PREMIÈRE PARTIE -
LA PLACE DU VIN DANS LA SOCIÉTÉ
PREMIÈRE TABLE
RONDE :
ART DE VIVRE ET ÉVOLUTION DES MODES DE CONSOMMATION
1. M. Denis Verdier, président du conseil de direction de l'Office national interprofessionnel des vins (ONIVINS)
Je remercie d'emblée ceux qui ont eu l'initiative de nous rassembler ici, en ce haut lieu de la démocratie, afin de nous permettre d'exprimer un certain nombre de recommandations et d'idées, avec le souci d'améliorer la situation d'un secteur à la croisée des chemins.
La période est propice, des challenges importants sont à relever ! Ce colloque est de nature à éclairer des voies futures pour notre filière qui a un rôle stratégique pour l'avenir, notamment en termes commerciaux.
L'Office du vin a pris les choses très au sérieux, notamment en vous distribuant cette plaquette, qui se positionne en interrogation : Quelle place pour le vin dans la société française ? Elle comporte un certain nombre de chiffres qui sont les résultats de travaux de la division Études et marchés de l'Office. Cette plaquette sera bien entendu largement diffusée au-delà de cette enceinte, car les questions qui vont se poser sont, je crois, déterminantes.
De manière structurelle, on observe une profonde modification du mode de consommation des vins. Tout se passe comme si à des consommateurs quotidiens âgés se substituaient des consommateurs occasionnels jeunes. Ceci est un cadre de base à l'intérieur duquel nous devons mener toutes nos réflexions.
Globalement, cette substitution entraîne une forte baisse quantitative de la consommation, compensée en partie par une recherche de qualité plus élevée.
Nous sommes, par ailleurs, appelés à réfléchir sur un produit particulier. Il n'a pas un statut agroalimentaire traditionnel. Il est un marqueur du repas festif et convivial, y compris chez les ménages qui ont décidé, de manière générale, de ne pas consommer de vin. Celui-ci devient donc une boisson de « loisir ».
Le débat sur la santé est vif et passionné. De notre point de vue, il y a intérêt à considérer le vin dans l'ensemble de ses composantes, depuis sa composition biochimique jusqu'à ses modes de consommation, afin d'essayer de mesurer ses effets sur la santé et définir les modes de communication les plus adaptés. Il serait dangereux de considérer qu'il n'existe aucun risque, mais il serait déraisonnable de considérer également qu'une consommation modérée peut présenter des risques graves.
En ce qui concerne l'évolution de la consommation, nous sommes condamnés à nous tourner vers l'exportation : c'est une donnée vitale pour le développement de notre filière et de nos entreprises. Sur le marché mondial, la concurrence est vive, des producteurs nouveaux apparaissent sur le marché européen. Le débat de fond sur le choix de nos appellations contrôlées intervient alors. Ces appellations, avec les vins de pays, ont fait notre succès, mais les nouveaux produits ne suivent pas le même type de démarche.
Voilà donc quelques points sur lesquels je propose que notre table ronde réfléchisse, sachant qu'il nous faut trouver l'équilibre entre les bienfaits et les dangers, comme cela a déjà été évoqué.
2. Mme Béatrice Elvinger, responsable d'étude au Centre de communication avancée (CCA International)
À la demande de l'ONIVINS, nous avons mené une recherche spécifique sur les grandes tendances sociétales et leurs conséquences sur l'univers du vin. Nous avons également défini une typologie des Français dans cet univers.
Cette étude a travaillé sur 10 000 individus de 15 ans et plus, représentatifs de la population française.
Les grands courants socioculturels
Un courant particulièrement lourd correspond à une quête de sens, fortement corrélée à des valeurs de gestion et d'hygiène de vie, de qualité et d'aspiration à des valeurs culturelles, à l'éthique, à l'authenticité et à l'écologie. Dans l'univers du vin, ces valeurs peuvent se traduire par l'aspiration à l'art de vivre et à l'esprit gourmet.
