2. Une gestion administrative de la crise décalée par rapport à sa gravité
a) Une réaction tardive de l'Institut de veille sanitaire et de la direction générale de la santé
La
confrontation du récit de la crise fait à l'occasion de leurs
auditions par MM. Abenhaïm, Brücker et Pelloux
souligne le
décalage entre la situation vécue sur le terrain et la perception
qu'en avaient les administrations centrales et les services rattachés.
De fait, l'InVS et la DGS se sont mobilisés avec lenteur alors que la
crise se développait très rapidement. Ce décalage donne le
sentiment que les responsables de la DGS et de l'InVS ont pêché
par excès de confiance dans leur représentation de la crise,
dans leurs instruments de suivi
,
et n'ont pas été
suffisamment à l'écoute du terrain.
Si la DGS a su remarquablement, dans un passé récent, suivre et
juguler l'épidémie de pneumonie atypique venue d'Asie (moins de 5
décès en France) et faire face aux épidémies
localisées de méningite ou de légionellose, cette
administration centrale est totalement passée à côté
de la crise de la canicule.
La lenteur de la réaction de la DGS a été aggravée
par un problème technique : le défaut de fonctionnement, au
moment des faits, du réseau de messagerie destiné aux
professionnels de la santé : « DGS urgent ».
Cet instrument, encore expérimental, aurait pu faciliter la circulation
de l'information et accélérer l'alerte.
Il fallait pourtant agir vite : lors de son déplacement à
Orléans, la délégation de la mission d'information a
recueilli le témoignage d'une responsable de maison de retraite faisant
état d'un décès intervenu en moins de 8 heures.
Conformément à sa démarche initiale, la mission a
souhaité comprendre le fonctionnement et la réaction de
l'ensemble des acteurs de notre système sanitaire et social. La
confrontation des témoignages, repris ci-après, n'est pas
inspirée par une quelconque « chasse aux
sorcières » mais par le souci d'appréhender le
déroulement de la crise et les raisons pour lesquelles la riposte a
été désordonnée, tardive et insuffisante, laissant
souvent les acteurs de terrain livrés à eux-mêmes. Il
convient également de garder à l'esprit que la canicule a bien
constitué alors un événement unique, totalement
imprévu et d'une grande complexité. A ce titre, la mission
d'information s'est gardée de tout jugement rétrospectif.
LE
RÉCIT DE LA CRISE PAR M. LUCIEN ABENHAÏM,
ANCIEN DIRECTEUR
GÉNÉRAL DE LA SANTÉ
Le Professeur Abenhaïm souligne qu'il s'agissait d'une catastrophe imprévisible, d'un type nouveau pour la France et estime que cette caractéristique explique la plus grande partie du retard de la réaction des pouvoirs publics. Il insiste également sur le fait que ses services ont tout d'abord pensé qu'il s'agissait d'un problème d'engorgement des urgences et de gestion des fermetures estivales de lits.
EXTRAITS
DU TÉMOIGNAGE DE M. LUCIEN ABENHAÏM, DIRECTEUR GÉNÉRAL
DE LA SANTÉ JUSQU'AU 18 AOÛT 2003, DEVANT LA MISSION
« .. Le problème de la
prévisibilité est fondamental dans ce genre de situation. Je ne
jette la pierre à personne, tous ont été surpris, Monsieur
le Président a bien voulu le rappeler. Ce fut le cas de la DGS, mais
aussi des meilleurs experts français dans ce domaine. Contrairement aux
informations diffusées par la presse, jusqu'au 15 août 2003, aucun
expert n'avait prédit ce phénomène, ni alerté la
DGS quant à l'ampleur de la catastrophe que pourrait provoquer la
canicule. L'expert de Météo France qui avait émis un tel
avis devant la Commission d'enquête parlementaire est depuis revenu sur
ses propos. J'avais eu un entretien téléphonique avec lui le
15 août. Il ne prévoyait évidemment pas 15 000
décès à ce moment-là. Une certaine tendance
à refaire l'histoire est ici manifeste, sans nécessairement
être une preuve de mauvaise foi. Il est naturel, avec le recul, d'avoir
un regard distinct, d'accorder plus d'importance aux intuitions
éventuelles qu'on avait pu avoir. Il est extrêmement difficile
rétrospectivement de retrouver l'état d'esprit dans lequel nous
étions au moment où ce phénomène a surgi.
