II. ... ET TEND À DONNER UN GAGE À UNE COMPOSANTE DE LA MAJORITÉ PLURIELLE
A. LA POSITION PARADOXALE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
Votre
rapporteur estime également que l'adoption par l'Assemblée
nationale de la présente proposition de loi est paradoxale eu
égard à sa volonté - et à celle de son
président, M. Laurent Fabius - de développer le contrôle
parlementaire sur la bonne utilisation des deniers publics.
A l'automne 1998, le président de l'Assemblée nationale a
présidé un groupe de travail sur l'efficacité de la
dépense publique et le contrôle parlementaire, qui a remis son
rapport en janvier 1999
2(
*
)
.
Dans l'avant-propos de ce rapport, M. Laurent Fabius relevait très
justement que
" dépenser mieux suppose que les assemblées
contrôlent réellement dépenses et recettes, ainsi que
l'efficacité de celles-ci. Cela implique de placer désormais
l'évaluation et le contrôle au coeur de l'activité
budgétaire du Parlement ".
Il poursuivait en indiquant qu'
" un renforcement des missions
d'évaluation et de contrôle exercées par le Parlement peut
et doit donner l'impulsion nécessaire à des transformations plus
profondes dans le fonctionnement de l'Etat qui achoppent depuis trop
longtemps ".
Deux conclusions peuvent être tirées de ces propos :
- le contrôle de la dépense publique est une
compétence essentielle du Parlement, qu'il doit encore renforcer ;
- la réorientation des politiques publiques devrait
résulter, davantage qu'aujourd'hui, des conclusions auxquelles ont
abouti les contrôles effectués par la Parlement.
Or, force est de constater que la portée de ces conclusions se
trouverait amoindrie par l'adoption de la présente proposition de loi.
En effet, la création d'une telle commission nationale affaiblirait les
missions d'évaluation et de contrôle conduites par le Parlement.
A cet égard, votre rapporteur estime que l'Assemblée nationale
s'est mise en
contradiction avec sa décision récente de
créer
, suite au rapport précité sur
l'efficacité de la dépense publique,
une mission
d'évaluation et de contrôle (MEC) au sein de sa commission des
finances.
Au cours de l'année 1999, le programme de travail de la MEC a
comporté l'analyse de quatre politiques publiques : la politique
autoroutière, la gestion des effectifs et des moyens de la police
nationale, l'utilisation des crédits de la formation professionnelle, et
les aides à l'emploi.
Dans l'avant-propos au rapport de synthèse
3(
*
)
de la MEC, M. Laurent Fabius
notait que
" les préconisations formulées par la MEC sur
chacun des thèmes sont suffisamment fortes pour qu'on puisse
probablement parler d'un renouveau du contrôle parlementaire ".
Il citait même à cet égard, comme exemple, l'un des sujets
abordés par la présente proposition de loi :
" j'évoquerai la remise en cause de certaines aides à
l'emploi ".
Les
aides à l'emploi selon la mission d'évaluation
et de
contrôle de l'Assemblée nationale
La
mission d'évaluation et de contrôle (MEC) mise en place par la
commission des finances de l'Assemblée nationale a étudié
les aides à l'emploi. Ses conclusions ont été
publiées à l'été 1999
4(
*
)
.
Le rapporteur, M. Gérard Bapt, estime que
" l'architecture
d'ensemble des aides apparaît globalement fixée "
, le
bilan coût/efficacité d'un dispositif devant prendre en
considération non seulement l'approche strictement économique,
mais également les aspects sociaux de la mesure.
Chaque pays a mis en oeuvre une politique de l'emploi adaptée à
ses spécificités nationales, la situation de la France
étant marquée par
" une importante dépense de
préretraites et un montant de plus en plus important d'aides à la
création d'emplois "
. Par ailleurs, la dépense pour
l'emploi a constamment augmenté dans notre pays, passant de 0,90 % du
PIB en 1973 à environ 4 % aujourd'hui. Cette tendance
haussière est à l'origine d'une volonté de
réorienter la politique de l'emploi, de manière à la
rendre plus efficace.
Les dispositifs d'aide à l'emploi sont souvent complexes, mais leur
efficacité passe par leur stabilité, la simplification des aides,
et l'octroi d'une certaine latitude de mise en oeuvre aux services locaux. Le
rapport recommande, dès lors, de
" privilégier les
dispositifs anciens, même au prix d'adaptations plutôt que les
dispositifs nouveaux, sauf à procéder par substitution ".
Le rapport insiste sur la difficulté d'apprécier la
dépense pour l'emploi, en raison, notamment, de la coexistence de deux
définitions - celle de l'OCDE et celle de la DARES du ministère
de l'emploi - et sur l'incertitude des résultats des différentes
évaluations entreprises, du fait de l'existence d'effets d'aubaine.
