C. STABILISER L'IMPOSITION DU PATRIMOINE

" La taxe ou portion d'impôt que chaque individu est tenu de payer doit être certaine et non arbitraire ". Cette maxime d'Adam Smith 52( * ) reste la condition du bon fonctionnement des sociétés, dans lesquelles chaque citoyen doit être en mesure d'appréhender la teneur des règles qui vont déterminer l'étendue de ses obligations.

Pourtant, l'évolution des finalités de la règle de droit tend à remettre en cause la sécurité juridique et le projet de loi de finances pour 1999 en est une illustration évidente. Non seulement il confirme la tendance à la multiplication des textes, ce qui rend la norme de moins en moins accessible, mais il introduit de nombreuses modifications, dont certaines sont rétroactives, aggravant ainsi le sentiment d'insécurité juridique.

Or, cette situation a deux effets pervers : d'une part, elle altère l'esprit d'entreprise des contribuables, d'autre part, elle remet en cause le consentement à l'impôt et favorise la fraude fiscale.

C'est pourquoi votre rapporteur général propose non seulement l'adoption de certaines dispositions visant à remédier aux dispositions les plus contestables du projet de loi de finances pour 1999, mais également une réflexion d'ensemble sur les moyens de lutter durablement contre l'insécurité juridique.

1. La sécurité juridique est remise en cause par l'évolution des finalités du droit fiscal

a) Les composantes de la sécurité juridique

La sécurité juridique peut être définie comme une garantie ou une protection tendant à exclure du champ juridique, le risque d'incertitude ou de changement brutal dans l'application du droit. Matériellement, elle implique que la norme juridique présente plusieurs caractères.

D'une part, la norme juridique doit être accessible. Cette exigence suppose que les destinataires potentiels de la norme soient à même de l'appréhender afin d'envisager toutes les conséquences de leurs actes. A défaut, les sujets de droit seraient soumis à des normes dont ils ignoreraient la vocation à régir leur situation. En matière fiscale, la mauvaise lisibilité de la loi peut entraîner, pour certains contribuables, de se voir imposer alors qu'ils pensaient ressortir d'un autre dispositif plus favorable.

D'autre part, la norme juridique doit être prévisible. Cela signifie que les contribuables connaissent le montant des impositions mises à leur charge de telle manière que chacun d'entre eux puisse prendre des engagements en toute clarté. La structure et la formulation de la norme doivent permettre une interprétation rigoureuse des faits, qui ne puisse être remise en cause rétroactivement.

Or, la norme, et particulièrement la norme fiscale, souffre d'un manque de lisibilité et d'une instabilité croissante liée à l'évolution des finalités poursuivies par l'Etat.

b) La remise en cause de la sécurité juridique

En effet, la conception actuelle du droit fiscal en France est difficilement conciliable avec la notion de sécurité juridique. Initialement destinée à couvrir les charges d'un Etat gendarme, elle est progressivement devenue un instrument de politique économique et sociale en constante évolution. Désormais, le rôle imparti à la fiscalité consiste à modifier le comportement des agents économiques par dissuasion ou par incitation.

Or, l'interventionnisme complique la législation fiscale avec la multiplication des régimes dérogatoires.

En outre, la politique gouvernementale doit s'adapter sans discontinuer à une conjoncture économique et sociale en perpétuelle évolution. Dans la mesure où la fiscalité sert à mettre en application la politique du pouvoir exécutif, elle doit être sans cesse modifiée.

Enfin, on assiste à une remise en cause croissante des dispositions introduites dans le but d'influencer les décisions des contribuables. En effet, deux objectifs orientent la politique des gouvernements : l'interventionnisme fiscal et la recherche d'un rendement plus élevé de l'impôt. Ces principes contradictoires dans leurs objectifs contribuent à l'instabilité de la loi fiscale puisque, dès que l'incitation  fiscale est efficace et donc utilisée par un grand nombre de contribuables, le gouvernement est tenté de revenir en arrière afin de récupérer une partie des sommes désormais exonérées.

