EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est appelé à examiner en nouvelle lecture le
projet de loi relatif à l'élection des sénateurs,
après l'échec de la commission mixte paritaire le 17 mai 2000 et
son adoption en nouvelle lecture par l'Assemblée nationale le 25 mai
2000.
Votre rapporteur déplore que, sur une telle question, l'Assemblée
nationale n'ait pas jugé utile de tenir compte de la réflexion de
notre assemblée sur son propre mode d'élection.
Il rappelle que la Constitution a conféré au Sénat la
mission de représenter les collectivités territoriales et que
toute réforme de son mode d'élection est soumise au strict
respect de cette prescription constitutionnelle.
Notre assemblée doit donc représenter les collectivités
territoriales dans leur diversité et les élus chargés de
les gérer, sa composition ne devant pas s'appuyer sur des bases
exclusivement démographiques, ce qui n'est d'ailleurs prévu pour
aucune autre assemblée.
Votre rapporteur récapitulera les positions des deux assemblées
au cours des lectures précédentes, avant de présenter les
propositions de votre commission des Lois.
I. LE RAPPEL DES POSITIONS DES DEUX ASSEMBLÉES AU COURS DES LECTURES PRÉCÉDENTES
Pour
l'essentiel, l'Assemblée nationale et le Sénat ont maintenu leurs
positions respectives au cours des deux premières lectures du texte.
Après l'échec de la commission mixte paritaire,
l'Assemblée nationale a, en nouvelle lecture, confirmé ses
positions, sous réserve de quelques adaptations mineures. Elles a
toutefois supprimé les dispositions qu'elle avait insérées
en première et deuxième lecture concernant le plafonnement des
dépenses électorales pour les élections
sénatoriales et prévu, en revanche, l'interdiction du financement
de ces dépenses par une personne morale.
Votre rapporteur rappellera brièvement ci-après les dispositions
retenues par chaque assemblée et les principaux arguments
invoqués.
A. LA POSITION DU SÉNAT
Loin
de s'opposer par principe à toute réforme, le Sénat a
considéré que les évolutions démographiques de la
France depuis 40 ans, en particulier son urbanisation, justifiaient une
adaptation de son régime électoral
. Plusieurs propositions de
loi sénatoriales avaient d'ailleurs été
déposées en ce sens avant l'examen du présent projet de
loi.
Le Sénat a considéré que
le choix des règles
électorales ne pouvait être opéré
indépendamment de la fonction attribuée à l'organe
représentatif, ce qui exclut l'élection des sénateurs sur
des bases identiques à celles des députés
, les
attributions des assemblées et leur place dans les institutions
n'étant pas identiques.
En effet, l'existence du Gouvernement est conditionnée par une
majorité à l'Assemblée nationale, devant laquelle il est
responsable et à qui le " dernier mot " peut être
donné en matière législative en cas de désaccord
persistant entre les deux assemblées (sauf pour les projets de loi
constitutionnelle ou de loi organique relative au Sénat).
En revanche, le Sénat peut, sans affecter le fonctionnement normal des
institutions, avoir une majorité politique différente, voire
même se répartir d'une manière originale dans son mode de
raisonnement et de vote (ce fut et ce peut être encore le lieu où
peuvent se dégager des "majorités d'idées" chères
au Président Edgar Faure)
C'est dans cet esprit que le Sénat n'a pas souhaité rapprocher
les principes d'élection des sénateurs de ceux des
députés, ce à quoi tend le projet de loi en fixant la
composition du collège électoral sénatorial sur des bases
uniformes et exclusivement démographiques (un
délégué du conseil municipal par tranche de
500 habitants, dans le texte initial, et un délégué
pour 300 habitants, dans celui de l'Assemblée nationale).
Le Sénat a considéré que la transformation de la Haute
Assemblée en " Assemblée nationale
bis
" -qui
pourrait résulter de l'adoption du projet de loi- remettrait ni plus ni
moins en cause l'intérêt du bicamérisme lui-même.
L'Assemblée nationale, contribuant de façon déterminante
aux orientations de la politique du pays, doit donc être élue sur
des "
bases essentiellement démographiques
", selon la
formule du Conseil constitutionnel
1(
*
)
et avec un mode de scrutin susceptible
de permettre l'émergence d'une majorité stable de gouvernement.
Les "
bases essentiellement démographiques
" ne s'imposent
pas de la même manière et avec la même rigueur au
Sénat dont le régime électoral doit, certes, comporter
cette référence constitutionnelle mais au sein d'un
mode de
scrutin susceptible de traduire l'apport que constitue la manière
rapprochée dont notre peuple exerce sa souveraineté : la gestion
des collectivités territoriales
.
