C. LES LÉGISLATIONS SPÉCIFIQUES ET LE SECRET DE LA DÉFENSE NATIONALE
Le problème du secret réservé à des informations sensibles susceptibles de relever de la défense nationale irrigue de nombreux domaines de notre législation. Celle-ci se partage à cet égard en deux tendances principales : d'une part une législation de la transparence administrative et des droits du citoyen-usager, d'autre part une législation de la protection particulière offerte à certains secteurs d'activités. De même, à travers la législation relative à l'organisation des pouvoirs publics, le Parlement peut se voir confronté au secret de la défense nationale dans le cadre de ses pouvoirs de contrôle.
1. Les législations de la transparence et des droits du citoyen
Il y a vingt ans, le Parlement a voté les
premières lois de transparence destinées à transformer,
auprès de l'opinion publique, l'image d'une administration opaque et
à promouvoir un véritable droit d'accès des citoyens
à diverses informations qu'une réglementation et une tendance
administrative anciennes entendaient protéger de toute publicité.
Ces législations de la transparence et des droits du citoyen ont permis
des progrès substantiels, concourant ainsi à accroître
l'Etat de droit. Toutes ces législations trouvent cependant, selon des
modalités diverses, une limite dès qu'il s'agit d'informations
relevant du secret de la défense nationale.
-
L'accès aux documents administratifs et le secret de la
défense nationale
La
loi du 17 juillet 1978
"portant diverses mesures
d'amélioration des relations entre l'administration et le public et
diverses dispositions d'ordre administratif"
précise que
"les
documents administratifs sont de plein droit communicables aux personnes qui en
font la demande",
à cette réserve toutefois que
"les
administrations peuvent refuser de laisser consulter ou de communiquer un
document administratif dont la consultation ou la communication porterait
atteinte (...) au secret de la défense nationale".
La même loi a créé la
Commission d'accès aux
documents administratifs
(CADA), autorité administrative
indépendante chargée de veiller au respect de la liberté
d'accès aux documents administratifs. Cette commission joue un double
rôle : elle
émet un avis
sur les demandes de particuliers
confrontés à un refus par l'administration, de communication d'un
document ; elle
conseille les administrations
qui la saisissent sur
telle ou telle disposition de la loi et ces mêmes administrations lui
soumettent des projets d'arrêtés concernant les documents qui, du
fait de leur nature ou de leur objet, ne peuvent être légalement
communiqués au public.
La commission n'a été que rarement confrontée à des
refus de communication de documents sur la base du secret de la défense
nationale. Lorsqu'elle l'a été -quelque 6 fois en 15 ans- la
Commission a toujours considéré que le secret avait
été valablement opposé par l'administration au demandeur
et a, à chaque fois, rendu elle-même un avis défavorable
à la communication du document en question. Il est par ailleurs
intéressant de relever que la loi n'a pas donné aux membres de la
CADA les mêmes possibilités d'accès au secret
défense que celles qui ont été reconnues à certains
membres de la CNIL ou à ceux de la Commission Nationale de
Contrôle des Interceptions de Sécurité (CNCIS).
- L'accès aux fichiers informatiques
La
loi du 6 janvier 1978
"relative à l'informatique, aux
fichiers et aux libertés", est destinée à protéger
l'inscription et l'utilisation des informations nominatives figurant dans des
fichiers informatisés. La loi a également créé,
pour assurer son application, une
Commission Nationale de l'Informatique et
des Libertés
(CNIL), "autorité administrative
indépendante" dont les compétences sont considérables.
Compte tenu de sa mission, la Commission dispose notamment de larges pouvoirs
d'investigation sur les conditions dans lesquelles sont collectées et
utilisées certaines informations et sur le contenu de ces
dernières. S'agissant des éventuelles limites liées au
secret de la Défense nationale, l'article 39 de la loi dispose qu'
"en
ce qui concerne les traitements intéressant la sûreté de
l'Etat, la défense et la sécurité publique, la demande est
adressée à la CNIL qui désigne l'un de ses membres
appartenant ou ayant appartenu au Conseil d'Etat, à la Cour de Cassation
ou à la Cour des Comptes pour mener à bien toutes investigations
utiles et faire procéder aux modifications nécessaires".
Ainsi, contrairement à ce qui est prévu pour la CADA, un membre
de la CNIL se voit reconnaître la
possibilité d'accéder
directement aux informations classifiées
nécessaires à
l'accomplissement des missions de la CNIL. Une procédure comparable est
appliquée à la Commission Nationale de Contrôle des
Interceptions de Sécurité (CNCIS).