Cette politique du yoyo s'avère d'autant plus dangereuse que, dans ces cas là, le gouvernement fait voter une loi fiscale rétroactive qui ne se contente pas de modifier la situation juridique pour l'avenir mais remet en cause des effets juridiques créés par une loi fiscale ancienne.

2. Le projet de loi de finances pour 1999 accentue l'insécurité juridique, ce qui entraîne des effets pervers.

a) L'aggravation de l'insécurité juridique touchant les règles applicables à l'imposition du patrimoine

Le projet de loi de finances pour 1999 aggrave l'insécurité juridique en renforçant l'illisibilité et l'imprévisibilité du droit fiscal et en se plaçant sur le terrain de la morale et non de la légalité.

Le renforcement du caractère peu lisible des règles régissant l'imposition du patrimoine

Le projet de loi de finances pour 1999 ne contient pas moins de six modifications des dispositions applicables à l'impôt de solidarité sur la fortune et trois modifications des règles régissant les droits de mutation.

Par ailleurs, son article 24 constitue la cinquième remise en cause de l'exonération générale des contrats d'assurance vie depuis 1996 53( * ) .

La première est intervenue lors de l'institution en février 1996 d'une contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS).

Une deuxième exception à l'exonération générale des contrats d'assurance vie est intervenue du fait de la loi de financement de la sécurité sociale pour 1997 qui a opéré une réforme de la contribution sociale généralisée (CSG) et l'a élargie aux produits défiscalisés de l'épargne.

Le projet de loi de finances pour 1998 a introduit une troisième exception puisque les produits des contrats d'assurance vie nouveaux ne sont exonérés qu'à concurrence d'un plafond de 30.000 francs pour un célibataire et 60.000 francs pour un couple marié, en subissant au-delà un prélèvement libératoire au taux de 7,5 %.

Quant à la loi de financement de la sécurité sociale pour 1998, elle a fixé le taux de la CSG à 7,5 % et a élevé ainsi le total des prélèvements sociaux à 10 %.

Enfin, l'article 24 du projet de loi de finances pour 1999 voté par l'Assemblée nationale remet en cause l'exonération de droits de mutation à titre gratuit dont bénéficiaient jusqu'à présent les contrats d'assurance vie. En effet, il soumet les sommes reçues par chaque bénéficiaire d'une assurance vie à raison du décès de l'assuré à un prélèvement de 20 % sur la part des sommes excédant 1.000.000 francs.

Concernant l'article 10 du présent projet, celui-ci tend à renverser la présomption irréfragable pesant sur l'usufruitier pour l'intégration dans le patrimoine de ce dernier des biens grevés d'usufruit pour leur valeur en pleine propriété en cas de démembrement, conformément à l'article 885 G du code général des impôts. Désormais, la taxation en pleine propriété des biens démembrés interviendra " dans le patrimoine de la personne qui a constitué sur ces biens un usufruit, un droit d'usage ou d'habitation accordé à titre personnel ".

Or, cette sédimentation des mesures affectant l'imposition du patrimoine nuit à la clarté des textes.

Le renforcement du caractère peu prévisible de la loi fiscale

La sécurité fiscale permet aux contribuables d'élaborer des plans à long terme. Elle s'avère d'autant plus nécessaire que la fiscalité n'est plus neutre, mais se veut incitative. Ainsi, lorsqu'un contribuable évalue le rendement économique de telle opération, il inclut dans ses considérations le volet fiscal. Si ce dernier est modifié alors que l'opération est engagée, ses calculs économiques sont remis en cause et ce qu'il considérait comme une opération rentable peut devenir un placement médiocre, voire inintéressant.

Or, le projet de loi de finances pour 1999 comporte plusieurs articles aux effets rétroactifs.

