2. Une gestion administrative de la crise décalée par rapport à sa gravité


a) Une réaction tardive de l'Institut de veille sanitaire et de la direction générale de la santé

La confrontation du récit de la crise fait à l'occasion de leurs auditions par MM. Abenhaïm, Brücker et Pelloux souligne le décalage entre la situation vécue sur le terrain et la perception qu'en avaient les administrations centrales et les services rattachés. De fait, l'InVS et la DGS se sont mobilisés avec lenteur alors que la crise se développait très rapidement. Ce décalage donne le sentiment que les responsables de la DGS et de l'InVS ont pêché par excès de confiance dans leur représentation de la crise, dans leurs instruments de suivi , et n'ont pas été suffisamment à l'écoute du terrain.

Si la DGS a su remarquablement, dans un passé récent, suivre et juguler l'épidémie de pneumonie atypique venue d'Asie (moins de 5 décès en France) et faire face aux épidémies localisées de méningite ou de légionellose, cette administration centrale est totalement passée à côté de la crise de la canicule.

La lenteur de la réaction de la DGS a été aggravée par un problème technique : le défaut de fonctionnement, au moment des faits, du réseau de messagerie destiné aux professionnels de la santé : « DGS urgent ». Cet instrument, encore expérimental, aurait pu faciliter la circulation de l'information et accélérer l'alerte.

Il fallait pourtant agir vite : lors de son déplacement à Orléans, la délégation de la mission d'information a recueilli le témoignage d'une responsable de maison de retraite faisant état d'un décès intervenu en moins de 8 heures.

Conformément à sa démarche initiale, la mission a souhaité comprendre le fonctionnement et la réaction de l'ensemble des acteurs de notre système sanitaire et social. La confrontation des témoignages, repris ci-après, n'est pas inspirée par une quelconque « chasse aux sorcières » mais par le souci d'appréhender le déroulement de la crise et les raisons pour lesquelles la riposte a été désordonnée, tardive et insuffisante, laissant souvent les acteurs de terrain livrés à eux-mêmes. Il convient également de garder à l'esprit que la canicule a bien constitué alors un événement unique, totalement imprévu et d'une grande complexité. A ce titre, la mission d'information s'est gardée de tout jugement rétrospectif.

LE RÉCIT DE LA CRISE PAR M. LUCIEN ABENHAÏM,
ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA SANTÉ

Le Professeur Abenhaïm souligne qu'il s'agissait d'une catastrophe imprévisible, d'un type nouveau pour la France et estime que cette caractéristique explique la plus grande partie du retard de la réaction des pouvoirs publics. Il insiste également sur le fait que ses services ont tout d'abord pensé qu'il s'agissait d'un problème d'engorgement des urgences et de gestion des fermetures estivales de lits.

EXTRAITS DU TÉMOIGNAGE DE M. LUCIEN ABENHAÏM, DIRECTEUR GÉNÉRAL

DE LA SANTÉ JUSQU'AU 18 AOÛT 2003, DEVANT LA MISSION

« .. Le problème de la prévisibilité est fondamental dans ce genre de situation. Je ne jette la pierre à personne, tous ont été surpris, Monsieur le Président a bien voulu le rappeler. Ce fut le cas de la DGS, mais aussi des meilleurs experts français dans ce domaine. Contrairement aux informations diffusées par la presse, jusqu'au 15 août 2003, aucun expert n'avait prédit ce phénomène, ni alerté la DGS quant à l'ampleur de la catastrophe que pourrait provoquer la canicule. L'expert de Météo France qui avait émis un tel avis devant la Commission d'enquête parlementaire est depuis revenu sur ses propos. J'avais eu un entretien téléphonique avec lui le 15 août. Il ne prévoyait évidemment pas 15 000 décès à ce moment-là. Une certaine tendance à refaire l'histoire est ici manifeste, sans nécessairement être une preuve de mauvaise foi. Il est naturel, avec le recul, d'avoir un regard distinct, d'accorder plus d'importance aux intuitions éventuelles qu'on avait pu avoir. Il est extrêmement difficile rétrospectivement de retrouver l'état d'esprit dans lequel nous étions au moment où ce phénomène a surgi.

