C. LES DÉFAILLANCES D'UN SYSTÈME


1. La veille et l'alerte sanitaires prises en défaut

Le constat principal qui s'est imposé à la mission est tout d'abord celui de la faillite du système de veille et d'alerte sanitaires. Cette faillite tient à la fois au domaine d'intervention de l'Institut de veille sanitaire et à l'absence de remontée d'informations, les deux phénomènes n'étant d'ailleurs pas dépourvus de tout lien.

a) L'Institut de veille sanitaire ne surveillait pas le risque sanitaire lié aux phénomènes climatiques

Comme il a été précédemment indiqué, les missions de l'Institut de veille sanitaire sont particulièrement larges puisqu'il est censé surveiller tous les événements et toutes les menaces possibles concernant la santé. Ainsi que l'a indiqué son directeur général, M. Gilles Brücker, « cela ouvre un champ d'une ampleur et d'une diversité telles qu'il a été nécessaire de faire des choix. Aucune instance ne peut en effet commencer à tout surveiller : les risques peuvent avoir des conséquences d'une importance différente ; ils peuvent être rares, exceptionnels ou fréquents... Des choix ont donc été nécessaires. Ce point est important car il permet de mieux comprendre l'attitude de l'Institut face à la canicule ».

Une réflexion a ainsi été engagée lors de la mise en place de l'Institut pour définir ses axes prioritaires d'action. Dans le domaine particulier de l'environnement, des dizaines d'experts de santé publique, de l'environnement, des responsables d'administration de la santé et des milieux associatifs ont été réunis. Au total, sur les 80-90 acteurs consultés, M. Gilles Brücker a indiqué qu'un seul avait évoqué les phénomènes climatiques comme devant faire l'objet d'une veille sanitaire. Au moment de sélectionner les axes d'action prioritaires, les phénomènes climatiques n'ont dès lors pas été retenus.

« Voilà comment s'est construite, a indiqué M. Gilles Brücker, à travers un contrat d'objectifs et de moyens, l'organisation de la mission de l'InVS. Celui-ci a mis en place de très nombreux programmes de surveillance dans des différents domaines, 60 réseaux de surveillance par pathologie fonctionnent actuellement à l'Institut. Les phénomènes météorologiques ne faisaient cependant pas partie de notre champ d'action. Ils relevaient de Météo France et ne semblaient pas entrer dans le champ des préoccupations de l'Institut ».

Si la mission reconnaît naturellement la difficulté d'exercer une surveillance universelle, elle ne peut cependant que souscrire au constat dressé par le rapport du Docteur Françoise Lalande, inspecteur général des affaires sociales, qui relève que l'Institut de veille sanitaire n'a pas rempli toutes les missions qui lui étaient assignées par la loi ; il lui incombait en effet d'alerter les pouvoirs publics en cas de menace pour la santé publique et de mettre en oeuvre tout un système pour faire remonter les informations, proposer des programmes d'action et aider le gouvernement à évaluer l'impact de ces mesures.

Comme elle l'a indiqué lors de son audition, « historiquement, l'Institut de veille sanitaire est un héritier du réseau national de santé publique qui s'est constitué sur les maladies infectieuses et les problèmes de santé-environnement et il s'est bien développé dans ces domaines. On a vu que, dans l'affaire du SRAS, il a été très efficace, de même que dans les affaires de méningite ou de légionellose, mais que, dans les domaines de santé au travail, de santé-environnement ou de climatologie, il est très en dessous de ses missions et que sa montée en charge n'a pas pu se faire de la même manière. L'examen des actions qu'il a menées montre qu'il a agi toujours en réponse à la demande et non pas comme l'organisme prospectif de détection que la loi attendait de lui ».

Au-delà en effet de sa cécité initiale, qui a été commune à presque tous les acteurs concernés, la mission -elle y reviendra plus loin- regrette surtout la faible réactivité dont a fait preuve l'Institut au cours de cette crise. Il a non seulement agi en réponse aux demandes de la DGS, mais cette réponse n'a guère été rapide. Sans doute peut-on considérer que cette diligence relative reflète le fait que l'InVS a été pris au dépourvu face à cette crise. Sans doute peut-on également considérer qu'un système de garde effectif et permanent le week-end aurait permis une action plus rapide que celle qui a été constatée.

b) L'absence de remontées d'informations

Les défaillances de la veille sanitaire ne sont pourtant pas seulement imputables à l'InVS.