L'article 10 précité renverse la présomption antérieurement établie pour l'ISF. Or, il est prévu que la nouvelle présomption s'applique à compter de 1999, quelle que soit la date à laquelle le démembrement de propriété a été décidé. L'application de cette disposition risque d'avoir des conséquences financières importantes pour les contribuables qui avaient procédé à une donation de l'usufruit et qui voient le bien grevé de l'usufruit réintégré dans leur patrimoine. En outre, s'ils désirent récupérer l'usufruit afin de pouvoir payer l'ISF, il leur faut obtenir le consentement du donataire qui se verra non seulement privé de l'usufruit, mais devra payer les droits de mutation à titre gratuit.

L'article 14 relatif à la modification des règles de territorialité en matière de droits de mutation à titre gratuit devrait également s'appliquer aux donations ou legs réalisés ou aux successions ouvertes à partir du 1 er janvier 1999, quelle que soit la date à laquelle le testament a été enregistré.

L'article 16 relatif à l'imposition de plus-values "constatées" et des plus-values en report d'imposition en cas de transfert du domicile hors de France s'appliquerait aussi de manière rétroactive aux contribuables ayant transféré leur domicile hors de France depuis le 9 septembre 1998, date de la présentation du projet de loi de finances en conseil des ministres. Le motif d'intérêt général invoqué par le gouvernement pour justifier la rétroactivité de cette disposition semble être la " moralisation " de la fiscalité pour les gros patrimoines et les placements financiers. En outre, cela devrait dissuader les éventuels candidats à la délocalisation d'agir dans la précipitation entre l'annonce de la mesure et le 31 décembre 1998.

Enfin, l'article 24 initial remettait en cause l'exonération des droits de mutation à titre gratuit dont bénéficient les contrats d'assurance vie lorsque la somme des valeurs de rachat des contrats rachetables et des primes versées sur les contrats non rachetables au jour de décès de l'assuré excède 1.000.000 francs ou 30 % de cette somme. En outre, il était prévu que cette disposition s'applique aux successions ouvertes à la suite du décès d'assurés survenus à compter de 1999 quelle que soit la date à laquelle les contrats d'assurance vie auraient été signés.

La moralisation de la règle de droit

L'article 24 a été présenté par le gouvernement comme une " moralisation des avantages liés à la transmission des patrimoines par le biais de l'assurance vie ".

En utilisant cette formulation, le gouvernement s'est engagé sur une pente dangereuse. Les enjeux du problème doivent être clairs : alors que le gouvernement se sert largement de l'outil fiscal afin d'influencer l'activité économique, il n'admet pas que cet instrument puisse être utilisé légalement par les contribuables de manière à satisfaire au mieux leurs intérêts. Ne pouvant contester l'utilisation faite de la fiscalité au niveau de la légalité, le gouvernement justifie la remise en cause des règles fiscales existantes en faisant référence à la morale.

L'imposition du patrimoine constitue un terrain privilégié pour cette moralisation de la règle de droit. Tout d'abord, le gouvernement sait qu'il peut utiliser la méfiance spontanée de l'opinion publique et des médias vis-à-vis des gros patrimoines et faire régner un véritable esprit de suspicion à l'égard de cette catégorie de contribuables. Ensuite, ce sont par essence les contribuables imposés à l'ISF qui recourent le plus à l'optimisation fiscale puisque les avantages de cette dernière sont d'autant plus grands que le montant du patrimoine est élevé. En outre, leur patrimoine les autorise à faire appel aux conseils fiscaux les plus expérimentés.

Or, cette moralisation s'avère doublement dangereuse.

D'une part, en se plaçant non plus sur le terrain de la légalité mais sur celui de la morale, la frontière entre l'optimisation fiscale et l'évasion fiscale s'efface et l'administration fiscale se voit reconnaître le droit de contester l'opposabilité de schémas au seul prétexte qu'ils occasionnent, en plus de leur intérêt économique, familial ou financier, une conséquence fiscale favorable.

