B. DES MOTIFS D'INQUIÉTUDE CONCERNANT L'APPLICATION DE LA CONVENTION DE L'O.C.D.E
Le projet de loi soumis à l'examen de votre commission des Lois, s'il mérite d'être approuvé dans ses principes, suscite des inquiétudes légitimes. Ces inquiétudes se résument au fait que la convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, si elle n'est pas appliquée de la même manière par tous les Etats parties, pourrait entraîner davantage une multiplication des distorsions de concurrence qu'une moralisation du commerce international.
1. Lutte contre la corruption et action publique en matière pénale
Le
présent projet de loi doit être replacé dans le contexte
plus général de la réforme de la justice actuellement en
cours. Le projet de loi relatif à l'action publique en matière
pénale tend à supprimer les instructions du garde des Sceaux dans
les affaires individuelles tout en consacrant la pratique des circulaires
générales de politique pénale.
Dans le domaine de la corruption dans les contrats internationaux, il est
possible de se demander s'il est possible de laisser chaque parquet
maître de la conduite de l'action publique, au risque de voir se
développer des comportements forts différents d'un ressort
à l'autre. Certes, le projet de loi prévoit la possibilité
de saisir la juridiction spécialisée en matière
économique et financière qui existe dans chaque ressort de cour
d'appel. On peut se demander si cette précaution permettra d'assurer la
cohérence de l'action publique dans une matière où les
infractions sont d'une grande complexité.
2. Une convention qui ne s'applique qu'à un nombre limité d'Etats
Un autre
motif d'inquiétude tient dans le fait que 34 pays seulement,
même s'ils figurent parmi les plus puissants dans le commerce
international, sont signataires de la convention sur la lutte contre la
corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales
internationales. Un certain nombre de très grands Etats ou d'Etats
exportateurs de produits dépendant fortement de la commande publique, en
particulier, la Russie, l'Inde, la Chine, Israël et l'Afrique du Sud ne
sont pas signataires de cette convention, ce qui pourrait entraîner de
graves distorsions de concurrence dans certains secteurs économiques. Il
est vrai que certains de ces pays, l'Afrique du Sud et Israël, ont
déclaré vouloir signer la convention.
Comme l'a souligné notre collègue M. Christian de la
Malène dans son rapport sur le projet de loi autorisant la ratification
de la convention, "
il importe d'amplifier ce mouvement
d'adhésion à la convention en visant, par exemple, une extension
progressive à tous les pays de l'organisation mondiale du commerce, afin
que les effets de la corruption dans le commerce international
bénéficient de la plus large prise de
conscience
"
7(
*
)
.
3. Un risque d'application inégale du fait des différences de systèmes juridiques
La convention de l'O.C.D.E laisse une marge importante aux Etats, afin de respecter les principes juridiques de chacun en matière pénale. Elle pose toutefois comme un principe essentiel l'équivalence fonctionnelle entre les mesures que doivent prendre les parties. Le préambule de la convention prévoit en effet qu'assurer l'équivalence entre les mesures que doivent prendre les parties constitue un objet et un but essentiels de la convention. Or, au vu des législations déjà adoptées par les Etats qui ont ratifié la convention, il est possible de douter du réel respect de ce principe d'équivalence.
a) La législation américaine
Les
Etats-Unis ont joué un rôle moteur dans l'élaboration de la
convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers,
dans la mesure où, disposant d'une législation réprimant
la corruption d'agents publics étrangers, ils souhaitaient que leurs
principaux concurrents se dotent d'une telle législation.
Dès 1977, le Congrès américain a en effet adopté le
Foreign Corupt Pratices Act (FCPA
),à la suite de nombreux
scandales dans lesquels des entreprises américaines ont
été convaincues d'avoir versé des commissions à des
agents publics pour obtenir des marchés ou d'autres avantages. Le FCPA a
été modifié en 1998 pour tenir compte de l'adoption de la
convention de l'OCDE, de sorte que la législation est désormais
contenue dans un nouvel acte
l'International Antibribery and Fair
Competition Act
.
