4. Les délocalisations, stratégie éprouvée et permanente, en voie d'accélération et de diversification
La plupart des experts, économistes et industriels auditionnés par votre groupe de travail ont fait part de leur étonnement quant à la vigueur de l'actuel débat français sur l'avenir des industries de main-d'oeuvre. Ainsi, pour M. Élie Cohen, directeur de recherche au CNRS et membre du Conseil d'analyse économique (CAE) placé auprès du Premier ministre, la question des délocalisations ne saurait se poser dans les mêmes termes qu'il y a une trentaine d'année puisque l'essentiel des restructurations industrielles françaises a déjà eu lieu entre 1974 et 1984 . Outre que les mouvements de délocalisation sont finalement assez limités, malgré l'accélération visible des mutations industrielles depuis 2001, en particulier au regard de leurs effets sur l'emploi, l'interrogation devrait davantage porter désormais, selon lui, sur le secteur des services et les activités intellectuelles à haute valeur ajoutée, comme la R&D, la conception, les quartiers généraux des entreprises, etc.
Ainsi, les délocalisations constituent un phénomène ancien , massif et localisé à l'origine dans certaines branches du secteur industriel, mais plus diffus et généralisé de nos jours. Il s'agit en effet d' une des diverses stratégies mises en oeuvre par les entreprises pour s'adapter à la conjoncture économique et sauvegarder ou augmenter leurs parts de marché , qui touche donc, de manière certes différenciée, tous les secteurs de l'activité économique.
a) Une stratégie à l'oeuvre depuis longtemps dans l'industrie
L'indispensable adaptation aux contraintes économiques se traduisant par la mise en oeuvre de stratégie défensive de marché a été à l'origine d'une première vague de délocalisations , vers l'Asie du Sud-Est, entre 1965 et 1980. Comme l'a souligné M. Jean-Louis Levet, cette vague a coïncidé avec le début d'une période de forte augmentation de la part des échanges dans le PIB mondial . Les entreprises recherchaient alors essentiellement à réduire leurs coûts de production, et notamment leurs charges salariales, tout en profitant de la flexibilité de la main-d'oeuvre. A titre d'illustration, MM. Patrice Chastagner, président-directeur général de ST Microelectronics France, et Alain Dutheil, vice-président corporate de ST Microelectronics, chargé de la planification stratégique et des ressources humaines, ont indiqué à votre groupe lors de leur audition que l'entreprise avait localisé dès les années soixante à Singapour, en Malaisie et au Maroc des usine d'assemblage et de tests, activités ne nécessitant que peu de savoir-faire et d'investissements.
Une deuxième vague de délocalisations , plus complexe à appréhender, est intervenue à compter de la fin des années quatre-vingt. D'une part, les zones d'investissements ont évolué, certains pays à bas coût de main-d'oeuvre ayant perdu de leur attrait car les salaires y progressaient tandis que d'autres pays émergents apparaissaient. En outre et surtout, les délocalisations se sont intensifiées entre les grands blocs économiques que sont les Etats-Unis, le Japon et l'Union européenne (les pôles de la Triade), et des zones de proximité constituant tout à la fois leur « atelier » et de nouveaux débouchés à l'exportation . Ainsi, les firmes japonaises ont délocalisé massivement vers l'Asie orientale : elles y réalisaient, en 2002, 25 % de leurs ventes. Les entreprises américaines ont également délocalisé une partie de leur appareil de production au Mexique, en particulier dans des secteurs comme le textile (dès les années soixante-dix), l'automobile ou l'électronique. Ces usines, appelées « maquiladoras » et appartenant à des firmes américaines, produisent dans des conditions fiscales avantageuses des biens dont la matière première est importée des Etats-Unis, et qui sont exportés à 90 % sur le marché nord-américain. Les Etats de l'Union européenne, quant à eux, ont investi dans les PECO après la chute du Mur de Berlin, la France et ses voisins du bassin méditerranéen ayant en outre un tropisme historique orienté vers les pays du Maghreb.
