B) L'amplificateur d'énergie (EA) de Carlo Rubbia
Je ne
m'étendrai pas sur ce projet, auquel j'ai consacré un rapport,
mais je crois utile d'en rappeler quelques caractéristiques.
Le concept est basé sur l'alimentation par une source extérieure
de neutrons d'un milieu (réacteur) sous-critique, c'est-à-dire
qui n'entretient pas naturellement la réaction de fission en
chaîne. La source extérieure de neutrons est fournie par une
réaction de "spallation" sur une cible, dans laquelle des noyaux lourds
(de plomb, par exemple) se désintègrent sous l'impact de
particules (protons, par exemple) portées à très haute
énergie (~ 1 GeV) par un accélérateur.
Le terme d'Amplificateur d'Energie illustre le fait que l'énergie
produite par fission nucléaire dans ce système excède
l'énergie nécessaire pour alimenter l'accélérateur.
Pour que cette amplification soit notable, il faut que le milieu fissile soit
proche de la criticité. Ce milieu peut être constitué
d'isotopes fissiles d'uranium 235, uranium 233 ou plutonium
mélangés à des isotopes fertiles d'uranium 238 ou
thorium 232.
Dans le concept proposé par le Pr. Rubbia, le faisceau de protons
est fourni par un cyclotron à trois étages, choisi pour sa
fiabilité et sa simplicité.
Le combustible du réacteur est un oxyde mixte de thorium et d'uranium,
le réacteur étant un réacteur à neutrons rapides
(RNR) qui permet d'obtenir un spectre en énergie des neutrons
élevé, et en conséquence des taux de fission
élevés. La configuration du coeur est celle classique d'un RNR,
avec une région fissile entourée d'une région fertile en
oxyde de thorium et des aiguilles de combustible gainées d'acier et
placées dans des assemblages hexagonaux. Le contrôle du coeur est
assuré dans ce concept par le courant de l'accélérateur,
et ne fait donc pas appel à des barres de commande, ce qui est une
simplification importante par rapport aux REP.
Le taux de combustion prévu est de 100 Gwj/t et la durée
d'un cycle de fonctionnement est évaluée à cinq ans sans
rechargement intermédiaire, les estimations de l'équipe du
Pr. Rubbia faisant apparaître une compensation de l'empoisonnement
du coeur par la production d'U 233. Il est prévu qu'en fin de
cycle, les actinides produits seront rechargés de façon à
réduire la production de déchets.
Selon le Pr. Rubbia, le domaine d'application de l'EA est double : la
production d'énergie et l'élimination des déchets. Les
principaux avantages, qu'il met par ailleurs en avant, pourraient être
les suivants :
• la sous-criticité de la partie proprement nucléaire
élimine tout risque d'accident de criticité tel que celui de
Tchernobyl ;
• l'utilisation comme matière fertile du thorium 232 au lieu
de l'uranium 238 ne produit par capture pratiquement pas de plutonium ni,
a fortiori, de transplutoniens (américium, corium) ;
• un excès de neutrons rapides dans le coeur du réacteur
rend celui-ci particulièrement efficace pour détruire, par
transmutation, des déchets radioactifs à vie longue ;
c'est-à-dire que nous pourrions transformer les éléments
en d'autres qui ne sont pas radioactifs ;
• l'évacuation de la chaleur produite pourrait s'effectuer par
convection naturelle, et serait par conséquent moins tributaire de la
bonne marche d'organes actifs, comme les pompes.
En effet, j'ai désormais acquis la conviction que
la véritable
maîtrise des déchets radioactifs ne pourra provenir que de
ruptures scientifiques et technologiques profondes
. En ce sens, je rejoins
parfaitement les perspectives tracées par l'équipe Rubbia :
la filière doit former un tout, dont l'utilité n'est
réelle que si elle est pleinement optimisée.
De mes nombreux entretiens, j'ai retenu l'impression que la mise au point de
l'accélérateur de haute intensité (1 à 10 mA)
semblait être faisable relativement vite, d'ici à quelques
années. Tout dépend, bien entendu, des moyens que l'on est
disposé à engager. Cet accélérateur peut bien
sûr servir à piloter un Amplificateur d'Energie ; il peut
aussi servir à la mise au point d'une source puissante de neutrons de
spallation.
Je crois aujourd'hui que l'EA verra le jour comme incinérateur de
déchets plus que comme producteur d'électricité.
Il est vrai que les potentialités spécifiques de l'EA pour
détruire par transmutation les déchets nucléaires
(actinides mineurs et produits de fission) à vie longue provenant des
réacteurs "classiques" méritent une évaluation approfondie.
Cet aspect doit être examiné dans le cadre des études
menées par le CEA en réponse à la loi du
30 décembre 1991 et en préparation du débat
parlementaire de 2006. Le CEA, EDF ainsi que le CNRS participent à cette
évaluation dans le cadre du Groupement de Recherches GEDEON.
A ce jour, peu de positions ont été officiellement prises
à l'étranger sur l'EA. L'évaluation la plus
intéressante a été le fruit du Comité Technique et
Scientifique de l'Euratom (STC), sur demande de la DG XII de la Commission
européenne. Mais j'ai également appris que les chercheurs
américains de Los Alamos étudiaient la question.
Globalement, cette évaluation est conforme à l'analyse ci-dessus,
en particulier sur la capacité de ce concept à devenir un
concurrent des réacteurs classiques et sur les aspects
sûreté (notamment le recours aux systèmes passifs). Les
membres du STC retiennent également comme potentiellement
intéressante la capacité que l'EA aurait de détruire par
transmutation les déchets nucléaires et préconisent que la
Commission retienne ce thème d'étude dans le cinquième
PCRD.
J'ai eu la satisfaction de noter l'impact positif du Rapport publié par
l'OPECST, qui a aiguisé la curiosité des milieux politiques et
scientifiques pour l'EA.
Dans une interview accordée au journal Sud-Ouest le 5 mai dernier,
Carlo Rubbia soulignait que : " L'idée c'est de faire quelque
chose de convaincant pour 2007. Un prototype industriel qui démontrerait
que c'est économiquement et techniquement possible, comme nous avons
montré que c'est possible en laboratoire. Il devrait avoir
100 mégawatts de puissance, il " boufferait " de 30
à 40 kilos de plutonium par an, alors qu'un réacteur
ordinaire en produit 200... On a calculé que cinq machines pourraient
détruire toute la production française de déchets. Si
ça marche, on ne pourra pas s'en passer. C'est la question et c'est pour
cela qu'il faut essayer à l'échelle industrielle. Pour
100 MW, on parle d'un milliard de francs, ce n'est pas cher : pensons
que la production de déchets d'un réacteur coûte
6 milliards de francs à stocker. Les 52 réacteurs
français représentent 312 milliards ! Cela fait
beaucoup d'argent pour construire cinq machines ! Nous en sommes loin et
elles sont plus sûres. "