Nous n'avons eu aucun élément d'alerte quant à une canicule épidémique et meurtrière. Certes, les 6, 7, 8 août, certains membres de la DGS, du cabinet du ministre, de Météo France ont pensé que la chaleur pourrait produire des décès. Le personnel des DDASS nous avait signalé quelques cas épars. Le vendredi 8 août, nous avions connaissance de sept à dix personnes décédées dans le pays, du fait de la chaleur. Ces chiffres sont très largement dans la moyenne attendue chaque année pour un été chaud. » (...)

« Dans la matinée du 8 août, la DGS a appelé le SAMU de Paris, l'Assistance Publique Hôpitaux de Paris (AP-HP) et la brigade des sapeurs-pompiers de Paris qui n'ont pas signalé une situation anormale, ni une augmentation des décès. D'autre part, je pense qu'il y a eu une confusion entre deux phénomènes : la canicule et l'engorgement des urgences. Comme je le signale dans mon ouvrage, « un train en cachait un autre », pour ainsi dire» (...).

« Nous n'avons réalisé l'importance de l'épidémie que le mercredi 13 août, lorsque les Pompes funèbres générales nous ont fait parvenir leurs données. Avant cette date, l'Institut de veille sanitaire que nous avions saisi dès le 8 août n'avait pas envoyé de signal d'alerte relatif à la canicule. Le seul problème visible était celui de l'engorgement des urgences. L'AP-HP estimait à une cinquantaine les décès liés à la situation. Nous sommes passés brusquement de ce chiffre à une évaluation de 3 000 décès que j'ai élaborée avec l'Institut de veille sanitaire le 13 août au vu des données des Pompes funèbre générales. Une fois encore, ce phénomène nous a surpris.

En 25 ans d'épidémiologie, je tiens à vous signaler que je n'ai jamais relevé une telle corrélation entre un facteur de risque et la mortalité. Les courbes de température et de décès suivent une évolution absolument parallèle, tant à la hausse qu'à la baisse. Cette corrélation se vérifie dans toutes les régions, et est tellement frappante qu'elle apparaît à la limite du crédible. Un étudiant présentant de telles données me semblerait suspect de fraude. Cette analyse insiste bien sur le caractère exceptionnellement mortel de la température... ».


Même si ces arguments sont fondés, on ne peut qu'être frappé par l'éloignement de la DGS par rapport aux acteurs de terrain et par l'absence d'impact des initiatives qu'elle a prises pendant la crise : le communiqué de presse du 8 août est passé inaperçu et la recherche d'information jugée « inefficace » par le rapport Lalande. La DGS n'était manifestement pas habituée à « fonctionner en réseau » avec les autres administrations centrales concernées. On peut d'ailleurs se demander pourquoi la DGS, la DHOS et la DGAS ne communiquaient pas davantage entre elles.

LE RÉCIT DE LA CRISE PAR M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'INVS

Le rapport Lalande  met en cause le « manque d'anticipation » de l'InVS et souligne que son mode de fonctionnement s'apparente à celui d'un organisme d'observation et d'analyse a posteriori . Les propos de son directeur général confirment que l'Institut ne s'était pas préparé à jouer un rôle de vigie. A titre d'anecdote, le professeur Carli, directeur du SAMU de Paris, en réponse à une question du président Jacques Pelletier, a précisé qu'il ne disposait pas du numéro de téléphone direct de M. Brücker, même s'il connaissait ce dernier à titre personnel.

EXTRAITS DU TÉMOIGNAGE DE M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'INVS, DEVANT LA MISSION

«... Je suis resté à l'InVS jusqu'au 5 août. Aucun signal d'alerte ne nous avait été transmis jusque-là. On a pu dire que l'Institut surveillait mal, voire pas du tout ; cela est inquiétant car pour ma part j'avais la faiblesse de croire qu'il surveillait l'essentiel. Visiblement, il ne l'a pas fait. De toute façon -j'y reviendrai- il n'était pas possible de tout surveiller. Personne ne voyait qu'une catastrophe était imminente à ce moment-là. (...)

Les effets de la canicule ont commencé à se manifester pendant cette période [pendant les trois jours de la fin de la semaine, du 6 au 8 août], de façon relativement rapide et sévère. L'Institut a reçu un premier message émanant de la DDASS du Morbihan et signalant trois décès dus à la vague de chaleur. A l'InVS, de nombreux messages sont reçus au quotidien, par exemple pour des cas de méningites. Ces messages doivent faire l'objet d'une vérification. Mme Pomarède a chargé une personne de coordonner les messages d'alerte relatifs à la canicule. Les informations ont ainsi été vérifiées, au niveau des caractéristiques des personnes et des décès, et validées. Pendant ces trois jours clefs, du 6 au 8 août, aucun autre message d'alerte n'est remonté à l'Institut. (...)

