COMPTE RENDU DE L'AUDITION DE M. LOUIS LAUGIER, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA POLICE NATIONALE
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Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous procédons aujourd'hui à l'audition de Louis Laugier, directeur général de la police nationale. Ce moment est l'occasion de faire connaissance avec vous, monsieur le directeur général, à la suite de votre récente nomination, et d'aborder la question plus spécifique de la lutte contre le narcotrafic, qui se développe sur l'ensemble du territoire national.
Le Sénat a récemment consacré des travaux importants à cette question, dans le cadre d'une commission d'enquête créée à la demande du groupe Les Républicains, dont Etienne Blanc fut le rapporteur et Jérôme Durain, membre de notre commission, le président. Cette commission d'enquête a établi le constat d'un territoire submergé par le narcotrafic et d'une réponse insuffisamment adaptée à l'urgence et à l'importance des enjeux. Elle a préconisé plusieurs évolutions qui, pour celles requérant l'intervention du législateur, sont traduites dans une proposition de loi qui sera discutée en janvier prochain au Sénat.
Dans le cadre des travaux préparatoires à cet examen, j'ai souhaité, en ma qualité de présidente de la commission des lois, mais également de corapporteur, avec M. Durain, de ce texte, que vous puissiez être entendu aujourd'hui.
Le narcotrafic ne concerne pas seulement les zones dans lesquelles la police nationale exerce ses compétences ; il s'insinue dans l'ensemble des territoires, y compris les plus ruraux. Pour autant, le phénomène est particulièrement prégnant dans les grandes agglomérations, qui relèvent de la police nationale. Aussi votre témoignage est-il pour nous d'une particulière importance.
Monsieur le directeur général, pouvez-vous tout d'abord nous présenter l'état de la menace et les principales difficultés rencontrées par les forces de l'ordre pour y faire face ? Dans le cadre des évolutions envisagées par la proposition de loi, pouvez-vous également nous indiquer celles qui vous apparaissent les plus pertinentes et, le cas échéant, celles qui vous sembleraient pouvoir être modifiées ou complétées par d'autres mesures pour en assurer la pleine effectivité opérationnelle ?
M. Louis Laugier, directeur général de la police nationale. - Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer devant vous sur cette priorité nationale dont j'ai pu mesurer l'importance dans tous les territoires où j'ai exercé en tant que préfet de département. Je salue l'ampleur et la qualité du travail réalisé par la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France.
Concernant l'état de la menace, nos constats convergent avec ceux du Sénat. Le marché des stupéfiants, porté par une forte demande des consommateurs et une offre abondante, est en expansion. Les niveaux de production - en Amérique latine pour la cocaïne, en Afghanistan pour l'héroïne, au Maroc pour la résine de cannabis et en Europe pour les drogues de synthèse - sont très élevés. Les organisations criminelles maîtrisent les chaînes logistiques qui permettent d'acheminer des quantités importantes de stupéfiants en Europe.
Les saisies importantes de cocaïne réalisées dans les grands ports européens traduisent le dynamisme des réseaux criminels qui ont su exploiter la mondialisation des échanges et l'impossibilité physique de contrôler tous les flux de marchandises.
Sur la période récente, l'augmentation importante du trafic de cocaïne, dont les saisies sur le territoire national ont été multipliées par cinq en dix ans, constitue le fait majeur.
En métropole et dans les territoires ultramarins, les trafics sont aux mains d'acteurs multiples. Si les groupes criminels français se structurant autour de membres issus des mêmes cités sensibles et des mêmes communautés dominent le marché français, celui-ci est également investi par des groupes criminels étrangers ; je pense notamment aux groupes albanais et aux réseaux nigérians.
Les services font également le constat que les violences liées au trafic ont tendance à se généraliser sur l'ensemble du territoire. Autrefois réservées aux grandes agglomérations, ces violences touchent désormais les villes moyennes, avec des épisodes de fortes violences observés dans des villes qui n'y étaient jusqu'alors pas confrontées.
Sur le premier semestre 2024, on observe toutefois une baisse du nombre de victimes liées à des règlements de compte en France - 43 victimes en 2024, contre 72 sur la même période en 2023 -, sachant que 80 à 90 % de ces règlements de compte sont liés au trafic de stupéfiants. Il convient d'être prudent, car ces évolutions restent fragiles et reposent notamment sur les arrestations menées par la police judiciaire (PJ).
Le rajeunissement des auteurs des violences commises est un phénomène récent qui doit nous alerter. À cela s'ajoute une banalisation du recours aux armes qui conduit à une augmentation des victimes collatérales.