C'est la raison pour laquelle le gouvernement, plutôt que de demander une utilisation plus large de la procédure de répression des abus de droit prévue à l'article L.64 du livre des procédures fiscales, préfère faire voter de nouvelles dispositions légales.

En effet, dans le cadre de la procédure d'abus de droit, l'administration doit démontrer que l'opération litigieuse a pour seul objectif la réalisation d'une économie fiscale. Or, parce que dans la plupart des cas l'abus de droit ne peut pas être mis en oeuvre, le gouvernement propose autoritairement de revenir sur la situation de droit existante, sous prétexte de moralisation des règles fiscales.

D'autre part, cette moralisation n'aborde pas les vrais problèmes du droit fiscal, à savoir le développement parallèle de l'insécurité juridique et de l'évasion fiscale à cause d'un interventionnisme croissant et d'un alourdissement constant de la fiscalité. Au contraire, cette moralisation des règles fiscales risque de faire perdurer le cercle vicieux suivant : en raison d'une imposition trop lourde et trop changeante, les tentatives d'évasion fiscale se multiplient et entraînent un nouveau durcissement et une nouvelle modification des règles fiscales.

A cet égard, il est intéressant de rapporter les considérations du Conseil d'Etat sur la sécurité juridique 54( * ) : " Or, par un étrange paradoxe, plus on croit traquer le fraudeur, plus on incite à la fraude : d'abord parce que le juge et le contrôleur, débordés, n'arrivent plus à se tenir au courant, et que leur efficacité diminue à mesure que croît la production du législateur ; ensuite parce que la loi dont on change à chaque saison, la loi " jetable ", n'est pas respectable : pourquoi ne pas frauder si l'on peut supposer que, de changement en changement, ce qui est illicite aujourd'hui sera licite demain ? "

b) Cette aggravation de l'insécurité juridique a de nombreux effets pervers

D'une part, le développement de l'insécurité juridique altère l'esprit d'entreprise des contribuables. En effet, la société capitaliste repose sur le calcul et sur le risque, mais il s'agit d'un risque évalué en fonction de règles juridiques stables aux effets prévisibles. Si l'environnement juridique de l'entreprise ou du patrimoine devient instable, toute prévision tend à devenir impossible et les agents économiques ne sont plus encouragés à développer leurs activités.

D'autre part, l'instabilité des règles a pour effet d'entraîner un manque d'adhésion à celles-ci. En effet, l'acte d'imposition résulte de l'application d'une règle de droit comportant un présupposé et un effet juridique. Cette règle a pour objet d'exclure toute incertitude sur le produit qui en résulte. La sécurité juridique ainsi procurée aux contribuables assure le consentement à l'impôt. A l'inverse, l'instabilité des règles de droit fiscal se traduit par des suppléments d'imposition perçus comme purement arbitraires. Ces revirements bouleversent les prévisions que ces derniers ont effectuées sur le fondement des règles précédemment établies et réduisent leur adhésion au système fiscal.

3. Les propositions de votre commission

Ces propositions visent à apporter une solution à deux séries de difficultés. Tout d'abord, il s'agit de remédier aux dispositions les plus contestables contenues dans le projet de loi de finances pour 1999. Pour autant, votre rapporteur général est conscient que des réformes plus structurelles doivent être envisagées afin de mettre un terme à l'insécurité juridique qui caractérise notre fiscalité.

a) Les propositions visant à remédier aux dispositions les plus contestables du projet de loi de finances pour 1999

Deux principes ont guidé votre rapporteur : le refus de toute disposition rétroactive afin d'assurer la prévisibilité de la règle de droit ; le refus de toute mesure visant des cas particuliers d'évasion fiscale qui peuvent en réalité être combattus par la procédure d'abus de droit, et ce afin de ne pas nuire à la lisibilité de la règle de droit.

Le refus de toute disposition rétroactive en matière d'épargne et de gestion de patrimoine.