En effet, l'article 24 de la Constitution confie au Sénat la mission de
représenter les collectivités territoriales de la
République.
Son régime électoral comporte certes une base
démographique, ce qui peut conduire, comme le Sénat l'a
prévu, à une évolution du barème de
représentation des moyennes et des grandes villes, mais doit d'abord et
avant tout permettre une
représentation des collectivités en
tant que telles
, ce qui justifie un maintien du lien entre cette
représentation et l'effectif du conseil municipal.
La représentation des collectivités territoriales par le
Sénat ne doit pas être purement formelle et se limiter à
une simple technique électorale selon laquelle le conseil municipal
élirait un nombre de délégués en fonction d'un
barème uniforme de population qui ne traduirait pas la diversité
des communes.
Une représentation authentique des collectivités territoriales
doit, au contraire,
refléter la réalité si diverse de
toutes les communes de France
, des moins peuplées aux plus
peuplées, et c'est
l'expérience qu'acquièrent leurs
élus dans l'exercice de leurs responsabilités qui doit apporter
une contribution déterminante au travail parlementaire
du
Sénat
tant législatif que de contrôle du Gouvernement
La richesse potentielle de cet apport n'est pas exclusivement liée
à l'importance de la population de la commune
. Elle découle
aussi du rôle plus ou moins important de structuration spatiale,
économique et sociale qu'elle a, par rapport à son environnement
ou de la capacité de maintien d'une originalité de vie, face
à des métropoles voisines envahissantes voire dominatrices.
La composition du collège électoral sénatorial, pour
permettre aux communes les moins peuplées de peser d'un poids
significatif
, intègre donc une
pondération
. Cette
pondération serait occultée par le texte de l'Assemblée
nationale qui retient un critère exclusivement démographique
(représentation uniforme des conseils municipaux,
déterminée uniquement en fonction de la population).
Il faut en effet raisonner par observation simultanée et
combinée des principes constitutionnels de l'article 3
(égalité du suffrage), de l'article 24
(représentation des collectivités territoriales par le
Sénat) et de l'article 72 (égalité des
collectivités territoriales).
Si le principe d'égalité du suffrage, prescrit par
l'article 3 de la Constitution est
applicable aux élections
sénatoriales, ce principe d'égalité s'applique en la
matière aux collectivités elles-mêmes.
Il est possible ainsi de surcroît d'assurer une représentation
équilibrée du maillage du territoire
, nécessaire
à la poursuite d'une décentralisation authentiquement
vécue ainsi que d'une véritable politique d'aménagement du
territoire.
Votre rapporteur a illustré, en deuxième lecture
2(
*
)
, l'intérêt et
l'efficacité de "
l'autre regard
", celui du
Sénat, par lequel il joue un
rôle de modérateur
et de stabilisateur
, rôle facilité par son élection
au suffrage universel indirect par les élus locaux. Qui peut dire sans
crainte qu'aucune dérive de nos institutions fondamentales n'aurait pu
se produire sans l'amortisseur que constitue le Sénat face aux modes ou
émotions, si légitimes soient-elles, nées de l'instant et
du circonstanciel ?
Le Sénat trouve le moyen d'exercer sa spécificité dans les
institutions notamment par l'originalité de son
recrutement,
appuyé sur la démocratie locale
, dont le fondement se trouve
renforcé par la décentralisation.
Le fonctionnement des institutions ne nécessitant nullement l'existence
d'une majorité de gouvernement au Sénat, tous ses membres ne sont
pas élus au scrutin majoritaire,
la pluralité de ses
régimes électoraux contribuant à l'enrichissement de sa
représentativité
.
Les sénateurs élus au scrutin majoritaire, plus proches de leurs
électeurs et plus indépendants des partis, siègent donc
avec des sénateurs élus au scrutin proportionnel dans les parties
du territoire les plus urbanisées, où les élections
municipales sont plus politisées.
Si l'évolution démographique peut conduire à une
modification de la répartition entre les sièges pourvus selon
l'un ou l'autre des modes de scrutin, encore convient-il d'assurer un certain
équilibre entre eux, précisément pour conserver la
richesse de la représentation du Sénat.
En conséquence, le Sénat a refusé la composition du
collège électoral sénatorial sur des bases exclusivement
démographiques, comme le proposait le projet de loi, alors que
l'Assemblée nationale est élue sur des bases essentiellement
démographiques.