La France ne se trouve pas dans une situation singulière. Tous les États de l'Union européenne (UE), et plus largement les pays développés, sont confrontés à des situations identiques. En 2024, Europol - l'agence de l'UE pour la coopération des services répressifs - a indiqué que la moitié des réseaux criminels les plus menaçants était impliquée dans le trafic de stupéfiants au niveau européen. Celui-ci constitue l'infraction dominante en termes de criminalité organisée, avec des atteintes graves à la sécurité intérieure.
La mobilisation des services pour lutter contre les crimes et les trafics s'avère, plus que jamais, à l'ordre du jour. Nous avons la responsabilité de faire encore davantage et mieux. Les nombreuses recommandations formulées par la commission d'enquête sont, de ce point de vue, très utiles ; celles relatives à la coopération internationale ont notamment retenu notre attention, afin de renforcer les relations opérationnelles et diplomatiques avec les zones de production, de transit et d'investissement des avoirs criminels.
Il me semble d'abord utile de revenir sur certaines observations du rapport, liées à l'action de la police nationale, qui me paraissent un peu sévères, avant de vous présenter la position de la police nationale sur les dispositions de la proposition de loi, et de conclure en formulant d'autres pistes de réflexion.
Concernant l'action de la police nationale dans la lutte contre les trafics de stupéfiants, le rapport décrit un paysage morcelé des services engagés dans la lutte contre les stupéfiants. Il évoque des risques de « guerre des polices » et, de manière plus générale, une coordination insuffisante des acteurs engagés dans la lutte contre les trafics. Ce constat mérite à mon sens d'être nuancé sur trois points.
Premier point : il est nécessaire de prendre en compte la réforme de la police nationale, qui unifie sa filière judiciaire. Cette réforme, définitive depuis le 1?? janvier 2024, a créé des filières métiers. Désormais, au niveau central comme territorial, tous les services judiciaires sont placés sous une même autorité qui assure le pilotage de la filière.
Il s'agit de la réforme la plus importante de la police nationale depuis 1966. La coordination globale de la filière est assurée par la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ), qui définit la stratégie nationale de la lutte contre les stupéfiants, dans le cadre des orientations ministérielles. Elle articule l'action des différentes unités judiciaires, aussi bien sur la même thématique que sur des thématiques complémentaires - stupéfiants, blanchiment, règlements de compte, problématiques liées au cyber. Cette organisation récente garantit l'action coordonnée des services.
Deuxième point : l'Office anti-stupéfiants (Ofast) joue un rôle prépondérant de coordination. Cela tient au caractère interministériel de cette agence et à son maillage territorial dense. Parmi les 200 personnels de l'Ofast au niveau central, on retrouve des policiers, vingt-deux gendarmes, sept douaniers, un agent du ministère de l'économie et des finances, un agent de l'administration pénitentiaire et six officiers de liaison étrangers. Le responsable adjoint de l'Ofast est un magistrat de l'ordre judiciaire et, sur les trois pôles de l'agence, un a été confié à un douanier et un autre à un officier supérieur de la gendarmerie. Ce caractère interministériel n'est donc pas factice et permet d'assurer des échanges fluides et réguliers entre le ministère de l'intérieur et les autres administrations chargées de la lutte contre le narcotrafic.
Les effectifs de l'Ofast ont été multipliés par deux depuis 2020. L'agence dispose d'un maillage territorial dense avec quinze antennes, ainsi que neuf détachements dépendant de ces antennes, implantés en métropole et en outre-mer, dans des directions territoriales et interdépartementales de la police nationale. Il nous semble nécessaire de privilégier le renforcement des effectifs de ces structures territoriales, dans la mesure où le renfort de la structure centrale a déjà été effectué.
Le dispositif dans la zone Antilles-Guyane est particulièrement dense, avec deux antennes localisées à Cayenne et Fort-de-France, ainsi que deux détachements à Pointe-à-Pitre et Saint-Martin. Cette organisation se justifie par le positionnement de ces territoires au plus près des zones de production en Amérique latine et des pays servant de transit dans la région.
Cette organisation nous permet d'obtenir de bons résultats. La coordination des services, notamment avec la Marine nationale, est satisfaisante, comme en attestent les saisies significatives réalisées ces derniers mois sur le secteur maritime - 10 tonnes saisies dans les Caraïbes en 2024.