Un autre courant fort cherche la « rassurance », notamment en termes de santé, mais porte aussi vers plus de pérennité et de terroirs. Il s'agit ici d'une quête de traditions et de racines.
Ces courants socioculturels peuvent être traduits en tendances prospectives exploitables dans l'univers du vin.
Les tendances prospectives
Face à un monde qui évoque le chaos, à une société qui semble de plus en plus déstructurée et face au stress grandissant, on observe une tendance à l' « égologique ». Chacun tente de reconstruire autour de soi sa bulle privée de sérénité et d'équilibre, mais aussi de plaisir. Dans le domaine de la boisson, on notera une tendance porteuse vers plus d'hédonisme compensatoire. Celui-ci se marquera par un goût prononcé pour la convivialité et le plaisir de partager de bons moments entre amis, autour d'un bon repas accompagné de vin et d'alcools. Cet hédonisme sera aussi marqué par l'esprit gourmet. Il s'agit dans ce cas de s'offrir du plaisir en phase avec le sens et avec les sens, ceci tant au plan gustatif qu'au plan de la connaissance du vin. Il s'agit donc de valoriser le plaisir du gourmet, de l'initié ou du privilégié, qui a accès aux grands crus ou aux excellents « petits vins ».
Une deuxième tendance est importante : la tendance « j'existe ». Elle correspond à l'affirmation de soi face à un monde de plus en plus standardisé et à la mondialisation. Cette tendance a pour conséquence la valorisation du micro-social.
Dans l'univers du vin, la tendance prospective la plus porteuse dans ce contexte sera celle des régions et des labels AOC. Il s'agit d'affirmer l'intérêt, la personnalité et les qualités d'un terroir vis-à-vis de ce qui est trop standardisé, de mettre en valeur son identité régionale, ses racines et son ancrage traditionnel.
Une tendance prospective moins marquée que les deux premières correspond au développement de la personnalisation. Celle-ci pourra se jouer autour des choix pour constituer sa cave, de recettes de cocktails à base de vin, et plus encore des services qu'un distributeur ou un producteur va apporter dans ce domaine.
La tendance « évasion » est, elle aussi, motivée par un stress omniprésent ; elle incite à trouver des occasions « d'échappées belles »... Dans l'univers du vin, cela consiste à saisir des occasions de pauses autour d'un apéritif, dans un bar à vins ou lors d'un léger repas gourmet. Mais il s'agit aussi et surtout d'être porté vers plus de découverte. Certains seront tentés de voyager dans leur verre comme l'on peut voyager dans son assiette, en appréciant les cuisines étrangères.
Dans ce contexte, la France doit effectivement craindre l'intrusion des vins étrangers. Pour contrer ce phénomène, nos producteurs peuvent jouer la carte de la diversité française et régionale, sachant que le terroir français traditionnel est particulièrement porteur.
La dernière tendance lourde est celle visant à la pacification. Face aux grandes peurs alimentaires et sociales, et face aux problèmes liés à l'environnement, cette tendance porte vers plus de gestion de vie pour plus de sécurité et d'équilibre.
Dans l'univers du vin, il s'agira dès lors de jouer la carte de la nature et du naturel, d'assurer un moment de plaisir avec une boisson garantie naturelle à 100 %, voire « bio », et dont les composants et les dosages sont parfaitement sains. La gestion de vie passe par l'hygiène de vie. Le marché du vin, qui évolue vers une baisse de parts de marché pour les vins ordinaires, mais qui augmente pour les vins de qualité, illustre ce courant. Nous retrouvons là l'incidence de l'esprit gourmet, phénomène qui va se développer dans les années à venir. Il faut donc jouer la carte de la tempérance, mais d'une tempérance non-ascétique, qui s'orientera vers la qualité. La gestion de vie passe aussi par la gestion de l'environnement. Il s'agit d'être en phase avec l'écologie par le biais de l'exploitation et du conditionnement. Le conditionnement en verre, préféré des Français, participe déjà à un bon positionnement.