Votre rapporteur général propose ainsi de supprimer l'article 10 relatif à l'imposition à l'ISF des biens ou droits dont la propriété est démembrée dans la mesure où le renversement de la présomption s'appliquerait au titre de 1999 quelle que soit la date à laquelle le démembrement de propriété a été décidé.

De même, si l'article 24 n'avait pas été modifié par l'Assemblée nationale qui a supprimé son caractère rétroactif, votre rapporteur général aurait proposé cette modification.

Le refus de toute mesure visant à lutter contre des cas particuliers de fraude fiscale qui peuvent être combattus par la procédure de répression des abus de droit.

L'article 9 tend à limiter l'exonération d'ISF au titre des biens professionnels aux seuls loueurs en meublés professionnels qui retirent de leur activité plus de 50.000 francs de recettes annuelles et plus de 50 % des revenus professionnels de leur foyer fiscal. Jusqu'à présent, la part des revenus professionnels tirés de l'activité de la location de meublés était comparée aux seuls revenus de la personne exerçant cette activité.

Cette nouvelle disposition présente plusieurs inconvénients qui sont développés dans le commentaire dudit article dans le tome II du présent rapport. Au regard de la sécurité juridique, elle est dangereuse dans la mesure où elle s'immisce dans les foyers fiscaux et donne à l'administration le pouvoir de contester la répartition des activités professionnelles au sein du couple sous prétexte que ce dernier pourrait en tirer un avantage fiscal. Votre rapporteur général refuse cette suspicion généralisée et proposera donc un amendement de suppression de cet article.

La lutte contre l'évasion et la délocalisation fiscales serait facilitée par un allégement de la pression.

Votre commission peut difficilement ne pas souscrire, dans leurs grandes lignes, aux dispositions du présent projet tendant à lutter contre les délocalisations fiscales.

Elle rappelle toutefois d'une part, que cette lutte doit s'inscrire dans le cadre d'une coopération et d'une harmonisation accrues sur le plan communautaire, et d'autre part que le meilleur moyen de lutter contre les délocalisations est d'alléger l'impôt.

Une des décisions les plus préjudiciables en la matière, proposée par le précédent gouvernement, fut de déplafonner la somme "impôt sur le revenu + impôt sur la fortune" par rapport au revenu (avant la loi de finances pour 1996 ce plafond était fixé à 85 %). Ce déplafonnement peut conduire les contribuables à payer davantage d'impôt qu'ils n'ont de revenu, encouragement certain au départ vers un ciel fiscal plus clément.

b) Les propositions visant à lutter durablement contre l'insécurité juridique

Votre rapporteur estime que la sécurité juridique ne pourra pas être assurée sans le retour à une plus grande stabilité de l'impôt et sans la reconnaissance officielle du principe de sécurité juridique.

Le retour à une plus grande stabilité fiscale

Votre rapporteur général ne peut que répéter le plaidoyer constant de votre commission en faveur de la stabilité fiscale. Le caractère erratique de notre fiscalité est particulièrement nuisible à des comportements rationnels en matière de patrimoine, car les épargnants ont besoin d'une visibilité à long terme.

la reconnaissance solennelle du principe de sécurité juridique

La rétroactivité des lois n'est pas considérée comme anticonstitutionnelle en France. Ainsi, son interdiction n'a jamais figuré ni dans les constitutions successives ni dans leur préambule 55( * ) . Seul y figure le principe de la sûreté que, en dehors du domaine pénal, le Conseil constitutionnel n'a pas interprété, jusqu'à présent, comme interdisant aux lois de revenir sur des situations apparemment acquises et d'aggraver, a posteriori, les conditions juridiques de l'activité des citoyens.

LA RÉTROACTIVITÉ DES LOIS FISCALES : JURISPRUDENCE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL

Le législateur est libre de déroger au principe de valeur législative de la non-rétroactivité. Le Conseil constitutionnel a toutefois apporté un certain nombre de limites à cette liberté.

