2. L'aménagement du temps de travail a déjà été l'occasion de déroger à la hiérarchie des normes en droit du travail
Toutefois l'ordonnance n° 82-41 du 16 janvier 1982
relative à la durée du travail a introduit dans notre droit le
principe de
l'ordre public dérogatoire
. En vertu de ce principe,
les partenaires sociaux se sont vu reconnaître la possibilité de
négocier des dispositions moins favorables que celles prévues par
la loi notamment en matière d'aménagement du temps de travail
comme le précise le troisième alinéa de l'article
L. 212-3 du code du travail. L'entrée en vigueur de ces accords
dérogatoires reste néanmoins subordonnée à
l'absence d'opposition des syndicats majoritaires lorsqu'il s'agit d'accords
d'entreprise et à une extension par le ministre chargé du travail
lorsqu'il s'agit d'un accord de branche.
Le champ du domaine du droit dérogatoire a beau être circonscrit,
il constitue, selon Jean-Emmanuel Ray, :
" une véritable
révolution, (car) l'ordre public dérogatoire ouvre
concrètement la porte à la concurrence sociale. Le droit du
travail, exemple même de l'ordre public de protection, passe ainsi dans
l'orbite de l'ordre public économique "
105(
*
)
.
Il est important d'observer que ce champ d'expérimentation a eu pour
objet l'aménagement du temps de travail.
Les différentes lois adoptées depuis 1982 et notamment
l'ordonnance du 16 janvier précitée, la loi du 19 juin
1987 relative à l'aménagement du temps de travail et la loi
quinquennale du 20 décembre 1993 ont ainsi fait évoluer
profondément les règles du droit du travail pour tenir compte des
besoins de flexibilité des entreprises.
La négociation collective dans l'impasse ?
Depuis plus de quinze ans, les négociations sur l'aménagement et
la réduction du temps de travail ont en effet été pour les
partenaires sociaux l'occasion de
" creuser en dessous ou à
côté du plancher légal de véritables galeries qui,
un jour, remettront peut-être en cause la stabilité de l'ensemble
de l'édifice "
106(
*
)
.
Cette crainte, légitime, ne s'est pas matérialisée, ces
" galeries " ayant surtout agi jusqu'à présent comme
autant de conduits permettant la respiration d'un
" monument
législatif, le code du travail, au bord de l'asphyxie "
. En
rapprochant la fabrication du droit du travail de ses destinataires, le
principe des " accords dérogatoires " a eu un autre
mérite, la relance du dialogue social.
En prenant le pas sur la politique du
" grain à
moudre "
, condamnée par la crise économique et la
nécessité de mener des politiques désinflationnistes, la
politique contractuelle du
" donnant-donnant "
a permis aux
syndicats
" réformistes "
d'aboutir à des
accords qui maintiennent un niveau élevé de garanties pour les
salariés, tout en permettant une plus grande flexibilité pour les
entreprises comme l'a souligné le rapport d'évaluation de la loi
quinquennale relative au travail, à l'emploi et à la formation
professionnelle.
Le comité d'évaluation de cette loi a, par exemple,
observé dans son rapport
107(
*
)
que la durée hebdomadaire
moyenne du travail était passée de 37,2 heures début
1992 à 36,5 heures fin 1995 soit une baisse de 2,1 %, ceci
avant même la relance opérée par l'adoption de la loi de
Robien du 11 juin 1996 relative au développement de l'emploi par
l'aménagement et la réduction conventionnels du temps de travail.
Nombre
de salariés concernés par la réduction du temps de
travail
dans le cadre de la loi de Robien
Année |
Dans le cadre du développement de l'emploi |
Dans le cadre de la procédure de licenciement économique |
TOTAL |
1996
|
4.637 |
7.263 |
11.900 |
1997 |
99.968 |
75.665 |
175.633 |
1998
|
70.067 |
20.590 |
90.567 |
TOTAL |
174.672 |
103.518 |
278.190 |
Source : ministère de l'emploi et de la
solidarité
Le bilan de la négociation collective pour 1997 était loin
d'être négligeable d'autant plus que la conjoncture de
l'économie française était particulièrement
défavorable.
Comme le soulignait Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi, dans son discours
devant la Commission nationale de la négociation collective le
23 juin 1998 , 1997 a été marquée par
" une poursuite significative de la progression de la
négociation en entreprise, notamment à la faveur de la
négociation sur l'aménagement et la réduction du temps de
travail dans une perspective de créations d'emplois :
11.800 accords (ayant) été conclus l'année
dernière contre 9.275 en 1996 "
. Il convient d'observer que de
manière concomitante le nombre d'accords de branche avait baissé,
877 contre 1.030 en 1996. Cette baisse signifiait en particulier que dans une
conjoncture déprimée, la négociation collective se
rapprochait de l'entreprise pour privilégier les adaptations
organisationnelles et le maintien de la compétitivité de
préférence aux accords salariaux de branche qui font avancer tout
le monde au même pas.
La loi du 13 juin 1998 n'a donc pas initié la négociation sur la
réduction du temps de travail, elle a seulement souhaité lui
donner, rapidement, une dimension plus importante. On peut rappeler qu'en 1997,
6.000 accords d'entreprise ont concerné le temps de travail, soit
51,5 % des accords signés et que sur ces 6.000 accords, 2.000
prévoyaient une baisse de la durée du travail.