M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, s'est ainsi interrogé devant la mission sur les acteurs qui auraient pu donner l'alerte : « Qui aurait pu donner l'alerte ? Les hôpitaux, les ARH, les DRASS et les DASS, les institutions de retraite, les médecins libéraux, les élus ? Aucun hôpital, à l'exception notable du centre hospitalier intercommunal de Créteil, n'a déclenché de « plan blanc » sur la France entière - déclenchement dont l'initiative, je le rappelle, revient au directeur. Quant aux ARH, aucune n'a signalé de situation particulièrement difficile. En Bourgogne et dans le Centre, on lit tout au plus sur deux jours seulement les mentions suivantes : « situation tendue » pour l'une et « situation très tendue mais maîtrisée » pour l'autre. Des documents existent à ce sujet. Il en est de même pour les DDASS et les DRASS. Aucune n'a fait remonter la notion d'un problème majeur. Quant à l'ARH des Pays de la Loire, elle indique même que, curieusement, ce sont les services de l'Etat qui sont allés au-devant des institutions, des hôpitaux, pour solliciter des renseignements, une fois la crise révélée ».

Plusieurs facteurs doivent être pris en compte pour comprendre les défauts de notre système de veille et d'alerte.

(1) Des signaux épars et non synthétisés

Il apparaît en premier lieu que les acteurs ne se rendaient pas forcément compte de l'ampleur de la crise. Il en va ainsi notamment dans les maisons de retraite, qui n'ont pas songé à alerter quiconque si trois décès survenaient pendant une période donnée, alors qu'il en survenait deux les années précédentes. Le phénomène pouvait de surcroît apparaître relativement normal lorsque les personnes étaient très âgées ou malades. Le caractère diffus du drame a ainsi en partie empêché la remontée des informations. Comme l'a indiqué M. Jean-Jacques Trégoat, directeur général de l'action sociale, « peu d'acteurs avaient conscience de l'ampleur de la situation et du nombre de décès. Rappelons qu'il y a 10 000 structures qui accueillent les personnes âgées -maisons de retraite ou foyers logements, 700 services hospitaliers, 1 700 services de SIAD et un nombre très élevé d'aides ménagères qui dépendent des départements. Cet extrême éclatement des structures ne permettait donc pas à chacun d'avoir conscience en temps réel du phénomène de surmortalité. La réactivité en cette période n'a donc pas été plus forte ».

Par ailleurs, il faut rappeler que nombre de personnes décédées chez elles étaient isolées et n'étaient pas forcément recensées, ce qui créait des difficultés supplémentaires pour avoir une vue globale du phénomène.

M. Jean-François Mattei a insisté devant la mission d'information sur le fait que la synthèse entre les différents signaux n'avait pas été effectuée : « Notre système centralisé et cloisonné est resté inopérant. Les quelques appels de la DDASS du Morbihan ou de telle ou telle institution (il y en a eu quelques-uns) ont toujours été considérés comme des cas isolés pour lesquels on trouvait une explication factuelle. Ils n'ont jamais été associés les uns aux autres pour constituer un ensemble de signes pouvant alarmer. Il n'est pas apparu anormal qu'en plein mois d'août, avec des températures élevées, il y ait quelques cas signalés d'hyperthermie maligne ou de déshydratation ».

Ce défaut de synthèse a joué un rôle essentiel dans la crise : l'InVS, en tant que tête de réseau, aurait dû percevoir et analyser ces signaux. Mais cela n'a pas été possible parce qu'il ne surveillait pas ces problèmes, parce que tous les signaux ne lui remontaient pas d'emblée, faute d'une visibilité suffisante, et parce que le diagnostic ne mettait pas immédiatement en évidence le phénomène d'hyperthermie. L'impréparation des pouvoirs publics et de notre société, précédemment évoquée et analysée, a ainsi joué un rôle fondamental dans la mauvaise analyse faite de la situation.

