IV. AUDITION DE MME MARTINE AUBRY, MINISTRE DE L'EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ

Réunie le mardi 24 février 1998, sous la présidence de M. Jean-Pierre Fourcade, la commission a procédé à l' audition de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité , sur le projet de loi n° 286 (1997-1998), adopté par l'Assemblée nationale, d'orientation et d'incitation relatif à la réduction du temps de travail .

Mme Martine Aubry, ministre, a tout d'abord rappelé le contexte dans lequel s'inscrivait le projet de loi. Il s'agit, pour le Gouvernement, de faire de l'emploi sa priorité en favorisant la croissance par le soutien à la consommation des ménages, en recherchant et en préparant aux métiers de demain, ainsi qu'en développant les nouvelles technologies grâce à des dispositions, notamment fiscales, favorables à la création d'entreprises et aux petites et moyennes entreprises (PME).

Après avoir observé qu'une croissance de 3 % par an n'entraînerait qu'une décrue limitée du chômage, de quelques dizaines de milliers de chômeurs, le ministre a insisté sur la nécessité d'explorer d'autres pistes, parmi lesquelles l'abaissement de la durée du travail à 35 heures.

Elle a rappelé que pour beaucoup, y compris au sein de l'opposition, la réduction du temps de travail pouvait être un outil puissant de lutte contre le chômage, soulignant à ce propos combien le " rapport Arthuis " était en décalage avec cette analyse. A l'appui de la thèse selon laquelle la réduction du temps de travail était, sous certaines conditions, créatrice d'emplois, le ministre a indiqué que le passage en Allemagne de 40 à 38 heures 50 avait créé 800.000 emplois. Elle a repris les propos de M. Bernd Hof, économiste allemand, auditionné par la commission d'enquête, pour rappeler les incidences positives et négatives d'une réduction du temps de travail. Elle a indiqué que son projet permettrait de bénéficier des éléments positifs sans subir les aspects négatifs, notamment les surcoûts induits pour les entreprises. Elle a enfin observé que, depuis quinze ans, la durée du travail avait davantage baissé à l'étranger qu'en France.

Mme Martine Aubry, ministre, a reconnu que seule la négociation sociale décentralisée permettait de créer des emplois, mais elle a aussitôt observé que la réduction du temps de travail n'avait jamais été un thème de négociation en France. Elle a rappelé que seulement trente accords de branches en matière d'aménagement-réduction du temps de travail avaient été conclus en application de l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995 et qu'au rythme de mise en oeuvre de la loi " de Robien ", il faudrait 70 ans pour généraliser l'abaissement de la durée du travail à 35 heures. Ces considérations justifient, à ses yeux, le recours à la loi.

L'article premier marque ainsi clairement la volonté du Gouvernement, qui propose un calendrier en deux étapes. Il constitue également un signal pour les entreprises qui pratiquent un nombre d'heures supplémentaires élevé. Le projet de loi vise en outre à mettre un terme à des pratiques contestables en matière de travail à temps partiel.

Le ministre a alors souligné qu'il s'agissait d'une démarche résolue, mais également souple, puisqu'elle laissait un délai de deux ou quatre ans pour négocier et qu'elle ouvrait la voie à des accords de modulation. Elle a observé que l'annualisation du temps de travail était aujourd'hui relativement bien admise par tous, dès lors qu'annualisation ne signifiait pas dérégulation.

Elle a rappelé que le code du travail contenait déjà de nombreuses dispositions en faveur de la modulation du temps de travail et que 43 % des accords " de Robien " faisaient référence à l'annualisation. Elle a indiqué que les dispositifs de modulation déjà prévus par le code du travail seraient complétés par l'article 4 du projet de loi, qui permettait de transformer la réduction du temps de travail en jours de repos, éventuellement capitalisés dans un compte épargne-temps.

Enfin, elle a considéré que quatre formes de modulation constituaient un dispositif complexe, qu'il serait opportun de simplifier dans la deuxième loi.

Mme Martine Aubry, ministre, a ensuite abordé le deuxième élément de souplesse du projet de loi : l'aide destinée à financer le coût du maintien des salaires les plus bas. Elle a rappelé qu'il ne fallait pas diminuer les salaires, même si une certaine modération salariale restait nécessaire.

Le troisième élément de souplesse est le développement du mandatement destiné à pallier l'absence de délégués syndicaux.

