N° 333

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 février 2025

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi visant à interdire un mariage en France lorsque l'un des futurs époux réside de façon irrégulière sur le territoire,

Par M. Stéphane LE RUDULIER,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Muriel Jourda, présidente ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Mmes Isabelle Florennes, Patricia Schillinger, Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Michel Masset, vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Marie Mercier, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Olivier Bitz, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Sophie Briante Guillemont, M. Ian Brossat, Mme Agnès Canayer, MM. Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Mme Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mmes Anne-Sophie Patru, Salama Ramia, M. Hervé Reynaud, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mme Elsa Schalck, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.

Voir les numéros :

Sénat :

190 rect. (2023-2024) et 334 (2024-2025)

L'ESSENTIEL

Le refus, en 2023, par le maire de Béziers (Hérault), Robert Ménard, et le maire d'Haumont (Nord), Stéphane Wilmotte, de marier dans leur commune respective un ressortissant étranger soumis à une obligation de quitter le territoire français (OQTF) avec une Française a ouvert un débat nourri sur l'opportunité de modifier la législation civile, dans lequel s'inscrit la présente proposition de loi.

Alors qu'en l'état du droit, la liberté de mariage n'est pas conditionnée à la régularité du séjour, notamment à la suite de plusieurs décisions du Conseil constitutionnel déclarant contraires à la Constitution des dispositions législatives procédant à une telle mesure, la présente proposition de loi, déposée par Stéphane Demilly et inscrite dans l'espace réservé du groupe Union centriste, tend en effet à instaurer une interdiction absolue de contracter un mariage pour toute personne en situation irrégulière sur le territoire national. Elle porte ainsi un double objectif de renforcement de la prévention des mariages simulés ou arrangés et de protection des maires, qui sont souvent en première ligne face à des demandes de mariage dont la légalité peut interroger au regard l'exigence d'une réelle volonté matrimoniale.

Bien qu'elle partage ces objectifs, la commission, sur proposition de son rapporteur, Stéphane Le Rudulier, et sans préjudice d'adaptations éventuelles des dispositifs de lutte contre les mariages arrangés ou simulés au stade de la séance publique, n'a pas adopté ce texte, qui contrevient, en l'état, à la jurisprudence constitutionnelle.

I. LES RESTRICTIONS À LA LIBERTÉ DE MARIAGE SONT PEU NOMBREUSES ET N'INCLUENT PAS L'IRRÉGULARITÉ DU SÉJOUR DU OU DES FUTURS ÉPOUX

A. BIEN QUE CONSACRÉE PAR LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET PLUSIEURS TRAITÉS INTERNATIONAUX, LA LIBERTÉ DE MARIAGE N'EST PAS ABSOLUE

La liberté matrimoniale constitue, pour le Conseil constitutionnel qui l'a rappelé à plusieurs reprises au cours des trois dernières décennies1(*), une liberté fondamentale à valeur constitutionnelle, reconnue à tous ceux qui résident sur le territoire national, quelle que soit leur situation. Le Conseil constitutionnel a tout d'abord considéré en 1993 que « la liberté du mariage » était « une des composantes de la liberté individuelle », avant de rattacher cette liberté, en 2003, à « la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 ». Depuis lors, le Conseil constitutionnel a systématiquement fait usage des mêmes termes pour qualifier la liberté matrimoniale.

Cette liberté est également protégée par les engagements internationaux de la France, notamment l'article 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (CEDH), l'article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et l'article 16 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme et du citoyen.

Toutefois, malgré la reconnaissance constitutionnelle et conventionnelle de la liberté matrimoniale, celle-ci connaît des limites et n'est donc pas absolue.

Conformément à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et des citoyens, auquel fait systématiquement référence le Conseil constitutionnel depuis 2003, les « bornes » à la liberté de mariage « ne peuvent être déterminées que par la loi ». Ainsi, le Conseil constitutionnel reconnaît que la liberté du mariage « ne restreint pas la compétence que le législateur tient de l'article 34 de la Constitution pour fixer les conditions du mariage dès lors [qu'il] ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ». Les articles 12 de la CEDH et 9 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne disposent également que l'exercice du droit au mariage est régi par les lois nationales.

Les restrictions à la liberté au mariage prévues par la législation française sont cependant, en conséquence de la haute considération qui est portée à cette liberté, peu nombreuses puisque le code civil n'en énumère que quatre, qui concernent exclusivement :

- les mineurs, bien que des dispenses à cette restriction puissent être exceptionnellement autorisées « pour des motifs graves » par le procureur de la République, sous certaines conditions ;

- la polygamie ;

- la consanguinité, le code civil prohibant les mariages entre tous les ascendants et descendants et les alliés dans la même ligne et, en ligne collatérale, entre les frères et soeurs et entre l'oncle ou la tante et la nièce ou le neveu. Seul le Président de la République peut lever certaines de ces prohibitions, « pour des causes graves » ;

- l'absence de consentement, qui peut justifier l'opposition du ministère public au mariage ou, a posteriori, son annulation. Lorsqu'il existe « des indices sérieux laissant présumer » une absence de consentement, que l'officier d'état civil peut notamment apprécier au vu des pièces fournies par les époux et à l'occasion d'une audition commune ou d'entretiens individuels préalables à la publication des bans qu'il peut mener en application de l'article 63 du code civil, il doit, conformément à l'article 175-2 du même code, saisir « sans délai » le procureur de la République. Celui-ci est alors tenu, dans les quinze jours de sa saisine, soit de laisser procéder au mariage, soit de s'y opposer, soit de décider qu'il sera sursis à sa célébration, dans l'attente des résultats d'une enquête. Ce sursis est limité à une durée d'un mois renouvelable une fois, à l'expiration de laquelle il fait connaître par une décision motivée à l'officier d'état civil s'il laisse procéder au mariage ou s'il s'oppose à sa célébration.

C'est sur le fondement de cet article 175-2, relatif au vice de consentement, que repose le dispositif civil de prévention des mariages simulés ou arrangés. Le dispositif pénal de lutte contre ces mariages repose sur l'article L. 823-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui punit la tentative de contractation d'un mariage « aux seules fins d'acquérir la nationalité française », ou le fait d'avoir contracté un tel mariage, d'une peine pouvant atteindre cinq ans d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende.

Bien que ces dispositions constituent une entrave à la liberté du mariage, le Conseil constitutionnel a considéré que le cadre législatif actuel était conforme à la Constitution, d'une part car « la liberté du mariage [...] ne fait pas obstacle à ce que le législateur prenne des mesures de prévention ou de lutte contre les mariages contractés à des fins étrangères à l'union matrimoniale », d'autre part car il a réfuté explicitement l'existence d'un « droit de contracter mariage à des fins étrangères à l'union matrimoniale ».


* 1 Voir la rubrique « Pour en savoir plus » pour les références des décisions du Conseil constitutionnel.

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