La position du directeur général de l'InVS est à cet égard particulièrement révélatrice. Il a ainsi déclaré devant la mission d'information que, « dans la gestion des alertes au quotidien, par exemple celles qui concernent les cas de méningite, les DDASS nous appellent directement ; l'équipe en charge du problème gère la situation en lien direct avec les DDASS. Nous informons également la DGS. Dans la gestion de phénomènes bien cadrés comme la méningite, il n'existe pas de dysfonctionnements. Concernant le phénomène non identifié qu'était la canicule, il n'y a pas eu de remontée générale d'informations ; celles-ci étaient éparses et parcellaires, ce qui ne nous a pas permis de mesurer l'ampleur de l'événement ».

De surcroît, un problème « culturel » doit également être pris en compte : certaines personnes agissaient sur le terrain mais n'avaient pas le réflexe de prévenir les autorités des difficultés qu'elles pouvaient rencontrer . Cet élément est clairement ressorti des échanges que la mission a pu avoir, lors de son déplacement à Lille, avec des acteurs de terrain. Ceux-ci étaient occupés à faire face aux difficultés qu'ils rencontraient, et non à prévenir quiconque. Si ce dévouement est tout à fait louable, il peut pourtant avoir des effets pervers en masquant l'ampleur de la crise et en empêchant une réaction en temps utile. M. Édouard Couty, directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins, a ainsi relevé que « la pratique hospitalière veut que les professionnels s'efforcent d'abord de répondre à la demande. Dans un premier temps, ils restent silencieux. Lorsqu'ils alertent, cela signifie qu'ils sont véritablement en grande difficulté et il est souvent trop tard ».

Enfin, les informations transmises, notamment par les services, ne sont pas toutes remontées vers l'InVS, comme l'a souligné son directeur général : « il nous est également apparu nécessaire de construire un système de veille sanitaire à partir de l'activité des urgentistes. La canicule de cet été a été révélatrice à cet égard : la presse recevait beaucoup d'informations émanant des urgences, mais pas l'InVS ». A cet égard, l'Institut a souffert d'un déficit de visibilité, voire d'autorité, comme l'ont montré les difficultés qu'il a rencontrées ultérieurement pour obtenir les données de surmortalité constatée par les pompiers de Paris.

(2) La lenteur du traitement des certificats de décès

La lenteur de la procédure de traitement des certificats de décès n'a pas permis de se rendre compte rapidement de l'ampleur de la crise.

LE LENT CHEMINEMENT DES CERTIFICATS DE DÉCÈS

Les certificats de décès établis par les médecins constatant le décès comportent deux parties : la partie supérieure contient des informations administratives ; la partie inférieure, anonyme et confidentielle, des informations médicales. Le certificat est ensuite transmis à la mairie, qui rédige deux documents, l'avis 7 bis et le bulletin 7 :

- l'avis 7 bis comporte le nom de la personne décédée et les informations d'état civil qui permettront à l'INSEE de mettre à jour le Répertoire National d'Identification des Personnes Physiques (RNIPP),

- le bulletin 7 comprend les mêmes informations individuelles sur la personne décédée mais sans le nom.

La mairie envoie l'avis 7 bis à l'INSEE et le bulletin 7, accompagné de la partie inférieure du certificat, toujours close, à la DDASS du département. Le médecin de la DDASS ouvre le certificat et prend connaissance des causes du décès. Le certificat est ensuite transmis à l'INSERM, toujours accompagné du bulletin 7. En parallèle à cette procédure, en cas de mort suspecte, le corps est envoyé dans un Institut médicolégal qui rédige le certificat médical de décès définitif.

Ce circuit relativement complexe a pour objectif de garantir la confidentialité des causes de décès : l'INSEE code les données d'état civil sans connaître les causes médicales de décès et l'INSERM code les causes médicales de décès sans connaître l'identité de la personne décédée.