Le quatrième élément de souplesse est le recours à une deuxième loi à la fin de 1999 pour organiser définitivement le passage à 35 heures en tenant compte des accords conclus et de la situation économique.

Le ministre a rappelé que, pour prévenir certaines inquiétudes, les heures supplémentaires ne seraient pas majorées de plus de 25 % ; qu'au-delà du système dégressif forfaitaire, il y aurait un abattement structurel de 5.000 francs par an ; que les rémunérations des salariés payés au salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC), dont les horaires baisseraient de 39 à 35 heures, ne diminueraient pas, mais qu'il n'y aurait pas de hausses mécaniques de 11,4 % des coûts salariaux pour les autres rémunérations, raison pour laquelle serait institué un revenu mensuel garanti limité dans le temps.

Le ministre a reconnu que de nombreuses questions restaient en suspens qui devraient être clarifiées avec les partenaires sociaux. Elle a souligné que l'aide était tournée vers les bas salaires et l'emploi, ajoutant qu'une aide à l'ingénierie était également prévue.

En conclusion, Mme Martine Aubry a indiqué que l'Assemblée nationale n'avait pas modifié l'équilibre général du texte mais l'avait enrichi. Elle a souligné que le nombre de créations d'emplois dépendrait des négociations et du rythme de conclusion des accords, ce que confirmaient les modèles macro-économiques : 450.000 emplois potentiels si l'on ne prenait en considération que les entreprises de plus de vingt salariés et 700.000 si l'on prenait en considération l'ensemble des entreprises concernées par le code du travail.

M. Louis Souvet, rapporteur, a observé que selon tous les décideurs qu'il avait entendus, la réduction du temps de travail ne pourrait être créatrice d'emplois qu'à condition que les 35 heures ne soient pas payées 39. Il a interrogé le ministre sur l'exception française consistant à abaisser la durée légale du travail pour réduire le chômage plutôt qu'à entreprendre des réformes structurelles du marché du travail, sur la possibilité de modifier la loi " de Robien " au lieu de la supprimer, sur la situation des petites et moyennes entreprises, sur les restrictions apportées au temps partiel, sur l'impact du dispositif sur les comptes publics et sur un éventuel réexamen de l'ensemble des aides à l'emploi.

Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, a reconnu que les " 35 heures payées 39 " n'auraient que peu d'effets sur l'emploi, car cela augmenterait la masse salariale de 11,4 %. Elle a cependant souhaité que les salaires ne soient pas réduits mais que les salariés acceptent de discuter de la question des rémunérations, observant que leur pouvoir d'achat avait diminué de 1,2 % en 1996, alors qu'il avait augmenté de 1 % en 1997.

Pour le ministre, si la croissance était de 3 % pendant deux ans, les augmentations salariales pourraient être de 3 %. Cela permettrait aux salariés de sacrifier une partie de leur hausse de salaire pendant deux ans pour créer des emplois, ce qui constituerait un bon investissement.

Elle a rappelé, à propos des réformes structurelles, que le " G8 " avait pris en compte la question de la durée du travail : le chômage n'est en effet plus considéré comme un simple problème social, mais comme un véritable problème économique, dont le coût, qu'il y ait des aides pour lutter contre l'exclusion ou non, est majeur, ce qui justifie que l'on s'attaque à ce problème de toutes les manières possibles.

Elle a indiqué que le dispositif du projet de loi serait moins coûteux que la loi " de Robien " et que son caractère obligatoire permettait de diminuer les exigences en termes de créations d'emplois à 6 % des effectifs concernés. Elle a estimé le coût de la loi " de Robien " à neuf points de cotisations sociales, soit 40 à 50.000 francs par emploi créé, favorisant en outre des effets d'aubaine.

Elle a indiqué que l'aide couvrirait le coût des embauches et même au-delà dans les petites entreprises, mais que celles-ci se heurteraient à des problèmes d'organisation, ce qui expliquait le délai de quatre ans qui leur était accordé.

Elle a reconnu qu'il leur serait souvent nécessaire de recourir au temps partiel et a indiqué qu'une réflexion était engagée pour favoriser les emplois à temps plein répartis sur plusieurs entreprises en recourant à un cadre plus souple que le groupement d'employeurs. Elle s'est déclarée favorable au temps partiel mais a justifié les restrictions du projet de loi par des pratiques négatives constatées en France et qui n'existaient pas aux Pays-Bas.