Le 7 et le 8 août, des échanges ont eu lieu avec la DGS, qui est l'interlocuteur de l'InVS dans son rôle d'alerte sur les risques. L'Institut n'a pas pour mission d'informer directement les services déconcentrés de l'Etat. C'est la tutelle -le ministre ou la direction générale de la santé-, qui prend la décision d'informer ces services. L'InVS était en contact avec M. Coquin car M. Abenhaïm, le directeur général de la santé, était en congés. Outre ces échanges d'information entre l'InVS et la DGS, quelques messages avaient été transmis à la DGS. Mais les informations reçues à ces deux niveaux étaient éparses et fragmentaires.

Météo France a fait paraître son premier avis : il faisait état d'une situation de canicule et soulignait les risques qui lui étaient associés pour les personnes vulnérables. La DGS a alors décidé de publier un communiqué de presse alertant la population sur l'existence d'une canicule et sur ses effets en termes de santé. A ce moment-là, aucune information n'existait sur l'ampleur du problème. On savait seulement qu'une canicule était survenue et que cette situation pouvait avoir des conséquences sur la santé. La DGS a demandé à l'InVS son avis sur le communiqué de presse qu'elle avait préparé. Celui-ci a été rendu public le 8 août.

Comme le phénomène n'était pas encore analysé dans toute son ampleur, la DGS et l'InVS ont décidé de mettre en place une enquête permettant d'en mesurer la portée et le périmètre. Le 8 août, les épidémiologistes et les collaborateurs de l'InVS ont préparé la méthodologie de l'enquête : un travail conceptuel a été mené afin de déterminer les modes de recueil de l'information, le type d'information recherché, etc. La méthodologie de l'enquête a été fixée au début de la semaine suivante. Comme le montre la chronologie des événements climatiques, on se situait là face à l'imminence d'une très forte vague de chaleur... »


Il est vrai que les missions de l'InVS étaient très vastes, que l'on ne pouvait peut-être pas surveiller tous les risques et que la responsabilité du fonctionnement de cet organisme ne doit pas occulter celle des autres acteurs. Il semble toutefois que l'Institut ait traversé la canicule à son rythme propre, alors même que la crise se développait avec une rapidité fulgurante.

Afin d'améliorer la réactivité de l'InVS, il apparaît indispensable pour la mission qu'un véritable système de garde soit mis en place, y compris en fin de semaine et lors des jours fériés.

SUITE DU TÉMOIGNAGE M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'INVS, DEVANT LA MISSION

« ... Pour corriger l'appréciation du rapport Lalande, si je peux me le permettre, je souhaite dire que l'InVS est en veille de façon permanente, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Dans ce rapport, il était indiqué que l'Institut n'assurait pas de permanence telle que celle des pompiers ou des hôpitaux. L'épidémiologiste de garde n'est pas sur place, mais avec les différents moyens de communication (portable par exemple), l'InVS est dans un état de veille permanente. La garde est doublée en cas de crise aiguë. M. Mettendorff est revenu de congés le 11 août. Des échanges ont eu lieu avec la DGS mais aussi avec le cabinet de Jean-François Mattei. La nécessité d'obtenir toutes les informations disponibles sur le phénomène a été soulignée. Nous ne disposions pas à ce moment-là de certaines informations qui nous semblaient importantes : celles qui concernaient la sécurité civile et les interventions des pompiers. Ces informations ont été difficiles à obtenir au départ. M. Mettendorff a réussi à débloquer la situation le mercredi 13 août en contactant le ministère de l'intérieur.

Les procédures d'enquête ont donc été mises en place entre le 11 et le 13 août. Nous avons essayé d'avoir les données de mortalité. Il faut savoir qu'en France, le système d'analyse de la mortalité diffuse des informations différées dans le temps. Le certificat de décès passe par l'état civil, est transféré à la DDASS puis à l'unité de suivi des décès de l'INSERM. Les données de mortalité ne sont souvent disponibles qu'au bout d'un an. Ce système doit évoluer. (...)