Ouvert à un aménagement de son régime électoral
pour tenir compte de l'urbanisation du pays,
le Sénat a
abaissé de 30.000 habitants à 9.000 habitants le seuil
à partir duquel les communes disposeraient de
délégués supplémentaires, à raison d'un
délégué par tranche de 700 habitants (au lieu de
1.000) en sus de 9.000 habitants
.
Cette proposition, qui entraînerait une progression raisonnable de la
proportion des délégués n'appartenant pas aux conseils
municipaux (de 8 % à 19 %), permettrait d'améliorer la
représentation des villes de plus de 30.000 habitants, et dans une
moindre mesure, de celles entre 9.000 et 30.000 habitants (dont la
participation aux collèges électoraux correspondrait à
leur place dans la population), tout en contenant la baisse du poids relatif
des petites communes.
Le Sénat a en outre décidé de
maintenir les modes de
scrutin en vigueur pour l'élection des délégués des
conseils municipaux
et d'abaisser de cinq à quatre
sièges
(au lieu de trois sièges dans le projet de loi)
le seuil à partir duquel serait appliqué
le mode de scrutin
proportionnel pour l'élection des sénateurs
, afin d'assurer
un
équilibre
entre les deux modes de scrutin,
aussi bien en
nombre de sièges qu'en termes de population
représentée
.
Enfin, le Sénat a refusé le
plafonnement des dépenses
électorales sénatoriales
, dont l'Assemblée nationale
avait pris l'initiative lors des deux premières lectures et qu'elle n'a
pas confirmé en nouvelle lecture, cette disposition n'ayant pas
été précédée d'une étude approfondie
sur les caractéristiques particulières de ce scrutin et
n'étant pas accompagnée de son corollaire, le financement public
de celles-ci par l'État
B. LA POSITION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
Les dispositions adoptées par l'Assemblée nationale traduiraient, dans les faits, un délaissement de la notion de représentation des collectivités territoriales par celle de représentation exclusive des habitants de ces collectivités.
1. L'élection des délégués des conseils municipaux
L'Assemblée nationale a aggravé le principe du
projet
de loi initial selon lequel
les communes seraient représentées
sur des bases exclusivement démographiques
, ne laissant une
représentation renforcée par rapport à la population que
pour les plus petites communes, alors qu'une politique d'aménagement du
territoire supposerait aussi un rééquilibrage au profit des
villes moyennes.
En effet, les députés ont prévu un barème uniforme
de représentation des communes à raison de
un
délégué pour 300 habitants
ou fraction de ce
nombre (au lieu de 1 pour 500 dans le texte initial) ce qui entraînerait
une augmentation de 51 % du nombre des délégués
(
article 1
er
).
Par exception à ce principe, l'Assemblée nationale a toutefois
décidé, pour la première fois en nouvelle lecture, pour
Paris, seul département constitué d'une commune unique, que le
nombre de délégués serait limité à dix fois
l'effectif du conseil, soit 1.630 grands électeurs (au lieu de
7.077, si le barème d'un délégué pour
300 habitants y avait été appliqué), une
multiplication du nombre de représentants d'une seule assemblée
ne devant pas avoir d'influence sur le rapport de force entre les formations
politiques.
Cette exception au principe général paraît traduire une
prise de conscience tardive et limitée des difficultés
prévisibles d'une inflation du nombre des grands électeurs.
Le barème de représentation retenu par les
députés entraînerait
, compte tenu de cet ajustement,
une hausse de 51 % du corps électoral sénatorial
,
les
délégués non conseillers municipaux passant en moyenne de
8 % actuellement à 28 %
(contre 21 % selon le texte initial et
19 % dans celui du Sénat).
Notons au passage le paradoxe supplémentaire généré
par le fait qu'une telle inflation du nombre des délégués
des communes, composé significativement de non élus
prédésignés de fait par des partis politiques sans grandes
possibilités de choix par les conseils municipaux,
va aboutir
à atomiser de manière drastique l'influence déjà
réduite des conseillers généraux et régionaux,
pourtant élus au suffrage universel direct.
Paradoxe renforcé du fait qu'ils sont eux aussi représentants et
gestionnaires de collectivités territoriales de plein exercice, au
rôle renforcé chaque jour - du moins en principe - et qu'elles
rentrent, elles aussi, dans le champ de l'article 24 de la Constitution ....
Cette ignorance par le projet de loi d'un tel phénomène ne peut
qu'ouvrir à terme la remise en cause de l'ensemble du dispositif.