- Les écoutes téléphoniques et le secret de la
défense nationale
La
loi du 10 juillet 1991
relative au
Secret des correspondances
émises par la voie des télécommunications
a
réglementé les écoutes téléphoniques. Elle a
créé une
Commission nationale de contrôle des
interceptions de sécurité
pour veiller à sa bonne
application (CNCIS). Ces écoutes téléphoniques, distinctes
des interceptions décidées par l'autorité judiciaire et
placées sous son contrôle, peuvent être autorisées
par le Premier Ministre en vue de
"rechercher des renseignements
intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des
éléments essentiels du potentiel scientifique et
économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la
criminalité et de la délinquance organisées et de la
reconstitution ou du maintien de groupements dissous"
. La loi donne
à la CNCIS le pouvoir de procéder au contrôle des
interceptions, de sa propre initiative ou sur réclamation de toute
personne y ayant un intérêt direct et personnel. Le cas
échéant, il peut revenir à cette commission d'adresser au
Premier Ministre une
"recommandation tendant à ce que
(une
interception)
soit interrompue",
si sa mise en place ne réunit
pas les conditions posées par le législateur.
Les membres de cette Commission, qui de par la loi est conduite à
recevoir communication de toutes les demandes d'interception -par
hypothèse classifiées-, peuvent donc
accéder
directement à de telles informations
nécessaires à
l'accomplissement de leur mission. La loi (article 13) les soumet d'ailleurs en
conséquence au respect du secret de la défense nationale.
Le projet de loi qui nous est soumis entend établir un lien personnel
-par l'intermédiaire d'une présidence commune- entre cette
Commission et celle du secret de la défense nationale. Votre rapporteur
évoquera cette question dans le cadre de l'examen des articles du projet
de loi.
- L'accès aux archives publiques
L'accès aux archives publiques a été organisé par
la
loi du 3 janvier 1979
. Celle-ci prévoit un
délai de 30 ans
à l'expiration duquel les archives
peuvent être consultées librement. Toutefois, le
délai
est de 60 ans
pour
"les documents qui contiennent des informations
mettant en cause la vie privée ou intéressant la
sûreté de l'Etat ou la défense nationale (...)".
- La motivation des actes administratifs
La
loi du 11 juillet 1979
obligeant l'administration à
motiver certaines décisions administratives défavorables a
été modifiée par la loi du 17 janvier 1986 afin de
préciser que
"doivent être motivées les décisions
qui (...) refusent une autorisation sauf lorsque la communication des motifs
pourrait être de nature à porter atteinte à l'un des
secrets ou intérêts protégés par les dispositions
(...) de la loi du 17 juillet 1978"
(accès aux documents
administratifs) portant diverses mesures d'amélioration des relations
entre l'administration et le public.
2. Les compétences du Parlement face au secret de la Défense nationale
La création par chacune des deux assemblées de
commissions d'enquête
est l'occasion pour les parlementaires de
"recueillir des éléments d'information, soit sur des faits
déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des
entreprises nationales, en vue de soumettre leurs conclusions à
l'assemblée qui les a créés"
3(
*
)
.
Les rapporteurs de telles
commissions exercent leur contrôle sur pièces et sur place, et
tous les renseignements nécessaires à leur mission doivent leur
être fournis, de même qu'ils peuvent se faire communiquer tous
documents de service :
"à l'exception de ceux revêtant un
caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires
étrangères, la sécurité intérieure ou
extérieure de l'Etat
(...)
".
Ces pouvoirs d'investigation particuliers, limités cependant pour le
secret défense, reconnus par l'article 6 de l'ordonnance du
17 novembre 1958, ont été récemment étendus
aux
commissions permanentes et commissions spéciales
dans le
cadre des auditions qu'elles peuvent mener et dans les enquêtes qu'elles
peuvent conduire
"pour une mission déterminée et une
durée n'excédant pas 6 mois"
4(
*
)
.
Ce même pouvoir est
également reconnu, pour une durée n'excédant pas six mois,
à la délégation parlementaire, commune à
l'Assemblée Nationale et au Sénat, dénommée
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et
technologiques
. De même,
l'Office parlementaire
d'évaluation des politiques publiques
5(
*
)
, commun à l'Assemblée
nationale et au Sénat, bénéficie des pouvoirs reconnus aux
commissions d'enquête avec les mêmes limites :
"l'office
reçoit communication de tous renseignements d'ordre administratif et
financier
(...)