I. PRÉSENTATION GÉNÉRALE :

1- Le CC a admis le principe de lois rétroactives en matière fiscale :


L'article 2 du Code civil stipule : " la loi ne dispose que pour l'avenir, elle n'a point d'effet rétroactif ". Le Conseil constitutionnel considère que ce principe n'a qu'une valeur législative 56( * ) : le législateur est donc libre d'y déroger et d'édicter des lois rétroactives 57( * ) .

2- Le CC a posé des conditions à ce principe :

La rétroactivité des lois est une entorse à la sécurité juridique. Dans les cas de lois fiscales rétroactives moins favorables 58( * ) , le Conseil constitutionnel a posé un certain nombre de conditions :

1- Non-rétroactivité pour les sanctions fiscales :

Le Conseil constitutionnel a reconnu que les sanctions fiscales étaient soumises aux principes généraux du droit pénal (CC 29 décembre 1989, n° 89-268 DC). Le principe de non-rétroactivité des lois pénales a donc été étendu à toutes les sanctions ayant le caractère de punition, même si elles sont infligées par une autorité de nature non judiciaire (CC 30 décembre 1982, n° 82-155 DC).

CC 29 décembre 1986, n° 86-223 DC : " conformément au principe de non-rétroactivité des lois répressives posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, elle ne saurait permettre d'infliger des sanctions à des contribuables à raison d'agissements antérieurs à la publication des nouvelles dispositions qui ne tombaient pas légalement sous le coup de la loi ancienne ".

Cas particulier : La suppression d'une exonération n'a pas le caractère d'une sanction (CC 29 décembre 1989, n° 89-268 DC).

2- Une loi ne saurait porter préjudice au contribuable dont les droits ont été reconnus par une décision de justice passée en force de chose jugée :

Les lois fiscales rétroactives ne peuvent porter préjudice aux droits que les contribuables tiennent des décisions de justice passées en force de chose jugée (CC 29 décembre 1986, n° 86-223 DC, CC 29 décembre 1988, n° 88-250 DC, CC 29 décembre 1989, n° 89-268 DC).

CC 29 décembre 1986, n° 86-223 DC : " l'application rétroactive de la loi fiscale ne saurait préjudicier aux contribuables dont les droits ont été reconnus par une décision de justice passée en force de chose jugée ".

3- La rétroactivité doit être fondée sur des raisons d'intérêt général :

Si le législateur peut modifier rétroactivement la loi fiscale, par exception aux dispositions de valeur législative de l'article 2 du Code civil, ce doit être " pour des raisons d'intérêt général " ; celui-ci ne se limitant pas à la seule considération d'un intérêt financier (CC 29 décembre 1986, n° 86-223 DC).

CC 29 décembre 1986, n° 86-223 DC : " Considérant que, par exception aux dispositions de valeur législative de l'article 2 du Code civil, le législateur peut, pour des raisons d'intérêt général, modifier rétroactivement les règles que l'administration fiscale et le juge de l'impôt ont pour mission d'appliquer "



En outre, le Conseil constitutionnel semble dégager une autre condition : l'exigence de proportionnalité entre les mesures adoptées et l'objectif poursuivi (CC 29 décembre 1988, n° 88-250 DC, CC 29 décembre 1989, n° 89-268 DC).

Exemples :

- dans le cas d'une loi de validation rétroactive des rôles, l'intérêt des finances publiques mais aussi le principe d'égalité devant les charges publiques remplissaient la condition des raisons d'intérêt général (CC 29 décembre 1988, n° 88-250 DC).