Dans la semaine du 11 au 15 août, l'enquête a donc été mise en place. Les informations provenant des pompes funèbres, des pompiers et du Samu nous sont parvenues. L'ensemble des données montrait bien l'existence d'une surmortalité relativement importante.

Le jeudi 14 août, une réunion a eu lieu avenue de Ségur, regroupant les acteurs de la DGS, du cabinet de Jean-François Mattei, de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris ainsi que de l'InVS. Une première estimation de la mortalité liée à la canicule y a été effectuée. Le cabinet avançait le chiffre de 1 500 décès. Pour l'InVS, ce chiffre devait être revu à la hausse. Le premier chiffre avancé, et relayé ensuite par France 2, était de 3 000 morts.

J'ai alors été informé ; après une discussion avec mon directeur adjoint, j'ai décidé de rentrer à Paris du fait de la gravité du problème et j'ai été de retour sur Paris à la fin de la semaine. Une polémique a alors eu lieu sur les chiffres de la mortalité. Le ministère restait sur le chiffre de 1 500 morts. Dès mon arrivée, j'ai informé la DGS d'une mortalité beaucoup plus importante, estimée à 5 000 décès. Une intervention de l'InVS était programmée le dimanche sur TF1. Le cabinet du Ministre en a été informé. Lucien Abenhaïm en était également informé car c'est lui-même qui avait souligné la nécessité d'une prise de parole publique de l'Institut sur ce sujet. Il faut dire que nous n'étions pas en ligne directe avec le ministre depuis la mise en place du nouveau cabinet. Les questions de sécurité sanitaire ont été placées très directement dans le champ d'action de la DGS. Mon interlocuteur naturel, quotidien était le directeur général de la santé. Nous avons donc annoncé le chiffre de 5 000 morts sur TF1 le dimanche soir.

Des travaux ont ensuite été finalisés. Un rapport, fondé sur toutes les données disponibles jusqu'à cette date, a été remis au ministre le 20 août. L'estimation était relativement complexe car certaines données de mortalité étaient difficiles à obtenir. Néanmoins, à part certaines estimations qui ont donné lieu à des supputations difficiles à gérer dans la presse, nous avons essayé d'avoir des données validées et consolidées. Un deuxième rapport a été remis le 29 août. Du fait de l'accélération très importante du flux d'informations en provenance des DDASS, nous avons pu avancer une estimation nettement plus précise, de 11 400 décès. Deux épidémiologistes de qualité ont été désignés par le ministre pour produire un bilan de la surmortalité en collaboration avec l'InVS. La période concernée par l'étude était plus large : elle s'étendait du 1 er au 20 août. Le chiffre consolidé de 15 000 décès a alors été avancé... »

LE RÉCIT DE LA CRISE PAR M. PATRICK PELLOUX

Le témoignage très direct du docteur Pelloux souligne le décalage entre la réaction de la base et celle des responsables de la santé publique, lors de la crise. Grâce à son intervention dans les médias et à l'action déterminée d'autres intervenants, comme le professeur Pierre Carli, directeur du SAMU de Paris, l'alerte a pu être donnée et les réponses mises en oeuvre.

EXTRAITS DU TÉMOIGNAGE DE M. PATRICK PELLOUX,
PRÉSIDENT DE L'ASSOCIATION DES MÉDECINS URGENTISTES DE FRANCE,
DEVANT LA MISSION

« ... Sur le terrain, nous avions déjà des signaux d'alerte, car nous ne disposions plus de lits disponibles pour hospitaliser les malades. Vers le 31 juillet et le 1 er août, des signaux importants nous ont alertés. Les sapeurs-pompiers et les policiers qui fréquentent souvent les urgences nous ont fait part d'une augmentation importante du nombre de morts. Les policiers nous ont emprunté une paire de gants jetables car ils en manquaient pour préparer les cadavres qu'ils trouvaient.

Le 1 er août, nous avions une telle affluence dans les urgences que j'ai demandé aux sapeurs-pompiers de transporter à titre exceptionnel un enfant qui s'était présenté dans nos services pour adultes, vers un hôpital pédiatrique. Nous ne trouvions déjà plus d'ambulances pour conduire les malades. (...)

