N° 429
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 mars 2025
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles,
de législation, du suffrage universel, du Règlement et
d'administration générale (1) sur la proposition de loi
visant à faciliter le
maintien en
rétention des
personnes condamnées
pour des faits d'une
particulière
gravité et présentant de
forts risques de
récidive,
Par Mme Lauriane JOSENDE,
Sénatrice
(1) Cette commission est composée de :
Mme Muriel Jourda, présidente ;
M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La
Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain,
Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman,
MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset,
vice-présidents ; M. André Reichardt,
Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier
Bitz, secrétaires ; M. Jean-Michel Arnaud, Mme Nadine
Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie
Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer,
MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco,
Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende,
MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier,
Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, David Margueritte,
Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul
Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia,
M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva
Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis
Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel,
Mme Mélanie Vogel.
Voir les numéros :
Sénat : |
298 et 430 (2024-2025) |
L'ESSENTIEL
Les insuffisances du cadre juridique de la rétention administrative des étrangers en situation irrégulière qui présentent un risque pour la sécurité de nos concitoyens ont été mises en lumière à plusieurs reprises par l'actualité récente.
Eu égard à l'impérieuse nécessité d'éloigner ces personnes du territoire national et aux difficultés particulières rencontrées à cet effet, l'allongement de la durée de la rétention administrative paraît constituer un moyen de favoriser un éloignement effectif.
L'article L. 742-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) prévoit un régime spécifique pour les personnes ayant fait l'objet d'une condamnation au titre d'activités terroristes, pour lesquelles la durée maximale de la rétention administrative est portée à 180 voire 210 jours, contre 90 dans le régime de droit commun.
La proposition de loi n° 298 (2024-2025) visant à faciliter le maintien en rétention des personnes condamnées pour des faits d'une particulière gravité et présentant de forts risques de récidive, présentée par Jacqueline Eustache-Brinio et plusieurs de ses collègues, propose d'étendre ce régime dérogatoire aux étrangers en situation irrégulière ayant fait l'objet d'une condamnation pénale pour des faits graves, notamment des infractions sexuelles ou violentes ou commises en bande organisée.
Approuvant pleinement le texte et son intention, la commission a étendu et précisé le champ d'application du régime dérogatoire de l'article L. 742-6 du CESEDA, en prévoyant qu'en relèveraient les étrangers en situation irrégulière :
- condamnés à la peine d'interdiction du territoire français ;
- faisant l'objet d'une décision d'éloignement au titre de faits ayant donné lieu à une condamnation définitive à un crime ou à un délit puni de cinq ans ou plus d'emprisonnement ;
- ou dont le comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public.
Au regard des difficultés relevées dans la mise en oeuvre des prolongations de la rétention administrative de droit commun, la commission a également inséré un article additionnel tendant à simplifier leur séquençage et leurs motifs, en alignant sur le régime de la deuxième prolongation (art. L. 742-4 du CESEDA) celui des troisième et quatrième prolongations (art. L. 742-5) et en fusionnant ces deux dernières en une unique prolongation d'une durée de trente jours. Cette modification a été étendue au régime dérogatoire (art. L. 742-7).
I. PERMETTRE L'ALLONGEMENT DE LA RÉTENTION DES ÉTRANGERS PRÉSENTANT UNE MENACE GRAVE DU FAIT DE LEURS ANTÉCÉDENTS JUDICIAIRES
A. LE MAINTIEN EN RÉTENTION AU-DELÀ DE 90 JOURS N'EST AUJOURD'HUI POSSIBLE QUE POUR LES SEULS ÉTRANGERS CONDAMNÉS POUR DES INFRACTIONS À CARACTÈRE TERRORISTE
1. La rétention administrative, un objet juridique spécifique et encadré
La rétention administrative est un dispositif permettant à l'administration de maintenir contre leur gré et dans des locaux dont elle a la charge - notamment dans les centres de rétention administrative (CRA) - les étrangers qui font l'objet d'une décision d'éloignement du territoire français et pour lesquels une mesure de contrainte est nécessaire à l'exécution forcée de cette décision1(*).
Mesure administrative et non sanction, la rétention administrative a pour finalité de permettre l'éloignement des personnes concernées. Dès lors qu'il s'agit d'une mesure privative de liberté, elle est placée sous le contrôle du juge judiciaire, à qui il appartient également d'en décider la prolongation2(*).
La rétention administrative est encadrée par le droit de l'Union européenne, tout particulièrement par la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008, dite « directive retour ». En ce qui concerne sa durée, l'article 15 de la directive prévoit que le placement initial en rétention ne peut excéder six mois ; elle peut être prolongée de douze mois supplémentaires en cas de manque de coopération de l'intéressé ou de retards dans l'obtention des documents nécessaires de la part des autorités étrangères.