Elle a indiqué que les créations d'emplois attendues du projet de loi généreraient des recettes sociales nouvelles qui correspondaient au montant de l'aide structurelle. Elle a indiqué qu'en conséquence les finances publiques n'auraient à supporter que la partie supérieure aux 5.000 francs de l'aide structurelle, soit au total 100.000 francs par emploi créé sur cinq ans.

Le ministre a indiqué que la croissance permettrait la création spontanée de 200.000 emplois par an, correspondant à une diminution du chômage de 50.000 personnes, ce qui était nettement insuffisant. C'est pourquoi le Gouvernement avait créé les emplois-jeunes et s'était engagé dans la voie de la réduction du temps de travail. Mais cela ne concernait ni les chômeurs de longue durée ni les jeunes exclus, pour lesquels il convenait de disposer de mesures spécifiques, qui seraient réexaminées dans la loi sur l'exclusion.

Le ministre a alors indiqué sa préférence pour une globalisation des aides à l'emploi au niveau départemental, ajoutant qu'un bilan des expériences en cours serait dressé en juin 1998.

En réponse à M. Jean-Pierre Fourcade, président, qui l'interrogeait sur le SMIC, Mme Martine Aubry a indiqué que le revenu mensuel garanti serait calculé à partir du SMIC horaire multiplié par 169 heures et qu'il évoluerait sans doute moins vite que le SMIC horaire mais suffisamment pour garantir le pouvoir d'achat. Elle a précisé que les nouvelles embauches dans une entreprise seraient faites au niveau de salaire des autres salariés, mais que, dans les nouvelles entreprises, les 35 heures seraient payées 35 fois le SMIC horaire. Le ministre a reconnu la complexité de ce système, tout en rappelant celle des minima conventionnels.

M. Jean Chérioux a souhaité que le Parlement soit correctement informé et qu'il reçoive du ministre de l'économie et des finances le résultat des nouvelles simulations réalisées sur les hypothèses du projet de loi, après son passage à l'Assemblée nationale. Il s'est interrogé sur l'opportunité d'étendre les 35 heures aux secteurs associatif, sanitaire et social en raison des coûts que cela entraînerait pour les collectivités locales et la sécurité sociale et de l'effet de contagion que cela pourrait avoir sur la fonction publique.

Mme Marie-Madeleine Dieulangard s'est déclarée favorable au projet de loi qui intervient dans un contexte propice à la négociation d'une réduction du temps de travail. Elle s'est interrogée sur les conditions de la négociation, souhaitant qu'elle ne défavorise pas les salariés, sur le contrôle des heures supplémentaires, sur le suivi des accords et sur l'adéquation des financements à la montée en puissance du dispositif.

M. Charles Descours , en sa qualité de président de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), s'est inquiété du projet, en contradiction avec la loi du 29 juillet 1994, de ne compenser que partiellement les abattements de charges sociales. Il s'est également interrogé sur l'application des 35 heures dans la fonction publique et notamment dans les hôpitaux.

M. Guy Fischer s'est interrogé sur les conditions de l'octroi de l'aide pérenne, sur les conditions dans lesquelles serait revalorisé le SMIC, sur l'articulation de la réduction du temps de travail, des heures supplémentaires et des créations d'emplois, enfin sur le risque de voir se multiplier les accords dérogatoires au niveau de l'entreprise.

M. Bernard Seillier a souhaité savoir si la modification du contrat de travail lié à une baisse de rémunération pouvait être refusée par le salarié et justifier un licenciement économique.

M. Alain Gournac, après s'être félicité que Mme Martine Aubry ait lu le rapport de la commission d'enquête, a considéré que l'avis de l'expert allemand cité par le ministre était négatif. Il s'est déclaré opposé à toute réduction du temps de travail sous contrainte, a observé qu'aucun secteur d'activité n'était favorable à la réduction du temps de travail et que celle-ci ne constituait pas une priorité pour les syndicats. Il a enfin observé que les emplois créés par les petites entreprises seraient beaucoup moins aidés que les emplois créés par les grandes entreprises.

M. Serge Franchis a souhaité connaître les prévisions de créations d'emplois et les conditions de leur financement, notamment dans les petites entreprises, et s'est interrogé sur la complexité du nouveau SMIC.