Par rapport à la situation actuelle
, la représentation des
communes de moins de 20.000 habitants régresserait (65% au lieu de 80%),
à l'inverse de celles de plus de 20.000 habitants (35% au lieu de 20%).
Les communes de 3.500 à 20.000 habitants auraient désormais un
poids dans le corps électoral inférieur à celui de leur
population (25,6 % de délégués pour 27,50% de la
population), alors qu'actuellement la tendance est inverse (30,7% de
délégués)
3(
*
)
.
Poursuivant son objectif d'extension du champ d'application de la
représentation proportionnelle, l'Assemblée nationale a
abaissé le seuil de partage entre les deux modes de scrutin pour
l'élection des délégués des communes dans les
collèges électoraux sénatoriaux
.
Le mode de
scrutin majoritaire
,
à deux tours au lieu de trois
actuellement
,
serait limité aux communes
où le
même mode de scrutin est applicable pour les élections municipales
(
article 2
), soit celles
de moins de 3.500 habitants
.
En effet, le seuil de partage des modes de scrutin municipaux est maintenu
à 3.500 habitants, puisque son abaissement à 2.500 habitants,
adopté par l'Assemblée nationale en lecture définitive de
la loi n° 2000-493 du 6 juin 2000 tendant à favoriser l'égal
accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et
fonctions électives, a été déclaré contraire
à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans sa décision
n ° 2000-429 DC du 30 mai 2000.
Dans les autres communes
(
plus de 3.500 habitants, concernant
66 % de la population)
, les députés ont
décidé que le
scrutin proportionnel
serait
appliqué, alors qu'il ne l'est, actuellement que dans celles de plus de
9.000 habitants où vit la moitié de la population. Ils ont
aussi décidé que
la
règle du plus fort reste
serait remplacée par celle de la plus forte moyenne
(
article 3
).
Lorsque le nombre de délégués est égal ou
inférieur à l'effectif du conseil municipal, les
délégués et les suppléants seraient élus
au sein de ce conseil
4(
*
)
,
cette proposition confirmant une pratique assez
généralisée (
article 1
er
).
Dans la même hypothèse, l'élection des
délégués d'une
commune associée
serait faite
parmi les membres de son conseil municipal ou, le cas échéant de
son conseil consultatif (
article 4 bis
), cette disposition ayant
été introduite par l'Assemblée nationale en nouvelle
lecture.
Le
nombre des suppléants serait minoré
en
conséquence de l'augmentation massive des titulaires, pour faciliter la
constitution des listes de candidats
(
article 1
er
bis A
).
L'Assemblée nationale a supprimé la possibilité pour un
délégué membre de droit du collège électoral
au titre de deux mandats de proposer au maire la nomination d'un
remplaçant (
articles 1
er
bis B et 18
).
2. L'élection des sénateurs
L'Assemblée nationale a rétabli les dispositions
du
projet de loi initial limitant l'application du mode de
scrutin majoritaire
pour l'élection des sénateurs aux départements comptant 1
ou 2 sénateurs
et
étendant celle du scrutin proportionnel
à tous les autres départements, ce qui concernerait près
de 70 % des sièges
(
articles 5 et 6
).
La proportion des sièges concernés par l'un ou l'autre des modes
de scrutin serait inversée par rapport à la situation actuelle
(32 % des sièges attribués à la représentation
proportionnelle).
Ce faisant, elle a donc écarté la proposition plus
équilibrée du Sénat (seuil d'application de la
proportionnelle à partir de 4 sièges) qui permettrait
à environ la moitié de la population d'être
représentée selon chacun des modes de scrutin (55% des
sièges attribués au scrutin majoritaire).
Or il s'agit là d'une innovation majeure en ce qui concerne la vie
politique de notre pays.
D'une part elle mettrait de fait la plupart des sénateurs dans une plus
grande dépendance des partis.
D'autre part elle réduirait encore la possibilité de voir le
Parlement s'enrichir de la présence de personnalités
indépendantes élues sur leurs qualités propres, qu'il est
d'ailleurs plus facile de repérer dans les départements ruraux
que dans ceux plus peuplés.
L'argument d'équilibre développé au Sénat en
première et deuxième lecture garde toute sa force par rapport
à celui que l'on peut qualifier de simpliste de la primauté de la
proportionnelle "chaque fois et aussi loin qu'il est possible"
.