Nous n'avons eu aucun élément d'alerte quant à une
canicule épidémique et meurtrière. Certes, les 6, 7, 8
août, certains membres de la DGS, du cabinet du ministre, de
Météo France ont pensé que la chaleur pourrait produire
des décès. Le personnel des DDASS nous avait signalé
quelques cas épars. Le vendredi 8 août, nous avions connaissance
de sept à dix personnes décédées dans le pays, du
fait de la chaleur. Ces chiffres sont très largement dans la moyenne
attendue chaque année pour un été chaud. » (...)
« Dans la matinée du 8 août, la DGS a appelé le
SAMU de Paris, l'Assistance Publique Hôpitaux de Paris (AP-HP) et la
brigade des sapeurs-pompiers de Paris qui n'ont pas signalé une
situation anormale, ni une augmentation des décès. D'autre part,
je pense qu'il y a eu une confusion entre deux phénomènes :
la canicule et l'engorgement des urgences. Comme je le signale dans mon
ouvrage, « un train en cachait un autre », pour ainsi
dire» (...).
« Nous n'avons réalisé l'importance de
l'épidémie que le mercredi 13 août, lorsque les Pompes
funèbres générales nous ont fait parvenir leurs
données. Avant cette date, l'Institut de veille sanitaire que nous
avions saisi dès le 8 août n'avait pas envoyé de signal
d'alerte relatif à la canicule. Le seul problème visible
était celui de l'engorgement des urgences. L'AP-HP estimait à une
cinquantaine les décès liés à la situation. Nous
sommes passés brusquement de ce chiffre à une évaluation
de 3 000 décès que j'ai élaborée avec
l'Institut de veille sanitaire le 13 août au vu des données des
Pompes funèbre générales. Une fois encore, ce
phénomène nous a surpris.
En 25 ans d'épidémiologie, je tiens à vous signaler que je
n'ai jamais relevé une telle corrélation entre un facteur de
risque et la mortalité. Les courbes de température et de
décès suivent une évolution absolument parallèle,
tant à la hausse qu'à la baisse. Cette corrélation se
vérifie dans toutes les régions, et est tellement frappante
qu'elle apparaît à la limite du crédible. Un
étudiant présentant de telles données me semblerait
suspect de fraude. Cette analyse insiste bien sur le caractère
exceptionnellement mortel de la température... ».
Même si ces arguments sont fondés, on ne peut qu'être
frappé par l'éloignement de la DGS par rapport aux acteurs de
terrain et par l'absence d'impact des initiatives qu'elle a prises pendant la
crise : le communiqué de presse du 8 août est passé
inaperçu et la recherche d'information jugée
« inefficace » par le rapport Lalande. La DGS
n'était manifestement pas habituée à
« fonctionner en réseau » avec les autres
administrations centrales concernées. On peut d'ailleurs se demander
pourquoi la DGS, la DHOS et la DGAS ne communiquaient pas davantage entre elles.
LE
RÉCIT DE LA CRISE PAR M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR
GÉNÉRAL DE L'INVS
Le rapport Lalande met en cause le « manque d'anticipation » de l'InVS et souligne que son mode de fonctionnement s'apparente à celui d'un organisme d'observation et d'analyse a posteriori . Les propos de son directeur général confirment que l'Institut ne s'était pas préparé à jouer un rôle de vigie. A titre d'anecdote, le professeur Carli, directeur du SAMU de Paris, en réponse à une question du président Jacques Pelletier, a précisé qu'il ne disposait pas du numéro de téléphone direct de M. Brücker, même s'il connaissait ce dernier à titre personnel.