La typologie de l'univers du vin
Le traitement statistique des réponses à un questionnaire sur des principes de vie et des valeurs posé à notre échantillon de 10.000 individus de 15 ans et plus, nous a permis de recenser quatorze styles de vie.
Un « style de vie » est une sorte de portrait-robot un peu caricatural d'un groupe d'individus décrits dans tous les chapitres de leur vie - vie privée, professionnelle, sociale, imaginaire -, mais aussi dans tous les chapitres de leur consommation. Des regroupements apparaissent ainsi, autour de cinq grandes mentalités dans l'univers du vin.
• Les « novices » représentent 9,8 % : ils sont proches des valeurs d'exploration et de sensation.
• Les « cocooneurs » représentent 21 % : ils sont proches des valeurs de tradition et de sensation.
• Les « découvreurs » représentent 25 % : ils sont proches des valeurs d'exploration et d'esprit gourmet.
• Les « esthètes » représentent 27,4 % : ils sont proches des valeurs d'esprit gourmet et de tradition.
• Les « réguliers » représentent 16,8 % : ils sont proches des valeurs de tradition.
Les novices sont de très jeunes urbains et rurbains, issus de classes moyennes et modestes. Ils consomment très peu de vin, ils boivent plutôt des alcools forts lorsqu'ils sortent ou qu'ils sont entre amis. Ils ne s'intéressent pas aux connaissances en matière de vin et n'en achètent pratiquement pas.
À l'opposé, les réguliers sont des couples de seniors ruraux, de petites villes et de classes moyennes et modestes. Ils boivent du vin à chaque repas, des anisés en apéritifs et des liqueurs traditionnelles en fin de repas lorsqu'ils sont entre amis. Leur culture du vin est populaire et traditionnelle, c'est une boisson d'habitude. Ils achètent régulièrement du vin de table standard dans des commerces de proximité et parfois chez le producteur. Ils sont attentifs au prix, leurs revenus étant moyens dans l'ensemble.
Les cocooneurs sont des couples d'âge moyen, rurbains de classe modeste et moyenne. Ils consomment le vin irrégulièrement, lors de repas entre amis. Ils boivent des anisés en apéritif et ils ont perdu toute culture par rapport au vin en passant de la culture rurale à la culture urbaine. Ils achètent du vin de façon occasionnelle, n'ont pas de vin en cave, mais seulement quelques bouteilles en réserve, qu'ils achètent en grande distribution en cherchant systématiquement le prix le plus bas.
Les découvreurs sont des couples d'âge moyen, de jeunes célibataires ou de jeunes couples, urbains, de classe moyenne et aisée. Ils reçoivent régulièrement des amis et boivent du vin en ces occasions, durant le repas et aussi en apéritif pour éviter les mélanges. Ils apprécient aussi le champagne en apéritif, aiment le vin et les bons vins, dont ils ont une connaissance intuitive. Les bons vins font pour eux partie d'un art de vivre auquel ils veulent adhérer. Ils sont amateurs de découverte, possèdent une cave « moyenne », et ils achètent à prix élevés. Le prix est en effet pour eux un moyen de s'assurer de la qualité, leurs connaissances n'étant pas suffisantes pour pouvoir juger. Ils renouvellent leur stock de façon non-planifiée, achètent des quantités moyennes, le plus souvent chez un caviste, en grande distribution ou sur Internet.
Les esthètes, enfin, sont des couples d'âge moyen et des jeunes seniors, urbains, de classe moyenne et aisée. Ils boivent souvent du vin au cours des repas, mais pas systématiquement. Pour l'apéritif ils choisissent champagnes, anisés, whiskies ou vins cuits. Ils ont une solide culture du vin et sont curieux de se perfectionner. Le vin fait pour eux partie d'un art de vivre et d'un esprit gourmet valorisant. Ils achètent peu souvent mais en quantité, et ils pratiquent un renouvellement de vins de gardes. Ils possèdent des caves importantes, qu'ils complètent, en achetant principalement chez le producteur et le caviste. Ils cherchent un bon rapport qualité/prix.
Les tendances porteuses
Les tendances porteuses se retrouvent en fonction de cette typologie.
