2. L'arrêt de Superphénix : une décision grave pour la France
a) Une décision prise sans concertation
C'est
dans ce contexte que le Premier ministre, M. Lionel Jospin
annonçait le 19 juin 1997
46(
*
)
que "
Superphénix
serait abandonné
". Le 2 février dernier, le
Gouvernement confirmait que la centrale ne redémarrerait pas, ceci
sans concertation
aucune
:
-
ni avec le Parlement
: n'aurait-il pourtant pas dû
être amené à se prononcer sur une telle décision,
lui qui, en 1972, avait débattu de la création de la
société NERSA et qui vote depuis des années les
crédits de recherche et de développement de la filière des
réacteurs à neutrons rapides ?
-
ni avec la société exploitante responsable et nos
partenaires étrangers
. Une concertation avec eux sur l'arrêt
éventuel de la centrale ne s'imposait-elle pas, alors que la
collaboration s'était déroulée dans un excellent climat,
avec une répartition des tâches et des financements
arrêtée en commun ?
Le Gouvernement n'en continue pas moins d'affirmer la nécessité
de poursuivre la coopération avec nos partenaires européens dans
le secteur nucléaire... Mais un tel souhait ne risque-t-il pas de rester
un voeu pieux au vu du peu de cas qui leur a été
réservé dans ce malheureux dossier ?
Les collectivités locales
concernées n'ont pas
été consultées non plus, alors que l'économie
locale souffrira de l'arrêt du réacteur. Certes un
médiateur, M. Aubert, a mis au point un programme d'accompagnement
économique en faveur des entreprises et des personnes prestataires de la
centrale, ainsi que du bassin d'emplois ? Qui financera ce plan d'un
montant de 200 millions de francs ? Le contribuable, et à
nouveau EDF, seront sollicités.
b) Une décision sans fondement autre qu'électoraliste
La
sûreté de Superphénix n'a, à aucun moment,
été mise en cause
La Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires
(DSIN) a toujours, à l'issue des diverses procédures
administratives de contrôle, autorisé le redémarrage de la
centrale et déclaré que cette dernière présentait
le même degré de sûreté que les réacteurs de
série du parc nucléaire français. Le rapport établi
par la Cour des comptes sur les comptes de la société NERSA a
d'ailleurs rappelé ce point.
Les détracteurs de Superphénix n'ont au demeurant jamais
allégué un tel argument pour demander sa fermeture. Il
n'empêche, des interrogations sur ce point ont pu naître dans
certains esprits, tant en France qu'à l'étranger, entretenant des
peurs irrationnelles bien connues dans ce domaine et des doutes sur la
fiabilité de l'ensemble de la filière.
L'argument financier ne tient pas
L'argument financier mis en avant par les opposants à
Superphénix
ne peut, en aucun cas, justifier l'arrêt
prématuré du réacteur
: celui-ci serait un
gouffre financier, un véritable " puits sans fond ".
Sur ce point, le rapport précité de la Cour des Comptes de 1996
sur le coût de Superphénix fait référence. Il
évalue ce coût à environ
60 milliards de
francs
en cas d'arrêt de l'exploitation du réacteur au
31 décembre 2000.
Cette évaluation couvre
cependant
non seulement le coût de combustion et des premières
charges de combustible et le coût de fonctionnement, mais
aussi les
charges futures de la post-exploitation
, du retraitement du combustible,
des charges financières et
du démantèlement
.
Ceci est peu
connu
.
En réalité, le
coût de construction
de
Superphénix s'est élevé à
moins de
30 milliards, dont seulement la moitié à la charge
d'EDF
47(
*
)
.
Par ailleurs, comme le relève justement le très
intéressant rapport présenté, en octobre dernier, par le
groupe de travail des sénateurs Républicains et
Indépendants sur la filière du nucléaire civil
48(
*
)
:
"
La Cour conclut ainsi à un bilan défavorable de la
surgénération sur le plan financier. Il convient de noter qu'elle
ne nuance pas cette conclusion en fonction des objectifs à atteindre. La
seule nuance qu'elle prend en compte est le fait que Superphénix est un
prototype
. Nous regrettons pour notre part que certains des propos
liminaires tenus par la Cour aient été perdus de vue par certains
opposants, selon lesquels, d'une part, les calculs doivent être
interprétés avec prudence, et d'autre part,
le bilan ne tient
pas compte des retombées en termes de recherche.
Plus important, sur l'évaluation du coût de la centrale, la Cour
précisait bien que la méthode utilisée (coût
comptable) " ne saurait être utilisée pour fonder
d'éventuelles décisions relatives à la poursuite ou
à l'arrêt "
.
Par ailleurs, beaucoup estiment -contrairement au Gouvernement- que la
poursuite de l'exploitation de Superphénix aurait permis
d'atteindre
l'équilibre financier
, les dépenses de fonctionnement
étant payées par la vente de l'électricité produite
dans des conditions normales d'exploitation, ce qui était le cas en 1996
et l'aurait probablement été dans l'avenir, le réacteur
ayant atteint le stade de la maturité.
Soulignons qu'un coeur et demi est prêt à l'emploi. En effet,
seule la moitié du coeur actuel a été consommée et
un autre coeur est approvisionné et payé. Au total, c'est ainsi
l'éclairage d'une ville telle que Lyon qui pourrait être
assuré pendant quinze ans si l'on brûlait ce coeur et demi comme
la simple logique l'imposerait
49(
*
)
.