EXTRAITS
DU TÉMOIGNAGE DE M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR
GÉNÉRAL DE L'INVS, DEVANT LA MISSION
«... Je suis resté à l'InVS jusqu'au 5
août. Aucun signal d'alerte ne nous avait été transmis
jusque-là. On a pu dire que l'Institut surveillait mal, voire pas du
tout ; cela est inquiétant car pour ma part j'avais la faiblesse de
croire qu'il surveillait l'essentiel. Visiblement, il ne l'a pas fait. De toute
façon -j'y reviendrai- il n'était pas possible de tout
surveiller. Personne ne voyait qu'une catastrophe était imminente
à ce moment-là. (...)
Les effets de la canicule ont commencé à se manifester pendant
cette période [pendant les trois jours de la fin de la semaine, du 6 au
8 août], de façon relativement rapide et sévère.
L'Institut a reçu un premier message émanant de la DDASS du
Morbihan et signalant trois décès dus à la vague de
chaleur. A l'InVS, de nombreux messages sont reçus au quotidien, par
exemple pour des cas de méningites. Ces messages doivent faire l'objet
d'une vérification. Mme Pomarède a chargé une personne de
coordonner les messages d'alerte relatifs à la canicule. Les
informations ont ainsi été vérifiées, au niveau des
caractéristiques des personnes et des décès, et
validées. Pendant ces trois jours clefs, du 6 au 8 août, aucun
autre message d'alerte n'est remonté à l'Institut. (...)
Le 7 et le 8 août, des échanges ont eu lieu avec la DGS, qui est
l'interlocuteur de l'InVS dans son rôle d'alerte sur les risques.
L'Institut n'a pas pour mission d'informer directement les services
déconcentrés de l'Etat. C'est la tutelle -le ministre ou la
direction générale de la santé-, qui prend la
décision d'informer ces services. L'InVS était en contact avec
M. Coquin car M. Abenhaïm, le directeur général de
la santé, était en congés. Outre ces échanges
d'information entre l'InVS et la DGS, quelques messages avaient
été transmis à la DGS. Mais les informations reçues
à ces deux niveaux étaient éparses et fragmentaires.
Météo France a fait paraître son premier avis : il
faisait état d'une situation de canicule et soulignait les risques qui
lui étaient associés pour les personnes vulnérables. La
DGS a alors décidé de publier un communiqué de presse
alertant la population sur l'existence d'une canicule et sur ses effets en
termes de santé. A ce moment-là, aucune information n'existait
sur l'ampleur du problème. On savait seulement qu'une canicule
était survenue et que cette situation pouvait avoir des
conséquences sur la santé. La DGS a demandé à
l'InVS son avis sur le communiqué de presse qu'elle avait
préparé. Celui-ci a été rendu public le 8
août.
Comme le phénomène n'était pas encore analysé dans
toute son ampleur, la DGS et l'InVS ont décidé de mettre en place
une enquête permettant d'en mesurer la portée et le
périmètre. Le 8 août, les épidémiologistes et
les collaborateurs de l'InVS ont préparé la méthodologie
de l'enquête : un travail conceptuel a été mené
afin de déterminer les modes de recueil de l'information, le type
d'information recherché, etc. La méthodologie de l'enquête
a été fixée au début de la semaine suivante. Comme
le montre la chronologie des événements climatiques, on se
situait là face à l'imminence d'une très forte vague de
chaleur... »
Il est vrai que les missions de l'InVS étaient très vastes,
que l'on ne pouvait peut-être pas surveiller tous les risques et que la
responsabilité du fonctionnement de cet organisme ne doit pas occulter
celle des autres acteurs. Il semble toutefois que l'Institut ait
traversé la canicule à son rythme propre, alors même que la
crise se développait avec une rapidité fulgurante.