Enfin, la progressive mise à niveau technologique de certains de ces pays et l' irruption des géants économiques ont offert, au cours d'une troisième vague de délocalisations , qui est celle que nous connaissons aujourd'hui, de nouvelles opportunités de délocaliser ou re-localiser non seulement des activités manufacturières dans des gammes de produits plus élevées , mais aussi d' investir le champ des services . Toutefois, dans le domaine industriel , la caractéristique essentielle du mouvement actuel est l'importance que les investisseurs attachent à conquérir des parts des marchés en devenir dans les zones émergentes : en cela, l'analyse des flux d'IDE vers ces zones devient beaucoup plus complexe puisqu'elle doit distinguer ce qui peut effectivement être qualifié de délocalisations de ce qui n'est qu'une stratégie offensive de pénétration d'un marché pour satisfaire à la demande domestique .
On observera que ces mouvements, quelle que soit leur ampleur, n'ont pas toujours eu les conséquences annoncées sur le dynamisme et l'avenir de l'outil industriel domestique . Lors de son audition, M. Patrick Devedjian a ainsi relevé que, bien qu'ayant été l'un des premiers secteurs industriels à adopter une stratégie de délocalisations, l'industrie textile européenne est encore aujourd'hui le premier exportateur mondial du secteur . De même, M. El Mouhoub Mouhoud, professeur d'économie à l'université de Paris XIII, a rappelé que l'apparition de la concurrence japonaise et les premières délocalisations européennes dans l'automobile avaient conduit, il y a vingt ans, a pronostiquer l'affaiblissement des firmes européennes : or, en France, le secteur contribue encore fortement à la création d'emplois et investit massivement, notamment dans certaines régions comme le Nord-Pas-de-Calais.
Ce constat conduit à la nécessité d'entreprendre une analyse dynamique du phénomène des délocalisations industrielles . A cet égard, la Mission interministérielle sur les mutations économiques (MIME) a établi une typologie des secteurs industriels, que M. Jean-Pierre Aubert a présentée à votre groupe de travail. L'enjeu est non seulement d' identifier les secteurs exposés aux délocalisations , mais aussi de tenter d' anticiper leurs difficultés . Fondée sur deux indicateurs - la valeur ajoutée , qui mesure l'apport économique de la branche, et la part des frais de personnels dans la valeur ajoutée - cette typologie distingue quatre catégories de secteurs pour lesquels le risque de délocalisation s'avère plus ou moins élevé.
Comme l'indique le schéma ci-dessous, les secteurs les plus sensibles aux délocalisations comme à la pénétration des produits étrangers sur le marché national sont ceux où la valeur ajoutée est très inférieure à la moyenne de l'industrie et où la part des frais de personnel dans la valeur ajoutée est forte , comme l' industrie textile , la fonderie ou la construction navale . A l'opposé, les secteurs où la valeur ajoutée est élevée et où la part des frais de personnels dans la valeur ajoutée est plus faible que la moyenne, tels que les industries pharmaceutiques, la parfumerie ou l'aéronautique, sont moins susceptibles d'être touchés par des mouvements de délocalisation.
Source : MIME
Deux autres caractéristiques méritent également d'être soulignées afin d'affiner l'analyse précédente. D'une part, les grandes productions standardisées sont, par nature, plus susceptibles d'être délocalisées . D'autre part, un changement notable dans la division internationale du travail a eu lieu, comme l'a souligné Mme Frédérique Sachwald lors de son audition : la spécialisation internationale se réalise aujourd'hui moins en fonction des types de productions qu'en fonction des stades du processus de production .
Reste que, globalement, la permanence des mouvements de délocalisation, leur caractère évolutif et leur nature complexe permettent de distinguer trois types de secteurs d'activité de l'économie française selon l'ampleur de ces mouvements, leur ancienneté et leurs perspectives d'évolution : ceux concernés depuis longtemps, ceux affectés plus récemment et ceux qui étaient jusqu'à présent relativement épargnés.