Développement de la négociation au niveau de l'entreprise,
multiplication des accords sur le temps de travail et élargissement des
thèmes de la négociation caractérisaient donc la
négociation collective en 1997, alors même que la conjoncture
économique était déprimée et le taux de
chômage élevé. Tout laissait penser qu'un retour de la
croissance aurait naturellement donné une nouvelle dimension à
ces négociations en abordant, pourquoi pas, à nouveau, la
question des salaires.
Dans ces conditions, le
" coup de force "
qu'a
constitué le déroulement de la Conférence nationale sur
l'emploi, les salaires et le temps de travail du 10 octobre a
légitimement pu être considéré par les partenaires
sociaux comme un camouflet et une revanche du droit légal sur le droit
conventionnel.
Une loi sur la négociation collective ?
La loi du 13 juin 1998 est apparue comme une revanche du droit légal sur
le droit conventionnel.
La loi du 13 juin 1998 marque un changement de méthode de la part des
autorités publiques. Dans son discours du 23 juin 1998
précité
108(
*
)
,
Mme Martine Aubry reconnaissait d'ailleurs conduire une
" démarche inhabituelle "
en donnant pour mission
à la loi de fixer un cap, l'incitation à la réduction du
temps de travail, et en renvoyant à la négociation collective le
soin de déterminer les modalités de mise en oeuvre de cette
politique.
Elle estimait à cet égard que l'article 2 de la loi du 13
juin 1998 était à son sens l'article essentiel. On peut rappeler
que cet article dispose que :
" Les organisations syndicales d'employeurs, groupements d'employeurs
ou employeurs ainsi que les organisations syndicales de salariés
reconnues représentatives sont appelés à négocier
d'ici les échéances fixées à l'article premier les
modalités de réduction effective de la durée du travail
adaptées aux situations des branches et des entreprises ".
En réalité, cette démarche est bien moins
" inhabituelle "
qu'il n'y paraît, les partenaires
sociaux étaient tout bonnement invités à appliquer la loi
ou tout du moins à en anticiper les effets. Ils recevaient pour cela une
espèce de
" délégation
législative "
qui n'est pas sans rappeler le mécanisme
des ordonnances législatives
109(
*
)
. Le principe n'est pas nouveau, il
est même aussi ancien que les conventions collectives elles-mêmes
telles qu'elles ont été définies par les lois du 23 mars
1919 et du 24 juin 1936. Comme le souligne en effet M. Gérard
Lyon-Caen :
" en un sens, c'est par délégation de
l'Etat que les interlocuteurs sociaux peuvent créer des
règles "
110(
*
)
.
Au regard de la négociation collective, la loi du 13 juin 1998 constitue
un formidable retour en arrière par rapport aux pratiques
développées depuis plus de quinze ans, notamment en
matière d'aménagement du temps de travail.
L'ordre public dérogatoire ou supplétif est
désavoué au profit d'une vision classique de l'ordre public
social, c'est la loi qui définit les principes et notamment
l'abaissement de la durée légale du travail hebdomadaire.
La subordination du droit conventionnel au droit légal est d'ailleurs
confirmée dans le second projet de loi à l'article 14
puisque les partenaires sociaux sont invités à modifier toutes
les clauses contraires à la loi dans un délai d'un an.
On assiste ainsi d'une certaine façon à une revanche du droit
légal sur le droit conventionnel. C'est ce qui explique notamment les
réactions désabusées des partenaires sociaux à la
sortie de la conférence du 10 octobre 1997 devant ce mouvement que
l'on pourrait, sans malice, qualifier de
" réactionnaire "
.
Il n'est nul besoin de chercher des justifications techniques à la
décision du Gouvernement de
" montrer le bon chemin "
aux partenaires sociaux, tellement il est évident que ce choix
répond à des considérations idéologiques. La
législation sur les conventions collectives est, d'ailleurs,
coutumière du fait. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
celle-ci a, en effet, régulièrement été
influencée par l'équilibre politique et social du moment. La loi
du 23 décembre 1946, par exemple, établit le principe d'une
" convention collective de type étatique (...) en harmonie avec
le dirigisme strict de l'époque "
111(
*
)
. Les lois du 11 février 1950,
l'ordonnance du 27 septembre 1967 et la loi du 13 juillet 1971 constituent,
à l'inverse, autant d'étapes vers un retour à la
conception contractuelle libérale de la négociation collective,
conception que font leur avec un degré croissant les différents
gouvernements qui se succèdent.
Ce constat est peut-être aussi l'occasion de regretter que bien qu'elle
figure dans le Préambule de la Constitution
112(
*
)
de 1946, la négociation
collective ne fasse pas l'objet d'un consensus quant à son rôle
dans la détermination des règles du droit du travail. Comme le
souligne M. Gérard Lyon-Caen, le nombre élevé de lois qui
ont voulu encadrer ou donner un statut légal à la convention
collective
" est révélateur de la méfiance du
législateur à l'égard de l'autonomie collective, de
l'indécision des idées en la matière, de l'emprise
exercée par la conjoncture économique et
sociale "
113(
*
)
.
Il reste que l'économie et la société ont
évolué depuis les " Trente Glorieuses ". Plusieurs
indices laissent penser que la
" réaction
étatiste "
pourrait avoir échoué à dicter
les formes des changements à opérer dans l'organisation des
entreprises. On assisterait, ce faisant, à un retournement de situation
assez inattendu.