Afin d'améliorer la réactivité de l'InVS, il
apparaît indispensable pour la mission qu'un véritable
système de garde soit mis en place, y compris en fin de semaine et lors
des jours fériés.
SUITE DU
TÉMOIGNAGE M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE
L'INVS, DEVANT LA MISSION
« ... Pour corriger l'appréciation du rapport
Lalande, si je peux me le permettre, je souhaite dire que l'InVS est en veille
de façon permanente, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Dans ce
rapport, il était indiqué que l'Institut n'assurait pas de
permanence telle que celle des pompiers ou des hôpitaux.
L'épidémiologiste de garde n'est pas sur place, mais avec les
différents moyens de communication (portable par exemple), l'InVS est
dans un état de veille permanente. La garde est doublée en cas de
crise aiguë. M. Mettendorff est revenu de congés le 11
août. Des échanges ont eu lieu avec la DGS mais aussi avec le
cabinet de Jean-François Mattei. La nécessité d'obtenir
toutes les informations disponibles sur le phénomène a
été soulignée. Nous ne disposions pas à ce
moment-là de certaines informations qui nous semblaient
importantes : celles qui concernaient la sécurité civile et
les interventions des pompiers. Ces informations ont été
difficiles à obtenir au départ. M. Mettendorff a
réussi à débloquer la situation le mercredi 13 août
en contactant le ministère de l'intérieur.
Les procédures d'enquête ont donc été mises en place
entre le 11 et le 13 août. Nous avons essayé d'avoir les
données de mortalité. Il faut savoir qu'en France, le
système d'analyse de la mortalité diffuse des informations
différées dans le temps. Le certificat de décès
passe par l'état civil, est transféré à la DDASS
puis à l'unité de suivi des décès de l'INSERM. Les
données de mortalité ne sont souvent disponibles qu'au bout d'un
an. Ce système doit évoluer. (...)
Dans la semaine du 11 au 15 août, l'enquête a donc
été mise en place. Les informations provenant des pompes
funèbres, des pompiers et du Samu nous sont parvenues. L'ensemble des
données montrait bien l'existence d'une surmortalité relativement
importante.
Le jeudi 14 août, une réunion a eu lieu avenue de Ségur,
regroupant les acteurs de la DGS, du cabinet de Jean-François Mattei, de
l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris ainsi que de l'InVS. Une
première estimation de la mortalité liée à la
canicule y a été effectuée. Le cabinet avançait le
chiffre de 1 500 décès. Pour l'InVS, ce chiffre devait
être revu à la hausse. Le premier chiffre avancé, et
relayé ensuite par France 2, était de 3 000 morts.
J'ai alors été informé ; après une discussion
avec mon directeur adjoint, j'ai décidé de rentrer à Paris
du fait de la gravité du problème et j'ai été de
retour sur Paris à la fin de la semaine. Une polémique a alors eu
lieu sur les chiffres de la mortalité. Le ministère restait sur
le chiffre de 1 500 morts. Dès mon arrivée, j'ai
informé la DGS d'une mortalité beaucoup plus importante,
estimée à 5 000 décès. Une intervention de
l'InVS était programmée le dimanche sur TF1. Le cabinet du
Ministre en a été informé. Lucien Abenhaïm en
était également informé car c'est lui-même qui avait
souligné la nécessité d'une prise de parole publique de
l'Institut sur ce sujet. Il faut dire que nous n'étions pas en ligne
directe avec le ministre depuis la mise en place du nouveau cabinet. Les
questions de sécurité sanitaire ont été
placées très directement dans le champ d'action de la DGS. Mon
interlocuteur naturel, quotidien était le directeur
général de la santé. Nous avons donc annoncé le
chiffre de 5 000 morts sur TF1 le dimanche soir.
Des travaux ont ensuite été finalisés. Un rapport,
fondé sur toutes les données disponibles jusqu'à cette
date, a été remis au ministre le 20 août. L'estimation
était relativement complexe car certaines données de
mortalité étaient difficiles à obtenir. Néanmoins,
à part certaines estimations qui ont donné lieu à des
supputations difficiles à gérer dans la presse, nous avons
essayé d'avoir des données validées et consolidées.