M. Jacques Machet a souligné la nécessité de prévoir une formation pour faciliter l'embauche des demandeurs d'emplois.

M. Jean-Pierre Fourcade, président, s'est inquiété des incidences du projet de loi sur le secteur public et sur le secteur associatif, observant que le secteur social serait conduit à solliciter davantage le budget des collectivités territoriales, déjà mis à contribution par les emplois-jeunes. Il a observé en outre que la contagion du secteur public serait inéluctable. Il s'est ensuite inquiété des conditions de prise en compte, par les modèles macro-économiques, des destructions d'emplois que généreraient les 35 heures en raison des délocalisations qu'elles susciteraient, des diminutions d'effectifs justifiées par la réorganisation du travail, et de l'attitude des cadres qui verraient leur salaire diminuer.

En réponse, Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, a reconnu que la réduction du temps de travail n'était pas un mécanisme simple, mais que bien menée, elle devrait permettre de créer des emplois ou d'en sauver.

Elle a indiqué que plutôt que de dégrader l'emploi, le dispositif retenu permettrait aux entreprises du secteur concurrentiel de gagner en compétitivité, puisque les aides de l'Etat allaient au-delà du coût de la mesure.

Elle a observé que de nombreux accords avaient été signés dans le secteur de l'agriculture, mais que des problèmes se poseraient pour les petites entreprises des secteurs commercial et artisanal. Elle a souligné que les lois sociales n'avaient jamais été acceptées en France et a manifesté sa confiance dans l'absence d'effets négatifs.

En réponse à M. Alain Gournac, le ministre s'est déclaré choqué des méthodes employées par le rapporteur de la commission d'enquête.

M. Alain Gournac a rappelé que celui-ci n'avait fait qu'user des pouvoirs d'enquête sur pièces et sur place des commissions d'enquête et M. Jean-Pierre Fourcade, président, a précisé que les créations de commission d'enquête relevaient de la seule décision du Parlement.

Mme Martine Aubry a réitéré sa volonté d'examiner la question du temps de travail au sein des fonctions publiques, ce qui n'entraînerait pas nécessairement de créations d'emplois, sauf sans doute dans les hôpitaux.

Elle a souhaité que ce bilan soit l'occasion de réfléchir à une meilleure efficacité du service public et elle a admis que l'inclusion du secteur des cliniques privées et du secteur médico-social dans le champ de la loi n'était pas sans poser problème.

Elle a cependant observé que de nombreuses associations ne seraient pas concernées, car leurs salariés travaillaient à temps partiel, et que les fédérations hospitalières privées envisageaient de profiter de la loi pour revoir leur organisation. Elle a ajouté que les secteurs déjà aidés étaient exclus du champ d'application de la loi, à l'exception du secteur des transports urbains, qui rencontrait de nombreux problèmes.

A Mme Marie-Madeleine Dieulangard, le ministre a précisé que les négociations dans le cadre de la loi " de Robien " avaient mis en évidence la bonne volonté de toutes les parties et que le contrôle des heures supplémentaires était réalisé par l'inspection du travail, mais également par les instances de suivi des accords. Elle a ajouté qu'en cas de non-respect des engagements, la convention passée par l'Etat pourrait être dénoncée et les aides remboursées.

A M. Serge Franchis, Mme Martine Aubry a précisé que les 3 milliards de francs inscrits au budget correspondaient à l'aide apportée sur six mois pour 1,4 milliard de salariés.

En réponse à M. Charles Descours, elle a reconnu que la compensation organisée par la loi de 1994 était fondée. Elle a cependant expliqué que les emplois créés par le dispositif, qui pouvaient être comptabilisés précisément, apporteraient de nouvelles ressources aux organismes de sécurité sociale, qui compenseraient partiellement les exonérations, le complément restant à la charge de l'Etat.

En réponse à M. Guy Fischer, elle a considéré que les accords d'entreprises et les accords de branches étaient complémentaires, ces derniers étant d'autant plus justifiés que le secteur était homogène.

En réponse à M. Bernard Seillier, elle a confirmé que la Cour de cassation avait admis qu'une diminution de salaire, même résultant d'un accord collectif, constituait une modification du contrat de travail susceptible d'être refusée par le salarié, mais que cela pouvait être un motif légitime de licenciement. Elle a cependant observé que le plus souvent il n'y aurait pas baisse, mais gel du salaire, et qu'aucun cas de contestation n'avait été signalé dans le cadre des accords " de Robien ".

Enfin, à M. Jacques Machet, le ministre a précisé que le projet de loi ne contenait pas de disposition sur la formation.

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