- le Conseil constitutionnel a sanctionné les dispositions d'un article visant à valider les titres de perception répartissant entre les entreprises de transport aérien les dépenses afférentes au contrôle technique d'exploitation et aux conditions générales de l'équilibre financier du budget annexe de l'aviation civile qui n'étaient pas susceptibles d'être affectées en l'espèce ; en effet, il a estimé que la seule considération d'un intérêt financier lié à l'absence de remise en cause des titres de perception concernés ne constituait pas un motif d'intérêt général autorisant le législateur à faire obstacle aux effets d'une décision de justice déjà intervenue (CC 28 décembre 1995, n° 95-369 DC).

4- La rétroactivité ne se présume pas :

Il semble acquis qu'une mesure fiscale rétroactive est anticonstitutionnelle lorsque les travaux préparatoires de cette disposition font apparaître que le caractère rétroactif de la mesure n'a pas été invoqué ou justifié.

II. LES DIFFÉRENTES FORMES DE RÉTROACTIVITÉ :

1- Les lois de finances :


Le principe général, concernant l'assiette de l'impôt, est celui de l'application des règles en vigueur au moment du fait générateur de l'imposition.

• Les lois fiscales entrent en vigueur un jour franc après la date de leur publication au J.O. sauf disposition expresse fixant cette entrée en vigueur à une date différente ; c'est le cas, depuis 1981, de la plupart des lois de finances initiales.

• La détermination du fait générateur est plus complexe :

- En matière de TVA et d'une manière générale de droits indirects, le principe n'aboutit à aucun retour sur le passé, puisque le fait générateur est un événement ou une situation constatée à une date donnée.

- Mais en matière d'impôt sur le revenu et d'impôt sur les sociétés, le fait générateur est constitué par la clôture de la période de réalisation des revenus ou des profits imposables 59( * ) .

Combinée aux principes régissant l'entrée en vigueur des lois de finances initiales, cette définition du fait générateur se traduit, pour l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés, par un phénomène de rétroactivité.

Cette rétroactivité n'est pas inévitable : il arrive fréquemment que les lois de finances reportent à l'année suivante l'application d'un certain nombre de dispositions.

Cette situation semble une originalité française. Les Etats-Unis, par exemple, appliquent à cet égard une règle pragmatique appelée règle du " fair announce " : les lois fiscales rétroagissent à la date à laquelle l'administration a annoncé les nouvelles dispositions qui allaient être soumises au Congrès. Une telle réserve n'est pas inconnue du législateur français qui en a fait application à plusieurs reprises.

Exemple : La prise d'effet au 1 er janvier des dispositions de la loi de finances promulguée en fin d'année constitue une application rétroactive de la loi et se trouve donc soumise au respect des conditions mises à la rétroactivité des lois (CC 29 décembre 1989, n° 89-268 DC).

Cas particulier : l'abrogation anticipée d'une exonération ou d'une réduction d'impôt :

Le Conseil constitutionnel n'exerce presque aucun contrôle dans ce cas sur l'appréciation faite par le législateur de revenir sur l'exonération (CC 29 décembre 1983, n° 83-164 DC).

Dans le cas d'une suppression rétroactive de la réduction d'impôt sur le revenu pour les versements afférents à certains contrats d'assurance-vie (CC 28 décembre 1995, n° 95-369 DC), le Conseil constitutionnel a estimé que la disposition rétroactive n'édictant pas une sanction 60( * ) (elle ne faisait que limiter les effets dans le temps des réductions fiscales), elle n'était pas anticonstitutionnelle.

2-Les lois de validation :

Le Conseil constitutionnel a admis la possibilité pour le législateur de valider des actes administratifs aux conditions présentées plus haut.

la " validation implicite " de dispositions législatives illégalement codifiées :

Il peut arriver que l'administration, dans sa mission de codification, ajoute à la loi. Le texte résultant de cette codification illégale est sans valeur, le juge fait prévaloir la loi effectivement adoptée sur cette codification. Si le Gouvernement fait adopter par le Parlement une disposition qui fait référence à l'article codifié ou qui en modifie quelques mots, le législateur semble alors valider implicitement l'article du Code auparavant dépourvu de base légale.