Un deuxième rapport a été remis le 29 août. Du fait
de l'accélération très importante du flux d'informations
en provenance des DDASS, nous avons pu avancer une estimation nettement plus
précise, de 11 400 décès. Deux
épidémiologistes de qualité ont été
désignés par le ministre pour produire un bilan de la
surmortalité en collaboration avec l'InVS. La période
concernée par l'étude était plus large : elle
s'étendait du 1
er
au 20 août. Le chiffre
consolidé de 15 000 décès a alors été
avancé... »
LE RÉCIT DE LA CRISE PAR M. PATRICK PELLOUX
Le témoignage très direct du docteur Pelloux souligne le décalage entre la réaction de la base et celle des responsables de la santé publique, lors de la crise. Grâce à son intervention dans les médias et à l'action déterminée d'autres intervenants, comme le professeur Pierre Carli, directeur du SAMU de Paris, l'alerte a pu être donnée et les réponses mises en oeuvre.
EXTRAITS
DU TÉMOIGNAGE DE M. PATRICK PELLOUX,
PRÉSIDENT DE
L'ASSOCIATION DES MÉDECINS URGENTISTES DE FRANCE,
DEVANT LA
MISSION
« ... Sur le terrain, nous avions déjà
des signaux d'alerte, car nous ne disposions plus de lits disponibles pour
hospitaliser les malades. Vers le 31 juillet et le 1
er
août,
des signaux importants nous ont alertés. Les sapeurs-pompiers et les
policiers qui fréquentent souvent les urgences nous ont fait part d'une
augmentation importante du nombre de morts. Les policiers nous ont
emprunté une paire de gants jetables car ils en manquaient pour
préparer les cadavres qu'ils trouvaient.
Le 1
er
août, nous avions une telle affluence dans les urgences
que j'ai demandé aux sapeurs-pompiers de transporter à titre
exceptionnel un enfant qui s'était présenté dans nos
services pour adultes, vers un hôpital pédiatrique. Nous ne
trouvions déjà plus d'ambulances pour conduire les malades. (...)
Vers le lundi 4 et le mardi 5 août, la température était
telle que nous n'arrivions plus à tenir. Le personnel hospitalier
était épuisé. Il ne parvenait pas à se reposer la
nuit. Cela m'a beaucoup inquiété. (...)
Le mercredi 6 août, nous avons constaté nos premiers
décès et un encombrement des brancards. Une équipe de TF1
était venue la veille dans nos services dans le but de diffuser un
message de prévention. Je savais qu'une trop forte médiatisation
de ma personne pouvait être nuisible à l'association. J'ai donc
demandé à mon collègue le Professeur Cohen,
spécialiste en cardiologie, d'enregistrer ce message. Le week-end
auparavant, mon message de prévention avait été
diffusé 90 fois sur la radio Autoroute FM. J'avais choisi ce
média car beaucoup de personnes l'écoutent quand elles sont sur
l'autoroute. Nous avons donc tenté de prévenir la population.
Le mercredi soir, la situation devenait épouvantable. J'ai eu une
conversation téléphonique avec Monsieur Carli, du Samu de Paris.
Nous avons discuté de la situation, qui devenait de plus en plus
effrayante. Dans la nuit du mercredi au jeudi, l'arrivée du nombre de
malades s'amplifiait et nous n'avions plus de brancards à notre
disposition. Dans Paris, aucun lit n'était disponible pour accueillir un
malade. J'ai eu une altercation avec ma directrice qui souhaitait donner de
l'eau du robinet aux malades, alors qu'elle était à 25
degrés. Un ouvrier de l'hôpital enregistrait alors une
température au plafond de l'hôpital de 45 degrés. Il ne
servait à rien d'arroser le bitume, qui était déjà
à 35 degrés, car cela n'abaissait la température que de 3
degrés.