Vers le lundi 4 et le mardi 5 août, la température était telle que nous n'arrivions plus à tenir. Le personnel hospitalier était épuisé. Il ne parvenait pas à se reposer la nuit. Cela m'a beaucoup inquiété. (...)

Le mercredi 6 août, nous avons constaté nos premiers décès et un encombrement des brancards. Une équipe de TF1 était venue la veille dans nos services dans le but de diffuser un message de prévention. Je savais qu'une trop forte médiatisation de ma personne pouvait être nuisible à l'association. J'ai donc demandé à mon collègue le Professeur Cohen, spécialiste en cardiologie, d'enregistrer ce message. Le week-end auparavant, mon message de prévention avait été diffusé 90 fois sur la radio Autoroute FM. J'avais choisi ce média car beaucoup de personnes l'écoutent quand elles sont sur l'autoroute. Nous avons donc tenté de prévenir la population.

Le mercredi soir, la situation devenait épouvantable. J'ai eu une conversation téléphonique avec Monsieur Carli, du Samu de Paris. Nous avons discuté de la situation, qui devenait de plus en plus effrayante. Dans la nuit du mercredi au jeudi, l'arrivée du nombre de malades s'amplifiait et nous n'avions plus de brancards à notre disposition. Dans Paris, aucun lit n'était disponible pour accueillir un malade. J'ai eu une altercation avec ma directrice qui souhaitait donner de l'eau du robinet aux malades, alors qu'elle était à 25 degrés. Un ouvrier de l'hôpital enregistrait alors une température au plafond de l'hôpital de 45 degrés. Il ne servait à rien d'arroser le bitume, qui était déjà à 35 degrés, car cela n'abaissait la température que de 3 degrés.

Nous avions donc ces indicateurs inquiétants et rien ne se passait.

J'ai donc téléphoné à Madame Toupillier, à la direction des hôpitaux, et je lui ai fait part de la situation. Je l'ai rencontrée lors des nombreux conflits que nous avons vécus aux urgences. Je l'ai alertée vers 17 heures. Nous avons décidée de rester en contact. Je rappelais ensuite Monsieur Carli, avec qui nous avons décidé de nous répartir le travail. Des personnes étaient déjà décédées dans mon service. (...)

Nous avons alerté mon institution par l'intermédiaire de Dominique de Roubaix [*]. (...) Il a beaucoup contribué à ce que de nombreux malades soient sauvés pendant cette canicule. Dominique de Roubaix a rédigé une note le vendredi, en insistant sur l'urgence de la situation et sur la nécessité de faire de la place dans les hôpitaux. Il a ajouté à la main la mention : « Je compte vraiment sur vous ».

[*] alors secrétaire général de l'AP-HP


Cette audition comporte également plusieurs mises en cause sévères de la DGS et de l'InVS, que le docteur Pelloux juge coupés des réalités du terrain et davantage animés par le souci de prévenir la panique que de donner l'alerte.

SUITE DU TÉMOIGNAGE DE M. PATRICK PELLOUX DEVANT LA MISSION

« ....Le vendredi, le nombre de morts avait encore augmenté. J'étais de garde dans la nuit du vendredi au samedi. Je croisais alors mon collègue du Samu 94 qui m'amenait un malade dont personne ne voulait et qui attendait dans l'ambulance depuis deux heures. Il m'a fait part de la situation de crise dans son département. Il avait dû intervenir dans la journée auprès de vingt personnes victimes d'un arrêt cardio-respiratoire. J'ai alors joint mes collègues par e-mail afin de connaître la situation dans leur département. Le lendemain, j'ai lu leurs réponses et j'ai pu me rendre compte de l'étendue de la catastrophe en ouvrant mes e-mails. (...)

A aucun moment, je n'ai cherché à avoir un contact avec les médias. J'étais dans mon travail. Deux journalistes du Parisien m'ont contacté car ils se rendaient compte que des événements extraordinaires se produisaient dans Paris. Ils ont publié leurs premiers articles sur la canicule le samedi. Je leur ai donné les chiffres dont je disposais, à savoir une cinquantaine de décès en région parisienne. Mais je ne pouvais pas faire le travail de l'administration. Les journalistes ont joint au téléphone des responsables de la direction générale de la santé, qui leur ont parlé de « morts naturelles ».