Ces tendances sont la culture, le sens, l'authenticité et l'esprit gourmet.
Les réguliers sont en phase avec ce qui est traditionnel : régions franco-françaises, AOC... Mais leurs habitudes sont bien ancrées, il sera difficile de les faire changer.
Les découvreurs sont en phase avec l'esprit gourmet et de découverte des terroirs régionaux français et étrangers. Ils sont tentés par les étiquettes « 100 % naturel » et « bio ». Un problème risque donc de se poser concernant les vins étrangers.
Les esthètes feront sans doute de plus en plus d'achats gourmets, de connaisseurs, en valorisant le vin comme faisant partie d'un art de vivre. Ils se tourneront vers les grands vins et vers les terroirs français.
Ceci n'est qu'un aperçu d'une étude très complète. Je reste à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.
3. M. Jacques Blanc, sénateur de la Lozère, président de l'Institut Européen Vin et Santé des régions Viticoles (IEVSRV)
Je voudrais rendre hommage au président Edgar Faure, qui avait eu le premier l'idée de créer une association des régions européennes viticoles, et qui a ensuite participé à la mise en place de l'IEVSRV. Cet institut associe à la fois les responsables des régions viticoles d'Europe, qui entendent peser, et les plus éminents scientifiques et professeurs de médecine de tous horizons géographiques.
La démarche se veut fondée sur une indépendance totale des chercheurs. Le rôle n'est pas de nous permettre d'assurer la promotion du vin mais de nous donner les bases d'un dialogue.
Personne ici ne me contredira si je dis que nous vivons des évolutions importantes des comportements alimentaires. L'ancien neuropsychiatre que je suis pourrait discourir longuement pour expliquer les causes de ces évolutions, ces changements de rythmes alimentaires et ces pertes d'habitudes.
J'assistais dernièrement à la présentation d'une thèse sur la chirurgie de l'obésité. Un éminent endocrinologue indiquait que l'obésité révélait un échec total de la médecine. Il s'agit d'une maladie chronique, avec des conséquences importantes en morbidité, en accidents vasculaires, etc. On a souvent oublié de dire cela car on était trop centré sur les rapports entre vin et santé.
Le vin peut être responsable de perturbation s'il est excessivement consommé, mais il ne s'agit pas de le mettre en avant pour expliquer les comportements des jeunes à la sortie des boîtes de nuit, puisque nous savons que ce n'est pas du vin que ces jeunes consomment, mais d'autres alcools, souvent en association avec des drogues.
Le thème « Vin, Santé et Alimentation » choisi pour cette journée au Sénat montre bien l'évolution qui s'est opérée dans les approches et les analyses. On s'aperçoit qu'il ne faut pas dissocier certains éléments.
On étudie aujourd'hui les aliments fonctionnels, qui peuvent être considérés comme un « traitement ». Il est réconfortant de constater que l'on entame une approche globalisée, sortant ainsi du rapport strict vin/alcoolisme. Cela nous amène à prendre des distances vis-à-vis de certaines déclarations ou dispositions législatives. La loi Évin avait pour ambition de lutter contre l'alcoolisme : son échec prouve qu'elle ne proposait pas une approche pertinente. Il faut associer l'ensemble du monde de la viticulture à la lutte contre l'alcoolisme.
La diète méditerranéenne est reconnue comme bonne pour la santé. Le travail de notre institut est d'ailleurs complété par celui d'un institut de recherche euro-méditerranéenne sur les aliments fonctionnels. Cela montre que l'on peut aujourd'hui traiter ce sujet sans être soupçonné de n'y voir que l'intérêt économique de nos régions. Nous sommes ouverts sur la réalité des comportements nouveaux dans notre société. Combien de familles françaises aujourd'hui suivent un rythme de repas classique, matin, midi et soir ? Combien sont enfermées dans une sédentarité dommageable ?
On pourra ne plus être montré du doigt si l'on dit que le vin est bon pour la santé !
Les viticulteurs jouent un rôle indispensable pour nos paysages et pour notre environnement. Ils sont un facteur de vie.