Nous avions donc ces indicateurs inquiétants et rien ne se passait.
J'ai donc téléphoné à Madame Toupillier, à
la direction des hôpitaux, et je lui ai fait part de la situation. Je
l'ai rencontrée lors des nombreux conflits que nous avons vécus
aux urgences. Je l'ai alertée vers 17 heures. Nous avons
décidée de rester en contact. Je rappelais ensuite Monsieur
Carli, avec qui nous avons décidé de nous répartir le
travail. Des personnes étaient déjà
décédées dans mon service. (...)
Nous avons alerté mon institution par l'intermédiaire de
Dominique de Roubaix [*]. (...) Il a beaucoup contribué à ce que
de nombreux malades soient sauvés pendant cette canicule. Dominique de
Roubaix a rédigé une note le vendredi, en insistant sur l'urgence
de la situation et sur la nécessité de faire de la place dans les
hôpitaux. Il a ajouté à la main la mention :
« Je compte vraiment sur vous ».
[*] alors secrétaire général de l'AP-HP
Cette audition comporte également plusieurs mises en cause
sévères de la DGS et de l'InVS, que le docteur Pelloux juge
coupés des réalités du terrain et davantage animés
par le souci de prévenir la panique que de donner l'alerte.
SUITE DU TÉMOIGNAGE DE M. PATRICK PELLOUX DEVANT LA MISSION
« ....Le vendredi, le nombre de morts avait encore
augmenté. J'étais de garde dans la nuit du vendredi au samedi. Je
croisais alors mon collègue du Samu 94 qui m'amenait un malade dont
personne ne voulait et qui attendait dans l'ambulance depuis deux heures. Il
m'a fait part de la situation de crise dans son département. Il avait
dû intervenir dans la journée auprès de vingt personnes
victimes d'un arrêt cardio-respiratoire. J'ai alors joint mes
collègues par e-mail afin de connaître la situation dans leur
département. Le lendemain, j'ai lu leurs réponses et j'ai pu me
rendre compte de l'étendue de la catastrophe en ouvrant mes e-mails.
(...)
A aucun moment, je n'ai cherché à avoir un contact avec les
médias. J'étais dans mon travail. Deux journalistes du Parisien
m'ont contacté car ils se rendaient compte que des
événements extraordinaires se produisaient dans Paris. Ils ont
publié leurs premiers articles sur la canicule le samedi. Je leur ai
donné les chiffres dont je disposais, à savoir une cinquantaine
de décès en région parisienne. Mais je ne pouvais pas
faire le travail de l'administration. Les journalistes ont joint au
téléphone des responsables de la direction générale
de la santé, qui leur ont parlé de « morts
naturelles ».
Je ne pouvais pas accepter qu'on parle de « morts
naturelles ». Notre pays a essayé de bâtir un
système de santé égalitaire et il ne peut trouver
« normal » que des gens qui auraient dû mourir le
vendredi décèdent le lundi d'avant. Si tel est le cas, notre
société est entrée dans une période de barbarie
effrayante. Nous ne pouvions pas nous résigner. Il fallait donc se
battre. Le nombre de malades augmentait et la direction générale
de la santé n'intervenait pas. Je pensais que l'article dans Le Parisien
susciterait des réactions. Mais rien ne se produisait.
Le lundi matin, une réunion de crise s'est tenue à l'Assistance
publique. Un représentant de M. le préfet de police de Paris
était présent et désapprouva que nous ayons
mentionné l'existence de décès. Il est évident que
des informations collectées par les sapeurs-pompiers ont
été gardées par leurs relais au ministère de
l'intérieur, qui n'a pas communiqué avec le ministère de
la santé. Il faut savoir que les deux ministères ne se parlent
pas. Au cours de cette réunion, j'ai demandé le
déclenchement immédiat du plan blanc. Les réactions furent
réservées. (...)
Le mardi soir, je participais à l'émission « Le
téléphone sonne » sur France Inter, avec M. Carli
et M. Coquin, de la direction générale de la santé.