Le régime juridique de la rétention administrative des étrangers a été encadré par le Conseil constitutionnel, qui juge « qu'il incombe au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle, ainsi que les exigences d'une bonne administration de la justice et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties (...). Les atteintes portées à l'exercice de ces libertés doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis » (n° 2011-631 DC du 9 juin 2011, cons. 66).
Il a admis à plusieurs reprises l'allongement de la durée de la rétention administrative, en précisant toutefois que l'étranger « ne peut être maintenu en rétention que pour le temps strictement nécessaire à son départ, l'administration devant exercer toute diligence à cet effet » et sous la réserve « que l'autorité judiciaire conserve la possibilité d'interrompre à tout moment la prolongation du maintien en rétention, de sa propre initiative ou à la demande de l'étranger, lorsque les circonstances de droit ou de fait le justifient » (n° 2003-484 DC, 20 novembre 2003, cons. 66). Sous cette même réserve, il a jugé que l'allongement à 90 jours de la durée maximale de la rétention, contre 45 auparavant, était adapté, nécessaire et proportionné à l'objectif de prévention des atteintes à l'ordre public poursuivi par le législateur (n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018).
2. Un régime dérogatoire pour les étrangers ayant fait l'objet d'une condamnation pénale pour des activités terroristes
Les étrangers condamnés au titre d'activités terroristes sont soumis depuis la loi du 16 juin 2011 à un régime de rétention administrative particulier, qui se caractérise principalement par un séquençage et une durée maximale de la rétention dérogatoires, cette dernière s'élevant à 180 voire 210 jours.
Ces dispositions, désormais prévues aux articles L. 742-6 et L. 742-7 du CESEDA3(*), ont été déclarées conformes à la Constitution dans la décision précitée du 9 juin 2011 (cons. 76) ; le Conseil constitutionnel a en revanche censuré les dispositions permettant, dans le cadre de ce régime dérogatoire, une prolongation de la rétention de douze mois supplémentaires.
L'article L. 742-6 permet ainsi de prolonger, sur décision du magistrat compétent du siège du tribunal judiciaire, la rétention d'un étranger jusqu'à 180 jours dès lors que les conditions cumulatives suivantes sont réunies :
- la rétention doit résulter d'une condamnation à une peine d'interdiction du territoire prononcée « pour des actes de terrorisme prévus par le titre II du livre IV du code pénal » ou d'une décision d'expulsion « édictée pour un comportement lié à des activités à caractère terroriste pénalement constatées » ;
- l'éloignement de l'étranger doit constituer une « perspective raisonnable » ;
- l'assignation à résidence doit ne pas être suffisante pour assurer le contrôle de la personne concernée.
L'article L. 742-7 prévoit qu'« à titre exceptionnel », la rétention peut être à nouveau prolongée par un magistrat pour deux périodes supplémentaires de quinze jours, pour une durée totale de 210 jours.
Régimes de rétention administrative prévus par le CESEDA (jours)
Source : commission des lois du Sénat
Ce régime dérogatoire ne concerne à ce jour qu'un nombre très réduit d'individus : d'après le ministère de l'intérieur, huit étrangers ont été placés en rétention sur ce fondement, pour une durée moyenne de rétention de 108 jours ; en 2022, 19, pour une durée moyenne de 93 jours ; en 2023, 41, pour une durée moyenne de 91 jours ; en 2024, 37 pour une durée moyenne de 117 jours.
Si le taux d'éloignement des intéressés n'est pas significativement supérieur de celui constaté pour les étrangers relevant du régime de droit commun - le ministère de l'intérieur mettant en avant que les profils les plus dangereux pour l'ordre public sont les plus difficiles à éloigner et donnent lieu à des échanges approfondis avec les États concernés4(*) -, l'allongement de la durée de rétention paraît favoriser leur éloignement effectif puisqu'en 2024, plus de la moitié des éloignements réalisés ont eu lieu au-delà du quatre-vingt-dixième jour de rétention, qui correspond au terme du régime ordinaire (cf. supra).
* 1 Aux termes de l'article L. 741-1 du CESEDA, l'étranger peut être placé en rétention « lorsqu'il ne présente pas de garanties de représentation effectives propres à prévenir un risque de soustraction à l'exécution de la décision d'éloignement et qu'aucune autre mesure n'apparaît suffisante à garantir efficacement l'exécution effective de cette décision ».
* 2 Le juge administratif demeure compétent pour connaître de la légalité de la décision d'éloignement qui constitue le fondement de la mesure de rétention.
* 3 Article 56 de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité.
* 4 Voire avec plusieurs États, le ministère de l'intérieur relevant qu'« Il est en effet fréquent que des étrangers faisant l'objet d'une procédure d'éloignement dissimulent leur document de voyage, voire leur identité ou leur nationalité. Par suite, plusieurs pays doivent être successivement saisis en vue d'obtenir le [laissez-passer consulaire]. »