La rééducation du goût est une dimension qui participe aux comportements du goût. Le bonheur peut modifier les métabolismes. Retrouver des rythmes et des modalités alimentaires grâce à des composants plus adaptés et naturels est essentiel. De plus, on ne le dit pas assez mais cela permet de renforcer la cellule familiale. Une bonne organisation alimentaire a des conséquences directes sur la société, sur la cellule familiale, sur l'amitié.
Cela procède d'un environnement qui a sans doute beaucoup plus d'influence qu'on ne le croit sur les mécanismes organiques : certains cancers en sont la preuve.
Nous sommes donc ici au coeur d'un sujet de société que nous n'abordons pas à travers une vision étroite qui ne considérerait que les intérêts des viticulteurs. Nous abordons, au contraire, ce sujet avec une ambition : que notre société, qui en a bien besoin, retrouve le goût, notamment le goût de vivre, la convivialité, l'équilibre dans la composition des repas et de l'alimentation, ainsi que la pratique de l'exercice physique.
Un peu de vin du Languedoc-Roussillon, beaucoup d'air de Lozère, d'exercice physique et un régime équilibré permettraient à bien des jeunes obèses de perdre 30 ou 40 % de leur poids !
Nous sommes bien au coeur d'un problème de société qu'il faut traiter sans complexe, ce dont je vous remercie.
4. M. Claude Fischler, directeur de recherche au CNRS, professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
On a longtemps parlé des raisons de ne pas boire de vin. Je voudrais m'attarder sur les raisons d'en boire.
Pour quelques-uns de nos voisins d'outre-atlantique, certaines de ces raisons sont prédominantes. On se souvient de l'émission Sixty minutes , sur CBS, il y a une dizaine d'années, dans laquelle le nutritionniste et épidémiologiste, Serge Renaud, exposait que certaines caractéristiques de la mortalité coronarienne, en particulier, nécessitaient quelques explications. Il envisageait que la consommation conviviale, en France, de certains produits régionaux était à l'origine du fait que les Français se portaient mieux, au moins sur le plan coronarien.
Je nuancerais ces conclusions. J'ai consulté l'annuaire des causes de mortalité de l'INSERM sur le fameux « paradoxe français » : on constate que les décès à la suite d'une attaque cérébro-vasculaire sont plus nombreux dans la région toulousaine... Sur le plan scientifique, il convient de garder une distance avec les modes médicales reprises largement par la presse et à des fins commerciales !
La télévision américaine a donc établi une croissance spectaculaire de la consommation du vin rouge au détriment du vin blanc, puisque ce sont les antioxydants qui étaient mis en avant, et cela a entraîné une prolifération de recherches. Les Américains se sont mis à boire du vin... pour des raisons de santé !
Mais il existe bien d'autres motivations de boire du vin.
Une enquête est actuellement en cours dans six pays - Allemagne, États-Unis, France, Italie, Royaume-Uni et Suisse. Il a été demandé aux échantillons d'attribuer au vin une note de « valeur-santé ». Le score est particulièrement bas pour les États-Unis et très élevé, en revanche, chez les Anglais. On se rend compte que ce sont les individus « tout-venants » - si l'on peut dire -, qui sont le moins au fait des bienfaits du vin, alors que les médecins, toujours aux États-Unis, notent de manière relativement élevée la valeur-santé du vin.
Concernant ces rapports différentiels au vin selon les cultures, il nous faut distinguer les notions de plaisir et de confort. Un économiste américain a écrit il y a une dizaine d'années The Joyless Economy, « L'Économie sans joie ». Le confort, c'est d'avoir la climatisation ou le chauffage : ce sont les choses dont nous n'avons plus conscience, mais qui manquent cruellement en cas de panne. Le plaisir fait l'objet d'une attente, d'une préparation, d'une mise en scène, de descriptions, de commentaires, de verbalisations. Cela devient ce que les linguistes appellent un « objet conversationnel », prenant ainsi un rôle important sur les plans individuels et sociaux. Certains en ont déduit que dans certaines cultures l'idée de confort est peut-être plus importante que l'idée de plaisir, ou inversement. Pour le vin, comme pour d'autres produits, on peut observer les comportements sous cet angle. Les deux dimensions, de confort et de plaisir, se côtoient.