Je ne pouvais pas accepter qu'on parle de « morts naturelles ». Notre pays a essayé de bâtir un système de santé égalitaire et il ne peut trouver « normal » que des gens qui auraient dû mourir le vendredi décèdent le lundi d'avant. Si tel est le cas, notre société est entrée dans une période de barbarie effrayante. Nous ne pouvions pas nous résigner. Il fallait donc se battre. Le nombre de malades augmentait et la direction générale de la santé n'intervenait pas. Je pensais que l'article dans Le Parisien susciterait des réactions. Mais rien ne se produisait.

Le lundi matin, une réunion de crise s'est tenue à l'Assistance publique. Un représentant de M. le préfet de police de Paris était présent et désapprouva que nous ayons mentionné l'existence de décès. Il est évident que des informations collectées par les sapeurs-pompiers ont été gardées par leurs relais au ministère de l'intérieur, qui n'a pas communiqué avec le ministère de la santé. Il faut savoir que les deux ministères ne se parlent pas. Au cours de cette réunion, j'ai demandé le déclenchement immédiat du plan blanc. Les réactions furent réservées. (...)

Le mardi soir, je participais à l'émission « Le téléphone sonne » sur France Inter, avec M. Carli et M. Coquin, de la direction générale de la santé. Ce dernier essayait de minimiser l'ampleur de la crise et promettait l'arrivée de moyens supplémentaires. J'en profitais alors pour lancer des appels à tous les professionnels de la santé, même aux étudiants. Je les invitais à apporter leur aide aux hôpitaux proches de leur lieu de vacances. Je vais vous raconter une anecdote significative de l'état de l'administration. Une de mes collègues urgentiste à Gap était alors en vacances à Martigues. Voyant la situation, elle décida de venir m'aider à l'hôpital Saint-Antoine. Ma directrice m'annonçait alors que cette personne ne pouvait pas travailler à Saint-Antoine car elle ne dépendait pas de cet hôpital. Des personnes sur des brancards attendaient les médecins et l'on empêchait ces derniers d'intervenir. Heureusement, les choses se sont améliorées avec l'intervention du Premier Ministre. Mais vous voyez ici à quel niveau nous avons eu besoin d'intervenir pour que la situation évolue (...)

Enfin, le mercredi soir, le Premier ministre a déclenché le plan blanc sur l'Ile-de-France. Il a eu raison de le faire. Les directeurs d'hôpitaux auraient pu déclencher ce plan auparavant. Seulement deux hôpitaux en France l'avait lancé : l'hôpital intercommunal de Créteil et l'hôpital d'Orléans, qui avait même fait appel à des infirmières de l'armée... »

b) Des responsables de la santé publique coupés de la réalité extérieure

Le rapport de la « mission d'expertise et d'évaluation du système de santé pendant la canicule 2003 » présenté par Mme Françoise Lalande et publié en septembre 2003 avait émis de vives critiques à l'encontre de :

- l'InVS dont le « manque d'anticipation, sans doute dû (à son) mode de fonctionnement ne lui a pas permis de jouer pleinement le rôle que la loi lui a confié » ;

-
la DGS qui « s'est épuisée dans la recherche d'information, mais sans réelle efficacité » ;

-
la DGAS qui « s'est mobilisée mollement » ;

-
et plus généralement des ministères de la santé et des affaires sociales dont les « liens avec les autres ministères ont été faibles et inorganisés ».

S'agissant de la DHOS, la mission Lalande constatait toutefois qu'elle avait mis en place un réseau avec les ARH permettant de faire remonter l'information.

Interrogée sur ces points lors de son audition par la mission d'information, le Docteur Françoise Lalande, a renouvelé les termes sévères figurant dans son rapport établi deux mois plus tôt : « Les liens étaient-ils suffisants entre l'Institut de veille sanitaire, le cabinet et la DGS ? D'une manière générale, on a vu que les gens communiquaient tout à fait insuffisamment. Cependant, en dehors de cet aspect de communication, il est utile de décloisonner quand on a des informations à communiquer. Or la DGS n'en avait quasiment pas et, alors qu'on a posé la question à de nombreuses personnes pour savoir pourquoi elles n'avaient pas appelé le siège, elles ont toutes répondu : "Pourquoi ? Nous n'en voyions pas l'intérêt". Ce problème d'absence de réseau et d'expérience est terrible et, de ce point de vue, les restructurations permanentes qu'on a fait subir à la DGS ne sont pas un élément favorable pour créer des réseaux. »

Au total, prévaut l'impression que les responsables de la DGS et de l'InVS étaient coupés de la réalité extérieure. Dans ce contexte, les interventions dans les médias de M. Patrick Pelloux ont rencontré un écho très important et ont conduit à déclencher enfin l'alerte.

