II. LA COMPLEXITÉ DU PHÉNOMÈNE DES MIGRATIONS QUI INTERDIT L'ADOPTION D'UN DISPOSITIF UNIQUE RÉGISSANT LES PÉRIODES DE CHASSE
A. LE RAPPEL DE LA PRATIQUE DE LA CHASSE EN FRANCE ET DANS LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE
1. La chasse au gibier d'eau et aux espèces migratrices en France
La diversité du territoire national, avec des zones
humides, de montagne et de forêt et sa position de carrefour des
migrations européennes dans la région du paléarctique
occidental lui assure une grande richesse et une grande diversité
s'agissant des espèces d'oiseaux migrateurs et sédentaires.
Ainsi, 59 espèces sont recensées en France, comme pouvant
être chassées en application de l'annexe II de la directive du
2 avril 1979 sur la conservation des oiseaux sauvages.
On peut rappeler qu'en 1996, il y avait 1.625.000 chasseurs, dont 230.000
avaient acquitté le timbre " gibier d'eau ", pour pouvoir
chasser durant la période précédant l'ouverture
générale. Mais pendant la période d'ouverture
générale, étant donné qu'aucun droit de timbre
spécifique n'est exigé pour chasser le gibier d'eau, il est
impossible de comptabiliser le nombre de chasseurs pratiquant ce type de chasse
spécialisée.
La chasse au gibier d'eau se pratique essentiellement dans une cinquantaine de
départements, mais il faut rappeler que la chasse aux oiseaux migrateurs
terrestres est géographiquement répartie sur tout le territoire
et concerne donc un très grand nombre de chasseurs :
- Sud-Ouest : pigeon ramier
- Sud-Est : grives
- Bretagne, Sud-Ouest, Centre et Nord-Pas-de-Calais : bécasse.
Concrètement, les prélèvements effectués en France
en février sont estimés, selon les espèces, de 4 à
8 % des prélèvements faits par les chasseurs durant toute la
saison de chasse des espèces concernées. Cela reste donc
très modéré et influe peu sur le statut de conservation
des espèces migratrices chassées. 70 % d'entre elles sont en
état de conservation favorable et le facteur prioritaire influant sur
leur état est la conservation des milieux ; sur ce point, il convient de
souligner le rôle très positif des chasseurs pour veiller à
l'entretien des habitats et aider à la restauration des milieux
dégradés.
Ces actions ont été reconnues récemment par la Commission,
dans sa communication du 26 mai 1995 au Conseil et au Parlement
européens intitulée " Utilisation rationnelle et
conservation des zones humides " : " la chasse au
gibier d'eau
dans les marais européens représente une activité de
loisir populaire et une importante source potentielle de revenus pour les
propriétaires de ces étendues. A juste titre, les associations
cynégétiques sont en train
de devenir des moteurs importants
de la conservation des sites marécageux
".
Les chasseurs ont mené ces actions dans l'Europe communautaire certes,
mais également dans l'ensemble de la région du
paléarctique occidental, c'est-à-dire de l'ouest de l'Afrique au
nord de l'Europe, où évoluent les mêmes populations
d'oiseaux migrateurs que les Etats-membres ont le devoir de conserver pour les
générations futures, et ce en coordination avec les autres pays
concernés. C'est le cas tout récent de la remise en eau des
15.000 ha de la cuvette du Ndiael au Sénégal, oeuvre des
chasseurs européens.
A titre d'exemple, l'oie cendrée, chassée jusqu'au
20 février, est en expansion régulière depuis
plusieurs années et des dégâts agricoles sont
déjà déplorés sur quelques sites.
Par ailleurs, plus de 2,5 millions d'hectares en France, soit 5 % du
territoire national, sont classés en réserve de chasse et
traduisent l'effort consenti par les chasseurs pour la préservation du
patrimoine faunistique.