Le confort serait le vin de table. Les plaisanteries ou les citations de Pasteur sur les vertus du vin et, parallèlement, sur les dangers de l'eau, n'étaient pas sans fondement : jusqu'à une période encore relativement récente, c'est en effet l'eau qui était le véhicule des maladies et des infections.
Au XIX e siècle apparaît l'idée de vin-aliment : il est une source de calories, et est présent à tous les repas en tant qu'élément indispensable du rituel. Cette construction du vin-aliment va de pair avec ce que j'appelle le « vin-Zola » ou le « vin- Assommoir ». Ces deux aspects vont coexister longtemps, même si l'on voulait en oublier la part négative.
Oublier cette part négative est plus aisé aujourd'hui. On nous dit que la production mondiale de vin augmente, que la consommation globale baisse, ou en tout cas stagne, et que la consommation « traditionnelle » baisse fortement. Cette consommation traditionnelle, c'est celle des « litrons étoilés », du vin tiré à la citerne, etc., que l'on ne trouve plus que de façon résiduelle. Ce n'est, bien entendu, pas le vin de cave qui est victime de cette baisse de consommation.
Il n'y a donc pas beaucoup de sens à considérer globalement la consommation de vin comme s'il s'agissait d'un seul produit.
Les Français, buveurs de vin, sont devenus au quotidien des buveurs d'eau et des mangeurs de yaourts. Il faut donc relativiser les images qui sont véhiculées, comme celle des bons buveurs autour d'une assiette de charcuterie du terroir ! Il faut aussi relativiser ce que nous disent les gens sur la crise des habitudes alimentaires et le déclin de la qualité sanitaire de l'alimentation. Les choses sont plus compliquées. L'obésité progresse, certes, mais la consommation de produits « sains » est en croissance continue.
La consommation de vin-aliment, de confort, a donc cédé la place à autre chose, qui n'a plus rien à voir avec cela. Il faut examiner de manière autonome cette nouvelle consommation circonstanciée, occasionnelle, de vin AOC ou de Pays, ou de ce vin sur lequel on veut accumuler du savoir, de la connaissance et de la compétence. Ceci a son importance, puisque nous sommes passés à une consommation très consciente et chargée de symbolique sociale, une consommation située sur le versant du plaisir. Pour certaines classes, le vin devient pratiquement un objet culturel, voire une oeuvre.
C'est sur ces segments que se font la croissance et la valeur, sur des marchés nouveaux.
Ainsi, entre 1995 et 1998, le marché japonais a-t-il augmenté de 300 %, principalement sur le segment des « super-premiums », c'est-à-dire les vins qui coûtent plus de 20 dollars la bouteille, et dans le monde féminin.
Débat avec la salle
Didier Fages, président de Sofralab :
M. Blanc a insisté sur le comportement alimentaire et sur le rôle que l'éducation pouvait jouer en ce sens sur les jeunes. Au niveau national, comment l'éducation peut-elle intervenir sur la pratique du repas ? Nous n'avons plus de cours de cuisine ou de couture. Par conséquent, si les parents ne font pas ce qu'il faut, les jeunes se trouvent déstructurés et livrés à eux-mêmes, sans avoir été sensibilisés au vin, par exemple.
Jacques Blanc :
Le sujet est vaste !
La décentralisation pourrait notamment permettre de créer des liens nouveaux avec le corps enseignant, qui ne demande qu'à aborder la dimension régionale des connaissances, par exemple à travers les produits régionaux.
Il me semble que cette éducation doit être issue de comportements différents plutôt que d'un quelconque diktat émanant du ministre de l'Éducation nationale.
Claude Fischler :
Il y a quelques années, Jacques Puisais avait lancé l'initiative des « classes du goût ». Il s'agissait d'initier des enfants de dix ou douze ans à la dégustation de tous les produits.
