3. Une prise en charge inadaptée

a) Une faible prise en compte des nouveaux modes de consommation

La principale faiblesse du dispositif de prise en charge à la française réside dans son inadaptation à la nouvelle population toxicomane et aux changements de modes de consommation et de produits utilisés, en particulier dans le dispositif spécialisé.

En effet, les prises en charge dans les structures de soins pour usage de drogues illicites sont, en grande majorité, liées à l'abus ou à la dépendance aux opiacés (dont 85 % pour l'héroïne), alors même que la consommation d'héroïne diminue au sein de la population toxicomane globale. Toutefois, si les opiacés restent très majoritairement à l'origine de la prise en charge, beaucoup d'usagers en contact avec le système de soins le sont au titre des traitements de substitution.

PRODUITS À L'ORIGINE DE LA PRISE EN CHARGE DANS LES CSST

(en % du nombre de patients pris en charge)

 

1998

1999

2000

Héroïne

55,3

49,4

48,8

Buprénorphine et méthadone
(hors prescription)

9,1

12,0

10,2

Codéïne

4,0

3,5

3,1

Total opiacés

68,5

64,8

62,0

Cocaïne et crack

5,6

6,1

6,1

dont crack

1,4

1,1

1,5

LSD

0,7

0,6

0,7

Cannabis

17,5

21,5

24,0

Amphétamines

1,9

1,5

2,1

dont ecstasy

0,6

0,6

1,0

Solvants

0,2

0,2

0,4

Médicaments psychotropes
(hors opiacés)

5,7

5,3

4,7

Total

100,0

100,0

100,0

Les autres consommations interviennent rarement dans les prises en charge, à l'instar notamment de la cocaïne , même si les demandes de traitements ont nettement augmenté entre 1997 et 1999 (+ 80 % en produit primaire, + 33 % en produit secondaire). La cocaïne est souvent prise en charge comme produit secondaire dans les cas de polyconsommation avec les opiacés et cette prise en charge ne concerne donc pas seulement les nouveaux consommateurs « festifs » de cocaïne.

Il en est de même pour l'ecstasy , qui n'est que d'une manière incidente à l'origine des prises en charge de toxicomanes. Ce phénomène est peut-être dû au fait que les usagers d'ecstasy s'adressent surtout aux médecins généralistes ou ont recours plus souvent aux services d'urgence des hôpitaux.

S'agissant du cannabis , dont la consommation a explosé ces dix dernières années, notamment chez les moins de 25 ans, on peut constater une substantielle augmentation des prises en charge par le dispositif spécialisé, même si elle reste bien en deçà des besoins, au regard de la forte augmentation de l'usage et de la consommation à risque du cannabis dans l'ensemble de la population. Or, la prise en charge des consommateurs abusifs et dépendants apparaît indispensable . C'est notamment le constat fait par le docteur Michel Hautefeuille, psychiatre au centre médical Marmottan, devant la commission : « Quel que soit le produit, nous sommes confrontés aux mêmes situations. A l'évidence, en dépit de tout le débat qui existe sur le cannabis, nous constatons d'un point de vue chimique que des gens sont véritablement en souffrance par rapport au cannabis, qu'ils ont un usage véritablement problématique du cannabis et qu'ils viennent nous consulter sur ce point. Ils vont donc être accueillis, suivis, orientés ou pris en charge à Marmottan de la même façon qu'un héroïnomane ou un cocaïnomane même si, parfois, les enjeux sont un peu différents. »

La commission constate cependant qu' il n'existe pas de dispositif de première ligne satisfaisant pour repérer et orienter les très jeunes et adolescents, consommateurs problématiques de produits, notamment de cannabis, ou pour conseiller leurs parents. Les « points accueil et écoute jeunes » (une centaine en 2001) ne répondent qu'imparfaitement à cette demande en raison de leur hétérogénéité et donc de leur faible visibilité pour le grand public. Cela est d'autant plus inquiétant que la psychiatrie est défaillante pour la prise en charge des adolescents, comme l'a montré récemment le rapport d'information du groupe d'études du Sénat sur les problématiques de l'enfance et de l'adolescence sur le thème de l'adolescence en crise 108( * ) .

La commission ne peut donc que souligner que la politique de prise en charge ne s'adapte pas suffisamment rapidement aux risques et aux besoins liés à de nouveaux modes de consommation, comme c'est le cas aujourd'hui pour le cannabis et les usages « festifs » d'ecstasy et de cocaïne .

Cette inadaptation a été soulignée par le professeur Philippe-Jean Parquet, président de OFDT, lors de son audition : « Il me semble qu'une politique de santé en général doit essayer d'être adéquate non pas à la population considérée comme homogène, mais à la population dans sa diversité. (...) Cela veut dire que les objectifs doivent correspondre à la diversité des populations et je pense donc que la sagesse d'une politique doit consister à n'éliminer aucune des populations susceptibles d'en bénéficier. Il est très difficile à faire comprendre que ces modalités de consommation et ces populations sont extrêmement diverses ».