LES CRITIQUES FORMULÉES PAR LE DOCTEUR. PATRICK PELLOUX
À L'ENCONTRE DE LA DGS ET L'INVS LORS DE SON AUDITION...

«... Les urgentistes n'ont jamais eu de contact avec la direction générale de la santé. (...)

Par ailleurs, la santé publique doit cesser d'être une discussion de salons parisiens de personnes bien informées. La santé publique concerne tout le monde. Il est intéressant de constater que le directeur de l'Institut de veille sanitaire, que M. Abenhaïm et le nouveau directeur général de la santé sont tous issus du même service, à savoir celui des maladies infectieuses de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ces personnes ont une vision de santé publique réduite à la constatation d'épidémies et de maladies infectieuses. Or, la santé publique est un problème global. Elle doit aussi prendre en compte l'environnement. J'ai interpellé l'Institut de veille sanitaire à plusieurs reprises pendant la crise. L'environnement est inscrit dans le cahier des charges de l'InVS. Elle doit prendre en compte dans ses analyses l'environnement, la pollution mais aussi les climats.

L'encombrement des urgences n'a pas caché l'ampleur du phénomène. Malgré cette saturation, nous avons été les premiers à dépister cette crise. J'ai invité récemment M. Brücker, directeur de l'Institut de veille sanitaire, dans mes services, afin qu'il se rende compte de la réalité sur le terrain. Il a trouvé que la situation était catastrophique alors qu'elle était parfaitement gérée et que c'était une situation habituelle de fonctionnement. Nous sommes des professionnels des urgences. Il est clair que dans la culture médicale française, les urgences n'ont jamais existé. Il a fallu attendre le rapport du Conseil économique et social de 1988, deux autres rapports en 1991 et en 1993, ainsi que les votes de l'Assemblée et du Sénat en 2002, pour que la médecine d'urgence soit reconnue comme une spécialité. Dans la culture médicale et dans celle notamment du Professeur Abenhaïm, les urgences n'existent pas...»

... ET LES RÉPONSES, LORS DE SON AUDITION, DU PROFESSEUR LUCIEN ABENHAÏM
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA SANTÉ JUSQU'AU 18 AOÛT 2003

«... Lorsqu'on accuse la DGS de ne pas avoir réagi après les appels qui annonçaient des décès, je tiens à préciser que ce n'est pas à la DGS de recevoir ces appels mais à l'Institut de veille sanitaire. Les gens ont appelé le Docteur Yves Coquin précisément pour sa capacité d'écoute. La DGS a en quelque sorte payé le prix de cette écoute. Alors que l'Institut de veille sanitaire aurait dû recevoir ses données des DDASS et des praticiens, les médecins ont appelé le Docteur Coquin. Il a réagi avec les sept ou huit aides qu'il avait et je n'aurais pas fait mieux. Le problème en France est d'avoir un système d'information. L'Institut de veille sanitaire n'a été mis en place par le Parlement que le 1 er juillet 1998, alors que le CDC [*] américain a été fondé en 1951. Ces 47 années de différence ne peuvent être écartées (...).

Patrick Pelloux n'a jamais appelé la direction générale de la santé mais a appelé la DHOS le 7 août. Je pense que cet appel a été rattaché au problème des urgences qu'il signalait tous les jours, par téléphone ou dans la presse, et ce depuis le 28 juillet. Je ne le lui reproche pas, car ceci était un vrai problème. Au 28 juillet, lorsqu'il déclare que la situation est plus catastrophique que l'an passé, aucun cas de mort liée à la canicule n'avait encore eu lieu. Aussi, quand il appelle le 7 ou même le 10 août, la DHOS est persuadée qu'il parle des urgences, et non qu'il alerte sur une épidémie majeure. Les estimations à ce jour sont d'une cinquantaine de décès au plus, je le rappelle.

Par ailleurs, je pense qu'il a commis un certain nombre de déclarations qui sont des contrevérités, mais ce n'est pas très important... »

[*]Centers for Disease Control and prevention


Tout est dit...

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