Pour avoir participé à cette opération, j'ai le souvenir de gamins qui goûtaient délicatement des fromages ou du pain, en formulant des commentaires sophistiqués, utilisant un vocabulaire très choisi auquel on les avait initiés. Les professeurs de français étaient enchantés !
Ce type d'exercice permet de former des consommateurs éclairés et connaisseurs, ce qu'attendent également les acteurs de l'univers du vin.
Colette Faller, président-directeur général du domaine du Weinbach :
Nous déplorons, bien entendu, la baisse de consommation de vin en France, mais je pense que le gouvernement en est le premier responsable. La loi Évin a fait beaucoup de dégâts en pénalisant le vin, alors qu'il est aussi source de santé et d'économie. La baisse du taux d'alcoolémie autorisé a conduit à ce que les clients, au restaurant, n'osent plus boire de vin.
Jacques Blanc :
En ce qui me concerne, j'avais voté contre, et proposé une nouvelle loi de lutte contre l'alcoolisme. Il ne s'agit pas de refuser toute action contre l'alcoolisme. Je souhaiterais en ce sens que les représentants de la filière agricole dans son ensemble soient les acteurs essentiels des campagnes contre l'alcoolisme.
L'équipe de rugby de Narbonne se rend à Londres pour une finale de championnat européen. En raison de l'inscription sur les maillots « Les Grands Vins du Languedoc-Roussillon », France 3 refuse de retransmettre l'épreuve, alors que la BBC accepte. Cette vision des choses me semble dépassée ! Nous devons faire des propositions concrètes de façon à substituer à la loi Évin, par exemple, un Conseil de prévention contre l'alcoolisme auquel participeraient les équipes de chercheurs mobilisées et l'ensemble des acteurs de la filière. Il s'agit de se débarrasser de la pesanteur de la pensée unique. Si l'on ose dire qu'il faut boire du vin, on est accusé de vouloir gagner des voix chez les viticulteurs ou de faire des affaires !
Nous sommes tout de même capables d'avoir et de transmettre une vision nouvelle de la société.
Patrick MacLeod, président de l'Institut du goût :
L'initiative de Jacques Puisais, dont parlait Claude Fischler, n'est pas une histoire terminée. Le travail se poursuit de manière associative, presque semi-souterraine, mais avec cependant un peu d'aide de la part des pouvoirs publics. Cela se concrétise actuellement par la sortie d'un cédérom intitulé « Les cinq sens et le goût », qui s'adresse aux instituteurs. Nous espérons ainsi relancer l'intérêt à la base afin d'orienter les enfants vers une découverte que le milieu familial ne leur offre généralement pas. Nous attendons cependant que les familles s'investissent, et que ce qui se fait avec les enfants remonte aussi jusqu'aux familles.
Jacques Puisais et moi-même travaillons actuellement sur une préoccupation récente qui se développe. Il s'agit de vulgariser les connaissances scientifiques récemment acquises dans le domaine du fonctionnement sensoriel de l'homme. Il faut savoir, par exemple, que le « goût » de quelque chose dépend autant du dégustateur que de ce qu'il déguste.
Enfin, je poserais une question à Claude Fischler : si l'on a abandonné la consommation de vin, a-t-on pour autant abandonné la consommation d'alcool ?
Claude Fischler :
La consommation d'alcool, en litres per capita , diminue. Le phénomène est mondial, et n'est pas lié forcément à la législation : celle-ci accompagne le mouvement plutôt qu'elle ne le détermine.
Patrice Versac, vice-président des Vignerons franciliens réunis :
En favorisant le renouvellement des vignes en Île-de-France - on en compte actuellement plus de cent trente et il ne se passe pas une semaine sans qu'une collectivité territoriale nous appelle pour l'aider à monter un projet de vigne -, nous constatons un retour aux racines dans cette région. Au XVIII e siècle, avec 42 000 hectares, l'Île-de-France était la première région productrice de vin en France.