L'Ofast coordonne l'action des services lorsque des difficultés se manifestent et qu'il convient de proposer le ou les services les mieux placés pour intervenir sur le plan opérationnel. La réforme de la police nationale, en réunissant sous une même bannière tous les enquêteurs, participe de cette cohérence globale. Actuellement, 64 % des dossiers qui sont dans le portefeuille de l'office sont en cosaisine avec d'autres services, tels que les antennes de l'Ofast, les sections de recherche de la gendarmerie ou encore le service d'enquête judiciaire des finances, devenu Office national anti-fraudes (ONAF). L'Ofast exerce ainsi le rôle de coordination opérationnelle prévu par son décret de création.
En matière de trafic de stupéfiants, nous avons affaire à un contentieux de masse. Les services de police et les unités de gendarmerie ont constaté près de 17 000 faits de trafic sur les dix premiers mois de l'année 2024. Il est inévitable que des dysfonctionnements ponctuels soient observés.
Au regard de la masse des dossiers abordés, il est évident que l'Ofast ne peut coordonner l'ensemble des enquêtes. Il existe des outils de « déconfliction » pour éviter les chevauchements d'enquête ; je pense notamment au fichier anti-stupéfiants (Fast), qui permet de connaître la prise en compte d'un objectif ciblé. Dans ce domaine, l'enjeu est que tous les services de police, unités de gendarmerie et services de la douane inscrivent leurs objectifs pour rendre possible cette coordination.
Un autre point important, en termes de coordination, réside dans l'établissement d'une liste commune des objectifs les plus importants. Cette liste, établie par l'Ofast avec la contribution de la police, de la gendarmerie, de la douane et de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco), existe sous le nom de : « Top nat' des cibles d'intérêt prioritaire ». Nous souhaitons dupliquer cette démarche au niveau territorial. Les antennes et détachements de l'Ofast pourront être chargés de cette mission, en associant les unités de gendarmerie nationale et les échelons de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED).
La coordination de l'Ofast s'exerce également par l'animation du réseau des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross). Les Cross départementales collectent, traitent et enrichissent le renseignement criminel. Elles l'adressent au service de police nationale ou de gendarmerie le plus adapté.
Nous mesurons, chaque année, la montée en puissance de ces structures. Preuve de l'efficacité et de la popularité du dispositif, les informations transmises entre janvier et septembre 2024 sont en progression de 23 % par rapport à la même période en 2023. Cette hausse est liée au bon travail des Cross, mais également au fait que les plateformes de signalement sont de plus en plus utilisées. En 2023, plus de 13 300 informations ont été reçues, soit une augmentation de 18 % par rapport à 2022.
Au-delà de l'Ofast, les services de la filière judiciaire oeuvrent collectivement en prenant en compte des infractions liées au trafic, telles que les règlements de compte et les affaires de blanchiment traités respectivement par les brigades criminelles et les services financiers. Les interactions entre les services dédiés à la lutte contre les trafics, en particulier les services financiers, sont nombreuses et nécessaires. De ce point de vue, l'idée de positionner l'Ofast en dehors de la direction générale de la police nationale (DGPN) semble de nature à affaiblir le dispositif national, en coupant la brigade des stupéfiants des infractions liées.
L'Ofast n'existe que depuis janvier 2020 ; sa montée en charge a été progressive. Les deux premières années ont permis de construire ou de faire évoluer les outils sur lesquels l'office peut asseoir son pilotage, de rédiger un état de la menace et de mettre en place des Cross - ainsi que, depuis septembre 2021, des Cross portuaires et aéroportuaires -, en parallèle du resserrement des liens avec les administrations partenaires et du développement de la coopération internationale.
L'année 2023 a été celle de la rédaction d'un nouvel état de la menace s'appuyant sur la collecte et l'analyse de tous les renseignements parvenus à l'Ofast. Elle a également été consacrée au chantier de rénovation du plan national de lutte contre les stupéfiants, ou « plan stups », embarquant de nouveaux acteurs tels que le secrétariat général de la mer (SGMer), essentiel pour tout ce qui concerne l'arraisonnement ou la coordination de la sécurisation des ports, ainsi que le renseignement pénitentiaire ou la Mission nationale de contrôle des précurseurs chimiques (MNCPC).
Cette montée en puissance n'a pas empêché les résultats que l'on peut attribuer directement à l'Ofast. Parmi la cinquantaine de personnes constituant des cibles prioritaires, 29 ont été interpellées, dont certaines à l'étranger, ce qui montre la qualité du travail de coopération internationale.
