III. AUDITION DE M. JEAN ARTHUIS, RAPPORTEUR DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE SUR LES CONSÉQUENCES DE LA DÉCISION DE RÉDUIRE À 35 HEURES LA DURÉE HEBDOMADAIRE DU TRAVAIL
Réunie le mardi 24 février 1998, sous la
présidence de M. Jean-Pierre Fourcade, président, puis de M.
Jacques Bimbenet, vice-président, la commission a procédé
l'
audition
de
M. Jean Arthuis
, en sa qualité de
rapporteur
de la
commission d'enquête sur les conséquences
de la décision de réduire à 35 heures la durée
hebdomadaire du travail.
M. Jean Arthuis
a tout d'abord rappelé que la commission
d'enquête avait décidé de travailler très rapidement
afin de coordonner ses travaux avec ceux de la commission des affaires
sociales. Il a précisé que la commission d'enquête
s'était interdit d'examiner le contenu du projet de loi lui-même
pour s'intéresser aux conditions dans lesquelles le Gouvernement avait
préparé son texte, et qu'elle s'était aussi demandé
si la démarche gouvernementale répondait à l'objectif de
réduire le chômage.
Après avoir rappelé les conditions de travail de la commission
d'enquête,
M. Jean Arthuis
a souligné que celle-ci
s'était heurtée à l'incompréhension du Gouvernement
qui avait refusé de lui communiquer des documents demandés
à la direction de la prévision et aux services du budget,
notamment pour connaître le coût d'une éventuelle extension
du dispositif à la fonction publique.
Il a déploré que le ministre de l'économie et des finances
ait évoqué à l'Assemblée nationale une
" intrusion " des sénateurs, alors qu'il s'agissait d'un
simple usage des prérogatives du Parlement.
M. Jean Arthuis
a alors indiqué que la commission
d'enquête, au terme de ses travaux, avait acquis la conviction que la
démarche gouvernementale reposait sur un pari, une construction
théorique, qui n'était pas un choix rationnel, mais un choix
idéologique fondé sur une logique étatiste.
Le rapporteur a justifié l'emploi de l'expression " construction
théorique " en indiquant que rien ne permettait d'affirmer que
l'abaissement de la durée du travail allait créer des emplois.
Il a souligné en effet qu'il n'y avait pas, au vu des comparaisons
internationales, de corrélation entre temps de travail et chômage
et qu'une diminution autoritaire du temps de travail n'avait pas les
mêmes effets qu'une réduction négociée. Il a aussi
souligné la fébrilité des pouvoirs publics qui ne
laissaient pas aux partenaires sociaux le temps de négocier. Il a
rappelé qu'après avoir annoncé, en 1993, que la
réduction du temps de travail créerait deux millions
d'emplois, les économistes avaient progressivement revu leurs
prévisions à la baisse, ajoutant que les conclusions des
études dépendaient des hypothèses entrées en
machine.
Pour
M. Jean Arthuis
dès lors que la démarche du
Gouvernement relevait d'un pari, il convenait de s'interroger sur les chances
de le gagner et sur le point de savoir si les avantages l'emportaient sur les
risques.
Pour lui, cette démarche se révèle irrationnelle car si
elle échoue, elle engage la société française dans
son ensemble.
Or, la commission d'enquête a relevé le scepticisme des praticiens
quant au succès de cette démarche. Elle a constaté que le
dispositif proposé ne distinguait pas entre les petites et les grandes
entreprises, qu'il instituait des effets de seuils générant des
distorsions de concurrence, qu'il ne tenait pas compte du manque de personnels
qualifiés dans certains secteurs, notamment celui de l'informatique ;
enfin, qu'il ne prenait pas en considération la diversité des
secteurs économiques et de leurs contraintes. Le rapporteur a notamment
cité le secteur des transports, le secteur bancaire, celui des
équipementiers ou encore le secteur sanitaire et social.
Il a également relevé les contradictions de la démarche
gouvernementale, consistant à demander aux entreprises de
négocier alors que certains termes de la négociation
n'étaient pas connus, tels que le régime du repos compensateur ou
des heures supplémentaires, et le sort du salaire minimum
interprofessionnel de croissance (SMIC), ce qui ne pouvait qu'inciter les
employeurs à l'attentisme.
M. Jean Arthuis
a alors mis en garde contre les risques de susciter le
désespoir des Français.
Il a ensuite réaffirmé que la démarche du Gouvernement
était idéologique, inspirée par une logique de
système fortement étatiste. Il a tout d'abord rappelé que
le Gouvernement avait pris quelques libertés avec la
vérité en ne jouant pas le jeu de la concertation lors de la
Conférence nationale du 10 octobre 1997 comme l'avait
révélé, devant la commission d'enquête, M. Jean
Gandois, alors président du Conseil national du patronat français
(CNPF), en faisant référence à des études
chiffrées présentées comme relevant d'organismes
indépendants alors que, pour l'étude de la Banque de France, les
hypothèses avaient été fournies par le Gouvernement, en
cachant aux Français que, pour que la réduction du temps de
travail crée des emplois, le coût du travail ne devait pas
augmenter, ce qui supposait une baisse ou un gel des
rémunérations des salariés, enfin, en arguant du bilan de
la loi " de Robien ", alors que celle-ci était coûteuse
et que les créations d'emplois annoncées n'avaient pas encore
été vérifiées. Il a aussi regretté que la
notoriété de la Banque de France ait été atteinte
par la manipulation dont elle avait été victime, et il a
déploré que la direction de la prévision n'ait fourni que
peu de documents alors même qu'une de ses études, datée de
mars 1997, précisait que la réduction du temps de travail ne
pouvait être un instrument pour réduire le chômage.