De plus en plus, les jeunes enfants des écoles sont associés, on leur fait suivre le cycle de la vigne, on leur apprend ce qu'est le vin en tant qu'élément alimentaire et social.
M. Fischler pourrait-il nous éclairer sur la notion de « créateur de vin » ou de « retrouveur de vin » ?
M. Blanc pourrait-il, quant à lui, nous apporter un soutien afin que nous puissions accompagner ce renouveau du vin en Île-de-France ?
Claude Fischler :
Ce que vous dites est effectivement visible, et pas seulement pour ce qui concerne le vin. Il existe actuellement en France un rapport patrimonial et culturel à l'alimentation en général, qui se développe. La part que tiennent ces « vins nouveaux » dont vous nous parlez est essentielle, et pas seulement en France.
Nous préparons actuellement un travail sur l'idée d'origine, les « racines » du vin. Nous vérifions que le monde du vin se divise entre ceux qui accordent la primauté à l'origine et ceux qui veulent avoir la liberté de vendre de la marque ou du cépage. C'est, si l'on peut dire, le vin-produit contre le vin-création. On retrouve cette opposition au sein des organismes internationaux. Mais lorsque l'on va sur le terrain, on s'aperçoit qu'en Australie ou en Californie, dans le nouveau monde du vin qui nous inquiète tant, on retrouve, sans le savoir ou sans le dire, ces mêmes notions d'origine, de terroir, etc. Les Australiens parlent de « distinguished sites »...
Cette idée de racine et d'ancrage est pratiquement indissociable du vin, et elle est très positive.
Jacques Blanc :
Au niveau des régions viticoles d'Europe a été établie une Charte définissant le vin comme un produit de culture : c'est ce qui nous oppose à la conception du vin dans certains autres pays. Nous avons besoin de permettre la découverte de ces éléments de culture, comme nous avons besoin de faire redécouvrir aux jeunes qui ont perdu la culture rurale l'essentiel des valeurs de l'agriculture.
Cela se conjugue aussi avec le développement du tourisme viticole, qui me paraît être un élément fondamental pour permettre de savoir ce qu'est une vigne et comment le vin est produit. Cela participe de l'ouverture et de l'éducation dont nous parlions précédemment.
Jean-Paul David, président fondateur de l'association Vins Santé Plaisir de Vivre :
Fils de viticulteur, je suis devenu médecin grâce à la vigne et au vin, auxquels j'ai payé mon tribut en créant l'association Vins, Santé, Plaisir de Vivre.
Le problème de l'alcool est complexe, puisqu'il faut considérer un double aspect : le plaisir et le déplaisir.
Nous avons aussi mené des enquêtes. L'une des questions était très simple : « Connaissez-vous un problème d'alcool dans votre entourage ? » 40 % des Français répondent « oui ». Parmi ceux-là, 40 % disent en souffrir. Cela fait 10 millions de personnes qui ne sont pas des consommateurs potentiels pour les viticulteurs. Ces 10 millions de personnes sont ignorées des statistiques la plupart du temps. Cela me semble assez grave.
Nos amis québécois ont mené un véritable programme pédagogique : le vin est devenu le premier produit consommé au Québec.
Roland Courteau, sénateur de l'Aude :
En 1990, lorsque le projet de loi Évin est venu en discussion au Sénat, nous avions pris position avec quelques sénateurs contre certaines dispositions de cette loi. Un amendement sortait le vin de son champ d'application. Nous refusions l'amalgame entre le vin et les alcools durs. Nous avions mis en évidence le fait qu'une consommation modérée et régulière de vin était bénéfique à la santé. Des courbes de l'OMS attestaient d'ailleurs nos propos. On nous a alors ri au nez ! Nous avions sans doute tort d'avoir raison trop tôt... !
Aujourd'hui, les résultats scientifiques sont particulièrement nombreux et intéressants ; ils commencent à être bien perçus par l'opinion publique. Cela signifie qu'il faut communiquer sur ce point. Nous devons le faire d'autant plus que les campagnes de prévention de l'alcoolisme brouillent l'image du vin.