3. Le financement des campagnes
Devant
les objections présentées par le Sénat,
l'Assemblée nationale a renoncé, en nouvelle lecture
,
à reprendre les dispositions qu'elle avait insérées en
première et deuxième lecture pour instituer un
plafonnement
des dépenses électorales
pour les élections
sénatoriales.
Votre rapporteur avait en effet fait valoir le caractère quelque peu
irréaliste de la fixation d'un plafond uniforme de 100.000 F par
candidat ou par liste dans tous les départements, quel que soit leur
superficie et le nombre des grands électeurs.
Il s'était aussi étonné de ce que le remboursement
forfaitaire des dépenses électorales, corollaire traditionnel de
leur plafonnement, ne soit pas prévu par le texte, qui ne comportait pas
plus de sanction d'inéligibilité.
Toutefois, en nouvelle lecture, l'Assemblée nationale a introduit une
disposition pour
interdire le financement des campagnes sénatoriales
par les personnes morales
(
article 1
er
A
).
II. L'ANALYSE DE LA COMMISSION DES LOIS : GARANTIR LA REPRÉSENTATION CONSTITUTIONNELLE DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES EN TANT QUE TELLES TOUT EN PRENANT EN COMPTE LE PARAMÈTRE DÉMOGRAPHIQUE
Comme en
première et deuxième lecture, votre commission des Lois a
examiné le projet de loi au regard de
l'obligation constitutionnelle
d'une représentation authentique par le Sénat des
collectivités territoriales en tant que telles
, la population
étant représentée à travers ces
collectivités, qu'il s'agisse de la composition des collèges
électoraux sénatoriaux ou du mode de scrutin pour
l'élection des sénateurs.
Elle a pris en compte le
lien étroit
qui devait exister entre,
d'une part,
le choix du régime électoral d'une
assemblée
et, d'autre part,
la place que celle-ci avait dans les
institutions
.
L'autre regard
porté par le Sénat suppose la
préservation de principes d'élection différents de ceux de
l'Assemblée nationale et donc un recrutement des sénateurs qui ne
repose pas sur des bases
exclusivement
démographiques quand celui
des députés s'appuie sur des bases
essentiellement
démographiques.
A. LA COMPOSITION DES COLLÈGES ÉLECTORAUX
1. La représentation des communes
•
Introduire une stricte proportionnalité entre le nombre de
délégués et celui des habitants
, comme le proposent
les députés en prévoyant une représentation
uniforme des communes à raison de un délégué pour
300 habitants,
viderait de toute substance leur représentation
par le suffrage universel indirect, comme le prévoit la Constitution
.
En effet, le texte adopté par l'Assemblée nationale
réduirait cette représentation à une simple technique
électorale selon laquelle les collectivités ne seraient que des
circonscriptions dont le poids dans le corps électoral serait
déterminé sur des bases
exclusivement
démographiques.
C'est donc uniquement la population qui serait représentée, et
non pas les communes en tant que telles, dans leur diversité.
Or, les collectivités territoriales regroupent des solidarités
particulières d'habitants exprimées et gérées par
des assemblées locales élues et non par les habitants
eux-mêmes.
Les élus locaux, chargés de prendre en charge des
intérêts de proximité doivent fonder la
représentation des collectivités à travers le suffrage
universel indirect, ce qui conduit à maintenir un lien entre l'effectif
du conseil municipal et le nombre de délégués des communes.
Une progression strictement linéaire de la représentation des
collectivités gommerait les diverses préoccupations de gestion
liées aux caractéristiques propres des différentes
collectivités, celles d'une ville de 100.000 habitants ne pouvant
être réduites à une multiplication linéaire de
celles d'une commune de quelques centaines d'habitants.
Une prise en compte exclusive du nombre d'habitants pour la
représentation des communes entraînerait un écrasement du
poids relatif des petites communes dans le corps électoral
sénatorial et ne permettrait pas à celles-ci de
bénéficier, sauf sur un plan formel, de la représentation,
à laquelle elles ont constitutionnellement droit.
La prise en considération de toutes les collectivités dans
leur diversité exige en conséquence, pour les communes, une
représentation basée sur le nombre des élus responsables
de ces collectivités, même si la population doit aussi, dans une
certaine mesure, être prise en compte.
D'ailleurs, celle-ci est déjà intégrée dans la
composition du collège électoral, puisque, d'une part,
les
membres des assemblées locales sont élus sur des bases
essentiellement démographiques
5(
*
)
et que, d'autre part,
les plus
grandes villes disposent de délégués
supplémentaires
.