2. La pratique de la chasse dans les pays de l'Union européenne
Les chasseurs sont plus de six millions en Europe
répartis comme l'indique le tableau ci-dessous :
Pays |
Nombre de chasseurs en 1995
|
Population en 1995
|
% de chasseurs dans la population |
Superficie en km² |
Nombre de chasseurs au km² |
France |
1 650 |
58 020 |
2,8 |
543 965 |
3,0 |
Espagne |
1 000 |
39 177 |
2,6 |
505 990 |
2,0 |
Italie |
925 |
57 268 |
1,6 |
301 322 |
3,1 |
Royaume-Uni |
625 |
58 503 |
1,1 |
244 101 |
2,6 |
Allemagne |
333 |
81 538 |
0,4 |
356 974 |
0,9 |
Suède |
320 |
8 816 |
3,6 |
449 964 |
0,7 |
Finlande |
300 |
5 098 |
5,9 |
338 145 |
0,9 |
Portugal |
300 |
9 912 |
3,0 |
91 905 |
3,3 |
Grèce |
295 |
10 442 |
2,8 |
131 957 |
2,2 |
Danemark |
177 |
5 215 |
3,4 |
43 094 |
4,1 |
Irlande |
120 |
3 579 |
3,4 |
70 285 |
1,7 |
Autriche |
110 |
8 039 |
1,4 |
83 858 |
1,3 |
Pays-Bas |
34 |
15 424 |
0,2 |
41 526 |
0,8 |
Belgique |
29 |
10 130 |
0,3 |
30 518 |
1,0 |
Luxembourg |
2 |
406 |
0,5 |
2 586 |
0,8 |
TOTAL UNION |
6 220 |
371 567 |
1,7 |
3 236 190 |
1,9 |
La durée de la chasse est en moyenne de cinq mois dans
les Etats-membres mais de nombreuses dérogations existent, notamment
s'agissant de fermetures postérieures à la date du
31 janvier.
Parmi les pays de l'Union européenne, on peut citer de nombreux exemples
de fermetures postérieures à la date du 31 janvier,
prévues par des dérogations :
- la chasse au pigeon ramier est autorisée toute l'année aux
Pays-Bas, elle ferme le 30 avril en Allemagne, le 15 avril en
Suède, fin février en Belgique, au Luxembourg et au Portugal,
- les anatidés sont chassés jusqu'au 20 février
sur le domaine public maritime en Grande-Bretagne,
- la chasse des grives est autorisée jusqu'au
27 février au Portugal.
B. LA COMPLEXITÉ DU PHÉNOMÈNE DES MIGRATIONS D'OISEAUX
L'article 7 paragraphe 4 de la directive sur la
conservation des oiseaux sauvages prévoit que "
les
espèces migratrices ne sont pas chassées pendant leur
période de reproduction et pendant leur trajet de retour vers leur lieu
de nidification
".
Les discussions sur les dates d'ouverture et de fermeture de chasse se
focalisent sur la définition des termes employés dans le texte de
la directive, définition d'autant plus difficile à proposer que
la science du vivant n'est pas une science exacte, à la
différence de la physique et de la chimie. Il faut savoir tenir compte
de la variabilité des phénomènes biologiques.
Un phénomène ou une caractéristique biologique (par
exemple, la taille ou le poids d'une espèce) se définit donc
toujours par une moyenne. Plus on s'éloigne de cette moyenne, moins on
rencontre d'individus et plus on a de chances d'avoir affaire à des
phénomènes ou des individus " exceptionnels ", voir
anormaux.
L'article 7 de la directive ne s'y trompe pas en se référant
au trajet de retour
des espèces
, et non à celui des
individus
.
En ce sens, c'est la date moyenne de migration de l'espèce qui devrait
être pris en compte et non la date du premier individu qui migre. La
jurisprudence va trop loin en la matière, car elle
méconnaît la nature des lois biologiques.
La sagesse populaire exprime d'ailleurs fort bien cette vérité
biologique : ne dit-on pas : " une hirondelle ne fait pas le
printemps " ?
Il est donc impossible de fixer des dates uniques caractérisant les
différentes phases du cycle de reproduction d'une espèce. Chaque
espèce migratrice a un cycle migratoire propre et au sein des
espèces, les populations et les espèces ont des comportements
différents.
De plus, les zones géographiques où se déroulent les
phases de ces cycles migratoires sont loin d'être distinctes.
1. Les difficultés posées par la définition de certains termes
a) La période de reproduction et de dépendance
La saison de reproduction et sa chronologie
(c'est-à-dire la succession des différents stades), peuvent
être décrites pour un individu, un couple, un groupe, une
population ou une espèce. Compte tenu des comportements
différents selon les groupes d'espèces et des difficultés
d'observation, on peut dire que la saison de reproduction est la période
durant laquelle une espèce pond, couve et élève ses jeunes
jusqu'à l'envol. C'est cette définition -ponte du premier oeuf
jusqu'à l'envol des jeunes- qui a été retenue par
Bertelsen et Simonsen (1989) pour définir la période de
reproduction des espèces classées à l'Annexe II de la
Directive du 2 avril 1979 sur la conservation des oiseaux sauvages.
A cette période s'ajoute, d'une part, celle de défense du
territoire de nidification et, d'autre part, celle de dépendance, stade
ultime de la reproduction.
La notion de défense du territoire peut parfois être difficile
à définir.
Pour les espèces migratrices, c'est-à-dire celles dont la
majorité des individus ont un comportement migratoire, le
problème ne se pose pas, la période de protection
commençant avec le trajet de retour.