Au total, selon le rapporteur, le projet du Gouvernement débouchera sur
" plus d'Etat " et " plus d'aides
publiques ". Les
contrôles devraient s'accroître en même temps que la
complexité du dispositif à mettre en oeuvre, au risque
d'encourager les délocalisations et le travail au noir.
Au titre des raisons d'espérer le succès de l'entreprise,
M.
Jean-Arthuis
a cité une éventuelle mobilisation citoyenne et
la mention explicite de l'annualisation dans la loi.
Au titre des raisons de douter, il a cité le désir des
Français de voir leurs rémunérations augmenter,
l'idée selon laquelle la quantité de travail offerte serait
limitée, les handicaps, notamment en termes de formation, susceptibles
de freiner les créations d'emplois, l'inadéquation de la notion
de durée du travail pour un nombre grandissant de professions, enfin la
probable transposition de la réduction du temps de travail aux fonctions
publiques dont le coût, bien que non chiffré par le Gouvernement,
serait prohibitif.
Pour
M. Jean Arthuis
cette logique étatiste est surannée
et pathétique, image même d'un esprit de système, contraire
à la liberté de contracter et de négocier, incapable de
faire confiance aux hommes.
En conclusion, il a rappelé que la commission d'enquête n'avait
pas formulé de propositions particulières sur le texte, laissant
ce soin à la commission des affaires sociales.
M. Jean Chérioux
s'est inquiété des
difficultés que créerait le projet de loi pour le secteur
sanitaire et social, regroupé au sein de l' Union nationale
interfédérale des oeuvres et organismes privés sanitaires
et sociaux (UNIOPSS), de l'application du dispositif aux organismes
bénéficiant de subventions des collectivités
territoriales, ou financés par la sécurité sociale, enfin
du risque de contagion des fonctions publiques.
Mme Dinah Derycke
a rappelé son hostilité de principe
à la création d'une commission d'enquête dont elle a
dénoncé la partialité des conclusions, en opposition avec
les propos entendus lors des auditions.
M. Claude Huriet
s'est interrogé sur une reprise des projets
d'investissements et sur les raisons pour lesquelles le Gouvernement avait
refusé de communiquer à la commission d'enquête les
documents demandés.
M. Guy Fischer
a rappelé le caractère idéologique
du débat tout en soulignant que certains partenaires sociaux
commençaient à négocier. Il s'est interrogé sur
l'attitude des entreprises qui réalisaient des profits tout en laissant
l'exclusion se développer.
M. Alain Gournac
a rappelé que les salariés
n'étaient pas véritablement demandeurs d'une réduction de
leur temps de travail et que les décideurs, ainsi que certains
salariés sensibles aux contraintes de l'entreprise, se montraient
réticents au projet de loi. Il a douté des chances de
réussite et a souhaité voir privilégier la liberté
de négocier.
M. Jean-Pierre Fourcade, président,
a rappelé que
l'histoire montrait que la durée effective du travail ne rejoignait que
très lentement la durée légale. Il a souligné que
le risque majeur du dispositif était d'entraîner une augmentation
dangereuse du coût du travail, bien supérieure à
l'augmentation attendue de l'emploi, même si, comme l'escomptait le
ministre de l'économie et des finances, cette dernière pouvait
favoriser la consommation.
Il a également souligné que la réduction du temps de
travail conduirait aussi à une augmentation des
prélèvements obligatoires lors de son extension, jugée
inéluctable, aux fonctions publiques. Il s'est enfin interrogé
sur la prise en compte, par les modèles macro-économiques, des
destructions d'emplois.
M. Jean Arthuis
a déclaré partager l'opinion de
M. Jean-Pierre Fourcade, président, sur le risque d'augmentation du
coût du travail, en raison notamment de la multiplication des heures
supplémentaires, et sur les incidences dommageables d'une extension de
la réduction du temps de travail à la fonction publique.
Il a confirmé que les études macro-économiques ne
prenaient pas en considération les aspects micro-économiques et
notamment les décisions des chefs d'entreprises.
En réponse à M. Jean Chérioux, il a rappelé le
poids du secteur sanitaire et social et l'incidence négative des
conventions collectives de ce secteur sur les finances des collectivités
territoriales et de la sécurité sociale. Il a
précisé que l'UNIOPSS n'avait pas été
consultée au moment de l'élaboration du projet de loi.
En réponse à Mme Dinah Derycke, il a évoqué la
participation constructive des sénateurs socialistes à la
commission d'enquête. Il a également souligné
l'intérêt des auditions auxquelles celle-ci avait
procédé.
En réponse à M. Claude Huriet, il a rappelé la
nécessaire prudence qui devait entourer les résultats des
enquêtes en matière d'investissement, quelquefois très
largement démentis dans les faits. Il a ajouté que les cinquante
plus grosses entreprises françaises envisageaient certes des
investissements, mais à l'étranger. Il a jugé inadmissible
l'attitude du Gouvernement refusant de communiquer les documents qui lui
avaient été demandés. Il a souligné que le
contrôle parlementaire répondait à une exigence de la
démocratie et que, si celui-ci avait été exercé
pleinement, de nombreux sinistres auraient pu être évités.
Il a souligné que le Parlement manquait d'autonomie d'expertise, ce qui
justifiait qu'il se tourne vers le Gouvernement, et qu'à défaut
de recevoir les informations souhaitées, il devrait se doter d'une
capacité d'expertise propre. Il a conclu en souhaitant qu'une
réflexion soit menée sur les pouvoirs de contrôle du
Parlement.