Pour toutes ces raisons, le rapport de la commission d'enquête me semble un peu sévère sur le rôle de l'Ofast. Il ne mesure pas tout le chemin parcouru et la jeunesse de cette structure très sollicitée.
Troisième point, après la réforme de la police nationale et le rôle de l'Ofast : la mobilisation des services ne saurait être remise en cause. La police a interpellé plus de 18 100 trafiquants en 2023 et déjà 17 300 sur les dix premiers mois de l'année 2024. Entre 2010 et 2023, le nombre annuel de trafics de stupéfiants démantelés par les services de police a été multiplié par 3,5 ; nous sommes passés de 2 500 trafics démantelés en 2013 à 11 000 en 2023. De manière constante, la police nationale traite plus de 85 % de l'ensemble des trafics constatés de stupéfiants et du crime organisé en France.
Concernant les avoirs criminels en lien avec les stupéfiants, 75,3 millions d'euros ont été saisis en 2023. Entre 2018 et 2023, on observe une hausse de 60 % des avoirs criminels saisis, ce qui traduit une inflexion profonde de la stratégie de la police dans ce domaine, avec un développement des enquêtes patrimoniales.
À titre d'exemple, en 2023, 23,2 tonnes de cocaïne ont été saisies ; en 2024, les services français chargés de la lutte contre les stupéfiants ont déjà saisi 44,8 tonnes de cocaïne. Cela démontre l'engagement des services et leur capacité de coordination. Les saisies de nouvelles drogues sont également en forte hausse par rapport à 2023, avec une augmentation de 33 % pour les amphétamines et méthamphétamines. Ces chiffres viennent étayer les tendances présentées dans le rapport de la commission d'enquête.
Depuis septembre 2020, sur un total de 609 000 amendes forfaitaires délictuelles (AFD) dressées par la police nationale, plus de 434 000 l'ont été pour usage de stupéfiants.
Au 10 septembre 2024, plus de 16 100 opérations visant au démantèlement de points de deal ont été conduites par la police nationale. Sont incluses dans ce total les 302 opérations menées par la préfecture de police et les six opérations menées conjointement avec la gendarmerie nationale.
Certaines de ces opérations ont été labellisées « place nette ». Celles-ci ont suscité des interrogations de la part de la commission d'enquête, notamment sur leur portée et leur efficacité. Pourtant, les résultats sont incontestables. En un an, les services de la DGPN ont lancé 279 opérations de cette nature, qui ont conduit à l'interpellation de 6 800 personnes, ainsi qu'à la saisie de 690 armes, 115 véhicules, 7,5 millions d'euros d'avoirs criminels et plus de 1,7 tonne de produits stupéfiants.
Si nous estimons que les opérations « place nette » doivent être maintenues dans leur principe, nous n'avons jamais considéré qu'elles se suffisaient à elles seules. La circulaire du ministre de l'intérieur du 19 novembre 2024 relative à la lutte contre la délinquance invite à poursuivre ces opérations dans leur esprit, en les inscrivant dans la durée et en combinant des opérations judiciaires d'envergure avec une occupation prolongée du terrain.
Notre stratégie vise à les compléter par des actions en profondeur. Cela se traduit par des enquêtes de fond visant à démanteler les organisations criminelles qui approvisionnent les points de deal et celles qui organisent le blanchiment des espèces. L'objectif est d'optimiser, en amont, la préparation avec le monde judiciaire, de manière à pouvoir s'attaquer davantage aux filières dans leur intégralité. Nous entendons mener une action globale sur l'ensemble des aspects du trafic, « de la cage d'escalier à l'international », comme nous le résumons en une formule.
Je souhaite maintenant aborder certaines dispositions de la proposition de la loi, dont l'article 1er prévoit de placer l'Ofast sous la tutelle conjointe du ministère de l'intérieur et de celui de l'économie et des finances. En positionnant l'Ofast en dehors de la DGPN, alors qu'il existe un consensus pour constater les interactions très fortes entre la lutte contre les trafics et d'autres champs criminels - règlements de compte, blanchiment, trafic d'armes - majoritairement pris en compte par les services de police, on provoquerait un affaiblissement de la réponse publique.
Cette porosité entre les enquêtes justifie, plus que jamais, une unicité de leur traitement afin de garantir la fluidité des échanges entre les services, la centralisation des renseignements pour les recouper et les exploiter, un croisement maximal d'éléments issus des enquêtes et la mise en place de stratégies opérationnelles prenant en compte la multiplicité des enquêtes en interaction les unes avec les autres. Coupée des autres services de police, l'Ofast et ses structures territoriales disposeraient de moins d'informations et bénéficieraient plus difficilement du soutien opérationnel des autres services, avec un risque accru de conflits entre les services et d'actions non coordonnées sur le terrain. Pour rappel, la réforme de la police nationale a unifié cette filière judiciaire dont l'Ofast est partie prenante.