Pour les espèces sédentaires, à l'exception de celles qui
s'engagent dans des parades collectives (Tétraonidés), on peut
définir un critère équivalent basé sur la
connaissance des dates moyennes interannuelles de ponte du premier oeuf pour
l'espèce dans la région concernée et de la biologie de
celle-ci.
La notion de dépendance ne concerne que les relations entre individus
-soit la dépendance des jeunes à l'égard des adultes
(dépendance alimentaire, protection contre les prédateurs, les
intempéries, ...)- et non les relations, de quelque sorte qu'elles
soient, entre les individus et leur milieu.
Il peut être utile dans certains cas, de distinguer deux étapes
dans l'acquisition de l'indépendance. La première étape,
qui pourrait être qualifiée de " dépendance
stricte " concernerait la période où la mort d'un ou des
parents entraîne une réduction notable -ou déterminante- du
taux de survie des jeunes. La seconde période voit le maintien d'une
cohésion sociale parents/enfants qui va en diminuant. La perte d'un ou
des parents n'entraîne pas alors de baisse sensible de la survie des
jeunes.
b) Le trajet de retour
Le trajet de retour est le déplacement annuel par
lequel les oiseaux migrateurs -une population, un groupe ou un individu-
à partir des lieux d'hivernage rejoignent leurs lieux de reproduction,
en une ou plusieurs étapes. Sont sur le trajet de retour vers leur lieu
de nidification les oiseaux qui, obéissant à des modifications
physiologiques intervenant au terme de la phase d'hivernage se rapprochent de
leurs lieux de reproduction.
L'hivernage prend fin avec l'évacuation des quartiers d'hiver où
les populations migratrices sont plus ou moins stationnaires depuis la fin de
la migration postnuptiale. En général, la fin de l'hivernage est
plus ou moins progressive puisque ce phénomène ne se
déclenche pas au même moment pour tous les individus : il ressort
des observations scientifiques et techniques que la migration
prénuptiale s'échelonne de janvier à fin mai pour
certaines espèces y compris d'ailleurs pour des espèces
chassables (certains limicoles et anatides).
Il importe de faire remarquer que :
- le fait de quitter un lieu d'hivernage n'implique pas obligatoirement un
départ en migration. Les individus pouvant gagner un autre lieu
d'hivernage plus favorable ;
- les oiseaux en âge de se reproduire sur le trajet de retour ne
possèdent pas obligatoirement les conditions physiologiques pour se
reproduire. Toutefois, la directive du 2 avril 1979 sur la
conservation des oiseaux sauvages précisant que les espèces ne
doivent pas être chassées, il faut comprendre l'ensemble d'une
population.
Cette complexité des déplacements peut être due en partie
au moins, à diverses causes :
- météorologiques (étangs gelés ou à
sec par exemple) ;
- épuisement des ressources alimentaires ;
- dérangements divers, etc.
La difficulté va donc être de discerner les déplacements
migratoires prénuptiaux, tels qu'ils ont été
définis précédemment, des divers déplacements qui
ont lieu en fin d'hivernage. Cette difficulté est accrue lorsque les
aires d'hivernage et les aires de reproduction se chevauchent largement. Car
alors dans ce cas peuvent coexister dans la même région, des
individus en hivernage, des individus en trajet de retour et des individus
venant de rejoindre leur lieu de nidification.
Chez plusieurs espèces, qu'il s'agisse d'anatidés (canard colvert
et fuligule morillon), de rallidés (foulque macroule) ou encore de
limicoles (vanneau huppé et bécasse des bois), l'examen des
cartes géographiques de distribution de ces espèces, fait
ressortir l'importance de la zone de chevauchement des aires de reproduction et
d'hivernage.
2. La nécessité de disposer de données scientifiques et techniques
Compte tenu de la diversité biologique et de la
complexité du phénomène observé, à savoir
les migrations des oiseaux de passage, il est normal que les données
scientifiques et techniques recueillies ne soient pas toutes identiques.
Si les méthodes d'observation sont bien harmonisées, les
résultats enregistrés varient néanmoins selon les
emplacements et le nombre des postes d'observation. De plus,
l'interprétation rigoureuse de ces données intègre
automatiquement des éléments subjectifs, qu'il faut ensuite
neutraliser en croisant d'autres sources d'observation.
En ce qui concerne la France, il est ainsi possible de se
référer tant au rapport publié par l'Office national de la
chasse (ONC) en décembre 1996 qu'au rapport élaboré en
mars 1997 par le Muséum national d'histoire naturel (MNHN).
