. Le déséquilibre des efforts entrepris : les moyens engagés ont été inversement proportionnels à la capacité des actions à créer des emplois rapidement. Ainsi : - la zone de 140 hectares, qui n'a toujours pas vu le jour, représente 40 % du plan de reconversion, soit 20 millions d'euros de préfinancement et un déficit prévisionnel final de la moitié à la charge des financeurs publics ; la commercialisation de cette grande zone reste hasardeuse ; - la création d'une offre de bureaux, dans une ancienne caserne, est dans une impasse financière alors même qu'une demande se manifeste. D'une part, la communauté d'agglomérations ne dispose pas des moyens pour porter le financement de la réhabilitation, d'autre part, elle a ignoré le rôle des investissements privés institutionnels dans le financement d'un projet tertiaire dans le bassin parisien. La commande d'un concept architectural à l'architecte Wilmotte traduit l'inexpérience du maître d'ouvrage local : en effet, seule une équipe réunissant architecte-commercialisateur-investisseur pourrait soulager la collectivité du portage financier de l'opération. De plus, les sommes dépensées pour la réhabilitation d'un seul bâtiment aurait pu être apportées dans un partenariat public-privé sur l'ensemble du site (8 hectares) ; - la promotion de Soissons comme pôle de logiciels libres était l'axe de renouvellement de l'image économique de l'agglomération et de diversification dans les services, mais elle n'aura mobilisé que 150.000 euros par an, par des cofinancements au demeurant précaires. Conclusions sur la reconversion du soissonnais Le cas du soissonnais conduit à plusieurs interrogations : - les tâches ne peuvent-elles pas être moins parcellisées au sein de l'Etat : sous-préfecture, préfecture, secrétariat au affaires régionales, DATAR, commissariat à l'industrialisation Champagne-Ardenne ? - la division des acteurs locaux et leur manque de capacités techniques fait partie des causes profondes des crises industrielles locales : l'Etat peut-il imposer une administration de mission ? - comment mieux piloter les missions déléguées à des associations ou à des entreprises privées ? pourquoi l'Etat ne mène-t-il pas directement ces missions ? Ne contribue-t-il pas à l'inefficience en faisant intervenir les mêmes sociétés de conversion sur des bassins d'emploi concurrents ? |
* (104) Cette étude comme ses conclusions n'engagent pas la commission des affaires économiques du Sénat.