Si je ne suis pas favorable à une modification du positionnement de l'Ofast en dehors du périmètre de la police nationale, il convient toutefois de faire évoluer les modalités de la coordination entre les services pour renforcer l'agence. Il est nécessaire que le niveau de coopération entre les différents acteurs de la lutte contre les trafics soit très élevé. Des travaux sont en cours au ministère de l'intérieur pour identifier les moyens de renforcer cette coordination autour de la police nationale. Les autres administrations seront naturellement associées à ces réflexions.
Sur les autres dispositions de la proposition de loi, nous sommes favorables à celles qui répondent aux besoins opérationnels des enquêteurs : l'élargissement des conditions de transmission aux services de renseignement d'informations recueillies dans les dossiers judiciaires ; la création d'un « dossier coffre », afin de préserver la confidentialité de la pose de techniques spéciales d'enquête - seulement les conditions de mise en place des techniques, et non leurs aspects qui concourent au respect du contradictoire - ; la réforme du statut des repentis, notamment pour élargir son périmètre aux crimes de sang, comme pour le crime organisé ou les stupéfiants ; l'alignement des délais de détention provisoire pour les délits de l'article 706-73 du code de procédure pénale sur ceux prévus en matière criminelle ; la modification des délais d'examen des demandes de mise en liberté, ou encore la fermeture d'un commerce qui soutient, abrite ou participe à un trafic de stupéfiants.
Une disposition mérite des réflexions complémentaires ; je pense ici à la délicate question des informateurs. Il est exact que la situation actuelle n'est pas satisfaisante en raison de l'insécurité juridique qu'elle suscite pour les officiers traitants et les informateurs. Au-delà du constat, nos réflexions internes sur le sujet ne sont pas encore abouties.
La redéfinition de la notion de « provocation » dans un sens plus libéral, comme le propose la commission d'enquête, est une piste intéressante, de même que l'encadrement de l'activité des policiers traitants. À ce stade, il est toutefois impossible de déterminer avec certitude la meilleure solution, qui devra également être discutée avec la chancellerie.
Selon nous, deux propositions doivent être écartées. La première concerne l'inscription des Cross au niveau législatif, ces structures devant conserver leur vocation opérationnelle et ne pas constituer des instances stratégiques de décision ; le dispositif doit rester souple dans sa mise en oeuvre et relever de l'organisation interne des services de police. La seconde est relative à l'hyper-prolongation médicale de la garde à vue pour les passeurs in corpore. Au-delà des enjeux constitutionnels, la garde à vue étant incompatible avec l'état d'une personne nécessitant des soins, cette mesure poserait d'importantes contraintes opérationnelles aux services, qui devraient garder plus longtemps les personnes dans les structures hospitalières.
En conclusion, je souhaite évoquer cinq mesures non contenues dans la proposition de loi mais qui pourraient utilement compléter l'arsenal juridique et renforcer l'efficacité des enquêtes.
La première concerne la création d'un cadre juridique d'une technique spéciale d'enquête de captation des données à distance. Il serait opportun d'étudier de nouveau cette proposition, en partie censurée par le Conseil constitutionnel en 2023, qui donnerait la possibilité d'activer à distance des appareils connectés aux fins de captation de sons et d'images, dans le cadre d'enquêtes relatives aux infractions relevant de la criminalité et de la délinquance organisées.
Nous faisons face à des délinquants de plus en plus informés des méthodes policières, qui surveillent les véhicules et lieux privés dans lesquels ils échangent pour éviter ou détecter la pose de matériel permettant ces captations ou leur localisation par les forces de l'ordre. La mesure que je propose donnerait aux enquêteurs un cadre juridique leur permettant de conduire ces opérations sans risquer de trahir leur présence, via l'utilisation d'un appareil connecté.
La deuxième mesure porte sur la généralisation du pseudonyme pour les enquêteurs. Cela permettrait d'élargir le dispositif de protection de l'identité des enquêteurs à l'ensemble du périmètre infractionnel, sans autorisation administrative préalable. Cette demande des enquêteurs correspond à ce qui se fait déjà dans la lutte antiterroriste.