A la fin du travail de codage, les données socio-démographiques codées par l'INSEE et les données médicales codées par l'INSERM sont fusionnées dans un seul fichier contenant à la fois des données d'état civil non nominatives et les causes médicales de décès. C'est ce fichier « définitif » qui est utilisé par la suite pour produire les statistiques de mortalité. L'INSERM et l'INSEE appliquent chacun leurs méthodes pour garantir la qualité et la complétude de leurs données propres, mais la fusion finale permet une vérification supplémentaire de la qualité des données (par exemple, vérification du sexe et de l'âge pour certaines causes de décès) et de leur complétude.

Source : Denis Hémon, Eric Jougla, Surmortalité liée à la canicule d'août 2003 - Rapport d'étape, Estimation de la surmortalité et principales caractéristiques épidémiologiques

Comme l'a souligné M. Denis Hémon devant la mission, « ce circuit, quel que soit le sérieux et le zèle des personnes qui en sont les maillons, demande du temps. En effet, plus de 40 000 décès sont traditionnellement enregistrés en août. 40 000 bulletins voyagent de 36 000 communes pour arriver de façon centralisée à l'INSERM ou à l'INSEE ». Au total, l'ensemble du processus de traitement, qui comprend le codage des causes médicales de décès d'environ 550 000 décès chaque année, se déroule sur plusieurs mois.

Cet outil, qui aurait été précieux, en particulier lors de phénomènes diffus comme celui des décès entraînés par la canicule, n'a donc pas permis de mesurer l'ampleur du drame.

(3) Un phénomène masqué par l'engorgement des urgences

En liaison avec les facteurs déjà évoqués, la réalité de la crise a, au départ, été masquée par l'engorgement des urgences et le problème des fermetures estivales de lits.

Comme l'a déclaré le Professeur Abenhaïm, ancien directeur général de la santé, devant la mission d'information, « " un train en cachait un autre ", pour ainsi dire. Le véritable problème des fermetures estivales de lits en urgence a masqué la réalité de l'épidémie. Les 7, 8 et 9 août, tous les acteurs voyaient le problème des urgences à Paris sous l'angle de l'organisation. La chaleur entraînait une augmentation des malaises, prévisible étant données les températures, et les hôpitaux peinaient à y faire face. Nous n'avons réalisé l'importance de l'épidémie que le mercredi 13 août, lorsque les Pompes funèbres générales nous ont fait parvenir leurs données. Avant cette date, l'Institut de veille sanitaire que nous avions saisi dès le 8 août n'avait pas envoyé de signal d'alerte relatif à la canicule. Le seul problème visible était celui de l'engorgement des urgences ». M. William Dab, son successeur, va même plus loin : « En ce qui concerne la coupure entre la ville et l'hôpital, le Docteur Pelloux a raison de nous dire que nous sommes trop loin d'eux, mais il ne faut pas oublier que la manière dont les urgentistes ont lancé l'alerte nous a mis sur une fausse piste. Le Docteur Pelloux disait « nous manquons de moyens aux urgences », mais il ne pose pas le problème en amont. Il aurait dû poser la question suivante : que se passe-t-il en ville pour qu'un tel afflux de malades arrive à l'hôpital ? »

(4) L'ignorance du danger de la chaleur

La mission soulignera enfin le rôle de l'absence de culture du danger représenté par la chaleur. Lancer un signal ne vaut que s'il est reçu et correctement interprété, or cela n'a pas été le cas au cours de cette crise , comme l'a souligné M. William Dab, directeur général de la santé, lors de son audition : « Une chose est de recevoir un signal, son interprétation en est une autre. Lors de la canicule, nous n'avions pas la représentation du cataclysme sanitaire que pouvait constituer la vague de chaleur. Vous avez dit qu'il avait fait chaud avant. Bien sûr, mais nous n'avions pas la représentation des conséquences de cette vague de chaleur. Tout le monde se souvient de la vague de chaleur de 1976. Il y avait également eu un excès de décès, mais personne ne s'y était intéressé à l'époque. Il a fallu exhumer les dossiers d'archives pour se rendre compte de l'excès de décès. Dorénavant, si une DDASS nous signale 3 décès par coup de chaleur, nous saurons comprendre ce signal. Le 8 août, nous ne connaissions pas le contexte d'interprétation qui permettait de donner toute la valeur d'alerte à une telle information ».

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