Ce dernier essayait de minimiser l'ampleur de la crise et promettait
l'arrivée de moyens supplémentaires. J'en profitais alors pour
lancer des appels à tous les professionnels de la santé,
même aux étudiants. Je les invitais à apporter leur aide
aux hôpitaux proches de leur lieu de vacances. Je vais vous raconter une
anecdote significative de l'état de l'administration. Une de mes
collègues urgentiste à Gap était alors en vacances
à Martigues. Voyant la situation, elle décida de venir m'aider
à l'hôpital Saint-Antoine. Ma directrice m'annonçait alors
que cette personne ne pouvait pas travailler à Saint-Antoine car elle ne
dépendait pas de cet hôpital. Des personnes sur des brancards
attendaient les médecins et l'on empêchait ces derniers
d'intervenir. Heureusement, les choses se sont améliorées avec
l'intervention du Premier Ministre. Mais vous voyez ici à quel niveau
nous avons eu besoin d'intervenir pour que la situation évolue (...)
Enfin, le mercredi soir, le Premier ministre a déclenché le plan
blanc sur l'Ile-de-France. Il a eu raison de le faire. Les directeurs
d'hôpitaux auraient pu déclencher ce plan auparavant. Seulement
deux hôpitaux en France l'avait lancé : l'hôpital
intercommunal de Créteil et l'hôpital d'Orléans, qui avait
même fait appel à des infirmières de
l'armée... »
b) Des responsables de la santé publique coupés de la réalité extérieure
Le
rapport de la « mission d'expertise et d'évaluation du
système de santé pendant la canicule 2003 »
présenté par Mme Françoise Lalande et publié en
septembre 2003 avait émis de vives critiques à l'encontre
de :
-
l'InVS dont le
« manque d'anticipation, sans doute
dû (à son) mode de fonctionnement ne lui a pas permis de jouer
pleinement le rôle que la loi lui a confié » ;
-
la DGS qui
« s'est épuisée dans la
recherche d'information, mais sans réelle
efficacité » ;
-
la
DGAS qui
« s'est mobilisée
mollement » ;
-
et plus généralement des ministères de la
santé et des affaires sociales dont les
« liens avec les
autres ministères ont été faibles et
inorganisés ».
S'agissant de la DHOS, la mission Lalande constatait toutefois qu'elle avait
mis en place un réseau avec les ARH permettant de faire remonter
l'information.
Interrogée sur ces points lors de son audition par la mission
d'information, le Docteur Françoise Lalande, a renouvelé les
termes sévères figurant dans son rapport établi deux
mois plus tôt
: « Les liens étaient-ils suffisants
entre l'Institut de veille sanitaire, le cabinet et la DGS ? D'une
manière générale, on a vu que les gens communiquaient tout
à fait insuffisamment. Cependant, en dehors de cet aspect de
communication, il est utile de décloisonner quand on a des informations
à communiquer. Or la DGS n'en avait quasiment pas et, alors qu'on a
posé la question à de nombreuses personnes pour savoir pourquoi
elles n'avaient pas appelé le siège, elles ont toutes
répondu : "Pourquoi ? Nous n'en voyions pas
l'intérêt". Ce problème d'absence de réseau et
d'expérience est terrible et, de ce point de vue, les restructurations
permanentes qu'on a fait subir à la DGS ne sont pas un
élément favorable pour créer des
réseaux. »
Au total, prévaut l'impression que les responsables de la DGS et de
l'InVS étaient coupés de la réalité
extérieure. Dans ce contexte, les interventions dans les médias
de M. Patrick Pelloux ont rencontré un écho très important
et ont conduit à déclencher enfin l'alerte.
LES
CRITIQUES FORMULÉES PAR LE DOCTEUR. PATRICK PELLOUX
À
L'ENCONTRE DE LA DGS ET L'INVS LORS DE SON AUDITION...
