II. LE JUGE ET LE SECRET DE LA DÉFENSE NATIONALE
A. UN CONTRÔLE GLOBALEMENT TRÈS ENCADRÉ
1. Les confrontations du juge au secret défense : des occasions rares mais à fort retentissement médiatique
La
juridiction administrative
a rarement l'occasion
d'être confrontée au secret de la défense nationale dans le
cadre d'un recours pour excès de pouvoir exercé contre une
décision administrative. L'Etat l'invoque cependant parfois dans un tel
contexte, ce qui a permis au Conseil d'Etat d'élaborer une jurisprudence
d'équilibre entre le nécessaire pouvoir d'appréciation du
juge d'une part et l'inaccessibilité à l'information
classifiée d'autre part. Cette jurisprudence a été
formalisée dans un arrêt du Conseil d'Etat,
Secrétaire
d'Etat à la guerre C/Coulon (CE1955)
où le commissaire du
gouvernement estimait que
"le juge administratif a la faculté de
convier l'autorité responsable à lui fournir toutes indications
susceptibles de lui permettre, sans porter aucune atteinte directe ou
indirecte, aux secrets garantis par la loi, de se prononcer en pleine
connaissance de cause ; qu'il lui appartient, dans le cas où un refus
serait opposé à une telle demande, de joindre cet
élément de décision, en vue du jugement à rendre,
à l'ensemble des pièces fournies par le dossier".
Cette position de principe, précisée ultérieurement par
deux avis du Conseil d'Etat tend ainsi à établir un
équilibre entre le contrôle indispensable à la formation de
la conviction du juge d'une part, et le principe de préservation du
caractère secret du document ou de l'information protégée
d'autre part.
C'est d'ailleurs cette position médiane que le Conseil d'Etat adopte
lorsqu'il est appelé, par delà la CADA, à se prononcer
dans le cadre d'un recours lié au refus de communication par
l'administration d'un document administratif.
Mais ce sont les cas de confrontation entre le
juge judiciaire
d'une
part et l'opposition qui lui est parfois faite, en cours d'instruction, du
secret de la Défense Nationale par l'autorité administrative
d'autre part qui sont le plus présents dans les esprits. De fait, chaque
affaire de cette nature se voit accorder une place médiatique
importante, alors même que ce type d'événement, sur une
longue durée, est finalement relativement rare. Ainsi est-il aujourd'hui
possible de recenser, sur quelque 30 ans, les principales affaires suivantes :
celle des micros du Canard Enchaîné en 1975, du "vrai-faux
passeport" de M. Chalier, des ventes d'armes de la société
Luchaire, l'arrestation des "Irlandais de Vincennes" et les écoutes de
la cellule anti-terroriste de l'Elysée.
Ce type d'affaires est cependant loin de résumer les rapports du juge
judiciaire avec le Secret de la Défense nationale. Le
premier
rôle du juge judiciaire à cet égard est de sanctionner les
éventuels manquements à sa protection
. L'absence de
définition matérielle du secret de la défense a d'ailleurs
permis au juge de se donner les moyens d'apprécier la validité
d'une classification dans les affaires -espionnage en particulier- où un
secret était divulgué ou faisait l'objet d'une tentative de
divulgation. Avant de décider, le juge demande ainsi à
l'administration de lui donner son avis sur le caractère secret ou non
des renseignements ou des informations en cause. Cet avis ne lie d'ailleurs pas
le juge qui peut apprécier librement -sur la base de l'article 413-9 du
nouveau code pénal- le caractère secret ou non du document ou de
l'information en question sans pour autant pouvoir y accéder
directement. Si le tribunal estime qu'il y a eu divulgation d'un secret, la
condamnation qu'il prononce n'a pas à être motivée
autrement que par la seule appréciation du caractère secret du
document divulgué.
En réalité, le pouvoir réel d'appréciation du juge
(administratif ou judiciaire) sur la validité d'une classification d'un
document en secret défense est l'objet d'un équilibre subtil.
Le pouvoir du juge s'appuie en particulier sur une jurisprudence
théorisée par le
Conseil d'Etat dans deux avis des
19 juillet et 29 août 1974
, d'où il ressort que :
- quiconque est détenteur d'un secret-défense ne peut le
divulguer. Cette obligation doit être opposée même à
une juridiction (administrative ou d'ailleurs judiciaire) ;
- c'est à l'autorité responsable qu'il appartient de
décider des communications à faire et de désigner, le cas
échéant, les personnes qui répondent aux convocations en
justice ;
- quand la juridiction se trouve placée devant un refus de communication
ou de témoignage, elle peut s'assurer auprès du ministre
compétent, de la légitimité de ce refus. Dans le cas
où ledit refus est confirmé, elle en prend acte et statue ce que
de droit.
2. Un contrôle limité
Ce principe général connaît cependant deux
applications différentes selon que le juge -judiciaire- a à
connaître d'une
violation et d'une divulgation du secret
, ou que
ce même juge se voit
opposer au cours de son instruction le secret
défense par l'autorité
responsable pour lui refuser la
production d'une pièce ou la communication d'une information, cas des
diverses affaires largement médiatisées.
Dans le premier cas
, la jurisprudence reconnaît au juge une
liberté d'appréciation sur le caractère secret du
document, dans la suite logique de l'arrêt
Secrétaire d'Etat
à la guerre c/Coulon (CE 1955)
. Le juge, pour fonder son
appréciation, requiert l'avis de l'autorité responsable de la
classification qui lui présente les arguments qui justifient la
classification. Le juge peut suivre ou ne pas suivre cet avis, estimer
éventuellement que le caractère secret n'était pas
justifié et fonder sa décision finale sur cette
appréciation. La rédaction de l'article 413-9 du nouveau code
pénal invite au demeurant le juge à vérifier si la
divulgation de l'information couverte par le secret
"est de nature à
nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la
découverte d'un secret de la défense nationale".
Dans la deuxième hypothèse
où un juge peut se voir
opposer le secret de la défense nationale dans le cours de son
instruction par l'autorité responsable, le pouvoir d'appréciation
du juge est singulièrement réduit, voire inexistant, puisqu'il ne
lui est guère possible que de pendre acte du refus qui lui est
opposé.
C'est notamment cette contradiction entre les pouvoirs d'appréciation du
juge et son éventuelle capacité à accéder,
même indirectement, au secret selon qu'il s'agit d'un cas de violation du
secret ou d'une demande par le juge de la communication d'une information
classifiée, qu'entend résoudre le présent projet de loi,
en investissant une autorité administrative indépendante du soin
de donner un avis sur la déclassification éventuelle d'un
document,
quelle que soit la nature de l'affaire faisant l'objet de la
procédure judiciaire
.