La commission estime également que c'est en prenant en compte tous les types de toxicomanies, y compris les cas de consommation excessive de drogue « douce », que l'on évitera certains types d'escalade dans la consommation. Cette analyse a été partagée par le docteur Francis Curtet, psychiatre, lors de son audition : « Un toxicomane, quel que soit le produit qu'il prend et même s'il en est au stade d'une drogue telle que le cannabis, nécessite une prise en charge . On ne va pas attendre qu'il nous lance un SOS monumental avec l'héroïne pour se dire qu'il faut écouter son malaise. Dès lors qu'il fuit avec un produit, il se trompe ; il a un vrai problème auquel il apporte un mauvais remède et une mauvaise solution. Il faut donc évidemment l'aider ».

Outre sa trop lente adaptation aux nouveaux types de produits, d'usage et de consommateurs, la politique de prise en charge souffre également d'un manque de coordination avec la psychiatrie.

b) Des liens insuffisants avec les services psychiatriques

Dans la réalité, de nombreux toxicomanes en grande difficulté souffrent parallèlement de troubles psychiatriques . Cette « double morbidité » n'est pas toujours dépistée à temps et ne permet pas d'orienter le malade vers la structure sanitaire adéquate, ou comportant une dimension psychiatrique dès le début de sa prise en charge. Confrontés à des toxicomanes souffrant parfois de problèmes psychiatriques lourds, les CSST remplissent difficilement leurs missions sanitaires et sociales , ainsi que l'a souligné le professeur Lucien Abenhaïm, directeur général de la santé, devant la commission : « Ces centres sont aujourd'hui débordés par des questions d'ordre social ou psychologique. A chaque fois que j'ai discuté avec des personnes dans ce domaine, elles m'ont fait la remarque que les psychiatres aujourd'hui, je vous prie d'excuser l'expression, se débarrassent de leurs patients qui ont des problèmes psychiatriques, et qui sont toxicomanes, vers les centres de traitement de toxicomanes sous l'angle simplement du traitement de la toxicomanie, alors que parfois la toxicomanie n'est que l'effet secondaire d'un problème psychiatrique. »

Ce problème a également été longuement évoqué lors de l'audition du docteur Michel Hautefeuille, psychiatre au centre médical Marmottan : « Je pense qu'une des raisons pour lesquelles des structures comme Marmottan sont de plus en plus confrontées à des patients qui ont ce qu'on appelle une comorbidité, c'est-à-dire qui sont à la fois toxicomanes et qui ont une pathologie psychiatrique, c'est que les toxicomanes « faciles », si je puis dire, sont pris en charge de façon efficace en médecine libérale. Il y a donc une espèce d'effet de tri ou de tamisage qui fait que ce sont les cas les plus durs et les plus compliqués qui arrivent dans les institutions spécialisées. Il est également évident que le fait d'être de plus en plus confronté à ce phénomène pose aussi le problème du diagnostic et de l'orientation. Il faut être capable, quant on reçoit quelqu'un dans les premières consultations, de voir quel va être le problème le plus important, celui qui est en avant. Bien souvent, une personne véritablement psychotique qui relève d'une prise en charge psychiatrique peut être amenée à utiliser un produit comme l'héroïne parce que cela peut lui permettre de calmer ses angoisses et de se rassembler. Pendant un certain temps, cela peut être un « traitement » de sa psychose. Quant on est confronté à un tel cas, si on ne le prend en charge que du point de vue de sa toxicomanie, cela relève presque de la faute professionnelle. Le vrai problème de ce patient, c'est en effet sa psychose ; sa toxicomanie est une utilisation annexe et, quand on traite sa psychose, on s'aperçoit qu'en même temps, la toxicomanie va disparaître. Dans ce cas, nous avons à effectuer un travail dit de diagnostic différentiel entre ce qui relèverait, d'une part, d'une pathologie majoritairement d'ordre toxicomaniaque et, d'autre part, d'une pathologie majoritairement d'ordre psychiatrique. Pour cela, il est nécessaire de développer des coopérations avec les services de psychiatrie, ce qui est parfois un peu compliqué parce que ces patients sont assez malins ou perdus pour jouer les psychotiques dans les centres pour toxicomanes et les toxicomanes quand on les envoie en consultation dans un service de psychiatrie. Ils jouent sur les deux tableaux, ce qui complique les prises en charge. Ce sont donc des prises en charge lourdes et compliquées parce qu'elles nécessitent une coordination véritablement de tous les jours entre les structures spécialisées et les services de psychiatrie. »

Même s'il n'apparaît pas souhaitable de « psychiatriser » l'ensemble du dispositif de prise en charge, le développement de structures comme celle du centre de jour de l'hôpital Saint-Antoine, que la commission a pu visiter, s'impose à l'évidence.

Les personnes accueillies y sont, en effet, prises en charge en fonction de leurs troubles psychiatriques, afin de tenter de les soigner avant d'aborder l'étape du sevrage des pratiques addictives. Il est également souhaitable que les médecins généralistes des réseaux et les professionnels travaillant dans les CSST soient formés à quelques notions de psychiatrie afin de pouvoir éventuellement orienter leurs patients de la manière la plus satisfaisante.

La politique de prise en charge mise en oeuvre par notre pays doit donc évoluer pour mieux prendre en compte les enjeux de demain dans le domaine de la drogue.

Page mise à jour le

Partager cette page