Rien n'exclut que cette validation rétroagisse si l'intention du législateur est de ratifier le décret de codification.

la validation de règlements, d'actes de procédure ou d'impositions :

1- Les validations législatives de règlements en matière fiscale sont devenus obsolètes.

2- Les validations d'impositions ou d'actes de procédures demeurent courants. Le Conseil constitutionnel refuse de censurer ces validations droit (CC 29 décembre 1988, n° 88-250 DC). Mais il souligne que la validation législative doit avoir pour objet de purger un vice déterminé : tout ce que peut faire le législateur, c'est " modifier rétroactivement les règles que l'administration fiscale et le juge de l'impôt ont pour mission d'appliquer ".

3- Les lois dites interprétatives :

Une loi interprétative doit se borner à reconnaître sans rien innover un droit préexistant qu'une définition imparfaite a rendu susceptible de controverse. Par nature une loi interprétative est rétroactive. Mais se sont développées depuis les années 1980, des lois dites interprétatives qui avaient pour objet, par exemple, de faire obstacle à la jurisprudence du juge de l'impôt.

Il est vrai que les différentes formes de rétroactivité ne comportent pas toutes les mêmes inconvénients. Ainsi, il arrive que l'intérêt général commande la validation de certains actes administratifs lorsque les difficultés pratiques créées par les annulations prononcées par le juge sont inextricables.

Il n'en reste pas moins qu'une faculté aussi dangereuse pour la sécurité des sujets de droit ne devrait être utilisée qu'avec modération et discernement, notamment en matière fiscale.

En outre, la construction européenne nous incite à un plus grand respect de la sécurité juridique. En effet, la Cour de justice des communautés européennes a érigé la sécurité juridique en principe général du droit. Selon la Cour, la législation européenne doit être " certaine et son application prévisible " 61( * ) . En cas d'adoption d'une disposition législative rétroactive, un contribuable français pourrait également attaquer la décision devant la Cour européenne des droits de l'Homme.

En droit fiscal, on peut distinguer trois sortes de dispositions rétroactives :

- les dispositions rétroactives liées au mode de détermination de certains impôts. Ainsi, en matière d'impôt sur le revenu et d'impôt sur les sociétés, la loi de finances initiale votée le 31 décembre de chaque année comporte toujours, du fait des principes régissant le fait générateur de l'impôt, des effets rétroactifs au 1 er janvier de l'année écoulée ;

- les dispositions rétroactives visant à remettre en cause avant le terme prévu un avantage fiscal consenti à l'origine pour une période déterminée ;

- les dispositions rétroactives liées à la validation législative des conséquences de contentieux fiscaux.

Si l'on peut admettre la rétroactivité de l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés (même s'il convient de noter qu'en matière de taxes locales, de TVA ou d'impôt de solidarité sur la fortune, la loi de finances annuelle ne dispose que pour l'avenir), en revanche, les deux autres catégories de dispositions rétroactives sont beaucoup plus contestables.

Dans son rapport public pour 1991, le Conseil d'Etat considère qu'il faudrait restreindre la rétroactivité en matière fiscale 62( * ) , " une telle restriction ne nuirait pas nécessairement à l'efficacité de l'administration fiscale ; trop souvent, en effet, la rétroactivité fiscale constitue, pour les fabricants de textes, un moyen facile -et tentant- d'échapper à leur responsabilité : on peut écrire n'importe quoi, puisqu'on " rattrapera " toujours ses erreurs. S'interdire la rétroactivité obligerait à réfléchir plus longuement aux conséquences des textes qu'on propose ; à terme, il en résulterait une amélioration de leur qualité juridique. "

En tout état de cause, votre rapporteur général considère qu'il serait nécessaire de mettre un terme aux dispositions fiscales nouvelles de nature à remettre en cause, dans un sens préjudiciable aux épargnants, l'équilibre de contrats fondés sur des dispositifs fiscaux et dont la durée est généralement moyenne ou longue.

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