Dans sa version initiale, le FCPA ne concernait que les actes de corruption
commis par une entreprise ou un citoyen américain auprès d'un
agent public étranger. Les modifications apportées en 1998 ont
étendu l'application de la législation aux actes de corruption
commis par des personnes physiques ou morales étrangères se
trouvant sur le territoire des Etats-Unis. Réciproquement, la loi
s'appliquera désormais aux actes de corruption commis à
l'étranger lorsqu'ils impliquent une entreprise ou un citoyen
américain.
Certains paiements sont explicitement exclus de l'application de la
législation américaine : il s'agit des
paiements dits
" de facilitation
"
qui ont pour objet d'obtenir une
"
action gouvernementale routinière
" telle que la
délivrance d'un visa ou d'une autorisation, ainsi que des paiements
constituant un remboursement de frais associés à des promotions
de produits ou des visites d'usines et des paiements licites en vertu de la loi
étrangère.
Une clause de la législation américaine précise qu'aucune
sanction civile ne peut être prononcée contre des
sociétés américaines qui, agissant en coopération
avec une agence fédérale ayant pour mission d'assurer la
sécurité des Etats-Unis, effectuent des paiements à
l'étranger sans être en mesure d'en justifier l'origine dans les
conditions prévues par les réglementations comptables en vigueur.
Une autre clause donne la possibilité aux entreprises de consulter le
Department of Justice sur la liceité d'une opération
engagée, ce qui permet, en cas d'assentiment, à l'entreprise
concernée de bénéficier d'une présomption de
conformité au FCPA.
La mise en mouvement de l'action publique en matière de corruption
d'agents publics étrangers appartient au seul Attorney General (ministre
de la justice) qui dispose d'un pouvoir d'appréciation de
l'opportunité des poursuites. S'il décide d'engager des
poursuites, celles-ci doivent être autorisés par le grand jury.
En ce qui concerne les sanctions prévues, les entreprises peuvent se
voir infliger des
amendes pouvant s'élever à deux millions de
dollars
. Les peines encourues par les personnes physiques sont une
amende de 100.000 dollars et une peine de cinq ans
d'emprisonnement
. A ce stade, il convient de noter que la corruption
d'agent public américain est quant à elle punissable de
quinze
ans d'emprisonnement
. Il est difficile de considérer que les
sanctions prévues pour la corruption d'agent public étranger sont
"
comparables
" à celles prévues pour la
corruption d'agent public national, bien que la convention de l'O.C.D.E
comporte une telle exigence.
Une action civile peut être engagée, soit par l'Attorney general,
soit par la
Securities and Exchange Commission
(SEC) en vue du
prononcé d'une sanction civile ou afin de mettre l'entreprise en demeure
d'effectuer un acte jugé nécessaire.
Certaines peines complémentaires peuvent être prononcées
contre les entreprises, en particulier l'i
nterdiction
de
bénéficier de licences d'exportation
, qui est une sanction
extrêmement lourde de conséquences puisqu'elle prive l'entreprise
de la possibilité d'obtenir des marchés à
l'étranger.
Toutefois, il est nécessaire de rappeler que, de manière
générale, les Etats-Unis connaissent le système du
"
plea bargaining
", qui permet de plaider coupable
pour obtenir une forte réduction des peines et éviter le
procès. Il est clair que ce système peut être
utilisé en matière de corruption d'agents publics
étrangers par les entreprises qui souhaitent éviter une
procédure publique.