La troisième mesure permettrait d'introduire la corruption liée au trafic dans le régime de la criminalité organisée. Disposant d'une importante surface financière, les réseaux criminels ont la capacité de corrompre des agents privés ou publics utiles à leurs activités. Aujourd'hui, la corruption d'agents publics permet, partiellement, de bénéficier du régime de la criminalité organisée. En revanche, le régime dérogatoire de la garde à vue n'est pas applicable. Par ailleurs, la corruption d'agents privés n'est couverte par aucune disposition de ce régime. Il est donc proposé que la corruption d'agents privés et publics puisse être introduite dans le régime complet de la criminalité organisée.
En effet, dans la mesure où ces réseaux criminels ont gagné en sécurité et en dissimulation, notamment avec les messageries chiffrées, les techniques traditionnelles d'enquête ne sont plus suffisantes pour mettre au jour cette infraction. Le régime de la criminalité organisée, avec ces techniques d'enquête, s'avère aujourd'hui nécessaire aux investigations en la matière.
La quatrième mesure est relative à l'interdiction de paraître sur un point de deal. Il serait opportun de créer une mesure de police administrative d'interdiction de paraître pour les individus causant un trouble à l'ordre et à la tranquillité publics, dans la mesure où les actions judiciaires se sont révélées inefficaces ou impossibles.
Enfin, la cinquième mesure concerne la modification de la durée initiale de garde à vue en matière de criminalité organisée. En cas de garde à vue dérogatoire, l'officier de police judiciaire pourrait être autorisé à décider un placement en garde à vue pour une durée initiale de 48 heures et non plus seulement 24 heures. La prolongation de la mesure serait sollicitée auprès de l'autorité judiciaire à l'issue de ce délai. La complexité croissante des moyens mis en oeuvre par les délinquants, mais aussi les outils déployés par les enquêteurs afin de rassembler les preuves pendant le temps de la garde à vue, ainsi que le renforcement des droits des personnes, ont conduit à réduire pour l'enquêteur le temps de mise à disposition d'un suspect, notamment pour les auditions.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Je souhaite revenir sur la question de la corruption. Dans la criminalité organisée, et singulièrement dans le trafic de stupéfiants, les masses d'argent sont considérables et de nature à corrompre de nombreux agents publics ou privés. Existe-il, dans la police nationale, des dispositifs prévus pour répondre à cette menace ?
M. Jérôme Durain. - Ma question concerne les conclusions et les recommandations formulées par la commission d'enquête, dont j'ai été le président.
Vous avez trouvé nos conclusions sévères concernant l'Ofast, notamment. Notre volonté est que l'office soit le plus efficace possible, et la sévérité de notre avis visait l'organisation globale de la riposte face au narcotrafic dans notre pays. Nous avons notamment évoqué la nécessité d'un chef de filât et d'une coordination interministérielle plus forte, avec une intégration plus forte des services de Bercy. Nous comprenons la nécessité pour vous de rester opérationnel, mais la question de la place de Bercy me semble centrale.
Concernant le dispositif « place nette » - et cela vaut également pour d'autres outils -, il s'agit non pas de contester son efficacité dans l'absolu, mais d'évaluer le prix à payer par rapport aux moyens déployés.
Concernant les informateurs, le souci n'est pas de trouver un cadre nouveau : il faut répondre à la demande de sécurité juridique des agents de terrain qui déclarent travailler « à la mexicaine », car ils ne se sentent pas confortés par la loi.
Mme Lauriane Josende. - Je suis sénatrice des Pyrénées-Orientales, département frontalier touché par les problématiques du narcotrafic et de la criminalité organisée. Tout le monde se félicite de la création des directions interdépartementales. Les services de la police aux frontières (PAF) au sein de mon département ont créé un service spécialisé dans la fraude documentaire. Il s'agit d'un sujet transversal, qui demanderait à être mieux organisé. Avez-vous prévu des moyens supplémentaires pour répondre à cette problématique ? Les agents sont amenés à former leurs collègues partout en France, et ils le font aujourd'hui avec les moyens du bord.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Lors de la mission réalisée en avril 2023 par la commission des lois aux Antilles, nous avons été frappés à la fois par l'investissement des agents de l'Ofast et par leur incroyable dénuement en termes matériels. Nous avons également observé un sous-équipement des aéroports antillais, dans la mesure où aucun ne dispose de scanners, par exemple. Comment comptez-vous faire face à ces difficultés ?