«... Les urgentistes n'ont jamais eu de contact avec la
direction générale de la santé. (...)
Par ailleurs, la santé publique doit cesser d'être une discussion
de salons parisiens de personnes bien informées. La santé
publique concerne tout le monde. Il est intéressant de constater que le
directeur de l'Institut de veille sanitaire, que M. Abenhaïm et le
nouveau directeur général de la santé sont tous issus du
même service, à savoir celui des maladies infectieuses de
l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ces personnes ont
une vision de santé publique réduite à la constatation
d'épidémies et de maladies infectieuses. Or, la santé
publique est un problème global. Elle doit aussi prendre en compte
l'environnement. J'ai interpellé l'Institut de veille sanitaire à
plusieurs reprises pendant la crise. L'environnement est inscrit dans le cahier
des charges de l'InVS. Elle doit prendre en compte dans ses analyses
l'environnement, la pollution mais aussi les climats.
L'encombrement des urgences n'a pas caché l'ampleur du
phénomène. Malgré cette saturation, nous avons
été les premiers à dépister cette crise. J'ai
invité récemment M. Brücker, directeur de l'Institut de
veille sanitaire, dans mes services, afin qu'il se rende compte de la
réalité sur le terrain. Il a trouvé que la situation
était catastrophique alors qu'elle était parfaitement
gérée et que c'était une situation habituelle de
fonctionnement. Nous sommes des professionnels des urgences. Il est clair que
dans la culture médicale française, les urgences n'ont jamais
existé. Il a fallu attendre le rapport du Conseil économique et
social de 1988, deux autres rapports en 1991 et en 1993, ainsi que les
votes de l'Assemblée et du Sénat en 2002, pour que la
médecine d'urgence soit reconnue comme une spécialité.
Dans la culture médicale et dans celle notamment du Professeur
Abenhaïm, les urgences n'existent pas...»
... ET
LES RÉPONSES, LORS DE SON AUDITION, DU PROFESSEUR LUCIEN
ABENHAÏM
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA SANTÉ JUSQU'AU 18
AOÛT 2003
«... Lorsqu'on accuse la DGS de ne pas avoir
réagi après les appels qui annonçaient des
décès, je tiens à préciser que ce n'est pas
à la DGS de recevoir ces appels mais à l'Institut de veille
sanitaire. Les gens ont appelé le Docteur Yves Coquin
précisément pour sa capacité d'écoute. La DGS a en
quelque sorte payé le prix de cette écoute. Alors que l'Institut
de veille sanitaire aurait dû recevoir ses données des DDASS et
des praticiens, les médecins ont appelé le Docteur Coquin. Il a
réagi avec les sept ou huit aides qu'il avait et je n'aurais pas fait
mieux. Le problème en France est d'avoir un système
d'information. L'Institut de veille sanitaire n'a été mis en
place par le Parlement que le 1
er
juillet 1998, alors que le CDC [*]
américain a été fondé en 1951.
Ces 47 années de différence ne peuvent être
écartées (...).
Patrick Pelloux n'a jamais appelé la direction générale de
la santé mais a appelé la DHOS le 7 août. Je pense que
cet appel a été rattaché au problème des urgences
qu'il signalait tous les jours, par téléphone ou dans la presse,
et ce depuis le 28 juillet. Je ne le lui reproche pas, car ceci était un
vrai problème. Au 28 juillet, lorsqu'il déclare que la situation
est plus catastrophique que l'an passé, aucun cas de mort liée
à la canicule n'avait encore eu lieu. Aussi, quand il appelle le 7 ou
même le 10 août, la DHOS est persuadée qu'il parle des
urgences, et non qu'il alerte sur une épidémie majeure. Les
estimations à ce jour sont d'une cinquantaine de décès au
plus, je le rappelle.
Par ailleurs, je pense qu'il a commis un certain nombre de déclarations
qui sont des contrevérités, mais ce n'est pas très
important... »
[*]Centers for Disease Control and prevention
Tout est dit...