D'après les informations recueillies par votre rapporteur, le nombre de
condamnations prononcées en application du FCPA depuis son entrée
en vigueur il y a 22 ans a été très faible, la peine
d'emprisonnement la plus lourde prononcée ayant été d'un
an.
b) Les autres législations
•
Selon les informations transmises à votre rapporteur, les peines
d'emprisonnement suivantes ont été prévues dans les pays
qui ont transposé la convention de l'O.C.D.E : un an en
Norvège, deux ans en Suède, trois ans en Belgique, en Hongrie, en
Islande, au Japon, cinq ans en Allemagne (dix ans dans quelques cas très
graves), au Canada et en Grèce.
• Le Royaume-Uni a déposé ses instruments de ratification
de la convention en décembre 1998 et semble avoir
considéré dans un premier temps que l'application de la
convention ne nécessitait aucune modification de sa législation.
Actuellement le
Public Bodies Corrupt Practices Act
de 1889 punit de six
mois d'emprisonnement (sept ans en cas de récidive) la corruption des
agents des organismes publics. Le
Prevention of Corruption Act
de 1916
précise la définition des organes publics et y inclut toute
personne morale exerçant une activité statutairement
définie ou d'intérêt général. Il semble que
le Royaume-Uni estime désormais que sa législation doit
être adaptée pour assurer le plein respect de la convention sur la
lutte contre la corruption d'agents publics étrangers.
• En ce qui concerne la législation allemande, il convient de
noter que la mise en cause de la responsabilité des personnes morales
est particulièrement difficile. Elle n'est en effet possible que si un
cadre de très haut niveau de l'entreprise a commis un acte criminel ou
délictueux ; il faut en outre que la personne morale ait
tenté de s'enrichir à travers la commission du délit.
Il résulte de ces éléments d'informations que le
respect du principe d'équivalence fonctionnelle posé par la
convention de l'O.C.D.E est particulièrement difficile à
apprécier et qu'il existe un risque important que le non-respect de ce
principe conduise à des distorsions de concurrence.
Il convient donc d'insister tout particulièrement sur la
nécessité que les travaux du comité de suivi de l'O.C.D.E
soient menés avec la plus grande rigueur et que les pays dont la
législation ne respecterait pas le principe d'équivalence
fonctionnelle soient fermement incités à revoir leurs
dispositions.
Il est indispensable que les représentants de la France au sein du
comité de suivi de l'O.C.D.E soient particulièrement vigilants en
ce qui concerne l'examen des législations de transposition de la
convention.
4. Les risques de contournement
La
dernière difficulté posée par la convention de l'O.C.D.E
réside dans l'insuffisance de son champ d'application.
Il convient tout d'abord de noter qu'elle ne prévoit l'incrimination que
de la corruption active d'agent public étranger et non de la corruption
passive. Cette restriction est juridiquement compréhensible, mais il
paraît clair que des résultats significatifs ne pourront
être obtenus en matière de corruption que si les Etats sont
incités à pénaliser fermement la corruption passive de
leurs agents publics.
Par ailleurs, la convention de l'O.C.D.E ne concerne pas le trafic d'influence,
infraction très proche de la corruption qui perturbe également le
fonctionnement du commerce international. Rappelons que la corruption est le
fait de proposer certains avantages à une personne pour qu'elle
accomplisse ou s'abstienne d'accomplir un acte de sa fonction, tandis que le
trafic d'influence est le fait de proposer certains avantages à une
personne pour qu'elle abuse de son influence réelle ou supposée
en vue de faire obtenir d'une autorité ou d'une administration publique
des distinctions, des emplois, des marchés ou toute autre
décision favorable.
Enfin, il convient de noter que la convention interdit clairement certaines
pratiques, mais que l'utilisation de moyens complexes utilisant des
sociétés de droit local et le passage par des " centres
offshore " risque de permettre le contournement des stipulations de la
convention. A cet égard, il est souhaitable que la France poursuive
l'action qu'elle a entamé dans les enceintes internationales pour lutter
contre les " centres financiers offshore ", pays ou territoires
offrant des services financiers, sans contrôle ni réglementation
suffisants et souvent dotés d'un secret bancaire très strict.