Vous avez évoqué la captation des données à distance ; il sera difficile, sur un tel sujet, de ne pas encourir la censure du Conseil constitutionnel. Par ailleurs, qu'entendez-vous par une intégration de l'infraction de corruption dans le régime de la criminalité organisée ? Pouvez-vous également préciser les contours de l'interdiction de paraître évoquée dans votre propos, dont j'ai compris que le seul critère serait le trouble à l'ordre public ?
Mme Corinne Narassiguin. - Je souhaite évoquer la manière dont la police est aujourd'hui perçue dans les quartiers populaires. Je suis sénatrice de la Seine-Saint-Denis, où le sujet est sensible. Ces relations détériorées entre la police et une partie de la population sont un frein à l'efficacité du travail de la police. La qualité du renseignement en pâtit, et cela rend difficile la prévention auprès des jeunes qui se laissent aspirer dans les trafics. L'articulation avec la police municipale est également problématique.
Je souhaite également revenir sur une déclaration récente de Frédéric Lauze, le président du Syndicat des commissaires de la police nationale, qui déplorait que la police ne fonctionne plus que sur la seule jambe du répressif. Nous avons également besoin de l'autre jambe, c'est-à-dire le volet préventif, qui renvoie à l'idée d'une police de proximité. Dans le contexte actuel de restrictions budgétaires qui empêche l'apport de nouvelles ressources humaines pour accomplir ces tâches différentes et bénéficier d'un dispositif plus complet, n'est-il pas envisageable de redéfinir les missions quotidiennes de la police ?
M. Teva Rohfritsch. - L'antenne de l'Ofast effectue un travail important en Polynésie française. La région est très touchée par la problématique de la métamphétamine, appelée « ice ». Moins répandue en métropole, cette drogue fait des ravages dans la jeunesse polynésienne ; on parle de 10 000 consommateurs, ce qui est considérable à l'échelle de notre territoire. Avec l'Ofast, on a observé une augmentation du nombre de saisies et d'affaires transmises au pouvoir judiciaire. Avez-vous envisagé des moyens supplémentaires concernant la métamphétamine ? Par ailleurs, la cocaïne transite également par nos îles, entre l'Amérique latine et l'Australie.
M. Louis Laugier. - Nous menons actuellement un travail de sensibilisation, car cette ampleur nouvelle du narcotrafic s'impose à tous et nécessite de travailler différemment, avec davantage de coordination encore.
Concernant l'aspect interministériel, les liens avec Bercy sont déjà effectifs, notamment avec les douanes. Sans doute est-il possible d'approfondir encore le sujet avec d'autres services. Sur la question du rattachement, il est important de comprendre que les enquêteurs ne sont pas interchangeables et que le traitement du crime organisé concerne toutes les subdivisions de nos services. De l'échelon de terrain jusqu'au sommet de la filière judiciaire, les échanges sont fluides entre les différents services. Ainsi, un enquêteur s'occupant de blanchiment ou d'assassinat peut communiquer avec un agent s'occupant des stupéfiants.
Le phénomène du narcotrafic, dont l'ampleur ne cesse de croître, touche tous les pays développés. La question des moyens, inévitablement, se posera à nouveau. À moyens constants, avec les recrutements déjà réalisés, il s'agit de travailler sur la coordination afin d'obtenir de meilleurs résultats ; nous en sommes tous convaincus.
Le dispositif « place nette », comme j'ai pu le constater, donne des résultats très positifs sur le terrain, mais produit également une forme d'insatisfaction. Pour schématiser, on arrive à mettre temporairement fin à une situation, qui reprend plus tard... Il convient donc d'accompagner le dispositif dans la durée. Cela ne suppose pas nécessairement une présence quotidienne, mais des retours réguliers au bon moment, ainsi qu'un important travail judiciaire. Le fait d'afficher une force sur le terrain est important, mais cela ne doit pas ensuite créer un effet déceptif.
Pour ces opérations « place nette », l'unité d'investigation nationale (UIN) apporte également son expertise, notamment au niveau judiciaire, en appui du travail des enquêteurs sur le terrain.
Sur le sujet important des informateurs ,je ne peux aujourd'hui que répéter qu'en dépit des avancées de la technologie, la source humaine reste essentielle.
Ayant servi dans deux départements frontaliers, j'ai vu le travail des services de la PAF concernant la fraude documentaire. Ces derniers disposent d'une véritable expertise sur le sujet. Il existe, par ailleurs, des formations au niveau national. L'importance des flux nécessitant une augmentation des capacités, ce travail devra s'amplifier à l'avenir.