, est habilité à se faire communiquer tous
documents de service
(...)
réserve faite
(...)
des sujets
de caractère secret concernant la défense nationale, les affaires
étrangères, la sécurité intérieure ou
extérieure de l'Etat
(...)
Enfin,
les rapporteurs du budget
d'un département
ministériel doivent pouvoir recevoir
"tous les renseignements d'ordre
financier et administratif de nature à faciliter leur mission, ainsi que
tous documents de service",
mais
"réserve faite
(...)
des
sujets de caractère secret concernant la défense nationale, les
affaires étrangères, la sécurité intérieure
ou extérieure de l'Etat
(...)
6(
*
)
.
3. Les législations spécifiques de protection du secret défense
Celles-ci concernent trois secteurs particuliers : la
construction, l'urbanisme et l'environnement.
Nombreuses sont en effet les opérations immobilières ou
d'urbanisme qui doivent, de par la loi, faire l'objet d'une enquête
publique préalable. La législation a cependant prévu des
limites à cette publicité lorsqu'il s'agit d'opérations
liées à des
installations de défense
.
Ainsi, le
code de l'expropriation
prescrit-il normalement une
enquête avant la déclaration préalable d'utilité
publique. Cependant, son article L. 11-3 dispose que
"par dérogation
(...), les opérations secrètes intéressant la
défense nationale peuvent être déclarées
d'utilité publique par décret, sans enquête
préalable, sur avis conforme d'une commission."
Cette
Commission
d'examen des opérations immobilières présentant un
caractère secret
7(
*
)
,
créée en 1987 auprès du Premier ministre, a donc pour
mission d'examiner l'intérêt public de
"l'opération
secrète".
De même, la loi du 12 juillet 1983 relative à la
démocratisation des enquêtes publiques et à la
protection de l'environnement
impose une enquête publique
préalable à la réalisation d'ouvrages et de travaux. Son
article 2 dispose cependant que "
le déroulement de
l'enquête doit s'effectuer dans le respect du secret de la défense
nationale, du secret industriel et de tout secret protégé par la
loi."
Ainsi sont exemptés d'enquête publique, en application du
décret du 5 juillet 1985 :
· les aménagements, ouvrages ou travaux portant sur les centres
de transmission et de fabrication de matériels militaires et de
munitions, les entrepôts de réserve générale, les
dépôts de munitions, les bases de fusées, les stations
radiogoniométriques et les centres radioélectriques de
surveillance ;
· les aménagements, ouvrages ou travaux qui doivent être
exécutés à l'intérieur des arsenaux de la marine,
des aérodromes militaires et des grands camps ;
· les aménagements, ouvrages ou travaux dont le caractère
secret a été reconnu par décision de portée
générale ou particulière du Premier ministre ou du
ministre compétent ;
· l'approbation, la modification ou la révision d'un document
d'urbanisme, lorsque cette approbation, cette modification ou cette
révision a pour objet exclusif de permettre la réalisation d'une
opération entrant dans le champ d'application des trois paragraphes
ci-dessus.
Sont par ailleurs exemptés du
permis de construire
les
constructions ou travaux couverts par le secret de la défense nationale,
de même que
"certaines constructions ou travaux relatifs à la
défense nationale"
(article L. 422-1 du code de l'urbanisme).
Enfin, les procédures de contrôle a priori, effectuées
par les polices administratives spéciales du
droit de
l'environnement
sur les sources potentielles de pollution prennent en
compte le risque de divulgation éventuelle d'informations
classifiées -ainsi des installations relevant du Ministre de la
défense et inscrites sur une liste limitative, où les
procédures normales de contrôle ne peuvent être conduites
que par des inspecteurs relevant du ministère et habilités secret
défense.
Les
marchés publics
concernant la défense font par
ailleurs l'objet de procédures particulières. Le recours à
un "marché négocié, qui n'est possible que dans un nombre
limité de cas, comprend notamment
"les travaux, fournitures ou
services décidés comme étant secrets ou dont
l'exécution doit s'accompagner de mesures particulières de
sécurité lorsque la protection de l'intérêt
supérieur de l'Etat l'exige."
(article 104 du code des
marchés publics). La transparence des procédures de marché
est par ailleurs atténuée pour les opérations liées
à la défense : dans ces hypothèses, les obligations de
publicité et de mise en concurrence ne sont pas applicables.