Le Sénat, pour tenir compte des évolutions démographiques,
a retenu l'abaissement de 30.000 à 9.000 habitants du seuil
à partir duquel la représentation des villes serait
renforcée.
Pour autant, la progression de la représentation des villes ne doit pas
conduire à une inflation des grands électeurs dépourvus de
mandat local.
Le texte de l'Assemblée nationale porterait de 8 % à
28 % en moyenne (au lieu de 19 % dans le texte du Sénat), la
proportion des délégués des communes n'étant pas
conseillers municipaux.
On peut se poser la question de la représentativité
réelle des sénateurs ainsi élus par un corps
électoral composé de près de 30 % d'électeurs
non conseillers municipaux et devant lesquels ils n'auraient que peu de risques
d'avoir des comptes à rendre, leur longévité de
représentation étant inférieure à celle du mandat
lui-même ?
On pourrait ainsi s'interroger sur la représentation d'une ville
assurée par 73 % de délégués extérieurs
au conseil, ce qui serait la situation moyenne d'une ville entre 30.000 et
100.000 habitants si le texte transmis par l'Assemblée nationale
était adopté (au lieu de 56 %, selon le texte adopté par
le Sénat lors des lectures précédentes).
Le correctif démographique ne doit pas remettre en cause le principe
même de représentation des collectivités territoriales.
Un nombre excessif de délégués dépourvus de
mandat local impliquerait, dans les faits, le risque d'une désignation
d'une proportion importante du collège par les partis politiques,
changeant alors la nature du Sénat, constitutionnellement chargé
de représenter les collectivités.
On peut aussi se demander si une composition massive du collège
électoral par des délégués extérieurs ne
transformerait pas, dans les faits, une élection au deuxième
degré en élection au troisième degré (les
conseillers élisant des délégués en dehors du
conseil qui éliraient ensuite les sénateurs).
Bref, veut-on conserver une représentation des collectivités,
de leurs difficultés et de leurs expériences, ou veut-on y
substituer une représentation des habitants de ces collectivités,
déformée au passage par une influence renforcée des partis
politiques ?
•
En outre, la composition du collège électoral
sénatorial repose sur l'une des spécificités de notre
démocratie, la participation active des citoyens à la vie de
leurs 36.000 communes.
Loin d'être archaïque, cette représentation trouve, au
contraire, une justification nouvelle avec la décentralisation,
tardivement mise en oeuvre et encore incomplète.
Cette décentralisation, qui se heurte encore aujourd'hui à une
forte
tradition jacobine qui, elle, est sans aucun doute conservatrice
,
suscite le développement d'une
démocratie locale
,
permettant la prise des décisions concernant la vie quotidienne et les
solidarités de proximité par des élus plus proches des
citoyens.
Pour ne pas se limiter à un aspect formel, cette démocratie
locale implique la participation des élus de proximité à
la détermination de la politique du pays, dont on ne saurait ignorer
l'impact sur la vie des Français dans leurs collectivités.
Ainsi, la représentation spécifique des collectivités
territoriales dans une assemblée parlementaire apparaît-elle
indispensable à la poursuite d'une décentralisation authentique
et pour éviter toute tentation de "
recentralisation rampante
".
La représentation ainsi entendue des collectivités territoriales
contribue à une composition du Sénat de nature différente
de celle de l'Assemblée nationale afin de permettre au Sénat de
porter un "
autre regard
" sur les questions soumises au Parlement.
2. La représentation des départements et des régions
Actuellement, 96 % des collèges électoraux
sénatoriaux sont constitués de délégués des
communes (conseillers municipaux et délégués
supplémentaires).
La représentation des départements et des régions au sein
de ces collèges est, en revanche, limitée à moins de
4 %.
L'inflation des délégués supplémentaires que
créerait le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale
aboutirait à réduire plus encore l'influence déjà
faible des conseillers généraux et régionaux pourtant
élus du suffrage universel direct.
Ceci serait assez paradoxal puisque ces élus
sont eux aussi
représentants et gestionnaires de collectivités territoriales de
plein exercice, au rôle renforcé chaque jour et qu'elles rentrent,
elles aussi, dans le champ de l'article 24 de la Constitution.
Cette ignorance par le projet de loi d'un tel phénomène ne peut
qu'ouvrir à terme la remise en cause de l'ensemble du dispositif.
B. ASSURER UN ÉQUILIBRE ENTRE LES MODES DE SCRUTIN
Comme
votre rapporteur l'a déjà souligné,
la pluralité
des modes de scrutin contribue à la richesse de la représentation
du Sénat
et permet aussi à notre assemblée d'apporter
ce regard différent, indispensable à notre démocratie.