Le ministère de l'Industrie a, à cet égard, fort
pertinemment souligné dans sa réponse à la Cour des
Comptes que : "
la poursuite de l'exploitation jusqu'en 2000 a
très peu d'incidence sur le bilan comptable établi par la Cour,
alors qu'elle permet la réalisation d'un programme de recherches auquel
s'attachent des enjeux majeurs
".
Car là est bien le problème : que des choix scientifiques
majeurs, engageant l'avenir de notre pays soient contrariés par des
considérations, en définitive, purement
politiciennes.
c) Une décision coûteuse pour EDF
On ne
manque pas d'affirmer que nos partenaires de NERSA seront
dédommagés. Il est vrai que l'opérateur public EDF prendra
en charge les conséquences financières de cette décision
hâtive.
Mais, n'est-ce pas contradictoire de lui imposer aujourd'hui cette charge, tout
en l'incitant à être compétitif ?
Ainsi que le titrait
Le Monde
du 5 mars dernier :
"
EDF supportera seule l'arrêt de
Superphénix
". Elle paiera, en effet, la part de ses
partenaires dans la post-exploitation et le démantèlement de la
centrale.
Le
surcoût
à la
charge de
l'entreprise est estimé à
5 milliards de francs
,
puisqu'elle n'aurait dû supporter que 51 % du coût des travaux
liés à l'arrêt de la centrale, qui est évalué
au total à 10 milliards de francs pour la post-exploitation et le
démantèlement. Il convient d'ajouter 2,7 milliards de francs
pour le retraitement du combustible qui devraient seuls être
partagés entre EDF et ses partenaires de la NERSA.
Aussi, le coût total de la mise à l'arrêt
définitif de Superphénix est estimé à
12,2 milliards de francs, dont 90 % à la charge d'EDF, soit
10,9 milliards de francs.
Ces chiffres sont ceux avancés par le Gouvernement, à qui notre
commission d'enquête a demandé une évaluation de l'impact
financier de cette fermeture. Celle-ci figure en annexe au présent
rapport. Elle est du plus haut intérêt dans la mesure où
elle met, en outre, en lumière d'autres conséquences moins
connues de l'arrêt anticipé du réacteur. Il s'agit,
notamment, du
coût de la liquidation de la société
NERSA, qui devrait être supporté par EDF à concurrence de
3,3 milliards de francs. Au total, le coût de l'arrêt
prématuré de Superphénix s'élèverait pour
EDF à 14,2 milliards de francs
.
Certains avancent le contre-argument selon lequel une bonne partie des
dépenses concernées auraient dû être
inéluctablement engagées dans quelques années. C'est
oublier le
coût de l'anticipation de ces dépenses
, qui est
réel et s'ajoute au fait que la répartition de ces
dernières entre les partenaires de NERSA aurait été
différente.
L'évaluation du Gouvernement ne cache pas, par ailleurs, le fait que,
selon EDF, "
une prolongation de la période d'exploitation de la
centrale lui aurait permis de mieux préparer la post-exploitation et
donc de réduire son coût. EDF estime ainsi que
différer
l'arrêt de la production de 2 à 3 ans aurait
vraisemblablement réduit les dépenses de
post-exploitation
".
Dans tous les cas, aucun de ces chiffres ne comprend les
dépenses
liées à la mise en oeuvre du plan de soutien à
l'économie locale
susmentionné, décidé par le
Gouvernement afin de tenter de compenser, pour la région de
Creys-Malville, les pertes financières et d'emplois qu'entraînera
la fermeture du réacteur, soit
200 millions de francs
qui
seront, on l'a dit, partiellement supportés par EDF.
Le Gouvernement a enfin la prudence de souligner que les chiffres qu'il
avance ainsi sont susceptibles d'évoluer "
en fonction des
négociations avec les partenaires et des résultats des
études techniques en cours sur les modalités pratiques de la mise
à l'arrêt définitif du réacteur
".
Cette prudence apparaît bien nécessaire quand on sait que certains
partenaires européens ont fait savoir à votre commission
d'enquête qu'ils avaient
l'intention d'entreprendre une action en
dommages et intérêts contre l'Etat français.
L'essentiel de ces dépenses a certes été
provisionné par EDF. Mais n'est-il pas paradoxal, dans un contexte
d'ouverture partielle du marché de l'électricité à
la concurrence, d'attendre de l'établissement public des efforts de
productivité et, dans le même temps, de lui imposer des charges
supplémentaires au gré de décisions qui peuvent
apparaître erratiques ?
Au total, alors que l'arrêt de Superphénix ne s'imposait ni
pour des raisons de sûreté, ni pour des raisons
financières, ni pour des raisons de recherche -on verra ce point
ultérieurement-, le Gouvernement n'a-t-il pas purement et simplement
honoré un engagement électoral pris sans étude
préalable de l'ensemble des éléments du dossier ?
Comment expliquer autrement une telle décision, alors que comme l'expose
fort bien M. Georges Vendryes : "
le simple bon sens dicte la
marche à suivre : puisque l'investissement est fait, puisque le
combustible est disponible, et puisque les dépenses d'exploitation
peuvent être équilibrées par les fournitures
d'électricité, dépensons le plus tard possible les sommes
inéluctables que nécessiteront la mise à l'arrêt
définitif et le démantèlement de la centrale
".
Rappelons que si la décision de fermer la centrale de Creys-Malville a
été unanimement critiquée par les experts et par les
parlementaires de l'opposition, elle l'a également été -et
parfois plus sévèrement encore- par la plupart des syndicats
concernés et par des parlementaires de la majorité
gouvernementale.