Dans certains cas, en effet, les agents de l'Ofast manquent d'équipements. Nous avons toujours besoin d'augmenter nos capacités opérationnelles afin de répondre à la menace, et tous les pays sont aujourd'hui confrontés à la même difficulté.
Poursuivant une démarche de sécurité du quotidien, le contact avec la population est essentiel. Dès ma prise de fonction, j'ai insisté sur la nécessité d'être visible sur le terrain au bon moment. Il faut savoir parler avec les gens, même si, dans certains endroits, ce n'est pas facile. Ce travail a parfois été occulté, du fait de l'action immédiate en réponse à la délinquance. L'aspect préventif implique une relation normalisée, tout en assumant une capacité répressive lorsque cela est nécessaire ; l'équilibre entre ces deux aspects ne peut s'établir qu'avec finesse. Le contexte des dernières années, marqué par des crises successives, n'a pas non plus facilité les choses.
Le sujet de la corruption a donné lieu à une série d'actions. Je pense, en premier lieu, à l'ajout d'une formation aux risques d'atteinte à la probité pour les élèves gardiens de la paix et policiers adjoints dans les écoles de police. Dès le début de la formation, cela permet de faire passer des messages clairs, rappelant les exigences du métier. Nous avons également créé, à l'attention des enquêteurs, une formation en ligne sur les atteintes à la probité et les situations de vulnérabilité, afin d'améliorer la détection précoce de ces faits.
L'élaboration d'un état de la menace concernant la corruption permettra de décliner un plan d'action national portant sur le traitement du phénomène. La mise en place de nouveaux indicateurs statistiques doit permettre d'affiner la connaissance des procédures relevant des atteintes à la probité. À cela s'ajoute la mise en place d'un dispositif de protection des lanceurs d'alerte ou de gestion des signalements en matière de corruption. Enfin, une réflexion est en cours sur un outil permettant de renforcer le contrôle automatisé des consultations de fichiers.
Tout cela doit être rappelé au moment de la formation des cadres de la police nationale, afin notamment de détecter en amont les fragilités. Ce rôle managérial est, à mes yeux, essentiel.
Sur le trafic des drogues de synthèse, j'ai évoqué le nombre important des saisies. Monsieur le sénateur, pensez-vous à une disposition particulière ?
M. Teva Rohfritsch. - Je souhaite savoir si vous envisagez un renforcement des actions de l'Ofast et s'il s'avère nécessaire de mettre l'accent, au niveau local, sur la coordination interministérielle. En Polynésie, nous sommes très loin des moyens dont on peut disposer en métropole. Plus le nombre des saisies augmente, plus les choses à saisir semblent elles aussi en expansion. Nos prisons, actuellement, se remplissent de trafiquants. La criminalité organisée n'existait pas en Polynésie, et nous avons récemment déploré un premier décès en raison d'un règlement de compte.
M. Louis Laugier. - Nous devons intensifier notre travail au niveau international concernant certaines filières ; je pense, notamment, à nos relations avec l'Australie.
J'en viens au sujet des interdictions de paraître. Certaines personnes, pour lesquelles les actions judiciaires ne sont pas efficientes, entraînent des troubles sur la voie publique. Il s'agit d'envisager une possibilité administrative d'interdiction de s'installer à certains endroits. Un point de deal est comme un abcès, avec des personnes qui restent là toute la journée ; celles-ci peuvent recevoir des AFD ou même être poursuivies, sans que ces sanctions ne les éloignent du point de deal. Je suis conscient que cette interdiction est complexe à mettre en place.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Les infractions liées au trafic sont justifiées par le souci du gain financier. Il faut donc agir par le biais de la saisie des biens. Pensez-vous à des outils qui nous permettraient d'aller plus loin dans notre capacité de saisie et de confiscation des avoirs criminels ?
M. Louis Laugier. - Il conviendrait de réaliser des confiscations provisoires sur des comptes, mais cela est difficile à mettre en place. On peut également geler des biens immobiliers. En termes de saisies des avoirs, nous effectuons déjà un travail important, notamment par le biais des groupes interministériels de recherche (GIR). Cela demande un temps considérable à nos enquêteurs pour traiter les dossiers. Les montages s'avèrent, le plus souvent, très complexes, avec une dimension internationale qui a notamment permis une partie des 29 interpellations sur la cinquantaine de personnes initialement ciblées. Il est complexe de capter des avoirs au niveau international. Cette phase de confiscation provisoire pourrait déstabiliser les personnes ciblées. Je mesure mal, en revanche, les conséquences pour les services en termes de procédure.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Monsieur le directeur général, je vous remercie.