Un équilibre entre les champs d'application des modes de scrutin, tant
pour l'élection des délégués des communes que pour
celle des sénateurs, est de nature à faciliter une
représentation authentique des collectivités territoriales.
Aussi, votre commission des Lois a-t-elle écarté l'extension
maximale du champ d'application du mode de scrutin proportionnel,
proposé par l'Assemblée nationale et retenu une solution plus
équilibrée.
1. Le mode de scrutin pour l'élection des délégués
Actuellement, les conseils municipaux des communes de moins de
9.000 habitants élisent leurs délégués au
scrutin majoritaire et ceux des communes plus peuplées au scrutin
proportionnel.
La population, partagée de manière égale entre les
communes de moins et de plus de 9.000 habitants, est donc
représentée également selon l'un ou l'autre des modes de
scrutin.
Cet équilibre serait rompu par le texte de l'Assemblée
nationale
,
qui abaisserait le seuil d'application de la
représentation proportionnelle
pour l'élection des
délégués à celui à partir duquel ce mode de
scrutin est appliqué aux élections municipales, soit
à
3.500 habitants
.
Votre commission des Lois a donc considéré, pour garantir une
représentation effective des élus des communes les moins
politisées, que le seuil d'application du mode de scrutin proportionnel
pour l'élection des délégués des communes ne
devrait pas être modifié.
2. Le mode de scrutin pour l'élection des sénateurs
On
rappellera que l'Assemblée nationale a abaissé de 5 à 3
sièges le seuil d'application du mode de scrutin proportionnel, alors
que le Sénat, en première comme en deuxième lecture, a
décidé de fixer ce seuil à quatre sièges.
Le scrutin majoritaire
a été institué dans les
départements les moins peuplés, leur faible densité
démographique constituant une caractéristique à prendre en
compte.
Il facilite une
plus grande proximité entre l'élu et
l'électeur
, assure
une certaine indépendance des
sénateurs par rapport aux partis politiques
, les grands
électeurs utilisant largement leur droit de panacher entre les candidats
et les listes en présence, et permet à un grand nombre des
membres du Sénat de disposer d'un recul suffisant pour assumer
pleinement leur rôle constitutionnel de représentation des
collectivités territoriales.
Le scrutin majoritaire contribue donc à une représentation
authentique des collectivités territoriales.
Le scrutin majoritaire facilite aussi l'
émergence de
personnalités mieux ancrées dans le tissu social
et donnant
au Sénat une légitimité différente de celle de
l'Assemblée nationale, plus politisée et plus sensible aux
courants d'opinion, parfois éphémères.
Ce mode de scrutin
favorise (on pourrait dire : est une condition
essentielle de ?) l'indépendance dont le Sénat sait faire preuve
et lui permet plus aisément d'adopter des positions non
partisanes,
ce qui est rendu possible par la présence au
Sénat de
législateurs dont l'élection n'est pas due aux
partis.
Non seulement ce mode de scrutin doit être préservé, mais
une modification du plafond au dessous duquel il est appliqué ne doit
pas avoir pour conséquence de remettre en cause de manière
préjudiciable l'équilibre institué entre ces deux modes de
scrutin.
Pour autant, l
e scrutin proportionnel se
justifie dans les
départements les plus peuplés
, dont la densité
démographique constitue aussi une caractéristique à
prendre en considération pour leur représentation au Sénat.
En effet, l'anonymat qui règne dans les grandes villes conduit à
une nature moins personnelle et plus partisane du scrutin sénatorial,
s'appuyant lui-même sur des scrutins locaux ayant
généralement les mêmes caractéristiques.
Au demeurant, le Sénat est et demeure une assemblée parlementaire
politique dont le recrutement ne peut exclure, par principe, une
compétition électorale politisée.
En abaissant à trois sièges le seuil d'application du mode de
scrutin proportionnel, le texte de l'Assemblée nationale inverserait la
répartition actuelle entre les deux modes de scrutin, le nombre de
sièges pourvus à la représentation proportionnelle passant
de 32 % à près de 70 %.
Aussi apparaît-il préférable, comme lors des lectures
précédentes, pour assurer un équilibre entre les deux
modes de scrutin, de
fixer à quatre sièges le seuil
d'application du mode de scrutin proportionnel
, ce qui permettrait
l'élection selon ce mode de scrutin de 45 % de sénateurs
représentant la moitié de la population.