Pour la MEC,
" la création nette d'emplois peut ne pas
constituer l'unique critère d'évaluation d'une aide à
l'emploi "
, l'amélioration de
" l'employabilité " des personnes les plus touchées par
le chômage pouvant constituer l'objectif de certaines mesures
ciblées. Il s'agit donc de définir strictement les
publics-cibles : le rapport justifie ainsi le " recentrage " du
CIE ou du CES sur les publics prioritaires.
Le rapport de l'Assemblée nationale prend clairement position en
faveur de l'abaissement du coût du travail non qualifié comme
créateur d'emplois, rejoignant en cela les préconisations
constantes du Sénat. En revanche, il reste
délibérément muet sur la politique de réduction du
temps de travail imposée par le Gouvernement aux entreprises.
Ainsi, s'agissant des aides à l'emploi, la MEC a formulé cinq
propositions :
- mettre un terme au financement public de préretraites sans
embauches compensatrices ;
- restreindre les effets d'aubaine ;
- systématiser et approfondir l'évaluation des dispositifs
d'aides à l'emploi ;
- repenser la réglementation communautaire des aides d'Etat et le
soutien communautaire aux activités innovantes ;
- recentrer la définition des aides à l'emploi.
Votre rapporteur ne portera pas d'appréciation sur ces propositions,
mais il tient à faire
deux observations
:
- d'une part, il constate que
le diagnostic sur le manque de pertinence
de certaines aides publiques accordées aux entreprises - effets
d'aubaine ou de substitution - est désormais un phénomène
bien connu
; à cet égard, il rappelle que
l'Assemblée nationale, sous la précédente
législature, avait constitué une commission d'enquête -
exerçant ainsi une de ses prérogatives en matière de
contrôle - sur les aides à l'emploi, dont les conclusions
n'étaient guère éloignées dans leur esprit
5(
*
)
de celles de la MEC ;
- d'autre part, ni la commission d'enquête susmentionnée ni
la MEC n'ont recommandé la création d'une commission de
contrôle des aides publiques accordées aux entreprises.
Votre rapporteur s'interroge, dans ces conditions, sur les intentions de
l'Assemblée nationale.
Pourquoi a-t-elle décidé de créer une telle commission de
contrôle alors que le Parlement dispose déjà des pouvoirs
pour remplir la mission qui serait dévolue par la présente
proposition de loi à ladite commission ? Et pourquoi
l'Assemblée nationale souhaite-t-elle affaiblir ses prérogatives
en matière de contrôle budgétaire alors que, en
créant la MEC il y a environ un an, elle avait au contraire
cherché à les renforcer ?
B. COMMENT RENFORCER LA COHÉSION DE LA MAJORITÉ PLURIELLE
Eu
égard aux atermoiements de la majorité plurielle en ce domaine,
on peut se demander s'il ne s'agit pas pour le Gouvernement et
l'Assemblée nationale, de renforcer, non pas le contrôle sur les
fonds publics accordés aux entreprises, mais la cohésion de
ladite majorité.
L'analyse des événements va en effet en ce sens.
En premier lieu, il convient de rappeler que la commission des finances de
l'Assemblée nationale avait rejeté, sur les conclusions de
Mme Nicole Bricq, la proposition de résolution de M. Dominique
Paillé tendant à créer une commission d'enquête
portant sur les suites données aux rapports publics de la Cour des
comptes.
Or, Mme Nicole Bricq, et la commission des finances qui l'a suivie,
avaient estimé que la constitution d'une telle commission
d'enquête était inutile et inopportune, étant entendu que
" vouloir contrôler le contrôle "
apparaissait
superflu.
Il semble pourtant à votre rapporteur que la présente proposition
de loi vise le même objectif, à cette différence
près qu'elle prévoit la création d'un nouvel organisme de
contrôle alors que M. Dominique Paillé proposait simplement
d'utiliser un moyen normal et traditionnel d'exercice par le Parlement de ses
pouvoirs de contrôle, c'est-à-dire la constitution d'une
commission d'enquête.
Ensuite, votre rapporteur estime utile de rappeler les propos tenus par
M. Didier Migaud, rapporteur général de l'Assemblée
nationale, lors de l'examen, le 22 décembre 1999, en commission des
finances, de la présente proposition de loi
6(
*
)
.
Dans un premier temps,
l'analyse faite par le rapporteur
général de l'Assemblée nationale rejoint celle de votre
rapporteur
:
" M. Didier Migaud s'est déclaré
hostile en principe
[...]
à cette proposition. Il souligne que
[ce texte]
pose le problème de la
multiplication de
comités dessaisissant la souveraineté nationale de son pouvoir de
contrôle
. Or, celui-ci doit être assuré par les
élus de la Nation,
les rapporteurs spéciaux étant
dotés des pouvoirs nécessaires
. La multiplication des
organismes de contrôle se traduit par un
affaiblissement du
régime parlementaire
".