L'étude comparée des deux rapports fait ressortir certaines
divergences mais elles ne sont pas fondamentales et surtout, elle ne remettent
pas en cause leur fiabilité scientifique respective.
Les définitions ne sont pas identiques s'agissant de la décade
moyenne de début de migration ou décade modale. Le rapport du
MNHN, à la différence de celui de l'ONC, ne reprend pas la
définition retenue en 1989 comme étant la " date moyenne de
début de migration la plus fréquente, mais retient la date la
plus précoce observée pour le début de la migration, ce
qui explique la plupart des différences constatées.
Venant du Museum National d'Histoire Naturelle, on peut s'étonner de ce
parti-pris alors que pour tenir compte de la variabilité des
phénomènes biologiques, on ne peut définir ces derniers
qu'à partir de moyennes.
S'agissant des oiseaux de passage, les rapports de l'ONC et du MNHN concordent
pour six espèces, qui sont la bécasse, la caille, la grive
draine, le biset, la tourterelle et la tourterelle turque.
En revanche, le rapport du MNHN propose d'avancer les dates de fermeture du
28 février au 20 février pour six autres
espèces, qui sont les autres grives, le merle et deux espèces de
pigeons et du 20 février au 10 février pour l'alouette
des champs alors que le rapport de l'ONC ne propose pas de modification.
3. Le " faux argument scientifique " du principe de confusion
Au-delà des divergences mineures sur les observations
des périodes de migration, le rapport du MNHN se livre à une
étude approfondie des risques de confusion entre espèces
engendrés par la poursuite de la chasse au-delà du
31 janvier, mais il n'apparaît pas que cet argument puisse
être retenu tant sur le point scientifique que juridique.
S'agissant de l'observation du phénomène, le rapport du
MNHN souligne qu'il n'existe aucun travail publié en France et à
l'étranger qui traite de l'importance qualitative et quantitative des
confusions entre espèces lors de la chasse. Néanmoins, s'agissant
du cas des anatidés, le rapport fait état, à partir des
données d'observation disponibles, d'une nette décroissance
générale du taux d'erreur depuis 1966, et de sa stabilisation sur
une période récente -entre 1973 et 1986-. Selon les
espèces d'anatidés -canard chipeau, milouin, souchet ou morillon-
le taux d'erreur varie de 12 % à 22 %.
Au-delà de la stricte observation de ce phénomène
qui s'avère nécessaire, il convient de replacer cet argument dans
son contexte juridique d'ensemble, pour démontrer qu'il s'agit en
définitive " d'un faux argument scientifique ".
- D'une part, il convient de rappeler que le problème de la
confusion des espèces lors d'une action de chasse est d'ores et
déjà pénalement sanctionnable. Dans un jugement du
3 avril 1997 (T.A. à Besançon), le commissaire du
Gouvernement a ainsi écarté l'étude effectuée par
le MNHN, sans mettre en doute sa rigueur scientifique, mais en replaçant
le débat sur le plan pénal. S'agissant de l'arrêté
préfectoral, il a considéré qu'il ne pouvait être
illégal, au motif qu'il ne serait pas respecté : " En cas de
doute, un chasseur sérieux ne tire pas. S'il tire et se trompe, son
action illégale de chasse est pénalement sanctionnable. Mais je
ne vois pas comment l'arrêté préfectoral pourrait
être, lui, illégal en tant que, par hypothèse, il ne serait
pas respecté. Vous devez examiner l'arrêté pour
lui-même, et non pour ce que les chasseurs en feront "
5(
*
)
.
- D'autre part, avancer l'argument de la confusion des espèces pour
débattre du fondement scientifique des dates de fermeture de chasse
reviendrait à remettre en cause l'esprit même de la directive du
2 avril 1979 sur la conservation des oiseaux sauvages.
En effet, l'architecture de la directive repose sur la distinction entre
espèces protégées et espèces chassables.
L'article premier de la directive pose comme objectif "
la
conservation
de toutes les espèces d'oiseaux vivant naturellement à
l'état sauvage sur le territoire européen des Etats
membres
", ce qui représente plus de 400 espèces
différentes. L'annexe II recense 72 espèces chassables,
dont 59 sont chassables en France.
L'équilibre même de la directive repose donc bien sur la
capacité des chasseurs à savoir faire la distinction toute
l'année entre les 72 espèces chassables et les autres
espèces protégées.
La difficulté n'est pas plus grande en février qu'en pleine
saison de chasse, et aucune donnée scientifique fiable n'autorise
à remettre en cause ce principe fondamental de la non-confusion entre
espèces, sinon à vouloir porter atteinte au droit de chasse
lui-même quelle que soit la période envisagée, ce qui est
inacceptable.