C. LE FINANCEMENT DES CAMPAGNES ÉLECTORALES
En
première et deuxième lecture, l'Assemblée nationale avait
ajouté au projet de loi initial un plafonnement des dépenses de
campagne électorale pour les élections sénatoriales, mais
sans prévoir de remboursement forfaitaire par l'État,
contrairement à ce qui existe pour les autres scrutins dont le
financement est réglementé. La sanction
d'inéligibilité n'était pas non plus prévue,
celle-ci relevant d'ailleurs du domaine de la loi organique.
De plus, le plafond, fixé uniformément à 100.000 F
par candidat, dans les départements soumis au scrutin majoritaire, ou
par liste, dans les autres départements, quelle que soit la population
et le nombre des grands électeurs, était irréaliste et ne
tenait pas compte des caractéristiques particulières des
élections sénatoriales au suffrage universel indirect.
L'Assemblée nationale n'a pas repris, en nouvelle lecture, ces
dispositions concernant le plafonnement des dépenses
électorales.
Néanmoins, les députés ont adopté, en nouvelle
lecture, une disposition
interdisant aux personnes morales autres que les
partis politiques de financer les campagnes sénatoriales
.
III. LES PROPOSITIONS DE LA COMMISSION DES LOIS
En
conséquence de l'analyse qu'elle a développée
précédemment, votre commission des Lois a décidé de
vous proposer, pour l'essentiel, le rétablissement du texte
adopté par le Sénat en première et deuxième
lectures.
Elle propose donc la suppression de la représentation uniforme des
conseils municipaux selon un critère exclusivement démographique
de 1 délégué pour 300 habitants et un
renforcement de la représentation des communes de plus de
9.000 habitants, dans lesquelles vit la moitié de la population.
A cet effet, votre commission des Lois vous propose l'abaissement de 30.000
habitants à 9.000 habitants du seuil à partir duquel les communes
éliraient des délégués supplémentaires,
à raison d'un délégué par tranche de 700 habitants
(au lieu d'un délégué supplémentaire par
tranche de 1.000 habitants en sus de 30.000 habitants, dans le régime
actuel) (
articles 1
er
et 1
er
bis
).
Votre commission des Lois vous propose que, lorsque le nombre de
délégués
est inférieur au nombre de
conseillers municipaux, ceux-ci soient
élus
au sein du conseil
municipal
, cette disposition concernant les communes de moins de
9.000 habitants (
article 2
).
Cette règle serait étendue à la représentation des
communes associées
, dont les délégués
seraient, dans la même hypothèse, élus au sein de leur
conseil municipal ou, quand il existe, de leur conseil consultatif (
article
4
bis
).
Elle vous propose aussi l'extension aux communes de plus de
9.000 habitants de la possibilité de
vote par procuration
pour l'élection des délégués des conseils
municipaux (
article 3
).
Elle n'a pas jugé utile de modifier le nombre des suppléants de
délégués et de remettre en cause les règles
applicables en matière de remplacement au collège
électoral du conseiller municipal délégué de droit
qui le serait également au titre d'un autre mandat
(
articles 1
er
bis A,
1
er
bis B
et 18
).
Votre commission des Lois,
soucieuse d'assurer un équilibre entre les
modes de scrutin majoritaire et proportionnel
, de nature à enrichir
la représentativité du Sénat, vous propose de
maintenir
à 9.000 habitants le seuil d'application du scrutin proportionnel
pour l'élection des délégués des communes
, afin
que les deux moitiés de la population soit représentées
selon l'un ou l'autre mode de scrutin (
articles 2 et 3
).
Poursuivant le même objectif, elle vous propose
d'abaisser à
quatre sièges le seuil d'application du mode de scrutin proportionnel
pour l'élection des sénateurs
, et de fixer à trois
sièges au plus la limite d'application du scrutin majoritaire,
permettant ainsi
un équilibre, tant en termes de
sièges
(146 au scrutin proportionnel et 175 au scrutin majoritaire)
qu'en termes de population représentée
(50 % selon
chacun des modes de scrutin) (
articles 5 et 6
).
Enfin, votre commission des Lois vous propose de confirmer
l'interdiction du
financement des campagnes sénatoriales par des personnes morales
,
dont l'Assemblée nationale a pris l'initiative en nouvelle lecture
(
article 1
er
A
).
*
Sous le bénéfice de ces observations, et sous réserve des amendements qu'elle vous soumet, votre commission des Lois vous propose d'adopter le présent projet de loi.