Puis, le rapporteur général de l'Assemblée nationale s'est
déclaré
" conjoncturellement favorable "
à cette proposition de loi, ajoutant que
" la commission qu'il
est proposé de créer présente l'avantage d'associer
d'autres structures au contrôle des aides publiques ".
Il
convient de rappeler toutefois que le Parlement, comme il a été
précisé précédemment, bénéficie du
concours de la Cour des comptes, et qu'il est destinataire par
l'intermédiaire des rapporteurs, d'études ou de notes sur divers
sujets.
M. Didier Migaud a toutefois aussitôt ajouté qu'il souhaiterait
"
que soit menée une réflexion globale sur le
problème du dessaisissement du Parlement ".
La majorité a donc invoqué
" la conjoncture "
pour donner son assentiment à la présente proposition de loi
après avoir fait état d'une hostilité de principe...
En fait, la conjoncture dont il est question est beaucoup moins
économique que politique. Il s'agit de donner un gage à une
composante de la majorité plurielle, le groupe communiste en
l'occurrence.
En effet, M. André Lajoinie a déposé une proposition
de loi tendant à renforcer le régime juridique des licenciements
pour motif économique. Or, le Gouvernement, qui préparerait un
projet de loi de modernisation sociale dans lequel serait traitée la
question des conséquences des plans sociaux, n'était pas
favorable à l'adoption de cette proposition de loi.
La commission des affaires culturelles, familiales et sociales de
l'Assemblée nationale, lors de l'examen, sur le rapport de
M. Maxime Gremetz, de cette proposition de loi, le 19 janvier 2000, a
décidé de ne pas présenter de conclusions.
Lors de sa séance du 25 janvier 2000, l'Assemblée nationale a
suivi sa commission et n'a pas adopté ledit texte. Il convient toutefois
de noter que le refus de discuter les articles résulte du vote des seuls
députés socialistes, les députés des autres
composantes de la majorité plurielle ayant été favorables
à une telle discussion.
Après ces tensions au sein de la majorité plurielle, apparues
lors des débats parlementaires, il s'agissait, pour le Gouvernement,
d'en resserrer la cohésion, en donnant un gage au groupe communiste.
L'inscription à l'ordre du jour du Parlement de la présente
proposition de loi constitue ce gage.
Elle permet en outre au Gouvernement d'en retirer un bénéfice
politique : la commission de contrôle qu'il est proposé de
créer sera probablement inefficace - car elle est inutile - et son
activité n'aura pas d'impact sur le niveau de l'emploi.
Votre rapporteur rappelle dans ce contexte qu'il n'est pas de bonne
politique législative d'inscrire à l'ordre du jour des
assemblées un texte inutile à portée conjoncturelle et qui
au demeurant porte, dans son principe, atteinte aux prérogatives
constitutionnelles de contrôle du Parlement.
*
* *
Au terme
de cette analyse, il apparaît que la présente proposition de loi
ne peut que susciter, de la part de votre rapporteur, un grand nombre de
critiques :
- l'apport de ce texte à l'amélioration du contrôle
sur l'utilisation des aides publiques accordées aux entreprises ne peut
être qu'extrêmement réduit, voire inexistant, car les
possibilités d'effectuer de tels contrôles existent
déjà, notamment au sein des assemblées
parlementaires ;
- la création de la commission nationale, proposée par ce
texte, aboutirait à réduire la portée des contrôles
existants et à les concurrencer, ce qui n'est pas sans danger quant
à la légitimité et la crédibilité de l'une
des fonctions essentielles du Parlement, c'est-à-dire le contrôle
de l'action gouvernementale ;
- la présente proposition de loi s'inspire clairement d'une
conception administrative de l'économie, complètement
étrangère aux principes de l'économie de marché,
moderne, libre et efficiente ;
- le dispositif préconisé est insuffisamment précis,
irréaliste ou totalement inapplicable ;
- l'adoption de ce texte par l'Assemblée nationale s'inscrit dans
un contexte marqué par des considérations beaucoup plus
politiciennes que véritablement économiques.
Considérant que l'adoption de ce texte ne manquerait pas d'avoir des
effets néfastes sur les prérogatives du Parlement en
matière de contrôle, et eu égard aux circonstances qui ont
présidé à son inscription à l'ordre du jour des
assemblées parlementaires,
votre rapporteur estime qu'il n'y a pas
lieu de délibérer sur la proposition de loi relative à la
constitution d'une commission de contrôle nationale et
décentralisée des fonds publics accordés aux entreprises,
et vous propose d'opposer la question préalable à son examen.